© Peuples Noirs Peuples Africains no. 4 (1978), 121-125.



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deux mille ans aussi

LA MUSIQUE COMME VOLONTE ET COMME REPRESENTATION

Ange-Séverin MALANDA

(à propos du film Bob Marley and the Wailers: Exodus, de Keith Mac Millan)

De plus en plus apparaissent sur les écrans parisiens des films dans lesquels la musique ou les musiques noire(s) trouve(nt) une place non négligeable. Au moment où sortait Cool de Michaël Schultz[1], cinéaste noir américain dans le film duquel on ne s'étonne pas d'entendre Stevie Wonder, Diana Ross et les Temptations, pendant que passe dans plusieurs salles de cinéma l'admirable Last Waltz (La dernière valse) de Martin Scorsese[2] dans lequel chante durant quelques minutes Muddy Waters, pendant ce temps continue à être projeté au Saint-Séverin un film sur un concert que donna à Londres Bob Marley accompagné par les Wailers.

On avait déjà vu l'année dernière The Harder they come interprété entre autres par Jimmy Cliff, et Chuck Berry chantait un court instant dans Alice dans les villes de l'allemand Wim Wenders. Cette fois, l'intégralité du film de Mac Millan s'avère consacrée à Bob Marley, rien qu'à lui et aux membres de son groupe, dont trois choristes aux voix éminemment africaines (mais oui ! ! !). Le film a été tourné pendant le [PAGE 122] concert, la musique est celle du concert, le tout est donc « live », a été enregistré en public. Bob Marley et ses amis sont jamaïcains, jouent de la musique reggae – cette véritable anthologie de la vie, des croyances et des espérances de toute une communauté, celle des « rastafarians »[3], communauté à l'origine de laquelle fut Marcus Garvey dont personne n'a oublié le nom puisqu'il est celui d'un grand combattant des droits civiques aux Etats-Unis[4]. Garvey naquit en Jamaïque, fut très influencé par les écrits bibliques. Il suscita autour d'eux une interprétation propre à marquer la diaspora noire de la Jamaïque (ce qui n'est pas un cas exceptionnel : presque tous les mouvements messianiques africains ont émergé de la même manière. L'exemple du kibanguisme à l'origine duquel se trouva le prophète Simon Kibangou est éloquent)[5]. Marcus Garvey fonda à la fin de la première décennie de notre siècle un mouvement « nationaliste » et séparatiste et se prononça pour la création, hors de la citadelle blanche, et en Afrique de préférence, d'un Etat noir indépendant. Dénonciateur de la domination coloniale en Afrique, il subira des attaques des milieux racistes. Selon Philippe Carles et Jean-Louis Comolli « Garvey avait réussi à faire prendre conscience aux Noirs de leur force potentielle, à revaloriser la race et la culture noire auprès des masses jusque-là conditionnées par l'idéologie de l'infériorité des Noirs en tous domaines; le mouvement en effet était avant tout celui des masses prolétaires et sous-prolétaires (comme Garvey lui-même) : les intellectuels bourgeois et les élites intégrées le condamnèrent et le combattirent vivement. Et Garvey eut la lucidité politique de [PAGE 123] lier – pour la première fois au niveau d'un mouvement de masse – les luttes de libération des Noirs à celles de tous les colonisés du monde entier »[6].

De cette interprétation des textes bibliques a surgi, allant de pair avec une protestation sociale et un refus de la Babylone occidentale, une contestation des normes de la société qui produit la misère et la pauvreté d'une importante partie de la communauté noire jamaïcaine. Aujourd'hui encore, la jeunesse jamaïcaine (y compris celle qui a connu un nouvel exil dans les banlieues des villes anglaises), continue à trouver dans les paroles de Garvey des raisons d'espérer, des raisons de lutter et de reconquérir son identité. Ces paroles on connu des mutations, marquées par certains événements mondiaux. L'accession au trône d'Hailé Sélassié influença les personnes qui avaient adhéré aux prophéties de Garvey, personnes pour qui le dernier Négus devint un personnage légendaire, rattaché aux interprétations de la Bible, conclusion plus ou moins inévitable quand on sait que le féodal éthiopien se disait descendant du roi Salomon et de la reine de Saba[7]. N'ayons aucune crainte de l'affirmer : en Jamaïque, ces croyances religieuses encouragent plus une prise de conscience qu'elles n'accouchent d'un désir du maintien du statu-quo. On peut se souvenir des propos de Bertolt Brecht dans son Journal de travail 1938-1955 :

« La religion n'est pas au XVIIe siècle le même opium qu'au XXe »[8], soit : la religion (si tant est qu'il faille parler ici de religion – à moins qu'on ne prenne ce terme dans son acceptation étymologique, puisqu'en latin religare veut dire « relier ») n'est pas, dans le cas de celle des rastafarians, ce que Marx a écrit à propos d'elle, à savoir qu'elle est « la conscience de soi et le sentiment de soi qu'à l'homme qui ne s'est pas encore atteint lui-même, ou bien s'est déjà reperdu », même s'il est vrai que comme il l'ajoute :

« L'homme, ce n'est pas une essence abstraite blottie quelque part hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'état, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu'ils sont eux-mêmes un monde à l'envers ( ... ). La religion est le soupir [PAGE 124] de la créature opprimée, la chaleur d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit des conditions sociales où l'esprit est exclu »[9].

En tout cas les croyances des rastas ont au moins un mérite, celui de s'exprimer à travers une musique qui est l'une des plus incisives en ce temps où le « disco » sirupeux et aseptisé envahit les ondes radiophoniques, ce qui est appauvrissant, ou les supermarchés, ce qui par contre n'est que trop normal : toutes les pacotilles se ressemblent et s'assemblent, Allant voir le film de Keih Mac Millan, l'espoir est vif en soi qu'il pourra faire passer les qualités de cette musique en les insufflant dans la salle. La déception est grande : Exodus, No woman no cry, I shot the sheriff, Get up, stand up et d'autres chansons passent mal. La virulence de ces chansons passe d'autant plus mal que du côté des images, c'est à un escamotage complet du concert que nous assistons. Le film reprend les tics des pires films télévisuels, les surimpressions, fondus enchaînés et zooms s'abattent sans aucun sens de la maîtrise. Quant à Bob Marley et ses musiciens, on les retrouve rarement tout au long de la projection, ils évoluent sur une scène noyée de couleurs mutilatrices. On est hélas ! en présence d'acteurs inondés par l'hémorragie des spots, la scène ressemblant presque à cet « univers minéralogique » auquel fait allusion Roland Barthes en parlant du strip-tease, dans Mythologies[10]. Des musiciens on peut dire alors que « leur science les habille comme un vêtement », comme si tout le spectacle était « donné dans la nature même du vêtement de départ ». Le guitariste qui fait le « lead » et accomplit quelques prouesses n'est montré que très peu, et ce qui, dans ses évolutions, aurait [PAGE 125] pu nous réjouir, est omis. Quant aux choristes, les « I Trees », elles ne sont que leur voix et rien de plus, leur corps disparaît, s'absente, ne cesse pas d'être évanescent.

Ayant été voir The Last waltz où Bob Dylan, Eric Clapton, Joni Mitchell, Muddy Waters, Neil Young, Emilou Harris, le Band apparaissent éclatants; ayant été voir ce film avant celui de Mac Millan, on ne peut être que déçu par ce dernier.

Le grand écueil sur lequel vient s'écrouler l'œuvre est sa tendance à vouloir tout montrer (d'où les surimpressions incessantes). A force de vouloir tout montrer au spectateur, le film finit par ne lui donner à découvrir que sa panoplie de tics. Le réalisateur, aveuglé par le spectacle « live » n'en remodèle pas l'essentiel, ni lui fait pas subir un nouvel agencement.

Il reste la musique, allant s'amplifiant et, pendant les dernières séquences du film, passant à travers les corps qui se meuvent sur scène.

Ange-Séverin MALANDA


[1] Michaël Schultz est également réalisateur de Car Wash.

[2] Martin Scorsese, auteur de Taxi driver, Mean streets, New York New York.

[3] Rastafarian : de ras (duc) Tafari, autre nom du Négus.

[4] En outre, avec W.E.B. Dubois et d'autres, Garvey fut à l'origine du mouvement qui marqua des écrivains et des poètes tels Langston Hughes, Claude Mac Kay, Countee Cullen, Jean Tomer.
Le thème du retour en Afrique, Terre promise, est manifeste chez Garvey (qui n'est cependant pas le premier à en parler : on sait que l'Afrique a hanté la mémoire des esclaves). Ayant essayé de créer et d'organiser une nouvelle ville au Libéria, il sera poursuivi et emprisonné. Ce vœu d'un retour sur la terre originelle n'en reste pas, chez les musiciens, au simple rang de thème, étant donné qu'il s'exprime, dans le matériau musical, par le choix de rythmes bien entendu africanisants, un peu comme le saxophoniste Sonny Rollins donnait, dans ses récentes prestations à Antibes, une grande importance aux percussions, ou Archie Shepp enregistrant il y a quelques années Yasmina, a black woman, etc.

[5] Cf. parmi d'autres, les pages qu'y consacre, dans Le Congo, de la colonisation belge à l'indépendance, Maurice Merlier (Maspéro).

[6] Free Jazz Black Power, éditions Champ Libre, p. 173.

[7] On trouvera dans la Bible les passages relatant les péripéties des amours du roi Salomon et de la reine de Saba.

[8] Journal de travail 1938-1955, L'Arche éd.

[9] Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, éditions Sociales, pp. 197, 198.
A cette différence près que les autorités de Kingstone, maîtresses de l'Etat, répriment sans gêne les activités des rastas. Les musiciens, pour ne parler que d'eux, ne sont pas exemptés des poursuites policières. Peter Toh, autre chanteur jamaïcain, pour n'évoquer que son cas, en sait quelque chose. La condition des musiciens à travers le monde n'est pas, contrairement à ce qu'on pourrait croire de prime abord, des meilleures. A l'Ouest comme à l'Est, au Nord comme au Sud, tous les musiciens en savent quelque chose. On pourra se reporter au No. 2 du Monde de la musique pour avoir un exemple de la façon dont les choses se passent en Tchécoslovaquie par exemple, où le rock est interdit et présenté comme activité subversive et par conséquent réactionnaire. Il est vrai que les chars soviétiques envahissant Prague ne diffusaient pas du rock.

[10] Roland Barthes, Mythologies, éd. du Seuil, coll. Points, p. 148, 149.