© Peuples Noirs Peuples Africains no. 4 (1978), 113-120.



TRIBUNE LIBRE No 2

Un dossier involontairement accablant de « Jeune Afrique » :
une nouvelle pièce à conviction qui vient s'ajouter au réquisitoire déjà lourd des 20 ans de dictature sanglante d'Ahmadou Ahidjo

En effet cet hebdomadaire réactionnaire a publié dans son no 894 du 22 février 1978 un dossier intitulé : « Cameroun : les secrets de la stabilité ». Les lecteurs progressistes croient rêver. Les journalistes Siradiou Diallo et Jos-Blaise Alima qui sont, comme tout le monde sait, dans les bonnes grâces de son Excellence El Hadj Ahmadou Ahidjo ont révélé à la face du monde des secrets d'une importance capitale sur ce pays martyr qu'est le Cameroun sous le règne d'Ahidjo. Leur dossier fait le bilan des 20 ans du régime sanguinaire d'Ahidjo du point de vue politique, économique et culturel. Le bilan se révèle négatif sur toute la ligne et ses amis qui pensaient lui faire des éloges ne font qu'un réquisitoire des plus sévères pour le dictateur Ahidjo.

I) Bilan politique : Les journalistes nous apprennent que depuis le 18 février 1958 Ahidjo est à la tête du pays, qu'il a reçu les pleins pouvoirs de l'Assemblée Nationale, qu'il a « pacifié » le pays. Mais le dictateur lui-même reconnaît « que l'unité reste encore fragile » et que c'est seulement la troisième décennie qui « s'ouvre sous le signe de l'espoir ».

Le règne d'Ahidjo est caractérisé par une répression atroce contre le peuple camerounais. Michel Epée, délégué du gouvernement et maire de Douala, s'acharne sur les masses [PAGE 114] populaires de la plus grande ville de notre pays. « Avec l'aide des forces de l'ordre, il est obligé chaque jour de faire déguerpir de nouvelles victimes de l'exode rural qui campent sur des terrains non lotis à la périphérie de la ville ». Même à l'époque coloniale, notre peuple n'a jamais connu une telle misère. Fuyant la pénurie galopante des zones rurales, il est pourchassé par les hordes barbares sous les ordres d'Ahidjo.

A la page 36, Siradiou Diallo nous dit qu'André-Marie Mbida, « le leader épanoui et sûr de lui d'il y a vingt ans, est aujourd'hui méconnaissable. Frappé d'une cécité complète, c'est un homme physiquement diminué que son épouse est obligé de guider et de faire asseoir qui nous reçoit. »

Ce que Siradiou Diallo se garde bien de dire, c'est qu'André-Marie Mbida est devenu ainsi depuis sa sortie de prison, et que le Docteur Bebey Eyidi et l'ancien Sénateur Okala ont succombé aux sévices bien connus des geôles d'Ahijdo, d'où les opposants ne sortent le plus souvent que les pieds devant, ou au mieux physiquement diminués comme Mbida. Ahidjo se venge bien : contre Sippo Priso le « renard » et André Marie Mbida « l'éléphant », « l'aigle venu tout droit des montagnes du Nord finit par mettre l'un et l'autre sur la touche. Ahmadou Ahidjo est un homme d'Etat qui déroute et subjugue à la fois » et « que les hasards et les malices de l'histoire coloniale ont propulsé à la tête de l'une des nations les plus artificielles d'Afrique. » Que c'est bien dit, nous sommes fixés : Ahidjo a été « propulsé » là par la colonisation. C'est ce que l'U.P.C., l'UNEK et les autres progressistes camerounais n'ont cessé de répéter : Ahidjo est un usurpateur, un serviteur des intérêts néo-coloniaux dans notre pays. Le peuple camerounais n'a jamais voulu de cet autocrate. « Le chef d'Etat est obligé de veiller personnellement sur le recrutement des fonctionnaires de l'administration. » Les étrangers apprennent que le Cameroun est un pays « dont les premiers pas sur la scène internationale s'étaient effectués sur un fond de sang et de larmes. »

Ahidjo a « une politique d'équilibre et d'ouverture qui échappe à toute classification; elle est avant tout pragmatique » nous dit-on encore. Ce ne sont que des mots, on connaît cette chanson des gouvernements réactionnaires d'Afrique : « ni à gauche ni à droite », ce qui veut dire en clair « à droite toute ! ». Le meilleur pragmatisme pour Ahidjo est de reconnaître la faillite de ses 20 ans. Ecoutons-le. « Bien que, comme je l'ai toujours dit, la colonisation ait eu des [PAGE 115] aspects positifs... »[1]. El Hadj définit ainsi ses ambitions politiques :

1) « Susciter à entretenir un réel patriotisme parmi mes compatriotes, » – lui dont l'action a toujours été de combattre les patriotes camerounais partout où ils se trouvent.

2) « éliminer l'injustice dans notre pays » – en enfermant les opposants dans les B M M et les prisons-cercueils de Tcholliré, Banjoum, Mokolo, Konangui, etc.

3) « affirmer la dignité de l'homme noir » – en collectionnant les crânes des révolutionnaires tués. Ahidjo prétend qu'« on a surestimé, à l'étranger, l'importance de l'UPC », – alors qu'on sait qu'Ahidjo a mis toute son énergie au maintien de l'ordre néo-colonial. Ecoutons-le encore : « les nécessités du maintien de l'ordre exigeaient des ressources importantes, ce qui a eu sur le développement économique et social du pays des conséquences certaines. » Puis Ahidjo prétend qu'au sein de l'UNC (Union Nord Camerounaise) « le peuple camerounais prendrait conscience de son unité de destin ».

Quand on sait que les cellules de l'UNC à l'étranger, en France par exemple, sont constituées sur des bases ethniques, avec « des intérêts de groupes particuliers », on voit clairement qu'Ahidjo ment. Ces cellules tribales ont noms : « Amicales des Bulu », « Ambam Club », « Entr'aide Beti », « Entr'aide Bantu », « Entr'aide Bassa », « Amicale des Bamiléké », etc. Et ces entraides n'ont d'entraide que le nom. Les camarades ne sont jamais là quand on a besoin d'eux. J'ai invité même quelques-uns à venir manger chez moi, ils ne sont jamais venus », me disait un jeune Camerounais du Centre Sud, membre de l'une de ces « entraides ». A croire que les pontes de l'UNC ont honte de leur Union Nationale des Criminels ! Aucune des cellules de l'UNC en France et même ailleurs qu'au Cameroun n'est appelée « cellule de l'UNC. »

Quant au multipartisme, Ahidjo dit clairement qu'il n'en est pas question, et il a raison, lui qui n'a jamais gagné une élection réellement démocratique! On sait qu'il a toujours été reconduit au trône avec 103 % des voix! La coopération de son régime avec les chefs de file de la réaction arabe que sont l'Arabie Saoudite et le Koweit va bon train. Ceux qui [PAGE 116] se ressemblent... S'agissant des conflits armés en Afrique, Ahidjo prétend que tout peut se régler par le « dialogue, la tolérance et la compréhension mutuelle »; quel menteur, lui qui n'a jamais utilisé ces moyens pacifiques quand il s'est agi de ses compatriotes. La solution au conflit du Sahara Occidental, qu'Ahidjo qualifie de « problème extrêmement difficile à résoudre » est pourtant toute simple et se résume à l'autodétermination des peuples à disposer d'eux-mêmes. Ahidjo dit qu'un « homme d'Etat doit situer constamment les problèmes du présent dans la perspective d'une vision de l'avenir. » Le langage giscardien est bien assimilé : le futur, toujours le futur, le présent on s'en fout. Puis Ahidjo se définit comme un autocrate « véritablement seul devant ses responsabilités ».

Jos-Blaise Alima, Camerounais lui-même, confirme tout ce que les progessistes camerounais n'ont cessé de proclamer, à savoir :

1o ) Que le régime camerounais est calqué sur celui de la France : l'indépendance camerounaise a été « négociée» avec Paris.

2o ) Que toutes les formations politiques camerounaises, copiées sur celles de la France, avaient pour mission de combattre le seul parti populaire authentiquement camerounais, l'Union des Populations du Cameroun. (p. 46)

3o ) Que Mbida était plus royaliste que le roi (p. 47).

4o ) Qu'il y a eu toutes sortes de « salades » pour l'accession d'Ahidjo à la tête du pays depuis 1958.

5o ) Que les féodaux du Nord, députés de l'UNC, faisaient et font encore la loi à M. Ahidjo. (p. 48)

6o ) Qu'Ahidjo a utilisé tous les moyens pour imposer son U N C (Union Nord Camerounaise) à tout le Cameroun. « Utilisant toutes les ressources du jeu politique, suscitant des ralliements, frappant durement ses adversaises, Ahmadou Ahidjo n'aura besoin que de quatre années pour établir l'hégémonie de son parti sur l'ensemble du pays » (p. 48). Parmi ces « ressources », on connaît l'assassinat de Ruben Um Nyobé, leader bien aimé du peuple camerounais, l'emprisonnement à vie du député du peuple Owono Mimbo Simon, celui des députés André-Marie Mbida, Bebey Eyidi, Mayi Matip et Charles Okala, la chasse aux upécistes, l'état d'exception permanent, la suppression des libertés élémentaires des citoyens, le favoritisme, la délation, le tribalisme, etc. [PAGE 117]

7o ) Que la constitution camerounaise est une copie conforme de la constitution de la cinquième République française (p. 49).

8o ) Que depuis qu'Ahidjo est au pouvoir, il n'a jamais voulu le partager avec qui que ce soit. C'est ainsi qu'en 1960 déjà, il était le seul candidat à la première « élection présidentielle ». Depuis, la tradition s'est perpétuée.

9o ) Que l'unité tant chantée a toujours été factice, puisque depuis 1961 « l'Assemblée Nationale est le théâtre de joutes oratoires où l'on voit des ministres attaquer leur chef de gouvernement. Charles Assale, avec l'accord du président de la République, se sépare de ces ministres récalcitrants. » (P. 50).

10o ) Que l'oposition légale, l'opposition parlementaire a cessé d'exister au Cameroun fin 1962.

II) Bilan économique : Pour justifier l'échec économique de son règne, Ahidjo dit que l'économie camerounaise est « réaliste » et prudente » et non pas « timide » comme le prétendent les journalistes. Quand Jeune Afrique parle du retard dans le domaine de l'information, nous, nous disons que le Cameroun est en retard dans tous les domaines. A ce propos, l'article de Pierre Gaillard « Il est temps de décoller » est intéressant à plus d'un titre. Il écrit : « le pays a pris du retard, cela ne fait de doute pour personne. » (Merci de le préciser). « Jusqu'en 1971, date de la disparition du dernier réduit de l'UPC, les problèmes politiques n'ont guère laissé le temps de songer à l'économie. » « Quant aux paysans producteurs, leur situation est encore moins enviable, car les prix fixés par le gouvernement progressent beaucoup moins vite que l'inflation. » (p. 52).

Pierre Gaillard signale l'exploitation accélérée du bois brut : « de 400.000 m3 au moment de l'indépendance, à près de 1,5 million de m3 aujourd'hui. Là encore la richesse potentielle n'exclut pas pour autant des problèmes conjoncturels ». Les mots vides de sens comme « problèmes conjoncturels » feront plaisir à Ahidjo.

« L'industrie de transformation du bois concerne une vingtaine de sociétés dominées à 84 % par des intérêts étrangers ». Peut-on trouver meilleure illustration du néo-colonialisme ?

Les productions vivrières, comme toute chose qui intéresse le peuple camerounais, sont évidemment négligées au profit [PAGE 118] des produits d'exportation. Là aussi on parle de « retards », des « erreurs locales », des « choix douteux » et pourquoi pas des « accidents climatiques ».

Des « ressources minières variées » : bauxite, pétrole, gaz, etc. sont à exploiter comme toujours, au futur. Mais les brasseries sont ce qui marche le mieux en Afrique, celles du Cameroun exportent déjà pour 600 millions de francs CFA par an ».

Gaillard dit aussi que l'industrie, y compris l'industrie touristique, avec ses « vacances de rêve », n'a pas encore « décollé ». Depuis le temps qu'on nous chante la chanson du « décollage économique »!

Gaillard utilise parfois les euphémismes comme « la tortue camerounaise » pour parler du retard de notre pays, tantôt il va droit au but et dit les choses telles qu'elles sont : « en fait, beaucoup de tentatives échouent, beaucoup de projets n'aboutissent pas », ou « routes défoncées, chemin de fer abonné au déraillement, etc. Le coût des transports ou leur absence pure et simple freine à la fois le commerce extérieur et l'industrialisation ». On sent pourtant le décollage : « Partira ou partira pas ? » Quelle belle question, M. Gaillard ! Nous, nous parions pour la 2e hypothèse, M. Gaillard, puisque « l'inflation et le chômage pèsent chaque jour davantage sur les Camerounais, une inflation de 35 % pour 1976 ». Qui dit mieux ? Avec une « planification indicative », comment peut-on atteindre le « gué » ? Merci M. Gaillard.

III) Bilan culturel : Le journaliste Hervé Bourges nous apprend, lui, que « les intellectuels ne sont pas intégrés à la vie politique et en éprouvent de sensibles frustrations... la plupart s'accommodent mal d'une société politique régie par le parti unique... Un petit nombre[2] d'entre eux a choisi l'exil. Quelques uns ambitionnent des postes politiques qui leur sont interdits. Beaucoup ressemblent à des exilés de l'intérieur. Ils ne s'expriment pas, ou guère, dans la vie publique, sinon à l'occasion de conférences culturelles, et se cantonnent dans des débats élitistes qui n'effleurent pas les assises de la société camerounaise. La littérature piétine ».

Voilà le beau tableau du Cameroun en 1978, lors du 20e anniversaire [PAGE 119] du règne d'Ahidjo durant lequel le pays a sombré dans une nuit noire. Ce dossier émane de gens qui peuvent entrer, circuler et sortir du Cameroun comme ils veulent; il est fait par les amis d'Ahidjo et non pas par des « opposants » au régime camerounais. Il nous présente un pays en pleine déconfiture; on pourrait aisément imaginer ce que serait un véritable tableau dressé par des journalistes intègres sur la situation réelle au Cameroun depuis que les Français ont mis leur homme-lige, Ahmadou Ahidjo, à la tête du peuple camerounais.

***

N.D.L.R. « Peuples noirs - Peuples africains » ajoute à cette tribune libre une information transmise par une source au-dessus de tout soupçon (et d'ailleurs vérifiable à tout moment) et qui ne saurait laisser indifférents les journalistes de Jeune Afrique, publication sans aucun doute éprise de démocratie et préoccupée du respect des droits de l'homme en Afrique. Quatre intellectuels, pour ne citer que quelques victimes très connues de la répression du dictateur Ahmadou Ahidjo, sont actuellement l'objet de sévices atroces. Voici leurs noms et le lieu de leur détention :

1o ) Mlle NGALLE, vient d'être ramenée à Yaoundé, hémiplégique à la suite des tortures subies au camp de concentration de Yoko;

2o ) M. BITYEKI, ex-directeur-adjoint du port de Douala, arrêté comme sa compatriote Mlle NGALLE en juillet 1976, est toujours détenu au camp de concentration de Tchollire;

3o ) Le Dr DJOUMBI, arrêté lui aussi en juillet 1976, est toujours détenu au camp de concentration de Tchollire;

4o ) M. Gaspard MOUEN, arrêté en juillet 1976, est toujours détenu au camp de concentration de Tchollire;

5o ) M. Martin TOBBO, arrêté en juillet 1976, est toujours détenu au camp de concentration de Tchollire.

Précisons qu'il ne s'agit ni de voleurs ni d'assassins, mais tout bêtement d'intellectuels ayant manifesté très pacifiquement leur opposition au régime de « l'aigle venu des montagnes du Nord ».

Que dire encore, qui n'ait déjà été dit mille fois par les progressistes camerounais sur l'homme de paille de l'impérialisme français ? Ceci quand même. [PAGE 120]

L'éloge systématique d'un dictateur sanguinaire est dans le journalisme ce que sont, en politique, l'assassinat d'opposants, l'écoute téléphonique des adversaires, le bourrage des urnes, c'est-à-dire une besogne sale, confiée aux individus totalement déshonorés : ratés, tarés, citoyens ou ilotes peclus de dettes, repris de justice, etc. Naguère, et jusqu'au dénouement de l'affaire « Main basse sur le Cameroun » en mai 1976, le dithyrambe d'Ahmadou Ahidjo se psalmodiait mensuellement sinon hebdomadairement dans « Le Monde », quotidien éminemment respectable et d'une gravité romaine. Aujourd'hui, cette tâche sordide est abandonnée à « Jeune Afrique ». Respectabilité bourgeoise oblige. La bourgeoisie néo-coloniale, aussi hypocrite qu'elle soit, sait respecter la hiérarchie des valeurs, parce qu'elle la connaît, ce qui n'est pas le cas des griots mal dégrossis des roitelets nègres.

La grande presse respectable ne mélange les torchons et les serviettes qu'un moment, le temps de trouver un oncle tom résigné d'avance à toutes les indignités.

Gageons néanmoins que d'ici peu « Jeune Afrique » lui-même renâclera devant cet exercice, très rémunérateur pourtant, nous dit-on. Car les poubelles elles-mêmes répugnent finalement à être traitées comme des chiottes.

PNPA


[1] Qu'Ahidjo précise sa pensée en nous expliquant quels sont les « aspects positifs » de la colonisation.

[2] Nous, nous disons un grand nombre, et en tout cas les plus valables.