© Peuples Noirs Peuples Africains no. 5 (1978), 10-28.



BUREAUCRATIE ET CORRUPTION AU MALI

Iero HAMADY

Parmi les phénomènes qui caractérisent la vie politique au Mali, la corruption dans les milieux fonctionnaires occupe une place de premier plan. Dénoncée depuis 1963 par l'exprésident Modibo Keita (qui s'attaquait aux responsables « qui se laissent aller aux plaisirs de la chair et du ventre »), elle a continué néanmoins de se développer et a atteint une ampleur telle qu'en fin 1967 une campagne « anti-corruption », appelée vulgairement « Opération Taxis » fut lancée contre les hauts responsables du parti ouvertement incriminés. Dix ans plus tard, le mal sévit toujours : fin 1977, l'actuel président, Moussa Traoré, lance une nouvelle campagne « anti-corruption » au cours de laquelle, une Haute Cour de Sûreté de l'Etat condamne à de lourdes peines des dizaines de fonctionnaires accusés de détournement des deniers publics. Mais le sommet est atteint en février et mars 1978 avec l'arrestation entre autres pour corruption de certains membres du Comité Militaire de Libération Nationale (CMLN), dont le tristement célèbre Tiécoro BAGAYOGO. Parallèlement, des opérations dites « coup de poing » sont menées par le Chef de l'Etat dans divers services financiers de la capitale; à ce propos Radio-Mali lance sa première fameuse phrase : « les Maliens sont riches, mais le Mali est pauvre. » [PAGE 11]

Une telle continuité, qui ne manque pas d'étonner, montre que la corruption n'est pas le lot de quelques individus amoraux, comme voudraient le faire croire les promoteurs des diverses campagnes « anti-corruption ». C'est bien au contraire un phénomène vaste et profondément ancré dans toute la couche des fonctionnaires, exclusion faite des employés subalternes et des ouvriers. Cette couche bureaucratique, à laquelle on octroya l'ndépendance avant qu'elle ne s'y soit préparée, ne pouvait que jouer le rôle auquel le colon l'a destinée. C'est dans son ensemble qu'elle est corrompue. Toute campagne anti-corruption qui ne s'inspire pas de cette approche d'ensemble est condamnée à n'être qu'une mascarade.

C'est une telle approche que nous allons tenter d'esquisser dans cet article, qui s'articulera autour de quatre points. Dans le premier chapitre, nous ferons un bref aperçu de la politique économique et sociale de la bureaucratie malienne; dans le second, nous distinguerons les diverses formes de la corruption; le troisième chapitre sera consacré à l'analyse des causes de la corruption; ensuite, nous proposerons des solutions en guise de conclusion.

Mais auparavant précisons le sens à donner à certaines expressions. Nous entendons par bureaucratie ou couche bureaucratique, toute la couche des fonctionnaires, exclusion faite des employés subalternes et des ouvriers. La bourgeoisie bureaucratique, ou bourgeoisie de la fonction publique, ou bourgeoisie politico-administrative inclut les cadres supérieurs civils ou militaires de l'Etat, des sociétés et entreprises d'Etat ou mixtes; il s'agit donc des fonctionnaires dont les revenus leur permettent un certain embourgeoisement.

I. – LE REGNE DE LA BUREAUCRATIE MALIENNE

1o La politique économique

En 1960 la fraction civile de la bureaucratie malienne accède au pouvoir; en 1968 c'est la fraction militaire qui prend le pouvoir. En 1978, on ne peut qu'être étonné par la faiblesse des résultats obtenus durant ces dix-huit années de règne de la bureaucratie. Aucun des grands problèmes économiques du pays n'a été résolu : l'économie reste une économie de traite enchaînée dans le carcan néo-colonial des [PAGE 12] Accords franco-maliens de 1967 et des Accords ACP-CEF; la politique monétaire est décidée par la France, dont pourtant un ex-ministre des Finances lança à ce propos aux Américains : « la souveraineté nationale implique pour un pays le droit de battre sa monnaie » l'agriculture et l'élevage en sont, du point de vue des techniques, à un stade presque moyen-âgeux et restent à la merci des calamités naturelles; le déboisement et, par conséquent, la désertification du pays s'accélèrent; etc. Ces résultats médiocres font que le Mali est aujourd'hui aussi dépendant qu'avant 1960.

Or en 1960, le régime de l'Union Soudanaise-RDA décidait de choisir la voie socialiste pour mener le pays à l'indépendance économique. Soutenu par l'euphorie populaire, il voulut s'en donner les moyens en créant des Sociétés d'Etat et, en 1962, le Franc Malien, et en lançant un audacieux plan quinquennal. Pour réussir dans cette voie, le régime avait besoin du soutien populaire comme un fœtus du placenta. La bureaucratie allait elle-même saper ce soutien pour deux raisons essentielles :

– en reconduisant sans changement l'appareil étatique colonial, qui représentait aux yeux des masses le symbole de l'exploitation;

– en ne respectant pas les règles d'austérité et de discipline économique qu'exigeaient la politique monétaire et le plan : importation massive de produits de luxe, gros investissements dans l'immobilier (villas dans le quartier Corofina à Bamako); bref, l'embourgeoisement de la bureaucratie était évidente; et cela constituait un facteur de démobilisation.

La bureaucratie s'attirait ainsi le discrédit du peuple, qui, de surcroît, n'avait pas été préparé aux difficultés consécutives à l'indépendance. Ce discrédit jouait incontestablement au profit des commerçants. Se sentant menacés par la politique socialisante, ils s'adonnaient au sabotage économique organisé : n'ont-ils pas manifesté en 1962 dans les rues de Bamako, contre le Franc Malien ? Pendant ce temps, les théoriciens du parti s'entêtaient à nier l'existence des classes sociales au Mali. Déçu par la bureaucratie, le peuple retournait sa confiance aux commerçants qui, dès lors, n'eurent aucun mal à saper le monopole du commerce attribué à la Société Malienne d'Import-Export (SOMTEX), et à l'Office des Produits Agricoles du Mali (OPAM), tous deux sociétés d'Etat. Le marché noir envahissait les villes et la campagne; [PAGE 13] la spéculation monétaire, le trafic des céréales, du bétail et des produits manufacturés florissaient aux frontières, malgré la douane et les « Brigades de Vigilance ». Aussi peut-on dire que la bureaucratie a elle-même aidé les adversaires de sa politique, en se discréditant auprès du peuple, et en entretenant le marché noir des villes.

Dès lors, l'échec de l'expérience socialiste paraissait inéluctable, car ses assises économiques étaient sapées. Dès 1965, les forces réactionnaires, représentées au gouvernement par MM. Jean-Marie Kone et Louis Nègre, renforçaient leur audience et leur influence. En 1967, elles parvinrent à imposer les Accords Franco-maliens, qui prévoyaient le retour du Mali dans le giron de l'impérialisme français, comme une brebis égarée rejoignant l'enclos. Mais, Modibo Keita était trop compromis avec le « peuple », la « masse », comme devaient le confirmer les manifestations populaires de juillet 1967 dirigées contre les dirigeants réactionnaires corrompus. Elles entraînèrent ce qu'on a appelé à tort la « radicalisation » du régime. Modibo Keita dissout l'Assemblée nationale, et la remplace par un soi-disant Comité de Défense de la Révolution (C.N.D.R.). Mais la majorité des députés déchus retrouvèrent leurs sièges au C.N.D.R. Ce fut un puissant facteur de démobilisation et de frustration des masses, par ailleurs exacerbées par les agissements de la Milice « Populaire », composée en majorité de chômeurs et de voyous. Toutes les conditions pour un coup d'Etat étaient réunies : il advint le 19 novembre 1968 sans une ombre de protestation. La nouvelle politique eut ainsi de nouveaux hommes pour la mener.

Les Accords franco-maliens mettent le Mali en demeure d'équilibrer sa balance commerciale. Pour cela, la primauté a été donnée aux activités d'import-export. Un effort soutenu fut fait avec l'aide de l'impérialisme (à travers la CFDT et des opérations de développement agricole notamment) pour développer les cultures d'exportation : la production d'arachide et de coton a augmenté même pendant les années de famine. La folie d'exporter a touché même les cultures vivrières en 1977, avec comme conséquence la pénurie de riz et de mil dès fin 1977. Le riz a ainsi atteint le prix record de 325 FM le kilo dans les magasins d'Etat et les coopératives (le SMIG est de 12500 FM). L'équilibre de la balance commerciale n'est pourtant pas atteint, car en même temps les importations se sont accrues, comme l'atteste la [PAGE 14] floraison des Sociétés d'Import-Export « Un Tel et Frères » consécutive à la libéralisation du commerce extérieur. Ces importations massives concernent presque exclusivement des produits de consommation et des matériaux de construction : voitures, tissus, transistors, cigarettes, tôles ondulées, produits alimentaires, produits de toilette, etc. Ces activités sont tellement lucratives que même les sociétés d'Etat créées dans le but de revaloriser les productions nationales s'y lancent : la Société Nationale des Tabacs du Mali (SONATAM) importe actuellement des cigarettes étrangères qui lui sapent pourtant son marché, la Société d'Exploitation des Produits Arachidiers du Mali (SEPAMA) exporte directement des tourteaux en RFA, alors que la production d'huile et de savon de la Société d'Exploitation des Produits Oléagineux du Mali (SEPOM) est insuffisante pour le marché national, l'OPAM a exporté des céréales en 1977 et la famine sévit dans le pays en 1978. Ces sociétés d'Etat courent ainsi derrière la rentabilité financière à court terme, s'inspirant de l'exemple de la Société Malienne d'Import-Export (SOMIEX), qui a réalisé en 1977 un bénéfice net de deux milliards de FM. En définitive, ces sociétés d'Etat ne visent plus l'intérêt national, mais se comportent comme des Sociétés privées de la bourgeoisie bureaucratique, à laquelle elles doivent fournir les ressources nécessaires pour maintenir son train de vie et sa politique de démission nationale.

Cette recrudescence des activités d'import-export est désastreuse pour le pays à plusieurs points de vue :

– elle accentue la dépendance du pays vis-à-vis de l'extérieur;

– elle transforme l'épargne des Maliens en super-bénéfices exportés, donc détournés de l'investissement productif;

– elle étouffe l'artisanat et l'industrie de transformation du pays;

– elle n'est pas rentable, car la détérioration des termes de l'échange sur le plan international (que ni les CNUCED, ni les conférences Nord-Sud ne peuvent arrêter) réduit inexorablement les revenus extérieurs du pays, malgré l'augmentation du volume des exportations.

Malgré tous ces désavantages certains, il est impossible au régime actuel de changer de ligne politique, car d'une part cela n'irait pas dans le sens de ses intérêts, d'autre part il a les pieds et les mains liées par les accords franco-maliens et les accords ACP-CEE, qui imposent la « libre [PAGE 15] circulation des capitaux et des marchandises » entre l'Europe des Neuf et le Mali.

Cette politique désastreuse jouit du soutien délibéré des banques : la Banque Centrale du Mali, la Banque de Développement du Mali (BDM), la Banque Malienne de Crédit et de Dépot (BMCD), la Banque Internationale pour l'Afrique de lOuest. Les deux premières sont nationales, la BMCD est mixte, la BIAO est étrangère.

La BCM est une survivance de la politique d'indépendance monétaire. Elle est actuellement sous contrôle français (son PDG est un Français) et joue au Mali le même rôle néocolonialiste que la BCEAO pour les pays de l'Union Monétaire Ouest-Africaine (UMOA). C'est le principal instrument de la politique de « redressement économique », qui vise l'équilibre de la balance commerciale : elle émet des billets pour la commercialisation des produits d'exportation (c'est-à-dire la traite, puisqu'il faut l'appeler par son nom), et les détruit sitôt la campagne passée. Elle ne finance pas l'industrie nationale, qu'étouffe la concurrence extérieure.

Le ton est ainsi donné aux autres banques. L'écrasante majorité de leurs interventions se font sous forme de crédits à court ou moyen terme aux commerçants et aux fonctonnaires pour le négoce, la construction de villas ou l'achat de voitures (ici les pots-de-vin et le trafic d'influence jouent un rôle essentiel). Beaucoup de sociétés « Un Tel et Frères » sont ainsi financées : lorsqu'elles font faillite – ce qui est fréquent – il ne reste aux commerçants que l'exil pour de longues années, le temps de préparer un retour remarquable... par les griots.

Les banques, loin de contribuer au développement économique du pays, ne sont donc qu'un instrument de domination impérialiste par sociétés commerciales étrangères et maliennes interposées, et d'embourgeoisement de la bureaucratie malienne.

Hélas ! la bourgeoisie bureaucratique ne se contente pas de prêts bancaires : sa principale source de revenus est, en effet, le budget national. Près des trois quarts du budget sont consacrés aux seules dépenses de fonctionnement, la part de l'agriculture et de l'industrie est dérisoire dans un pays dit en voie de développement. En 1976, le budget se chiffrait à 49 milliards de FM, dont : 72 % pour le fonctionnement, 25 % pour la défense, 1/50 pour l'agriculture. En 1977, le budget se montait à 56 milliards, dont 6 de subventions [PAGE 16] extérieures. Et pourtant, au Mali, les salaires sont très bas : le SMIG est de 12.500 FM, le salaire moyen de 30.000 FM, un ingénieur gagne 70.000 FM par mois; les petits salariés sont de loin le plus fort contingent de la fonction publique. Où vont donc les 72 % du budget destinés au fonctionnement ? La réalité est que les privilèges monstrueux de la bourgeoisie bureaucratique en engloutissent une part très importante. Les officiers supérieurs, les ministres et les membres de leurs cabinets, les directeurs nationaux et généraux, bénéficient de logements et de plusieurs voitures de service (Mercedes, « 604 » et DS pour les membres du CMLN et du gouvernement, « 504 », R 16 et R 12 pour les directeurs). Selon les services, les cadres supérieurs (comptables, ingénieurs, etc.) jouissent en nombre plus ou moins grand de ces avantages : d'où les démarches occultes des jeunes diplômés pour s'engager dans les services les plus favorisés, comme les banques, les opérations de développement agricoles, Energie du Mali, etc. Pour tous ceux qui ont une certaine part de responsabilité, les primes sont très copieuses : elles peuvent atteindre et même dépasser le salaire nominal (cas des directeurs d'opérations de développement agricole). Les indemnités de déplacement ou frais de mission sont fort appréciables, surtout pour les missions à l'étranger, d'où la grande mobilité de beaucoup de responsables : il arrive qu'un directeur de service se déplace pour l'achat de tôles à Dakar ou Abidjan. Précisons que l'ameublement des villas, l'entretien des voitures et le carburant sont à la charge de l'Etat. Pour l'essence, par exemple, les bons d'essence sont redistribués par les directeurs de service et leurs comptables aux parents et amis, ou même aux chauffeurs de leurs taxis. Des missions factices sont souvent imaginées pour aller passer le week-end ou déposer des parents à des centaines de kilomètres, aux frais de l'Etat.

On ne saurait passer sous silence le gouffre « budgétivore » que constituent l'armée et la police, dont les effectifs - déjà pléthoriques – ne cessent cependant d'augmenter grâce à l'Ecole Militaire Inter-Armes et à l'Ecole Nationale de Police. L'impossibilité pour un pays aussi pauvre que le Mali d'entretenir une armée moderne devrait être évidente pour tout le monde. Dès lors, pourquoi engloutir 25 % du budget dans la défense et non dans la lutte contre la sécheresse et la désertification laissée au Comité Inter-Etats de Lutte contre la Sécheresse, lui-même dépendant de [PAGE 17] financements non-africains ? La vérité est que l'armée et la police intégrées en un seul corps ont pour but premier la défense du régime et non celle du pays.

Ainsi gaspillé, le budget s'avère insuffisant, et le pouvoir a recours à l'augmentation des taxes, au réajustement de l'impôt de capitation, et aux « opérations coup de poing ». Or le problème de budget se situe moins au niveau des recettes qu'à celui de la répartition. Actuellement cette répartition est absolument incompatible avec les impératifs du développement économique.

La mauvaise allocation des ressources budgétaires et la politique néo-colonialiste des banques rendent indispensable le recours à l'aide extérieure sous forme de subventions budgétaires, de dons et de prêts. Les investissements productifs sont entièrement (ou presque) laissés aux « sources de financement extérieures», véritables dieux nouveaux, soudainement émus par notre misère et l'ampleur de nos problèmes, qui décident pour nous des projets à financer. En ce qui concerne l'aide bilatérale et multilatérale occidentale, elle a pour but de confiner le Mali dans l'agriculture d'exportation : c'est ainsi que les opérations de développement agricole absorbent la majorité des aides. Evidemment, les cultures vivrières reçoivent quelques financements, mais c'est bien pour la bonne conscience et la réduction des dons massifs en cas de famine. Le fameux «transfert de technologie » obéit, lui aussi, à cette même logique; il consiste à financer l'acquisition de matériels déjà élaborés, dont le montage final pourra parfois se faire sur place au Mali, mais pas à favoriser une industrialisation réelle. Le cas de l'énergie solaire est, à cet égard, très éloquent : alors que près de 800 millions de FM sont consentis par diverses sources françaises (FAC notamment) pour l'achat de pompes solaires françaises (projet Diré, Dïoila, Katibougou, etc.), le Laboratoire de l'Energie Solaire du Mali, créé depuis environ dix ans, est moins équipé qu'un vulgaire atelier de chaudronnerie et ne peut même pas procéder à des mesures du ... rayonnement solaire. Cette aide néo-colonialiste n'est pas destinée à nous aider à nous passer de l'aide, mais, bien au contraire, elle accentue notre dépendance vis-à-vis de l'extérieur. Elle est cependant nécessaire à la bourgeoisie bureaucratique qui, grâce à elle, peut se permettre le luxe de consacrer la majeure partie des ressources budgétaires et bancaires du pays à son propre enrichissement. [PAGE 18]

L'aide socialiste n'est pas exempte de critiques, dans la mesure où une grande partie des apports soviétiques et chinois est détournée de l'investissement productif au profit de l'armée qui, nous l'avons vu, est moins destinée à la défense du pays qu'à la répression.

Nous avons dit que l'investissement productif est laissé à l'aide extérieure. Force est de constater que, dans la réalité, une grande partie de l'aide est détournée de ses objectifs premiers. D'abord les bailleurs de fonds imposent le plus souvent des experts, dont les traitements diminuent sensiblement les sommes officiellement allouées. Ensuite une part non négligeable est destinée à l'acquisition de voitures pour les cadres maliens et aussi à la construction de logements « de service ». Le cas des Opérations de développement agricole est à cet égard évident et éloquent; citons la ruée sur les Volskwagen « Golf » à l'Opération Puits, et la cité en construction à l'est de Bamako pour les cadres de l'Opération Arachide et Cultures Vivrières (OACV), etc. Ainsi c'est une part relativement faible des aides nominales qui est réellement investie sur le terrain. Notons enfin le cas désormais anecdotique du « Château de la Sécheresse », luxueuse villa construite par l'ex-membre du CMLN, Kissima Doucara, grâce aux aides destinées aux victimes de la sécheresse. C'est un comble, dira-t-on, mais Kissima n'a été arrêté « pour corruption » que quelques années après l'édification de son fameux « château ». Ce retard ne dénote-t-il pas l'existence de beaucoup d'autres « châteaux » et de « carrosses »... du sous-développement persistant ? « Corofina » et « Million-Bougou » (village des millionnaires), coquets quartiers bamakois des dignitaires du régime Modibo et de ceux du régime militaire, donnent une réponse très éloquente à cette question.

2o La politique sociale.

L'échiquier social sert de révélateur de la politique antipopulaire de la bureaucratie : alors que les mécanismes de l'exploitation économique échappent le plus souvent à la compréhension des masses, la différenciation sociale galopante n'est que trop évidente. Le clivage se situe moins entre les villes et les campagnes qu'entre les bourgeoisies de la fonction publique et du négoce d'une part, et la masse des [PAGE 19] paysans, des ouvriers, des artisans, des employés subaltermes et des chômeurs d'autre part.

La condition des paysans est cependant la plus insupportable (il y a une nuance à faire pour les zones arachidières et cotonnières, où les revenus sont nettement plus élevés). D'une manière générale, la campagne est la grande délaissée de l'indépendance. Presque rien n'y a changé dans les conditions de vie et de travail des éleveurs et des agriculteurs : les mêmes cases, les mêmes houes, les mêmes gourdes et les mêmes cordes pour tirer l'eau de puits de plus en plus profonds, les mêmes maladies et les mêmes morts souvent trop faciles (une piqûre de serpent, ou un accouchement difficile, etc.). Ici, où l'on travaille d'abord pour payer le « droit à la vie », c'est-à-dire l'impôt de capitation, vous chercherez en vain un dispensaire. Cette misère quotidienne, qui ne laisse aucun espoir, voilà la cause de l'exode rural, qui vide la campagne de ses bras valides, réduit la production agricole et surpeuple les villes, et surtout la capitale.

A Bamako, les contradictions sociales éclatent au grand jour, et ce, dans tous les domaines :

a) Dans l'habitat :

La croissance explosive de la population urbaine due à l'exode rural et à la concentration des fonctionnaires à Bamako, entraîne le surpeuplement des vieux quartiers populaires, et l'implantation sauvage de bidonvilles (Bangoni, Daouda-Bougou, etc.) : ici les fossés sont bouchés ou inexistants, les eaux usées stagnent, les mouches et les moustiques prolifèrent, les maisons en banco sont surpeuplées, mal aérées, et non entretenues; parfois apparaît une jolie villa appartenant à un commerçant ou à un fonctionnaire établi là depuis longtemps. Mais, d'une manière générale, la bourgeoisie préfère les nouveaux quartiers « lotis » : Corofina, Million-Bougou, Djéli-Bougou, etc. Ici les spacieuses villas, abritées derrière des jardins luxuriants, bourdonnent comme des ruches : c'est qu'il faut un grand renfort de climatiseurs pour rendre habitables ces constructions de style européen, particulièrement mal adaptées au climat malien. La plupart sont louées à des services nationaux pour loger leurs directeurs, ou aux ambassades pour leur personnel. Cela rapporte entre 200.000 et 400.000 FM par mois.

b) Dans les transports :

Le transport en commun est entièrement laissé à [PAGE 20] l'initiative privée, d'où la prolifération de taxis (payés à la place et non à la course) et des camionnettes « Peugeot 404 », qui font office de bus. Exaspérés par ce transport en commun insuffisant et incommode, les gens du peuple refluent vers les mobylettes, que viennent leur disputer les voleurs et les policiers lors de rafles excessivement fréquentes. Quant à la bourgeoisie, elle se complaît dans les voitures individuelles, personnelles pour les commerçants, « de service » pour les bureaucrates, dont le nombre augmente à vue d'œil (sur les plaques d'immatriculation). La voiture personnelle ou « de service » est devenue un signe distinctif de bourgeoisie, que beaucoup s'empressent d'acquérir, qui n'ont pas de quoi en assurer l'entretien, et circulent aux frais de l'Etat grâce aux bons d'essence quémandés. Ainsi les rues de Bamako sont devenues trop étroites pour l'amalgame dangereux de vélos, de mobylettes, de voitures et de camions, dont la majorité sont dignes de la casse. De surcroît, les rues sont mal entretenues, pleines de trous, souvent envahies par les ordures. Les accidents sont innombrables : ce sont les piétons et ceux qui vont à vélos ou en mobylettes qui en font les frais.

c) Dans le ravitaillement :

Sécheresse et cultures d'exportation s'associent pour affamer ce Mali, qui pourrait être le grenier de l'Afrique de l'Ouest. Autrefois, le village ravitaillait la ville, aujourd'hui c'est le contraire qui se passe. Mais des déficiences de l'infrastructure et les trafics illicites font que le ravitaillement des villages laisse beaucoup à désirer. Les villageois se voient obligés d'envoyer des délégués en ville acheter des produits qu'ils ne trouveront généralement que sur le marché noir, à des prix exorbitants. Quant aux masses urbaines, elles doivent faire la queue des jours durant devant les coopératives de consommation pour quelques kilogrammes de riz et de mil soumis au rationnement (il faut présenter le carnet de famille). Pendant ce temps, les céréales qui transitent cependant par une société d'Etat, l'OPAM se retrouvent étrangement sur le marché noir : c'est là une preuve évidente de la collusion entre bureaucrates et commerçants au détriment du peuple. Quant aux classes bourgeoises, elles sont ravitaillées sans rationnement par les circuits normaux, mais aussi par des circuits spéciaux : par exemple à travers l'Intendance Militaire. Notons enfin que [PAGE 21] les pénuries concernent rarement les produits de luxe étalés sur les rayons des super-marchés (Malimag, Jigisèmè, etc.) et destinés à la consommation des étrangers et des bourgeois.

d) La santé publique :

Dans ce domaine, la politique de la bureaucratie défie toute décence et peut se caractériser par les traits suivants :

– l'insuffisance de la couverture médicale du pays et son extrême concentration à Bamako et les capitales régionales : l'écrasante majorité des villages maliens n'ont pas de dispensaire;

– sous-équipement, dotation insuffisante en médicaments des dispensaires publics, des hôpitaux et des maternités : les patients sont tenus d'apporter eux-mêmes tout le nécessaire pour les soins (même l'alcool iodé et l'eau chaude pour le bain des bébés);

– absence de Sécurité sociale pour les masses : la gratuité des soins dans les dispensaires publics n'est qu'illusoire pour les raisons ci-dessus citées; or les médicaments, ne bénéficiant d'aucune subvention de l'Etat, reviennent cher : nombreux sont ceux qui, ne pouvant payer les ordonnances, les gardent sur eux avec la maladie, ou les laissent en héritage à la progéniture malheureuse; par contre, pour beaucoup de fonctionnaires, les frais médicaux sont partiellement ou totalement pris en charge par les services;

– honoraires élevés chez les praticiens autres que ceux des dispensaires publics : 1.000 FM par consultation, 23.000 FM par accouchement au Cabinet Médical; ceci constitue une barrière infranchissable pour la majorité des budgets familiaux maliens;

– manque de conscience professionnelle du personnel médical, qui se traduit par la subtilisation et la revente aux patients des rares médicaments alloués par l'Etat, par le manque d'attention envers les malades non recommandés par des personnages influents ou des amis : c'est ainsi qu'à l'hôpital Gabriel-Touré, de Bamako, des malades et des blessés graves restent souvent des journées entières dans la salle d'urgence sans recevoir aucun soin; certains en meurent, et l'hôpital n'en est pas du tout inquiété;

– négligence totale de l'hygiène publique : aucune lutte efficace n'est menée contre les vecteurs de maladies tels que les mouches et les moustiques, avec comme conséqunce la [PAGE 22] persistance du paludisme, par exemple; l'insalubrité des villes est effarante : la voirie n'arrive à assurer ni l'évacuation des ordures ménagères déposées aux coins des rues, ni la vidange des fosses septiques, dont certaines personnes en désespoir de cause déversent le contenu nauséabond dans les rues sous le couvert de la nuit.

De cet aperçu rapide, on peut tirer deux conclusions d'une part l'Etat se dérobe à beaucoup de ses charges publiques dans le domaine de la santé, d'autre part, le caractère de classe de la médecine est en train de se renforcer au Mali.

e) L'éducation nationale :

Dix-huit ans après l'accession à l'indépendance, 80 % de la population malienne sont analphabètes et le taux de scolarisation des enfants oscille autour de 20 % depuis plus de dix ans. La Réforme de 1962 n'a pas changé l'esprit qui veut que l'école ne forme les jeunes que pour la fonction publique. Or les capacités d'absorption de cette dernière s'amenuisent d'année en année, ce qui permet à des experts étrangers de mauvaise foi de dénoncer l'excès d'élèves au Mali, alors que, le taux de scolarisation restant fixe, le nombre d'analphabètes ne fait que croître en chiffres absolus.

Or l'alphabétisation des adultes, timidement entreprise en français avec l'aide de l'UNESCO, ne connut pas le succès. Actuellement, elle se fait en bamanan, mais seulement dans le cadre des zones de cultures d'exportation. Elle n'a d'ailleurs que des résultats toujours médiocres : moins de 2.000 alphabétisés depuis le début de la campagne.

Le système d'enseignement, quant à lui, se caractérise par son inadaptation à la réalité malienne et aux impératifs de son développement, et par la sélection sévère qui opère à tous les niveaux. La langue d'enseignement reste le français, mal enseigné, mal su, cause de retard et d'inarticulation avec la réalité socio-culturelle environnante. La sévérité de la sélection est illustrée par le faible taux de réussite aux différents examens (entrée en septième, diplôme d'études fondamentales, baccalauréat) : ce taux avoisine seulement 33 %. Les échecs sont donc massifs, et les élèves exclus ne peuvent aucunement s'intégrer dans le système productif, car ils n'y ont pas été préparés. Ils n'ont d'autre recours que les écoles professionnelles privées, qui les préparent en majorité aux carrières administratives et commerciales (secrétariat, comptabilité, etc). [PAGE 23]

Pour atteindre ces résultats dérisoires, l'Education nationale absorbe 30 % du budget, bien que la construction des classes, leur ameublement et les fournitures des élèves soient à la charge des parents d'élèves, qui payent pour cela des frais d'inscription (5.000 FM par élève) et des cotisations mensuelles de tarif variable. L'absurdité de la situation vient du fait que, si l'on persiste dans la voie actuelle, le budget national entier ne suffirait pas à scolariser tous les enfants maliens.

Plus qu'une réforme, le système d'éducation au Mali a besoin d'une véritable révolution. Tel n'est pas malheureusement le souci de la bureaucratie, qui trouve dans le système actuel les moyens de pérenniser sa domination sur les masses paysannes. En effet, 100 % des enfants de bureaucrates sont scolarisés, contre beaucoup moins de 20 % des enfants de paysans : la relève semble donc assurée, surtout si l'on tient compte du trafic d'influence et des pots-de-vin, qui interviennent beaucoup dans les orientations des élèves et la distribution des bourses d'étude.

Pour conclure cet aperçu sur le règne de la bureaucratie, caractérisons-le en quelques mots par la collusion avec l'impérialisme et la bourgeoisie commerçante pour le renforcement du caractère de traite de l'économie malienne, par le détournement du budget, de l'épargne et de « l'aide » vers les investissements non productifs, mais lucratifs pour la bourgeoisie bureaucratique, par l'élargissement du fossé social entre classes bourgeoises bureaucratique et commerçante d'une part, et les masses laborieuses (paysans, ouvriers, artisans, employés subalternes) d'autre part, par le transfert de beaucoup de charges de l'Etat sur les épaules des masses. C'est donc l'Etat en entier qui est concerné par la corruption. Or les campagnes « anti-corruption » ne frappent que quelques malheureux fonctionnaires. Ceci nous conduit à admettre que la corruption se présente sous diverses formes.

II. – LES DIVERSES FORMES DE LA CORRUPTION

L'analyse de la politique économique et sociale de la bureaucratie malienne nous a permis de mettre en évidence le fait qu'elle détourne les ressources nationales de [PAGE 24] l'investissement productif d'intérêt national vers les intérêts égoïstes de ses membres. C'est ce phénomène que nous appelons « corruption ». Les voies par lesquelles cette corruption se concrétise sont nombreuses. On peut les classer en se référant à l'Etat : on distinguera alors les formes réprimées et les formes institutionnalisées de la corruption. On peut aussi se référer aux individus concernés par la corruption, dont on distinguera alors les formes délibérées des formes involontaires.

1o Les formes réprimées de la corruption.

a) Les pots-de-vin :

C'est là une réalité de la vie quotidienne que les pots-de-vin sont presque obligatoires pour réussir toute démarche administrative au Mali. Ils se font sous forme de « cadeaux » dont la valeur augmente avec l'importance du personnage sollicité : du paquet de « Gauloises » pour les gardiens de la paix et les petits secrétaires à un million de francs pour – d'après l'hebdomadaire Jeune Afrique – obtenir la signature d'un ministre de la Défense, en l'occurrence Kissima Doucara. Pour toucher un mandat -de la poste, ou obtenir un prêt bancaire, une commission de 10 % promise aux personnages adéquats, accélère bien le processus. L'adjudication d'un projet lors du dépouillement de dossiers d'appel d'offres, la nomination à un poste élevé, l'admission à un concours, l'exonération totale ou partielle des taxes douanières ou des impôts parmi d'autres, peuvent être facilitées par la pratique des pots-de-vin. Il va sans dire que, lors de ces transactions, l'intérêt de l'Etat passe après ceux des fonctionnaires concernés. C'est ainsi que – je cite Radio-Mali – « la douane est pauvre, mais les douaniers sont riches », et que des entreprises et des commerçants sont parvenus à accumuler des arriérés d'impôts et de notes d'électricité se chiffrant par millions, tout simplement en « achetant » les fonctionnaires chargés de les contrôler. On dit couramment, au Mali : « fèn bè ye wari de ye », autrement dit : « tout s'achète ». Quel serait donc le prix de la dignité nationale ?

b) Les détourmements de deniers publics

C'est le fait de fonctionnaires de tout rang : receveurs de poste, gérants de coopératives, comptables, directeurs de services dotés de l'autonomie financière... des ministres. L'opération consiste ici à puiser directement dans la caisse [PAGE 25] publique, en justifiant au besoin ces sorties d'argent par de fausses factures, de faux bons de caisse, on en faisant surévaluer des marchandises par leurs fournisseurs sous la menace de s'approvisionner ailleurs en cas de refus de leur part (ce qui arrive d'ailleurs rarement car les bénéfices de l'opération sont très souvent partagés).

Si l'on se réfère aux cas découverts et jugés, les petits fonctionnaires seraient plus nombreux à détourner les deniers publics que les cadres supérieurs. Alors qu'en ce qui concerne les premiers, les sommes détournées sont dérisoires par rapport aux peines encourues, pour les seconds, elles atteignent des millions. Le cas du représentant de la compagnie aérienne « Air Mali », à Dakar, M. Bomboté, est à cet égard éloquent : 84 millions de FM détournés. Mais les jugements des tribunaux maliens reflètent-ils la réalité ? Les verdicts prononcés lors de la dernière session de la Haute Cour de Sûreté de l'Etat permettent d'en douter. Certains inculpés ont écopé des peines de cinq à dix ans de prison ferme pour des détournements inférieurs à 5 millions, alors que M. Bomboté, par exemple, s'en est tiré avec dix ans d'emprisonnement... avec sursis : le prétexte avancé était le remboursement intégral des sommes détournées. On sait que si l'on détourne des millions, c'est pour les faire fructifier (par exemple en construisant des villas à louer), alors que les détournements dérisoires servent souvent à financer... des mariages. Alléger la peine sous prétexte du remboursement ne dénote-t-il pas un soutien tacite ou même une certaine complicité entre les juges et certains inculpés ? En cela il n'y aurait rien d'étonnant : ce ne serait qu'une manifestation de la solidarité de classe, car les juges et les cadres supérieurs qui comparaissent devant eux appartiennent à la même bourgeoisie bureaucratique pour qui l'Etat n'est autre chose qu'une entreprise d'enrichissement. L'appareil judiciaire, qui est un élément essentiel de la machine étatique, apparaît dans ce contexte comme un instrument de défense et de légitimation du règne de la bureaucratie, En d'autres occasions il s'est montré clairement comme le ratificateur de la répression policière. Ici son rôle consiste à couvrir la corruption dans les hautes sphéres de l'Etat, dont il lui faut cependant redorer le blason en sévissant sévèrement contre les fonctionnaires subalternes coupables de « menus larcins ». Tel est le vrai sens de toutes les campagnes « anti-corruption » menées jusqu'à présent au Mali. [PAGE 26]

2o Les formes institutionnalisées de la corruption.

a) Les privilèges exorbitants :

Ici ne sont concernés que les membres de la bourgeoisie bureaucratique. Les privilèges monstrueux qu'ils s'arrogent, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, ne sont rien d'autre que des « détournements légaux » des deniers publics.

Dès qu'un fonctionnaire accède à un poste de responsabilité civile ou militaire, il acquiert aussitôt, comme par enchantement, une villa en banlieue, des voitures, et se met à mener un train de vie extravagant; et tout ceci arrive quelle que soit la situation financière initiale de l'individu concerné. Alors qu'un professeur de lycée, ou un ingénieur, économisant la moitié de son salaire mensuel de 70.000 FM (ce qui est pratiquement impossible vu le coût de la vie au Mali), ne pourrait rassembler en dix ans que 4 millions environ, aucun doute n'est permis quant à l'origine des dizaines de millions engloutis dans les attributs de prestige de la bourgeoisie bureaucratique. Il y a là un détournement massif des ressources budgétaires, bancaires et de « l'aide » extérieure. Ce détournement jouit cependant d'une couverture légale : c'est l'Etat lui-même qui assure à ses enfants gâtés les privilèges exorbitants liés à leurs fonctions et les facilités qui leur permettent d'assurer leur embourgeoisement.

Cette forme de la corruption constitue un appoint indispensable au mode de vie de la bourgeoisie bureaucratique, un appoint sans lequel elle ne pourrait pas afficher une opulence insolente devant un peuple dont la majorité végète autour du seuil de survie. Plus grave encore, elle est devenue le rêve de toute la jeunesse montante. Chaque élève, chaque étudiant malien rêve d'un poste bien en vue, avec voiture et logement de service dans la capitale : c'est ainsi que, par exemple, la moitié des 170 médecins maliens exercent à Bamako. La jeunesse instruite s'agglutine ainsi à Bamako et réclame avec impatience sa part du gâteau à la bourgeoisie bureaucratique : tel est le sens véritable de toutes les critiques acerbes qui fusent partout autour des théières, devenues le symbole d'une jeunesse oisive et inconsciente de ses responsabilités historiques. Pendant ce temps, toute son énergie s'engloutit dans les trépignements de « Bamako by night », ou se transforme en embonpoint fièrement exhibé comme signe de bourgeoisie. Les connaissances durement acquises [PAGE 27] se perdent dans le sous-emploi des bureaux, qui servent de lieux de rendez-vous mondains. Cette énergie et ces connaissances précieuses ne manquent pourtant pas d'exutoire utile et de champ d'application : changer le visage misérable de la campagne en en modernisant l'agriculture, reboiser le Sahel, éduquer les paysans, les soigner, les aider à améliorer leurs conditions de vie, construire des routes et des pistes carrossables toute l'année, des réservoirs d'eau, des barrages, etc. Il y a là de quoi engloutir l'énergie de plus d'une génération. Mais cela n'enthousiasme pas les jeunes cadres maliens trop tentés par les facilités qu'offre la « corruption légale » à ceux qui auraient la patience d'attendre docilement et la chance de voir un parent ou ami grimper dans les hautes sphères.

Il apparaît donc que cette forme de la corruption, vues son échelle et les couches sociales impliquées, est grosse des plus graves conséquences pour l'avenir du pays. Elle est cependant totalement ignorée des campagnes « anti-corruption », mais cela se comprend aisément.

b) Le profit « honnête » du système néo-colonial

Un pays comme le Mali, pauvre en matières premières (il n'exporte en gros que le coton et l'arachide, en quantités d'ailleurs beaucoup moindres que d'autres pays tels que le Sénégal et le Nigéria), intéresse l'impérialisme plutôt à cause du débouché qu'il offre aux produits manufacturés. Or ces produits n'intéressent en gros que la bureaucratie, et par suite de l'imitation, d'autres couches sociales urbaines. Quant à la paysannerie, qui constitue environ 90 % de la population, elle n'a ni le pouvoir d'achat, ni les habitudes de vie requis pour consommer la plupart des produits industriels importés à si grands frais. Si le sucre lui-même est considéré dans les villages maliens comme un produit de luxe, que dire alors des voitures et du carburant qu'elles consomment, de l'alcool, des conserves alimentaires, des habits et tissus de luxe, des cigarettes, des produits de toilette, des meubles importés et d'autres produits « exotiques », qui constituent la majorité des importations du Mali ? Des productions nationales, la bureaucratie ne consomme que le riz, le mil, les tubercules, la viande, le poisson et les légumes; elle boude les produits de l'artisanat (qui se tourne vers les touristes) et des industries locales (tissus COMATEX, cigarettes SONATAM, etc.), qui sont ainsi étouffés. C'est une raison pour laquelle les sociétés d'Etat à vocation industrielle (la SONATAM, par [PAGE 28] exemple) se tournent vers les activités d'import-export.

Il ressort de cette analyse que le fonctionnaire malien, aussi honnête qu'il puisse être, se comporte sur le plan économique comme un agent du système néo-colonialiste, qui tend à maintenir le Mali dans la production agricole, à empêcher son industrialisation, afin de le préserver non pas en partenaire économique, mais en tant que débouché immédiat pour ses produits.

Il importe d'insister sur ce point, car le comportement économique (et politique) que nous évoquons par le terme « profit honnête » est un obstacle important pour toute politique d'indépendance économique. Nous avons vu plus haut comment ce comportement a favorisé la floraison du marché noir, qui a rongé la valeur du franc malien et provoqué son échec. Ce comportement empêche également le développement des industries locales. Il explique aussi, en grande partie du moins, la conclusion des accords franco-maliens de 1967, qui permettent à la bureaucratie d'importer de France, sans limitation aucune, les produits de luxe dont elle a besoin.

3o Corruption délibérée et corruption involontaire.

Les fonctionnaires qui perçoivent des pots-de-vin, détournent les deniers publie, ou jouissent de privilèges exorbitants liés à leur fonction ont-ils conscience de la corruption dont ils sont l'objet ? Vouloir répondre à cette question, c'est-à-dire vouloir classer les cas de corruption en formes délibérées et en formes involontaires, constitue une tâche difficile, car interviennent non seulement l'acte de corruption, mais aussi la conscience politique de l'individu concerné, sa capacité intellectuelle de juger la portée de son acte, et même sa conception de la morale. Selon les individus, un même cas de corruption peut être perçu de manière différente. Il peut arriver aussi qu'un fonctionnaire mette en cause la légitimité du pouvoir public, et de ce fait, ne se sente pas coupable de corruption en détournant par exemple des fonds publics. Nous voyons donc que la question soulevée ici nous renvoie à l'analyse des causes mêmes de la corruption : c'est l'objet du chapitre suivant.

(à suivre)

Iero HAMADY