© Peuples Noirs Peuples Africains no. 5 (1978), 29-50.



"L'ÉTAT SAUVAGE" MONUMENT DE RACISME

Th. MPOYI-BUATU

1952. En pleine période coloniale. Dans Peau noire, masques blancs[1] (ouvrage important qui amorçait la voie d'une désaliénation évidente mais dont un des torts était de se situer d'un point de vue trop psychologique dans une perspective psychanalytique cependant), Fanon rapporte cette anecdote : « Il y a une trentaine d'années, un Noir du plus beau teint, en plein coït avec une blonde « incendiaire », au moment de l'orgasme, s'écrie : « Vive Schoelcher ». Quand on saura que Schoelcher est celui qui a fait adopter par la IIIe République le décret d'abolition de l'esclavage, on comprendra qu'il faille s'appesantir quelque peu sur les relations possibles entre le Noir et la Blanche ». Cette anecdote, ajoute Fanon, agite un conflit explicite ou latent mais réel.

Mars 1978. Une vingtaine d'années après les « indépendances » africaines. Un film paraît, tiré d'un roman homonyme de Georges Conchon[2], ce dernier ayant été partie prenante dans l'élaboration de ce qu'on n'ose nommer le scénario : L'Etat sauvage, de Francis Girod. Le roman de Conchon avait obtenu en 1964 le Prix Goncourt (institution on [PAGE 30] ne peut plus explicite de la « Francité Supérieure » et de la bourgeoisie bien pensante, fricarde et littéraire). On peut s'interroger sur les raisons précises ayant conduit ces messieurs à tirer de l'obscurité ce beau fleuron de leur bonne conscience (si on peut dire).

On pourrait croire que de la IIIe (anecdote rapportée par Fanon) à la Ve République (la France de la « décolonisation »), les rapports s'inversent et que les Français mettant en veilleuse (une fois n'est pas coutume) le prestige quelque peu terni de leur culture arrogante, impérialiste et cocardière, se rendent soudainement compte qu'il existe des peuples jusque-là rejetés par eux sous le terme abominable de « colonisés » et que la culture de ces derniers est tout aussi prestigieuse ! C'était compter sans l'Histoire et ses rapports de force. En effet, quelque vingt ans après la « décolonisation », il s'agit toujours de rapports de force entre les Blancs et les Noirs. Et le conflit que constatait Fanon est bien explicite entre les deux groupes. Il convient toujours de « s'appesantir... sur les relations entre le Noir et la Blanche » dans la mesure où elles recèlent un conflit plus particulier dans un cadre beaucoup plus général qui est politique et culturel à la fois. Plus précisément, il s'agit de démonter dans ce film (qui suit presque à la lettre le roman), le mécanisme qui fait qu'une certaine gauche en France (celle issue de la SFIO notamment), tout autant que la droite, est incapable, absolument, de penser le problème politique et social de l'Afrique noire dite francophone. Au travers de ce film se glissent insidieusement tous les préjugés racistes (c'est-à-dire tout un monde de fantasmes) que les auteurs agitent trop facilement et trop joyeusement en s'en donnant de bonnes raisons : toucher à l'intouchable (le tabou des tabous), c'est une façon de prouver leur bonne foi.

Tristes nostalgiques de la coloniale, vous me faites vomir !

De toutes les critiques du film que j'aie lues, aucune ne semblait tarir en adjectifs élogieux pour saluer l'événement que constituait ce monument élevé à la bonne conscience occidentalo-bourgeoise de l'intelligentsia de Paris-la-France. L' « élite » bourgeoise de Jeune Afrique trouvait beaucoup de mérites à ce film d'une médiocrité peu banale. Qui s'en étonnerait de la part d'un tel hebdomadaire ? Même Libé joignait sa voix à ce concert morbide de la presse bourgeoise. L'idéologie soixante-huitarde et tiers-mondiste n'a jamais été qu'un slogan pour la plupart de nos bonnes âmes [PAGE 31] gauchistes ! Tout au plus pouvait-on entendre un autre son de cloche à peine audible dans ce concert tonitruant, à peine certains parlaient-ils d'un malaise qu'ils éprouvaient (Le Matin, Le Monde).

Par contre, une revue connue pour un certain engagement vis-à-vis des problèmes du Tiers-Monde (Le Nouvel Observateur) était totalement submergée par son enthousiasme. Il est utile, je crois, de citer le petit « chapeau » qui couvrait l'article consacré au film :

« Un Etat africain pourri que les séquelles de la colonisation font basculer dans une sauvagerie dont les Blancs et les Noirs sont également responsables ».

La pourriture ici est une sorte d'effet magique, tout droit sortie de l'habileté manipulatrice des mains d'un quelconque prestidigitateur. Elle prend la forme d'une évidence, elle n'a donc pas besoin d'être expliquée. C'est quelque chose d'inhérent à une manière d'être. C'est une essence. Qu'on ne s'y tormpe pas : l'indéfinition de l'article déterminant Etat (un) catégorise et caractérise le tout dans sa généralité (l'ensemble de l'Afrique). Naturellement, la pourriture (état inorganique) ne peut engender que quelque chose d'inorganique, de mystérieux, d'incompréhensible : la sauvagerie. Et, pour faire bonne mesure, en bons patriotes que nous sommes (la Patrie se mérite), ne chargeons pas trop les Blancs. Allons ! Ils sont au même titre que les Noirs responsables de la catastrophe. Et le tour est joué ! Pourtant, dans le corps de l'article (par ailleurs intelligent mais peu nuancé), l'auteur ajoute au film ce qui ne s'y trouve pas : la dimension politique et sociale; en finissant par où il aurait dû commencer pour ne pas dévier d'une certaine lecture du film : l'amour, en disant que celui-ci a le premier rôle. Ce serait trop beau ! Il y a dans le film une mise en place des éléments caricaturaux de l'amour : la jalousie, la vengeance, la sexualité. D'ailleurs, dans le roman (dans le film aussi, je crois mais je n'en ai pas un souvenir précis), l'auteur fait dire à un des personnages, une sorte de sous-sous Hemingway des Tropiques : « La sexualité pose ici un problème énorme. A tous. Et à chacun. » (p. 76).

Dès l'instant où on perd de vue le fantasme du mythe sexuel, on est à côté de la plaque.

Il n'est pas étonnant que dans cette revue on passe à côté d'une certaine réalité du Tiers Monde. Il s'y est publié, il y a quelques mois. des articles à ce sujet dans le cadre d'une [PAGE 32] tribune intitulée « Débat Gauche/Tiers Monde ». Poser des questions unilatéralement donne lieu à des réponses faites tout aussi unilatéralement. Cela revient à dire que les questions posées sont celles dont les réponses sont déjà connues. Les querelles de mots ne mènent pas qu'à masquer le goulag qu'on entend dénoncer, mais aussi (et c'est pire) le visage de celui qui y périt. Bien entendu, ils n'ont de leçon à recevoir de personne. La légitimité de se poser des questions sur la nature des expériences dites « socialistes » dans le TiersMonde est fondée.

Mais, peine perdue ! De même que s'interroger sur son identité est la preuve évidente de sa perte, de même s'interroger sur le fait de savoir si le socialisme doit être « humain », « démocratique », « scientifique » est dérisoire et relève ni plus ni moins de la masturbation intellectuelle. Et, comme toute masturbation tapageuse et publicitaire, ce n'est rien d'autre que de l'exhibitionnisme. Le socialisme ne se décrète pas, il s'invente. C'était une parenthèse.

Je reviendrai plus en détail à la manière dont fonctionne (si je puis dire) la sexualité dans le film. Avant cela, je voudrais rapidement me livrer à un bref aperçu de l'« imago » du « Nègre » véhiculé dans les films d'une façon générale.

C'est dans le cinéma américain qu'apparaît cette image au début du siècle. Pour construire un pays, il faut créer une unité psychologique ou, plus précisément, dans le cadre américain, une psychologie ethnique. Or l'ethnie dominante, c'est celle des Blancs. Celle-ci se constitue rapidement en une idéologie de la supériorité sur les autres ethnies. Dès cet instant, prenait naissance l'idéologie de l'homme blanc d'origine anglo-saxonne. C'est encore elle qui détient le pouvoir aux Etats-Unis sous la dénomination de WASP (White anglo-saxon people). La croyance dans cette affirmation arrogante et mystificatrice (parce qu'idéologique) se traduit dans l'impérialisme économique et politique. Les minorités sont rejetées. Elles sont parquées (les Indiens) et marquées (les Noirs : dans le sens où on a une marque).

Le cinéma participe de cette idéologie dans son racisme et sa discrimination. Naissance d'une nation, de D.W. Griffith (1915), glorifie la volonté de puissance des Blancs en élevant le racisme au rang d'institution grâce à l'organisation fasciste du Klan. Le film s'en prenait, en fait, au paternalisme déjà trop méprisant pour les Noirs de La case de l'oncle Tom (1903). A cette époque, triomphe l'évocation du Sud-Profond, [PAGE 33] si cher à Faulkner et à ses aberrantes théories négro-mysticométaphysiques. Le Noir ne sort pas grandi de ces films, on s'en doute.

C'est un être inférieur, un abruti, un délinquant, un criminel. Il est à tel point considéré comme un non-être que non seulement il est figé dans des personnages-types (valet, liftier, etc.) mais de plus il n'a même pas le droit de jouer son propre rôle. Un acteur blanc grimé le remplace.

Avec la première guerre mondiale, la volonté nationale, pour la défense du pays, est de disposer d'un effectif le plus considérable possible. Provisoirement, on cesse de dénigrer les minorités. Parallèlement, on découvre le jazz, un certain folklore noir. Cela relève encore de l'exotisme, mais les Noirs deviennent un public potentiel (du point de vue du profit du capital cinématographique s'entend).

On fait des efforts pour présenter une image plus ou moins édifiante du Noir dans certains films comme The Negro Soldier (1943) de F. Capra ou The Negro Saitor (1944).

Il faut attendre les années 70 pour voir s'amorcer une certaine réhabilitation des Indiens. (cfr. : Little Big man d'A. Penn, 1970).

Arrive l'intégration. On se souvient du combat (qui lui a coûté la vie) de M.L. King. Le Noir représente le rêve libéral : la négation de son identité de Noir. Pour Hollywood, c'est Sidney Poitier qui canalise ce rêve. Ce pari impossible, il le promène de Noway out de Jos. Mankiewicz (1950) à Dans la chaleur de la nuit (1968) en passant par Devine qui vient dîner (1967). L'intégration nie le Noir parce qu'elle est faite dans l'optique de la société qui intègre; il faut être chrétien, être acquis au progrès (c'est-à-dire à l'Ordre capitaliste). Ceci vise un but précis : constituer une classe moyenne noire, la promouvoir et en assurer la réussite sociale. Et la démocratie est sauve ! On ne peut donc pas s'étonner que l'intégration fasse long feu. Certains films le constatent : L'homme qui tua la peur de Martin Ritt (1957). La vision unilatérale (optique blanche) de l'histoire du Sud est remise en question. Slaves de Biberman, un Blanc (1969), est écrit en collaboration avec un scénariste Noir. Mais, avec les Black Muslims de Malcom X, les Black Panthers, la revendication se radicalise. Le courant séparatiste s'affirme. Même si Malcom X remarque à ce sujet : « Nous ne devons pas oublier que nous ne luttons pas plus pour l'intégration que pour la séparation. Nous luttons pour être reconnus en [PAGE 34] tant quêtres humains. Nous luttons pour avoir le droit de vivre en hommes libres dans cette société. ».

Mais, au cinéma, c'est un courant qui ne peut se faire qu'en dehors de Hollywood, institution de l'uniformisation par excellence, c'est-à-dire de la mort de la différence. Et les Noirs en sont à chercher à s'affirmer dans une société qui les exclut, dont aucune institution n'est faite pour les accueillir. Justement, à travers une certaine littérature, celle dont l'engagement consiste à traduire l'expression radicale de la différence comme forme de résistance à l'oppression, le courant séparatiste est allé beaucoup plus loin. La séparation n'étant pas tant politique que culturelle. Elle effectue une rupture avec une culture aliénante pour jeter les bases d'une culture nouvelle dont la base est l'homme total, l'homme nouveau, l'homme réconcilié avec lui-même. C'est ainsi qu'Amiri Baraka (ex-Leroy Jones) détruit l'image du Noir intégré dans le Métro fantôme, pièce dont on a fait une adaptation à l'écran sous le titre Dutchman d'Anthony Harvey (USA, 1968).

Dans cet aperçu sur l'image du Noir (aperçu schématique et incomplet fatalement, mais dont la prétention était de montrer une certaine évoluton et surtout de marquer des étapes), je crois qu'on peut discerner le processus du rejet. De la première à la dernière période, on passe du rejet pur et simple à la mauvaise conscience du Blanc. De sorte que, de quelque manière que l'on prenne le problème, le Noir n'est jamais vu dans son autonomie. C'est toujours à travers l'idée que s'en fait le Blanc qu'il est perçu : une idée négative qui traduit plutôt une absence. Le but réel mais non avoué de celle-ci, c'est la domination. On « élimine » l'autre par besoin de dominer. Et, pour cela, il faut le particulariser (selon sa nature) et le différencier (mentalement et socialement). La différence réelle ou imaginaire étant perçue comme la tare suprême. Le racisme fonctionne de cette manière, et remonter à ses sources c'est remonter aux sources de l'imaginaire du pouvoir et de ceux qui le détiennent. La racisme en est un reflet et une manière de justification.

A peu de choses près, le même mécanisme de fonctionnement du racisme se retrouve dans L'Etat Sauvage. Il est à remarquer que c'est l'un des premiers films français – sinon le premier – à vouloir aborder par le biais du grand spectacle (le cinéma-spectacle est le terrain d'élection d'une certaine idéologie), le problème du racisme (du moins le [PAGE 35] racisme anti-Noir). On verra de quelle manière. Les films ethnographiques( ! ) ne sont pas pris en compte (cf. les films de Jean Rouch qui sont d'une autre épaisseur). Le cinéma français a souvent abordé le racisme anti-Arabe. On s'en doute, de la manière la plus méprisante ! Parce que sa teneur la plus constante est l'exotisme, cette tare occidentale qui regarde d'un œil voyeur tout ce qui échappe à son discours uniformisateur en le figeant en stéréotype. On se rassure ainsi d'ignorer l'autre en le réduisant à une image morte, c'est-à-dire inexistante.

Le fait que le roman dont le film a été tiré ait reçu le Prix Goncourt ne relève pas du hasard. En tant qu'institution bourgeoise et mercantile (elle vise à faire vendre un livre), le Prix Goncourt s'adresse à la bourgeoisie en lui offrant en pâture et sur un plateau bien garni ses propres fantasmes de classe et de race. La bourgeoisie s'y mire comme dans un miroir. Le narcissisme d'une classe se transforme en un sadisme vis-à-vis d'une race. Ça ne date pas d'aujourd'hui. Déjà, en 1921, la vénérable institution couronait Batouala, véritable roman nègre de René Maran (un Noir). Même éditeur que pour L'Etat sauvage. Est-ce un hasard ? Maran (fonctionnaire colonial) prenait moins la défense de ses frères de couleur, que le système colonial (auquel il appartenait) réduisait à des sous-hommes, que celle du principe même de la colonisation. Toute question de valeur littéraire du roman mise à part, par-delà la personne même de l'auteur, il y avait là plus qu'un alibi. Un Noir écrivant sur d'autres Noirs, quoi de plus facile à manipuler[3]. Plus particuliérement, la célébration de la nature, visant à faire de la vision du monde du Noir une sorte de mystique fumeuse à base de tellurisme, ne pouvait rêver de voie plus royale et plus directe à la sacralisation.

On donne (à supposer que ce soit un don) d'une main ce qu'on retire de l'autre. Tout le monde est content et l'honneur est sauf. Non, le mythe de la pureté originelle contient trop le goût nauséeux de l'ethno-massacre européo-centriste Pour oser jouer franc jeu. Le meurtre et le meutrier se font plus subtils. De gants blancs en gants blancs, le mythe du bon sauvage connaît une consécration étoilée. Déjà, Batouala était le fruit de l'observation consécutive à un long séjour [PAGE 36] dans ce qui se nommait à l'époque l'Oubangui-Chari. Aujourd'hui à une soixantaine d'années de distance, et d'après la biographie de l'auteur, L'Etat sauvage figure des faits observés dans un pays dont la mégalomanie et le vide de pensée de son « leader » n'étaient pas encore parvenus à en faire ce monument de stupidité bouffonne et macabre nommé « empire », avec la bénédiction de Paris-la-Métropole. Est-ce un hasard ?

Après ces préliminaires un peu longuets (et dont on voudra bien ne pas nous tenir trop rigueur mais qui étaient, je le crois nécessaires), il convient d'aborder le film à présent.

On pourrait dire, pour simplifier, que le film associe pouvoir, sexualité et politique. Thèmes romanesques et spectaculaires, s'il en est. L'aubaine ! Chacun des thèmes peut être traité séparément et de façon plus ou moins réussie. Les réunir tous les trois ensemble relève certes d'une témérité qui ne manque pas de toucher, mais ne suffit nullement à fonder une association qui tire sa cohérence d'elle-même en dégageant un sens plus ou moins clair. N'est pas Shakespeare qui veut ! Constatons donc la réalité (médiocre) de ce film : un peu de pouvoir, absence de politique, beaucoup de sexualité. Ce constat nous amène à une réalité beaucoup plus voilée : ce cocktail peu réussi appelle les trois thèmes à fonctionner dans le film comme des révélateurs (de l'univers des Blancs), comme des signes (le Noir en tant que révélateur et exclu de cet univers des Blancs). Pour être efficace, un spectacle a besoin de signes. Le signe apparaît dès le début du film. Un Blanc (il est photographe), dans une camionnette conduite par un Noir (on disait un « indigène »), interpelle, d'une voix déformée par un porte-voix, la foule d'autochtones qui s'attroupent autour de lui. Les masses africaines ne seront jamais vues que sous cette forme de foule, d'attroupement, de multitude accablante et menaçante. Notamment dans cette séquence ahurissante où on la voit s'agglutiner comme des mouches à la voiture dans laquelle se trouve l' « héroïne » du film, dans un même sentiment de répulsion à l'égard de ces deux « êtres » monstrueux. Monstrueux en ce qu'ils lui bouffent sa respiration et lui signifient le pouvoir oppresseur de la machine (c'est-à-dire un certain savoir) et celui de l'homme (en l'occurrence la femme) qui s'en sert pour fonder ce pouvoir. La valeur suggestive et émotive d'une telle scène est indéniable. Le public occidental s'identifie à la pauvre Blanche aux prises avec l'instinct [PAGE 37] sauvage de toutes ces faces noires et hostiles prêtes à la violer ou à la bouffer. Ce qui, dans leur esprit, revient au même. Le cannibalisme (eh oui, on l'avait oublié) est dans leurs gènes. Ceci justifie la citation tirée de Proust que l'auteur, en guise d'exergue, place en début de roman : « Ils avaient l'air d'une bande d'anthropophages chez qui une blessure faite à un Blanc a réveillé le goût du sang. » Voilà le cadre planté. La précaution prise au début du film n'était qu'un artifice de style : « Afrique 1960 ». Des choses pareilles ne peuvent guère se passer ailleurs que là-bas. Un ailleurs mythique ? Avant 60, nous, pouvoir blanc, étions là. C'est autrement que les choses se passaient ! Si la référence à l'Afrique quant à un aspect du propos tenu dans le film est un artifice de style, l'usage du terme générique pour évoquer des situations particulières, pose le préalable d'un sens qu'il faut bien essayer de dégager. Le vocable « Afrique » désigne un continent que l'on situe géographiquement. A cette information géographique s'ajoute, comme limitation dans le temps, un élément supplémentaire : 1960. La précision temporelle, en tant qu'elle fait référence à une franchise de tutelle dont étaient victimes jusque-là les Africains, prive ces derniers d'une épaisseur historique parce que la seule dont on les affuble est celle justement où ils étaient sous dépendance. On escamote ce qui s'est réellement passé avant 1960 pour ne rien aborder de concret de ce qui se passe après. Autrement dit, l'abstraction du vocable permet une distance envers la réalité concrète des groupes concernés. Dès lors, aucune analyse n'intervient, le déroulement des processus est passé sous silence. La juxtaposition conduit à l'amalgame et à la justification. Le réel est doté d'un sens avant même sa description. C'est de l'ordre de l'évidence ! Par conséquent, il n'est pas étonnant de ne trouver aucune existence de l'Africain réel. Comme dit Souleymane Cissé (cinéaste malien) : « Aucun film n'a présenté, jusqu'à présent, la culture africaine dans toute sa complexité. » Il parlait des films sur l'Afrique faits par des Africains. A fortiori, ceux qui sont étrangers à l'Afrique ne peuvent la décrire qu'en dévoilant leurs propres fantasmes sur elle, c'est-à-dire un exotisme de pacotille ! La perception de l'autre se fait ici totalisante (masses, foule ... ) pour noyer le tout dans le même brouillard de l'indistinction et de l'imprécision.

Quand le film commence, les jeux sont faits. Inutile de démonter le mécanisme ayant enclenché la période [PAGE 38] post-coloniale. Ce qui, fondamentalement, est ici en cause, c'est moins la dénonciation d'une situation néo-coloniale dont l'accord est plus qu'unanime pour en extirper les racines que le cynisme avec lequel les auteurs en ont fait un alibi pour maintenir le statu-quo, reflet de la persistance d'une idéologie d'oppression et de ses rationalisations : inadéquation au monde moderne (le mythe de la modernité a la vie dure), manque d'instruction (mais laquelle ? ), irresponsabilité des cadres, etc. Le film est bien un miroir non déformant des fantasmes que bien des Blancs nourrissent à l'égard des Noirs. C'est à ce titre qu'il intéresse et il ne faut pas y chercher autre chose. Le contenu sexuel du film n'a pas d'autre signification.

Comment cela apparaît-il dans le film ?

Les trois personnages autour desquels se concentre l'action du film entretiennent des rapports ambigus. Avit, le jeune fonctionnaire de l'Unesco, a mal à ce qu'il croit être l'amour. Il représente un certain regard innocent et idéaliste sur l'Afrique. Sa métamorphose se fera vite. Il perdra et son innocence (par ailleurs assez puérile) et son idéalisme (qui n'était qu'un autre aspect de ses idées reçues sur l'Afrique). C'est à travers ce personnage que toute la colonie blanche de Fort-Jacul (cette curieuse localité africaine) se dévoilera dans toute sa mesquinerie la plus débile. A son propos, l'auteur place en exergue, au dernier chapitre de son roman, cette citation de Blaise Cendrars : « Le commerce des Européens sur cette côte et leur libertinage ont fait une nouvelle race qui est peut-être la plus méchante de toutes ». Il faudrait ajouter : « ... et la plus bête ». Ce serait inutile : on sait que ça va souvent ensemble. Laurence (cherchez la femme), à la blondeur vaporeuse et aux mœurs quelque peu dissolues, nous est présentée comme une « allumeuse ». La chaleur tropicale et le trouble des sens dont c'est la conséquence – nous dit-on, sous ce climat – ne peuvent que nous situer la manière dont les mâles du lieu vont chercher à calmer les vives ardeurs que provoque en eux cette chair laiteuse érigée en symbole sexuel mais n'ayant en fait aucun sex-appeal ! Le moins que l'on puisse dire à son sujet (cela vaut, du reste, pour tous les personnages), c'est que ses motivations sont pour le moins obscures (sans jeu de mots). Il est vrai qu'elle recherche une certaine compréhension, à défaut de tendresse, absente de cet univers mâle et phallocratique où l'argent et l'aventure sont synonymes de virilité( ! ), c'est-à-dire [PAGE 39] de, valeur absolue ! Sa liaison (vite dangereuse) avec Dumbé (le troisième personnage de l'histoire) pouvait apparaître comme une réponse au rejet dont elle est l'objet clans le groupe auquel elle appartient. Mais Dumbé est Noir et ministre de surcroît. Trop pour un seul homme ! Le nœud du problème est là. Un nœud non pas gordien qu'il faudra trancher, mais freudien qu'il faudra interpréter.

On pourrait croire que le ressort du drame est bandé et que ça démarre en fanfare parce que tous les éléments sont réunis : le mari, la femme et l'autre, l'affreux Jojo ! De plus, il est question de pouvoir politique ! J'arrive dans un pays étranger (plutôt « étrange », c'est une ex-colonie) pour une mission « culturelle ». Je rencontre un aventurier, connu de moi, pour avoir fui avec ma femme. Il m'apprend que cette dernière vit dans ce même pays. Plus avec lui. Avec un Noir, un ministre ! le beau scandale ! Le trio devient peu classique. Je suis pris en charge par les miens (gens civilisés, prévenants et de bon conseil) qui vont m'indiquer comment me comporter dans un pays (en est-ce un en réalité ? ) où des gens bizarroïdes passent leur temps à aiguiser leurs canines afin de ne pas rater la prochaine proie blanche !

Procédant par séquences brèves, la mise en scène se déroule en une suite d'images destinées à illustrer le fatras narratif du propos. Tout part du malentendu que rencontre Avit à son arrivée. Lorsqu'il reçoit un ordre d'expulsion du pays où il vient de débarquer, il n'est pas moins ébahi que nous en apprenant plus tard que c'est sa femme qui est au centre de cette affaire curieuse. Beaucoup plus tard, un conseil de ministres d'une iniquité ignomineuse et proprement insupportable, convoqué à la suite de cette affaire, nous informe que l'expulsion a été requise afin d'éviter que n'éclate au grand jour le scandale de la liaison entre la femme blanche (épouse d'Avit) et le jeune ministre (devenu son amant). On reste confondu ! La tentation était trop forte pour y résister : le jeune ministre est doublement haï : en tant que transgressant un tabou (liaison avec la blanche); en tant que trouble-fête d'un statu-quo politique favorisant les magouilleurs de tout poil.

Si bien qu'à la fin du film, la mort de Dumbé en acquiert une double signification politique et sexuelle, sans que l'on sache d'ailleurs laquelle des deux est prédominante. Ce glissement progressif du politique (du pouvoir ? ) vers le sexuel fausse le jeu en faisant de la mort (à peine émouvante) quelque [PAGE 40] chose d'anecdotique par rapport à une scène dont l'impact émotif sur le public est plus évident. Il s'agit de la dernière séquence du film.

Le public occidental s'identifie au couple des jeunes Blancs. La procession ressemble à une sorte d'héroïsme (rien de plus irritant qu'un héroïsme sans objet); on fait croire à un héroïsme parce que ces jeunes gens (si blancs, si beaux) sont exposés à un danger « réel » (celui du cannibalisme ou de toutes sortes de barbarie ou de sauvagerie). On reviendra à cette scène qui confère au film un sens particulier.

L'association du politique et du sexuel aurait pu donner des développements plus heureux et plus riches. Elle intervient ici comme une rupture de sens par rapport à la signification générale du film. La distorsion dans la lecture du film qui en résulte est le fait d'un balancement ambigu entre les intentions et les faits réels. Il n'est pas vrai que les auteurs parlent de deux sortes de racisme : le blanc et le noir. L'univers africain est occulté. C'est une toile de fond servant de révélateur à un discours plus explicite bien que voilé : l'éclat aveuglant de la « vérité » blanche. Comment se révèle-t-elle ?

Les personnages blancs du film se distinguent par leur vêture blanche. A l'exception d'Orlaville, personnage virtuellement marginal (ce qui lui permet de « figurer » d'une façon « souterraine » et sûre l'ordre policier pré- et post-colonial : barbe fleurie et grisonnante, uniforme kaki ... ). Il constitue cet exploit invraisemblable de concrétiser un souvenir littéraire (comme je l'ai déjà mentionné, on pense vaguement à Hemingway) en consacrant héros un personnage dont la duplicité est élevée au rang de vertu ! On atteint le ressort primordial du spectacle : le signe. La blancheur renvoie à une vision du monde d'où sont exclus les ténèbres et tout ce qui en tient lieu. L'univers africain est opaque. La transparence est le nom béni de l'inscription sur cette page vierge des valeurs incontestables d'une civilisation cheminant à pas éclairés par la toute-puissante et impérieuse Raison

Economique. La transparence nie les différences. Elle nie surtout la réciprocité. Elle est l'évidence même ! Elle se caractérise par la façon dont elle se fragmente pour démontrer sa force persuasive. Avit arrive en Afrique, Gravenoire (appréciez la perfidie de la désignation du personnage) est en aventure en Afrique. L'Afrique est un lieu de passage, par conséquent, c'est un lieu non-porteur de valeur. La [PAGE 41] vertu transparente de la fin est accumulative sans doute, mais n'est point divisible en ses étapes. Le capital n'aime guère la fuite. Le costume se charge, dès lors, d'une valeur agressive parce qu'obtenue par violation.

Je notais plus haut qu'Orlaville vit dans une forme de marginalité. Effectivement, car il s'occupe de ce qui permet à la valeur de s'affirmer (l'ordre). Mais celle-ci s'exerce dans un espace de non-valeur : la société africaine. Il lui faut donc « taire » cette société, ce qui ne peut que provoquer son propre silence. Les hommes appartenant à cette société sont des ombres, des marchepieds dont on se sert pour se hisser au sommet de la valeur. Insidieusement se glissent le paradoxe et l'ambiguïté du signe : apparence (quelque chose d'artificiel) et profondeur (porteur de valeur). Il n'y a pas à chercher loin pour découvrir dans cette dualité le caractère hybride du capitalisme et de son corollaire : l'oppression.

Le déplacement hors des frontières de l'Hexagone suggère l'idée romantique et petite-bourgeoise de l'Aventure. Qu'y a-t-il au bout du voyage ? L'exotisme. On voit se profiler à l'horizon le mythe de la sauvagerie auquel le titre du film fait explicitement allusion et dont il va être question plus loin. L'exotisme postule le passage, le cliché. Il ignore la connaissance. L'auteur du roman aurait pu s'en souvenir et en accepter la logique des attitudes chez ses personnages, lui qui lance cette réflexion aux allures de maxime : « Où commence l'humain finit l'exotisme ». Par le biais de l'Aventure, c'est un flash-back sur la période des « Grandes Découvertes ». Cette expression grandiloquente et creuse cache mal le contenu pernicieux de ce qui devait donner naissance au massacre des civilisations le plus criminel d'une histoire qu'on n'ose plus nommer « humaine » et au début planétaire du système capitaliste dont l'exploitation de l'homme par l'homme (dont c'est la conséquence) devait aboutir à la liquidation de toute une race : la Traite des Nègres. Il est plus que regrettable qu'un livre récent (Racines) en ait parlé avec tant de complaisance; ce qui ne peut guère inquiéter le système en question. Au contraire !

De plus, l'Aventure est marquée du sceau de la conquête. L'action nécessite l'existence d'une terre vierge de tout contact « civilisé ». Son investissement est précédé d'une expédition. La motivation qui y préside est de l'ordre de la gratuité (on n'a rien à y faire). Cependant, la gratuité s'érige en vertu nommée courage en raison des risques encourus (lieux [PAGE 42] dévastés par toutes les maladies, bêtes féroces ... ). Le poids des êtres vivant éventuellement dans ces contrées innommables ne pèse pas lourd dans la balance des civilisations. Etres bâtards, la vie qu'ils mènent est larvaire. Leur danger essentiel réside en ce qu'ils vivent d'instinct. Face à des êtres au cerveau développé et bien au point, l'instinct (arriéré et non canalisé) représente la catastrophe (au sens mathématique du terme : quelque chose qui dérange la régularité d'un système). Se pose donc la nécessité de la maîtrise du danger. On verra quelle forme de maîtrise est à l'œuvre dans le film ainsi que la nature du danger.

L'apparence sauve peut-être la face mais ne résout nullement le problème de la consistance intérieure. Qu'est-ce à dire ?

En débarquant en Afrique, le seul titre dont Avit puisse se prévaloir est celui d'appartenir à une organisation-mastodonte, une sorte de multinationale du savoir culturel. Sa mission, d'ailleurs vague, n'aboutit guère. Les ingrédients de la sauce-spectacle peuvent dès lors composer la danse-signification. Le non-aboutissement de la mission fait mieux ressortir le sombre décor de la machination. Les éléments de l'ensemble deviennent homogènes : Avit=Gravenoire=Orlaville=Laurence. C'est le côté Pouvoir Pâle. Les autres (l'indistinction étant capitale) sont des Forces Obscures (c'est-à-dire non constituées en Pouvoir). La confusion de ces éléments renvoie à un signifié : le capitalisme. C'est le non-dit du film. Particulièrement, dans ce qui constitue le mobile de tous les personnages blancs : le profit à tous crins et dans son versant le plus efficace du point de vue de la logique capitaliste : l'exploitation. Corollairernent à cela, dans le camp en face, tissu du discours (la société dont on parle, jamais nommée mais toile de fond), les rôles respectifs de chacun sont confondus dans une même homogénéité pour n'en dégager que la signification dans sa quintessence : ils représentent (ce sont donc des symboles) et ne sont pas (manque d'autonomie existentielle). Dumbé, les ministres, les masses africaines n'existent que comme faire-valoir du Pouvoir Pâle. Le jeu des symboles ne concourt nullement à l'émergence d'une société concrète résultant d'une analyse concrète. Les symboles contiennent une épaisseur moite et creuse, ils ignorent la vie et l'existence dont ils sont censés être le reflet. Comble d'habileté, le symbolisme va jusqu'à l'allégorie : le pouvoir africain en place est le pouvoir des [PAGE 43] Blancs. Affirmation. Démonstration : Gravenoire (aventurier magouilleur de première main) manipule comme des marionnettes le pouvoir en place au nom de Paris-la-France (légère différence avec le roman où la liaison n'est pas aussi nette; le caractère spectaculaire du film n'en est que plus accentué). L'Afrique ? Un Guignol ! Le Pouvoir se mêle à l'Aventure et l'Aventure au Pouvoir. L'un devient l'autre et l'autre l'un. Qu'en reste-t-il ? La lutte des races après la négation de celle des classes. L'extériorité affichée (la transparence) n'est plus que le reflet contradictoire d'une intériorité qui n'ose mettre à nu sa honte viscérale.

L'analyse qui précède fait percevoir le mécanisme de perversion de l'idéologie capitaliste. Elle procède par élimination, rejette dans la marginalité ceux qui ne possèdent rien. Une loi préside à cette opération : la sélection. Depuis Darwin, elle n'en finit pas de renaître de ses cendres. L'existence de cette loi se fonde sur ce qui, marque essentielle, est inscrit au cœur du capitalisme : le principe de l'inégalité. L'exploitation se justifie à partir de ce principe. L'astuce, suivant celui-ci, consiste à « naturaliser » l'oppression. L'exploitation n'en étant qu'une des faces les plus visibles et les plus cyniques. C'est ici que l'entreprise colonialiste trouve sa place. Dans le film, les auteurs s'en font des zélateurs nostalgiques de la pire espèce avec, à la clé, tous les préjugés racistes. Le spectacle se voulant représentation, il s'ensuit une institutionnalisation du racisme. Historiquement, on peut dire que l'institutionnalisation du racisme est consécutive à l'industrialisation apparue en Europe au XIXe siècle. L'industrialisation est à l'origine de la colonisation en tant qu'exploitation systématique des territoires conquis. Ceci revient à accorder au facteur économique une importance primordiale. Il est le révélateur de la prise de conscience du fait racial comme signe de la différence inégalitaire. En effet, la perception de la différence réelle ou supposée prend la marque d'une inégalité devenant vite une infériorité. Le Physique renvoyant au mental. Par un cheminement inverse, on retrouve le schéma contractioire noté plus haut. Mais si le facteur économique contient une part prépondérante dans la saisie du phénomène raciste, vu la forte complexité de celui-ci dans ses manifestations, il serait aberrant de le réduire à ce facteur unique. Le phénomène raciste englobe une vision du monde où la hiérarchisation des races prend une dimension monstrueuse et absurde, mais réelle ou voulue [PAGE 44] telle, donc justifiée. Bien entendnu il faut en combattre toute manifestation d'où qu'elle vienne ou provienne. Le problème étant de savoir à quelle source ce phénomène s'alimente. Si ce texte a une quelconque ambition, c'est bien celle-là.

On aura donc compris que la nature profonde de ce film est raciste. C'est d'autant plus instructif que les auteurs – comme je l'ai dit plus haut – appartiennent à une certaine gauche. Avant de cerner d'autres aspects de ce racisme, disons un mot de l'image de la femme qui ressort du film.

Dans cet univers d'aventuriers et de mâles phallos et misos, son image est peu reluisante. Non seulement pantin, mais aussi sorcière (on n'est pas sorti de l'auberge moyen-âgeuse). C'est en elle que gît le mal. Ressort et mobile de l'action. Les événements qui lui arrivent et les actes qu'elle pose la situent comme personnage central. Ils prolongent son passé en l'actualisant dans le présent en même temps que ce présent indique une dégradation par rapport au passé. Elle appartient au clan de la transparence (elle est Blanche), elle se trouve dans le clan « étranger » (elle « aime » un Noir). L'ambivalence de sa situation nous est donnée comme un trait « naturel » et non point du tout comme un processus au terme duquel son aliénation se désamorce. Mariée, femme de fonctionnaire, elle déserte le foyer conjugal, fuit (sans mobile apparent) avec un aventurier. Son statut est déplacé dans cette série d'événements. Pour se prémunir contre le désordre, une société met en place, afin de ramener à la Norme, un ensemble de sanctions correspondant aux transgressions à l'Ordre. Il s'agit ici d'une double transgression à l'Ordre bourgeois :

– couper les liens de la norme conjugale;

– fuir sans prendre aucun arrangement.

Comme dans la Tragédie Antique, le Destin est aux trousses. La poursuit de façon fondamentale, la transgression de la sacralité du lien du mariage (le mariage en est entaché dans l'Ordre Bourgeois) et qui requerra réparation. D'où la scène finale du film : résorption de la faute par la force mythique et mystifiante de la théâtralisation de la passion collective. Le passé bourgeois qui poursuit la jeune femme recouvre le présent de tout le halo d'une psychologie ethnique. De sa double transgression (désertion du foyer et fuite), il ne résulte nullement l'affirmation de personnalité autonome du groupe ou de la culture qui l'ont forgée mais une condamnation en rapport avec les idéaux de ce groupe et [PAGE 45] de cette culture. C'est-à-dire une dépendance plus accrue. Du chapeau de cette magie sociale sort une femme à l'individualité doublement opprimée : aliénation au groupe et justification de celle-ci. L'échec de la mission du mari consacre l'aliénation de la femme à son passé. L'action est axée sur la dépendance (signe de « minorité » ? ) de la femme à son mari. Quand on saura que cette dépendance n'a même pas l'excuse de l'amour, le tableau sera complet : « Avit n'a pas mal à l'amour, mais à l'orgueil » (p. 111). Il a beau décréter sentencieusement que « nous vivons sur une fausse idée du Noir », c'est l'instinct de groupe qui l'emporte chez lui.

Le comportement vis-à-vis de la femme est saisissant de bêtise dans cette scène se passant dans une chambre d'hôtel où Laurence est jetée comme un vulgaire paquet inutile ou comme de la marchandise sur le lit où est couché celui qui fut son mari. « Livraison à domicile », dit le commentaire. Pour l'homme, la femme est un objet d'échange. Son identité lui est usurpée. Ce vol équivaut au rapport maître/ esclave. Hegel est passé par là. Plus clairement, on voit que derrière toute idéologie, non seulement il y a du savoir pour sa justification, mais également et surtout du pouvoir pour sa permanence. La mystification se dévoile ainsi comme manœuvre capitale de l'idéologie en même temps que celle-ci voile la réalité des faits comme les nuages voilent l'éclat du soleil.

Dans l'esprit petit-bourgeois, le mariage a donc la nature d'un contrat d'appropriation. S'approprier quelqu'un ou quelque chose. La peur est le fruit d'une terreur inconsciente, la perception de l'Autre. L'Autre opère une irruption scandaleuse dans l'univers bien ordonné, bien cohérent de son propre Moi (moi « mâle » ou moi « blanc »),

D'où deux recours : l'appropriation (c'est l'assimilation ou la négation pure et simple de l'Autre) et l'exotisme (la relégation dans les ténèbres extérieures, en fait une autre forme de négation mais pour un groupe extérieur au sien; au fond, refus à l'Autre de l' « éveil » à l'Histoire). A propos de l'Afrique, c'est surtout cette deuxième forme de recours qui s'exerce.

Dans le film, la négation par l'appropriation et la négation par l'exotisme ne font qu'un et elle est amenée par le biais de la femme. En en faisant un personnage sans contenu, elle le charge ainsi d'une dimension mythique. Quoi de plus mythique que la sexualité ? Le mauvais usage de l'axe sexe/mort [PAGE 46] faisait que son articulation pervertissait le sens qui lui était primitivement dévolu. L'essai d'accouchement de sens du rapport sexe/mort ayant avorté, nouvelle tentative, mais, cette fois, il s'agit du rapport sexe/race. J'ai déjà signalé plus haut la réflexion d'un des personnages à propos de la sexualité. Ce thème, c'est l'argument principal du film, son signifié fondamental. L'astuce consiste à jouer d'éléments disparates pour installer plus sûrement le mythe sexuel, cette tare qui empêchera toujours une compréhension active entre les races. De même que la réduction du rôle de la femme penchait dans ce sens, de même le Noir disparaît en raison de la même confrontation.

Non seulement la sexualité dévoile le genre de rapports (notamment la hiérarchie, la distance, l'exclusion) existant au sein d'une société, mais elle est, au niveau microscopique, le miroir des rapports ethniques parce qu'elle reproduit la même hiérarchie, la même distance et la même exclusion. Elle fonctionne de la même manière : les différences « naturelles » sont perçues comme « réelles » au plan mental, social, ethnique. Or, cette façon de voir s'interdit de poser fortement le processus des rapports de force à l'origine d'une telle régularité dans la reproduction de ceux-ci. Encore une fois, c'est à la source même du pouvoir qu'il faut remonter : pouvoir « mâle » « dominateur », « oppresseur ». La domination à partir de la « différence » est un dictat du pouvoir. La différence active, base même de la sexualité, ne peut pas se vivre à partir des injonctions d'un type normatif comme celles émanant du pouvoir. La différence active engendre une compréhension active, base de la réciprocité. Mais dès l'instant où l'on fait de la différence une particualité, on fige l'Autre. Tout ce qui est figé bloque la compréhension et constitue la source d'un conflit futur.

Justement, le conflit dans le film est « sublimé » dans la sexualité !

C'est une fiction commode, un alibi qui permet tous les fantasmes et qui désamorce le heurt de deux cultures différentes, l'antagonisme sous-jacent de classes et de races en mettant en relief de faux problèmes. Le fantasme traduit la corrélation du subjectif et du pulsionnel. Il n'a d'existence que dans une culture. C'est la fugue imaginaire que réalise un individu avec comme matériaux les contraintes de la culture (un certain barbu viennois a beaucoup fantasmé là-dessus). Eliminer le fantasme, c'est nier la culture et donc [PAGE 47] régresser vers l'animalité ou la sauvagerie. Nous sommes en plein dans le film. On voit se multiplier des confrontations destinées à faire frémir de ce qui peut arriver. Il s'agit de provoquer une collusion touchante de la chair blanche et de la peau noire, de l'innocence et de la cruauté, de la « civilisation et de la «sauvagerie ». La scène finale en est la catharsis, bien sûr. Bien d'autres scènes en présentent l'illustration : le conseil : « Hou oui ! Hou oui. C'est notre roi ! ... » on danse autour de Dumbé « un ballet sauvage » aux courbettes mimiques.... La foule hurlante autour de la voiture, etc. Il y a aussi les fréquentes allusions au cannibalisme. Et puis ceci : « quand on vit avec un NOIR, on est toujours petite fille au cirque ». Certaines formes de sadisme : la cravache utilisée par Orlaville. Les Noirs deviennent des « peaux de boudin », traitement guère meilleur que dans le livre où ce sont carrément des Nègres. Mais les mots sont piégés. Longtemps « nègre » a eu une connotation sociologique et signifiait « esclave employé dans les colonies ». Noir, est une désignation raciale car désignant un trait physique. Mais la dignité s'acquiert aussi au travers des termes qui ont permis sa revendication. Aussi se veut-on « Noir ».

L'image rassurante du Noir présentée ici est obtenue par dénaturation. Puisqu'il veut l'Etat, il ne peut être qu'un genre Napoléon. Il est médecin, il est cultivé, sous-entendu « regardons combien peu il est Noir » ! Autrement dit, on le dénature pour indiquer son « évolution ». Vers quoi ? Vers la Lumière, vers la Civilisation, pardi ! Par-là, on entend faire voir la distance prise par lui par rapport au monde de la sauvagerie, des ténèbres de l'instinct atavique auquel se rattache comme une force magique la couleur de sa peau ! Le Noir acquiert un statut par assimilation, c'est-à-dire par négation de ce qu'il est puisque l'on) continue de le marquer dans sa particularité. L'assimilation étant un aspect du maintien de cette particularité.

Ce n'est nullement céder à la complaisance que de relater les scènes où apparaît l'ignominie des intentions des auteurs. Il nous suffit de les monter pour expliciter le réseau sémantique qu'elles tissent, celui nommément désigné dans le titre du film. Ces scènes appellent tout naturellement la dernière scène. Etant donné que le film, avant tout spectacle ici, est constitué de morceaux de bravoure, pour un dernier coup, celui-là n'était pas manqué. Voici comment, dans le roman, on aboutit à cette scène : Avit dit : « Mettons à part [PAGE 48] le fait que ma femme soit avec Dumbé. Disons aberration des sens et n'en parlons plus. Mais qu'elle puisse l'aimer réellement d'un amour de tête, voilà qui est profondément scandaleux, n'est-ce pas ? » Le mot est lâché, il s'agit d'un scandale, mot à connotation religieuse. Qui dit religion annonce implicitement faute. J'ai déjà noté ces implications à propos du mariage. Dès qu'il y a faute, le salut appelle la réparation. Etre trompé par sa femme avec Gravenoire, « attristant, mais normal, acceptable. Gravenoire, c'était... la commune mesure du cocuage » (p. 110). Le scandale en question consiste dans le fait d'avoir attenté à l'essence de l'Ordre Naturel des choses. Quel est-il cet Ordre ? « Ils voulaient la revanche de l'amour blanc. Ils reformaient le couple, le vrai, le normal, l'indissoluble couple naturel... »

L'intention est portée par l'intensité du spectacle, par la représentation. La dramaturgie joue contre la foule sombre pour ne laisser la place qu'au couple blanc devenu modèle d'identification, procédé romantique par excellence (c'est-à-dire un certain mensonge). Le désir collectif (I'Ego blanc) exorcise ses démons. Le fait que la foule soit mélangée n'enlève rien à l'efficacité du propos. En raison de tout ce qu'on a montré des Noirs, il est évident que dans ce qui concourt au rétablissement du « normal », c'est le facteur considéré dans l'association comme une dégradation qui est le plus honni et sur lequel tombe le plus d'opprobe. L'image des Noirs que l'on retient et qui est voulue est celle d'une masse grouillante représentant un danger permanent. Une fois le danger conjuré, l'humanité « normale » retrouve sa sécurité. L'Autre est devenu objet, spectacle. Un peu comme dans le strip tease (conjuration de la peur du corps de la femme en tant qu'objet sexuel), la dénudation de la femme constitue l'acte même qui la désexualise.

Rien que cette scène suffit à balayer toute la société africaine. C'est rien moins que du menu folklore. Paraphrasant Frobénius (et ça n'est d'ailleurs pas un hommage indirect; il n'a à recevoir aucun hommage ... ), on peut dire que cette société-là est sauvage jusqu'à la moelle des os. On mesure à travers ce film le divorce accablant pouvant exister entre la connaissance (acquise grâce à la science et malgré son ethnocentrisme) et la persistance des croyances dites populaires. La société africaine (qui n'est d'ailleurs pas analysée, mais les images parlent) est présentée comme relevant d'une « Nature » étrange, folklorique. Il n'y existe aucun fait de [PAGE 49] culture; nul rapport avec un ordre historique particulier, avec un statut économique (à peine allusif mais on a vu dans quel sens) ou social. Tout semble relever d'un ordre éternel de la fatalité. D'où la formulation implicite de la justification de l'entreprise absolument désastreuse des Blancs. Je le redis, on ne peut pas s'étonner de voir une telle attitude de la part des gens ayant appartenu autrefois à la SFIO. Ils ne sont d'ailleurs pas les seuls parmi ceux qu'on appelle un peu trop rapidement « gens de gauche ». En exotisant l'Afrique, on la donne à voir comme inexistante. L'exotisme dévoile ainsi sa nature profonde : la négation de l'Histoire.

J'ai cherché à travers ce film à mettre en perspective les lignes directrices du fonctionnement de nombre de préjugés racistes à l'égard des Noirs. L'analyse ne se voulait pas une étude fouillée mais justement une mise en perspective. C'est peut-être en raison de cela qu'elle paraîtra quelque peu cavalière. Je ne pousserai pas l'hypocrisie jusqu'à demander qu'on m'en excuse, mais voudrait-on toutefois excuser le parti-pris.

La sexualité a servi d'alibi pour ne pas poser la question de la nature du pouvoir blanc qui, afin de maintenir sa domination, utilise la différence raciale. La lutte menant à ce pouvoir met évidemment en jeu beaucoup d'intérêts (surtout économiques). Ne pas poser le problème, c'est dissimuler à dessein la primauté de l'économique dans ce genre d'entreprise (qui reste colonisatrice dans son essence). Ce qui est surtout en cause, c'est la non-reconnaissance de l'existence totale et autonome du Noir. Le racisme qui surgit de ce film n'est que le gouffre de notre absence comblée (si on peut dire) par des fantasmes sur notre existence réelle. Puisque ici la race est la marque, le signe de la permanence ! On est dissous dans une sorte de Nature irréelle ! Alors que, comme l'a dit quelqu'un, un des acquis majeurs de la pensée scientifique, c'est « l'arrachement de la société à la Nature ». Justement, c'est au nom même de la science qu'on nous particularise. La réponse à cette série de négations ne peut être que l'affirmation de notre liberté. La liberté est rapport. Elle n'est pas donnée et même elle se conquiert notamment en faisant sauter les verrous des préjugés et les barrières raciales. La réciprocité des consciences est à ce prix. Et, pour cela, la liberté doit s'incarner dans un projet bien nettement défini, projet niant les contraintes capitalistes et abstraites (car les rapports que les hommes [PAGE 50] ont entre eux sont des rapports marchands et s'entretiennent par le canal d'un intermédiaire abstrait : l'argent) qui sont « encore plus de profit » et l'exploitation systématique de ceux à qui on refuse le droit de participation aux décisions prises en leur nom. Car, on ne peut pas dire, pour en revenir au film, que céder à la facilité de la théâtralisation des faits soit la preuve d'une volonté de réflexion véritable qui serait plutôt l'analyse serrée des causes de ces faits.

Il ne peut y avoir de position politique des problèmes de la société africaine qu'à partir du moment où les faits de culture, de civilisation de cette société impliquent la radicalité dans la différence, sa spécificité et son autonomie vis-à-vis de la société occidentale. A partir de ce moment uniquement, le processus de réciprocité sera engagé.

Th. MPOYI-BUATU


[1] Ed. du Seuil.

[2] Albin Michel. Toutes les citations ultérieures seront tirées du roman.

[3] A ce sujet, cf. les romans autrement accusateurs sur la période coloniale du premier Mongo Beti.