© Peuples Noirs Peuples Africains no. 4 (1978), 61-76.



BLACK PRIEST / WHITE CHURCH

Lucien LAVERDIERE

« Prêtre Noir / Eglise Blanche », voilà le titre d'un ouvrage très important paru en 1970 et qui, malheureusement, n'a pas été traduit en français. Il s'agit à la fois d'un témoignage et d'une réflexion théologique sur Les Catholiques et le racisme – sous-titre de l'ouvrage – par l'Abbé Lawrence Lucas, curé de la paroisse de la Résurrection en plein cœur de Harlem[1].

Né à New-York en 1933, Lawrence Lucas parle de son enfance dans le ghetto, de ses années d'études, de sa formation au Séminaire et surtout de ses expériences de prêtre noir s'efforçant de faciliter l'incarnation du Christ au milieu de son peuple malgré une Eglise catholique américaine qu'il qualifie de « white, racist institution. »

Lors d'un récent passage à New-York, j'ai interrogé l'Abbé Lucas sur son livre et sur l'Eglise catholique noire; d'emblée, il m'a déclaré que la situation n'avait pas changé depuis 1970 – année de la publication de son livre – et qu'elle avait même empiré dans la mesure où l'on a procédé à des changements mineurs et très superficiels pour essayer de masquer la réalité.

Dans cet article, je me propose de présenter les aspects essentiels de cet ouvrage qui reprend à son compte les idées maîtresses de la théologie noire de la libération[2], enrichies [PAGE 62] de souffrances humaines intimes et d'expériences pastorales souvent amères. Il est certain que ce livre pose d'impérieuses questions à la conscience missionnaire de tous ceux qui recherchent une incarnation véritable du Christ et de son Eglise au milieu des peuples de race noire.

EGLISES NOIRES D'AFRIQUE ET D'AMERIQUE MEMES PROBLEMES !

Il semble exister une profonde similitude entre la situation de l'Eglise noire catholique en Amérique et en Afrique; que l'on en juge par ces affirmations dont on trouve l'équivalent chez de nombreux écrivains, philosophes et théologiens africains.

« Being black and a Roman Catholic Priest today is an almost impossible combination » (p. 4).

« De nos jours, être à la fois Noir et prêtre de l'Eglise catholique romaine est un amalgame quasi impossible »[3].

« The Catholic Church in this country is a white racist institution : it looks white it thinks white; it acts white » (p. 6).

« L'Eglise catholique dans ce pays est une institution blanche et raciste ; elle a l'air blanche; elle pense blanc et elle agit à la façon des blancs. »

« It is impossible for me to forget that I am the product of the Church's system that transforms black people into black-faced white people » (pp. 11-12).

« Il m'est impossible d'oublier que je suis le produit d'un système ecclésial qui transforme le peuple noir en personnes blanches de visage noir. »

« The point is that catholicism has so bleached Negro Catholics that many of them today are whiter than white catholics. It is quite possible that some of the fiercest opposition to a black culture in the Catholic Church may come from Negro Catholics that the Church has produced, nourished and promoted » (p. 70).

« Un fait s'impose : le catholicisme a tellement blanchi les Noirs catholiques qu'aujourd'hui plusieurs d'entre eux [PAGE 63] sont plus blancs que les catholiques blancs eux-mêmes. Il est même probable que les plus farouches oppositions à l'introduction de la culture noire dans l'Eglise Catholique proviendront des Noirs Catholiques que l'Eglise a formés, nourris de son enseignement et placés à des postes-clés. »

« The full, horrible truth is that the Church wrecks black minds... The most devastating effect of Catholicism on Negroes has been the loss of their minds as black people » (p. 13).

« L'entière et horrible vérité, c'est que l'Eglise détruit l'âme noire... L'effet le plus dévastateur du Catholicisme sur les Noirs a été la perte de leur personnalité noire en tant que telle »[4]

« The American Church's liturgy is rooted in white culture. It has not been able to identify and take seriously the possibility, much less existence, of an unique, black culture » (p. 67).

« La liturgie de l'Eglise américaine est enracinée dans la culture blanche. Elle n'a pas été capable d'identifier et d'envisager sérieusement la possibilité – encore moins l'existence – d'une culture religieuse noire spécifique. »

« ... theologie also white » (p. 73).

« ... Sa théologie est aussi blanche. »

« Yes, Lord, white Catholiques have ont only twisted Your priorities, they have trained Negro Catholics to go and do likewise. They have made You completely white in Your appareance, Your thinking, Your interest and Your concerns » (p. 95).

« Oui, Seigneur, les Catholiques blancs n'ont pas seulement perverti tes préceptes; ils ont entraîné les Catholiques Noirs à faire de même. Ils ont fait de Toi un Dieu complètement blanc dans son apparence, sa pensée, ses objectifs et sa sollicitude » (p. 95).

Dans le livre de l'Abbé Lucas, chacune de ces affirmations est appuyée et illustrée par des faits et des expériences vécues. L'auteur n'hésite pas un instant à identifier la source de tous ces maux : le racisme blanc (Cf. Ch. 2, pp. 43-61). [PAGE 64]

LE RACISME : PROBLEME DES BLANCS

L'auteur ne mâche pas ses mots et ne craint pas de désigner les réalités par leur nom ! là où d'autres, par pudeur linguistique, se contentent de parler de différence de mentalité, de culture... risquant parfois le terme de « tribalisme », l'Abbé Lucas dénonce le racisme sous toutes ses formes.

« Racism is not insult or abuse. In this country, it is white supremacy in practice » (p. 52).

« Le racisme ne provient pas tellement de l'insulte ou de l'abus des noirs. Dans ce pays, c'est, en pratique, la suprématie blanche. »

La supériorité du blanc enseignée à l'école, proclamée pour tout le milieu ambiant est endossée, encouragée et propagée, plus ou moins consciemment, par l'Eglise (p. 14). Ce racisme s'impose pour défendre le mythe de la supériorité du blanc et il déclenche des réactions psychologiques complexes :

« And the white racist cannot in fact love any black person without much psychological torture. He is unable to put himself in a position where he can really get to know black people. Real integration would crush their myth of superiority. True, the white racist can have an association that is congenital enough, that might look like love. To love a black man, he convinces himself that this black complexion is only an illusion. The man is really white, « he is just like one of us ». He may love a black man only by conceiving of him as white; it is absolutely necessary for his psychological well-being. Thus, the white racist can at best love the one or two Negroes he allows himself to know better than the others, and whom he conceives as white » (p. 49).

« Et, en fait, le blanc raciste ne peut aimer aucune personne de race noire sans se soumettre lui-même à une certaine torture psychologique. Il est incapable de se mettre lui-même dans une position qui lui permettrait de connaître réellement le peuple noir. Une intégration véritable détruirait son mythe d'homme blanc supérieur. En vérité, le blanc raciste ne peut nouer avec l'homme noir une relation qui soit assez « congénitale » pour s'apparenter à l'amour. Pour aimer l'homme noir, le blanc raciste se convainc lui-même que la couleur noire n'est que pure illusion, [PAGE 65] que cet homme est réellement blanc, « qu'il est tout à fait comme l'un de nous ». Il ne peut aimer l'homme noir qu'en le concevant comme un homme blanc; ce processus est absolument nécessaire à son bien-être psychologique. Ainsi, le blanc raciste ne peut aimer – au mieux – qu'un ou deux nègres qu'il se permet de mieux connaître que les autres et qu'il conçoit comme blancs. »

Dans ces conditions, les relations du blanc avec le noir ne peuvent osciller qu'entre le mépris et le paternalisme, forme « charitable » du racisme.

A plusieurs endroits, l'abbé Lucas mentionne des Congrégations - missionnaires ou non – créées pour s'occuper des noirs et il porte à leur endroit un jugement très sévère; à son avis, en dehors de rares engagements particuliers valables, ces Congrégations ont toutes sombré dans le paternalisme, continuant à exploiter et à asservir les noirs, à les maintenir à genoux, mains tendues, pour avoir le plaisir de donner et de les garder sous leur dépendance, sans nul souci de les libérer vraiment et de les traiter d'égal à égal.

« It is this type of missionary that is too often found in the black community representing the Catholic Church. The Negro's need of him, whether it be of the social, intellectual or economic order, is the basis of the relationship. When the relationship is firmly established and accepted (that is, the superior white man doles out patronage out of largess to the inferior Negro) he is at home. He is happy; he is cheerful; he is well. He is extremely kind and generous. Everything is in its proper order. That is the way things should be. That's the way God always wanted it between white and black » (p. 215).

« It's the only kind of black/white relationship he understand and knows. Always it must be the Great White Father making decisions for the ignorant and unintelligent Negro child » (p. 216).

« Voilà le type de missionnaire que l'on rencontre trop souvent au sein des communautés noires et qui représente l'Eglise Catholique. Le besoin qu'a le Nègre du Blanc, que ce besoin soit d'ordre social, intellectuel ou économique, constitue la base de sa relation avec les Noirs. Quand cette relation est fermement établie et acceptée (c'est-à-dire quand l'homme blanc supérieur donne au compte-goutte sa protection et ses largesses au Nègre inférieur), il est alors à l'aise. Il est heureux; il est joyeux ; il se sent bien. [PAGE 66] Il est extrêmement gentil et généreux. Tout est bien en ordre. Voilà comment les choses devraient toujours être. Voilà comment Dieu a toujours voulu les relations entre Blancs et Noirs » ( ... )

« C'est le seul type de relation entre Blancs et Noirs qu'il comprend et connaît. Toujours, il doit être le Père Blanc Supérieur qui prend les décisions pour le Nègre-enfant, ignorant et inintelligent. »

« Now, if anyone needs help it is these people, who have been with black folks so long and dont have the slightest idea of what black people are all about today. The reason, of course, is that they never got accustomed to dealing as equals with the people they were serving » (pp. 140-141).

« Maintenant, si quelqu'un a besoin d'aide, ce sont bien ces prêtres, ces religieux, ces religieuses qui, bien qu'ayant côtoyé les « pauvres noirs » depuis si longtemps, n'ont pas la moindre idée de ce que le peuple noir réclame aujourd'hui. La raison d'une telle situation vient en effet de ce qu'ils n'ont jamais été habitués à traiter comme des égaux ces gens qu'ils venaient pourtant servir. »

Seule une conversion en profondeur de la mentalité blanche peut renverser cet état de chose. Voilà pourquoi l'auteur répète à plusieurs reprises que le racisme est fondamentalement l'affaire des Blancs.

« It is necessary that the white man understand racism, because it is basically his problem » (p. 54, id. p. 233 ... ).

« Il est nécessaire que l'homme blanc comprenne le racisme, car c'est essentiellement son problème. »

UN DIEU SANS COULEUR, UNIVERSEL !

Voici comment l'Abbé Lucas répond à une fervente catholique qui lui demandait de mettre de côté le Christ Noir et le problème de couleur pour prêcher un Christ universel, sans couleur :

« For years white Catholics have been talking about a « colorless Christ » who was Savior of all men and open to receive and relate to all men. And the more they said this, the harder they fed black people a lily-white Jesus, concerned only with white interest, who could justify anything [PAGE 67] done by white people, who was displeased with whatever black people did apart from what white people told them to do. This white Jesus loved black people who desired and strove to be white. If they continued trying to be white, and behaving like white folks told them to behave, after a brief period of peaceful, patient and non violent loving of white folks, this Jesus would take these black-skinned folks with lily-white souls ans lily-white minds and lily-white hearts to a lily-white heaven. In this lily-white heaven, white folks would dole out to them some of the white goodies in a patronizing manner and the black would bc colerlessly happy for all eternity.

« If you cannot see my color, you are color-blind and should seek help » (pp. 221-222).

« Pendant des siècles, les Catholiques Blancs ont parlé d'un « Christ sans couleur », le Sauveur de tous les hommes, disposé à accueillir tout homme, à entrer en relation avec tous les hommes. Et plus les Catholiques Blancs professaient cet enseignement, plus vivement encore ils nourrissaient le peuple noir de ce Jésus blanc comme lys, uniquement préoccupé des intérêts blancs, qui pouvait justifier tout ce qu'entreprenaient les Blancs, qui désapprouvait toute initiative noire non conforme aux ordres des Blancs. Ce Jésus blanc aimait les Noirs qui désiraient et s'efforçaient de devenir Blancs. Si ces Noirs persévéraient à vouloir être blancs et à se comporter comme les Blancs le leur commandaient, après une courte période d'amour paisible, patient et non-violent des Blancs, ce Jésus récompenserait ces hommes de peau noire, mais à l'âme, à l'esprit et au cœur blancs comme lys et les introduirait dans un ciel blanc comme lys. Dans ce paradis à blancheur de lys, des Blancs leur donneraient au compte-gouttes et d'une façon toute paternaliste quelques-uns des privilèges des Blancs, et ces Noirs seraient des hommes sans couleur » et heureux pour toute l'éternité.

Si vous ne pouvez voir ma couleur, vous êtes malades de la vue et vous devriez vous faire soigner ! » (pp. 221-222).

Les premiers pas d'une conversion passent par la reconnaissance de fait de l'identité noire et de l'égalité noire par tous les peuples et dans tous les pays. Ces questions demeurent d'une brûlante actualité quand on examine les nouvelles législations sur l'immigration mises en avant dans plusieurs [PAGE 68] pays occidentaux et qui visent à stopper « la contamination de la marée noire », à garder l'Amérique du Nord et les pays d'Europe le plus blanc possible.

POUR UNE VIOLENCE CHRETIENNE RESPONSABLE

En terre d'Amérique, les Blancs ont créé la situation actuelle du peuple noir en instaurant ce racisme dominant et en exerçant mille et une violences; il appartient maintenant au peuple noir d'en prendre conscience et de réagir. L'auteur fait remarquer que le terme de « violence » épouvante souvent bien plus les chrétiens que sa déplorable réalité dont ils s'accommodent quand elle sert si bien leur cause :

« Catholics were among the American Christians who bought and abducted blacks from Africa, brought them here by violent means and maintained them in inhuman slavery by violence. It took a violent Civil War to break the back of this one kind of slavery in some sections of our country. And the Church accommodated itself nicely to the violence of the post-civil War enslavement of black people. The Church in America, as in other countries, has consistently refuse to come to terms with social revolution – except where its own people are concerned – and has sided often with the violence of the oppressors in the name of law and order, thus losing in the process its authority to proclaim the Gospel for large segments of the nation » (pp. 77-78).

« Les Catholiques figurent parmi ces chrétiens américains qui ont acheté et arraché les Noirs de l'Afrique, qui les ont transportés en Amérique en usant de moyens violents et qui, recourant encore à la violence, les ont maintenus dans un état d'esclavage inhumain. Il a fallu une guerre civile violente pour casser les reins à cette forme d'esclavage dans certaines parties de notre pays. Et l'Eglise elle-même s'est accommodée joliment des violences exercées après la guerre civile pour asservir à nouveau le peuple noir. L'Eglise en Amérique, comme dans bien d'autres pays, a régulièrement refusé de s'engager dans la révolution sociale – excepté là où ses propres intérêts étaient concernés – et a souvent pactisé avec la violence des [PAGE 69] oppresseurs au nom de la loi et de l'ordre, perdant ainsi toute autorité pour proclamer l'Evangile à de larges secteurs de la nation » (pp. 77-78).

« But for some reason, hundreds of years of oppression, lynchings, the worst kind of slavery man has known, injustice in the courts, and continued repression along with stiffering white resistance to change – all of these do not justify the black man in America for taking other than his traditional peaceful measures » (p. 79),

« Mais pour quelle raison, des centaines d'années d'oppression et de lynchage, la pire forme d'esclavage que l'homme ait jamais connue, l'injustice des tribunaux et la répression constante conjuguée avec l'intraitable résistance blanche à tout changement – tous ces faits ne justifient-ils donc pas l'homme noir d'Amérique de prendre d'autres mesures que ses traditionnelles manifestations pacifiques ? » (p. 79).

Combien de manifestations non-violentes, de marches pacifiques des noirs ne se sont-elles pas soldées par des flots de sang noir répandus lorsque des Blancs – des gens absolument non-violents ! – ont lancé leurs chiens, leurs matraques et leurs coups de fusil sur les paisibles marcheurs noirs ? (pp. 205-206).

Pourtant, en cas de besoin, on n'a pas hésité à faire appel à la violence des noirs en leur donnant un uniforme et des fusils et en leur commandant d'aller sur les champs de bataille d'Europe et d'Asie tuer les autres et « être tué eux-mêmes pour assurer la sécurité blanche, le pouvoir blanc et la richesse blanche » (p. 80).

Vivant dans une situation constante de violence et d'exploitation, le noir, s'il veut garder sa vie, sa personnalité, ses biens est acculé à une « violence défensive » que ses oppresseurs blancs lui refusent évidemment. L'engagement à défendre l'existence, le patrimoine culturel du peuple noir ainsi qu'à assurer sa libération et sa promotion à tout point de vue, voilà le champ d'action de la violence chrétienne responsable.

« When I advocated a theology of responsible violence, I meant continuing the process of applying and developping theology in terms of the black situation and social revolution » (p. 85).

« Quand je préconise une théologie de violence responsable, je veux dire qu'il faut poursuivre l'application et le [PAGE 70] développement de la théologie en fonction de la condition des Noirs et de la révolution sociale » (p. 85).

Par-dessus tout, il importe que la théologie chrétienne officielle cesse d'être le support de l'exploitation et de l'oppression des noirs (p. 86), car on s'est trop souvent servi de la théologie blanche pour manipuler l'homme noir, soi-disant au nom de la vérité chrétienne (p. 87). La théologie noire doit imprimer un sens et une direction à la vie de l'homme noir tout en promouvant son authentique libération[5].

UNE EGLISE DEFIGUREE ET ALIENANTE

«The fact is that, by and large, black people, when they look at the Catholic Church, do not see the Jesus of the New Testament. What they see is a white Jesus, who can identify only with white interest and white concerns and activities; a white Jesus who can justifiy and identify with whatever white people are doing, and who can only condemn what black people are about » (p. 66).

« Le fait est qu'en général le peuple noir, quand il regarde l'Eglise catholique, ne reconnaît pas le Jésus du Nouveau Testament, mais voit plutôt un Jésus Blanc qui ne peut s'identifier qu'aux intérêts blancs, qu'aux projets et activités des blancs; ce Jésus Blanc semble d'une part justifier tout ce qu'entreprennent les Blancs et d'autre part condamner toutes les initiatives du peuple noir » (p. 66).

Dès la petite école, l'enfant noir apprend que le péché et le mal « noircissent » l'âme que la grâce du sacrement de pénitence vient blanchir et rendre agréable à Dieu. Et on lui propose comme idéal de garder son âme la plus blanche possible ! L'éducation, l'enseignement officiel de l'Eglise, les pratiques pastorales courantes tendent à aliéner le noir : [PAGE 71]

« Catholicism has become a pseudo-religious support for the white enslavement of the black people » (p. 181).

« Le catholicisme est devenu le support pseudo-religieux de l'asservissement du peuple noir. »

Tout au long du livre, l'Abbé Lucas précise et démontre les multiples déviations de l'Eglise catholique américaine :

« The Church has substituted financial interest for faith, platitudes for bases of hope and self-centered patronage for love » (p. 268).

« L'Eglise a substitué à la foi les intérêts financiers, aux racines de l'Espérance de vagues platitudes et à la Charité l'assistance paternaliste intéressée. »

L'auteur insiste sur les multiples rouages de l'aliénation dans l'Eglise, spécialement sur tout ce qui concerne la formation-dressage et l'encadrement-conditionnement des prêtres noirs (cf. pp. 182 sv.). Il explique comment l'on choisit la crème de la jeunesse noire catholique pour la transformer, dans les séminaires, « en gentils, bien élevés et obéissants prêtres blancs à la peau noire. »

« We have all been washed but rather than beeing washed in the blood of the Lord, we've been bathed in the whiteness of the system » (p. 196).

« Nous avons tous été bien lavés, mais au lieu d'avoir été lavés dans le sang du Seigneur, on nous a fait baigner dans la blancheur du système » (p. 196).

Dans le ministère, les prêtes noirs sont soit isolés, soit neutralisés par un ensemble de contrôles paternalistes blancs qui empêchent toute contestation du système ecclésial dans sa globalité.

« The white Church is interested in perpetuating itself as white and is quite willing to take on a little coloration of the situation in which il exists as long as the real control and administration are white » (p. 191).

« L'Eglise Blanche est intéressée à se perpétuer telle quelle et elle consent même à apparaître quelque peu « colorée » pour refléter les milieux dans lesquels elle existe pourvu que le contrôle et l'administration de l'Eglise demeurent entre les mains des Blancs » (p. 191).

Toute tentative d'émancipation, tout essai de rompre avec le paternalisme aberrant est qualifié « d'ingratitude abominable » et peut entraîner de graves représailles (Cf. pp. 201, 214-16).

« Black Catholics think that there is something [PAGE 72] irreligious in recognizing the fact that they are an oppressed group in the Church. They think it's immoral to admit that those who oppress them are the enemy. They think charity demands that they consider the man who is enslaving them a benign benefactor » (p. 202).

« Les Catholiques Noirs pensent qu'il est irréligieux de reconnaître le fait qu'ils constituent un groupe opprimé dans l'Eglise. Ils jugent immoral d'admettre que ceux qui les oppriment sont leurs ennemis. Ils croient que la charité commande de considérer celui qui les asservit comme un bienfaiteur insigne ! » (p. 202).

Le refus de reconnaître l'identité noire et d'en tenir compte effectivement dans la vie de l'Eglise apparaît également dans le refus d'engager le dialogue sur les problèmes de fond :

« The Catholic Church does not really desire any communication between black and white, especially on racial matters » (p. 148).

« L'Eglise Catholique ne recherche pas vraiment le dialogue entre Noirs et Blancs, spécialement sur les questions raciales » (p. 148).

En fait, l'Eglise ne donne la parole qu'à ceux qui pensent et (lisent comme elle, qu'à « ces noirs de compromis » qu'elle peut manipuler aisément et récompenser par des fonctions épiscopales ou autres (Cf. pp. 126 sv.).

« The Catholic Church has produced a flock of Negroes who are excellent compromisers. The Church encourages them and loves them. She benignly refers to them as « cool », « diplomatic », and « able to compromise ». Most white people love the compromising Negro. When the Negro compromise with the white man, it invariably means the Negro back down on his demands and the white man maintains his position » (p. 126).

« L'Eglise catholique a formé une troupe de Nègres qui sont d'excellents hommes de compromis. L'Eglise les encourage et les aime. Avec fierté, elle les mentionne comme des hommes « doux », « diplomates » et « capables de compromis ». La plupart des Blancs estiment les Nègres de compromis. Quand le Nègre réalise un compromis avec le Blanc, cela signifie invariablement que le Nègre renonce à ses demandes légitimes et que le Blanc maintient ses positions » (p. 126). [PAGE 73]

L'AVENIR DES CATHOLIQUES NOIRS AMERICAINS ?

Que deviendront les catholiques noirs américains qui, pour l'instant, ne représentent que 3 % des catholiques et 4 % des noirs ? L'Abbé Lucas ne cache pas son inquiétude; en effet, la population catholique noire vieillit et décroît numériquement; si 4 % des noirs américains étaient catholiques en 1960 – chiffre qui n'a guère varié depuis le second Concile de Baltimore en 1866 – ce pourcentage, en 1970, se situerait tout juste à 3 %[6]. Cette baisse dramatique vient surtout de ce que l'Eglise catholique n'attire plus et n'intéresse plus les noirs, spécialement les jeunes.

« Young black people see clearly that the Catholic Church as it exists among blacks has yet to become a truly black institution, that is, one that belongs to black people. They see it has no intention of so becoming. They identify Catholcism as a foreign or white religion serviced primarily by whites for the ultimate interests of whites. And they are not interested » (p. 229).

« Les jeunes Noirs voient clairement que l'Eglise catholique telle qu'elle existe parmi les noirs n'est pas encore devenue une institution vraiment noire, c'est-à-dire qui appartienne au peuple noir. Ils voient aussi qu'elle n'a pas l'intention de le devenir. Ils identifient alors le Catholicisme comme une religion étrangère, comme la religion des Blancs, dirigée prioritairement par des Blancs et au service des intérêts majeurs des Blancs. Et ils ne sont pas intéressés par cette Eglise catholique » (p. 229).

Ces mêmes jeunes, révoltés de ce qu'ils voient dans l'Eglise catholique, refusent de s'engager dans ses rangs, d'où une crise aiguë des vocations parmi les noirs catholiques (Cf. p. 230).

Autre facteur alarmant : plusieurs abbés noirs, prenant progressivement conscience que leur peau est noire, mais que leur mentalité, leurs habitudes, leur manière de vivre [PAGE 74] sont blanches affrontent une angoissante crise d'identité et plusieurs quittent le sacerdoce (p. 231).

« Black people want to enter into American and Church life - political, social and économic; but not as this life in now, but as it should be » (p. 60).

« Le peuple noir désire participer à la vie américaine et à la vie de l'Eglise – au point de vue politique, social et économique – non pas comme cette vie se présente maintenant, mais bien plutôt comme elle devrait être. »

Pour que ce désir puisse être réalisé, des changements radicaux doivent s'opérer, à commencer par la disparition des structures les plus oppressives, mais, en définitive, c'est toute la société qu'il faudrait transformer dans son organisation politique, économique, sociale, culturelle et religieuse.

A LA RECHERCHE DE SOLUTIONS

L'Abbé Lucas consacre tout le chapitre 6 de son livre (pp. 225-262) à proposer des mesures, des changements, des réformes susceptibles de corriger les situations, de résoudre certains problèmes.

D'abord et avant tout, le racisme doit disparaître, mais, hélas ! personne ne peut forcer le Blanc à changer de mentalité (pp. 232-33).

Tout comme le racisme, le paternalisme au sein du clergé doit céder la place à des relations égalitaires, à un esprit de service véritable, à de nouveaux modes de présence et d'action.

« Instead of leader, teacher and spokesman the white religious must be willing to see his place as learner, helper and supporter of whatever the black thing is. This will be the white role – if there is to be a meaningful one – in the black community » (p. 234).

« Au lieu d'être le chef, le professeur et le porte-parole, le religieux blanc doit accepter d'être plutôt celui qui écoute, aide et supporte toute initiative noire. Tel sera le rôle du Blanc – s'il veut être significatif au sein de la communauté noire » (p. 234).

Il faudra aussi aux Blancs qui veulent travailler parmi les Noirs une nouvelle approche spirituelle.

« Especially white religious and clerics should not come [PAGE 75] or remain in the black community primarily or exclusively to « bring Christ to black people ». Come or be there to FIND Jésus in these black communities where He lives in His poverty, His suffering and His love. You might even be able to find him in yourselves, relating to and respecting black people as human beings equally loved by the Trinity; and you might find you can respect your own humanity more » (p. 236).

« Tout spécialement, les religieux blancs et les membres du clergé ne devraient pas venir et rester dans la communauté noire premièrement ou exclusivement pour « apporter le Christ au peuple noir. » Venez plutôt et soyez-là pour découvrir Jésus dans ces communautés noires où Il vit dans Sa pauvreté, Sa souffrance et Son amour. Vous pourriez même être capables de le découvrir en vous-mêmes, en entrant en relation avec les Noirs et en les respectant comme des êtres humains, eux aussi aimés par la Trinité ainsi il vous arrivera peut-être de respecter davantage votre propre humanité » (p. 236).

Le blanc, quel qu'il soit, doit aussi reconnaître humblement sa responsabilité dans ces faits historiques auxquels il n'a peut-être pas personnellement participé, mais qui ont marqué et marquent encore le peuple noir : la traite des esclaves, les mille et une formes d'exploitation et d'injustice subies par les noirs de la part des Blancs.

Si elle veut survivre et se développer au sein du peuple noir américain, l'Eglise catholique doit manifester au plus tôt une nette volonté d'incarnation, avec toutes les conversions que cela suppose à tous les niveaux de son organisation et de son action.

L'Abbé Lucas mentionne enfin un ensemble de préjugés courants sur les noirs qu'il importe de combattre et une série de mesures économiques et administratives susceptibles de permettre au clergé et aux communautés noires catholiques d'assumer pleinement leurs responsabilités.

JESUS CHRIST DANS L'ENFER DES GHETTOS

J'ai habité brièvement dans les ghettos noirs de New-York à plusieurs reprises : en 1974, 1975, 1977... et je ne puis que constater leur dégradation constante à tout point de vue. [PAGE 76] Après la tristement célèbre panne d'électricité de la mi-juillet dernier au cours de laquelle les magasins et les maisons ont été pillés, dévastés, brûlés, on se surprend à se demander quelle guerre, quel sinistre, quel désastre ont pu s'abattre sur les ghettos pour leur donner un visage si effrayant et si pitoyable.

Parmi les noirs habitant les ghettos, le taux de chômage dépasse 40 % ! La dignité humaine a-t-elle encore une chance de s'épanouir dans de telles conditions de vie ? et quel sort attend les milliers d'enfants issus du ghetto ?[7]

Dans l'enfer des ghettos de New-York, dans ces quartiers aux allures apocalyptiques de Harlem et de Brooklyn, au milieu de pâtés de maisons incendiées et abandonnées, envahies par les rats et la vermine, au milieu des rues jonchées de poubelles et de détritus, sur ces trottoirs où dorment parfois les ivrognes et les drogués à la recherche d'un monde meilleur, des prêtres – comme l'Abbé Lawrence Lucas – et des chrétiens essaient de témoigner du Christ dans des conditions impossibles, espérant contre toute espérance, livrés à leur foi nue qui s'interroge cruellement. Leur engagement mérite toute admiration et encouragement.

Lucien LAVERDIERE


[1] Lucas Lawrence, Black Priest / white Church, New-York, Random House, 1970, 272 p.

[2] Voir dans Spiritus, No. 54 (décembre 1973, pp. 448-453) la présentation du livre de James H. Cone : « A Black Theology of liberation ».

[3] La traduction est due à l'auteur de cet article.

[4] Cf. Gier W.H. et Cobbs P.M., Black Rage, New-York, Bantam Books, 1972. Cet ouvrage, réalisé par deux psychiatres, décrit l'aliénation, le désespoir et les angoisses de l'homme noir dans la vie américaine d'aujourd'hui.

[5] Pour plus de précisions sur les développements de la Théologie Noire de la Libération aux Etats-Unis, on consultera : The black experience in religion, New-York, Anchor book, 1974. Il s'agit d'un ouvrage collectif qui présente des exposés de plus de 25 auteurs spécialement intéressés et engagés à l'évolution religieuse du peuple noir.

[6] Même dans les villes où les Noirs forment la majorité de la population, ils ne détiennent souvent aucun des leviers de commande importants au point de vue politique, économique, social et religieux. Par exemple, en octobre dernier le Washington Post dans un éditorial parlait de la « minorité de 70 % de Noirs qui habitent Washington » !

[7] Pour une excellente étude sur tous les aspects de cette question voir l'ouvrage de Kenneth B. Clark : Ghetto Noir, Paris, Petite Biblithèque Payot, 1969.