© Peuples Noirs Peuples Africains no. 4 (1978), 11-52.



UN LONG SANGLOT DE MERINOS

Louis-Georges LOUISY

Dans la France post-coloniale ( ? ), vivotent quatre millions d'immigrés du Tiers-Monde qu'il ne faut pas confondre avec les « français à part entière » issus des Départements et Territoires d'Outre-Mer. C'est du moins l'opinion d'Omar Salem, jeune footballeur antillais en devenir, qui s'engage sur les chemins de la gloire, muni du précieux sésame que constitue son passeport français.

Seulement voilà, Salem est de père arabe et de mère noire, et au pays de Voltaire on ne demande pas à un individu basané de sortir son passeport avant de lui asséner : « Sale bougnoule, retourne chez toi ! ». Drame existentiel. Lorsqu'on semble en notre héros vouloir tolérer le nègre, c'est pour vilipender l'arabe qui aussi co-existe en lui. Salem se découvrira « immigré comme les autres » à la suite d'un accident qui brise net sa carrière de footballeur. Alors, commence sa descente aux enfers ...

Louis-Georges Louisy, auteur antillais de ce roman, aimerait pouvoir justifier le curriculum vitae suivant :

Mon nom : offensé; mon prénom : humilié, mon état : révolté; mon âge : l'âge de la pierre.

CHAPITRE XII

AVIS aux fils de GAULOIS, AVIS !

Avis aussi à toute turgescente engeance du même calibre, avis !

Il arrive !...

GONFLE de superbe, obèse de suffisance !

Il ne s'agit pas ici de rumbas sous les cocotiers

De sieste « à l'ombre des ananas en fleurs » et autres crétineries déféquées du même moule.

Il est ici question d'histoire d'homme bandé contre le ciel, roidi

Homme bandé dans son granit, roidi

D'HOMME fouetté dans son essence, roidi

D'HOMME exproprié d'homme, roidi

D'hommes assassinés au nom de la GRANDEUR DE L'HOMME! Re ... frrrr ... oidis.

Il est ici question d'histoire d'hommes aux orteils fourchus, encastrés dans la terre qu'on veut lui dérober.

Il s'agit d'homme spolié de lui-même, escroqué de son âme, et psalmodiant des entrailles de sa cécité, sa révérencieuse foi en son infériorité atavique.

Il s'agit d'homme bâti comme vous l'avez façonné; comme votre terreur a voulu qu'il FUT façonné; comme vous l'imaginez issu de vos fantasmes.

Il a abattu le cocotier, s'en est fait un radeau, et à contre-courant est venu jusqu'à vous, vous conter ses angoisses, brandir son étendard miteux sous vos fenêtres prospères.

C'est un homme bâillonné, à qui il reste une corne d'ongle au bout d'un orteil démesuré, planté dans la corne de votre écorce.

Il est ici question du sphincter de vos consciences, de la sodomie de vos âmes (il vous faut des séismes.)

Mais lui, cet autre homme (moi), il a foi en vous. IL SAIT. Il sait qu'il faut qu'il se taise. On lui a réservé un chas. Il s'est fait tout petit, s'y est glissé. Il sait qu'il peut croître [PAGE 13] et multiplier dans l'ombre que vous lui faites. Et s'asperger, pour paraître vrai, de chlorophylle synthétique.

Il y a des merdes dont le parfum est plus chavirant que les effluves de « CHAMADE » dont vous vous vaporisez mam'zelle.

Mais si ! mais si !

PRENEZ ma main et promenons nous !

Mais si ! mais si !

Rentrez votre batiste, je ne déteins pas.

Je suis peint d'encre indélébile.

Et ma peau brille, car elle attire le soleil. ARABE ou nègre, peu importe. Je ne sais plus qui je suis.

Nous sommes de la même chiée glaireuse. Nous tous, moricauds, fils de moricauds.

Qu'on use (ou qu'on n'use pas) d'euphémismes, la horde des eurasiens, quarterons, améridiens, negro-américains, peuhls anoblis par la dialectique anthropologique ou aborigènes aux poils de jais dressés, assises de sagesse à méditer pour l'Occident bancal ! Alibis !

Vous vous étonnez de nous savoir encore debout.

Que je dise fiente, vous vous mouchez

Que je hurle chiure, vous vous pincez le nez

Que je stridule : ZOB ! vous enfourchez le vice et cherchez des vibrations fétides dans les chiottes crasseuses de vos gares de sperme frais.

J'ai épuisé le lexique des colères digne et des revendications mouchetées.

Je suis tel que vous me vouliez. Nu. D'une nudité abortive. Léviathan de vos cauchemars ! Je rampe dans ma noire crasse, avec de noirs desseins dans le noir couvre-feu de votre générosité.

Venez petite mam'zelle.

Ne vous effrayez point

Il n'y a que ces mots pour traduire mon angoisse

Il n'y a que ces imprécations pour conjurer la peste.

Avant j'étais de miel

J'étais goutte de rosée

Je disais LAMARTINE, RONSARD et du BELLAY

Je me pâmais

« Et Rose

Elle a vécu ce que vivent les roses ».

Je vous faisais confiance.

Vous me serviez de guide. [PAGE 14]

Vous m'avez laminé, mon cuir est pestilence.

Mais si parfois je hurle, c'est qu'il me reste un cœur qui sue des perspectives humides de votre fente soyeuse.

Venez petite mam'zelle que je vous écouvillonne

Que je lisse mes soies à vos papilles anales.

On m'a fait porc et j'exulte d'introduire mon groin dans vos excavations sulfureuses, de débusquer vos sécrétions intimes.

J'exulte de découvrir ce qu'on m'a caché dans ma prime jeunesse : que vous aussi vous vous asseyiez sur un pot de chambre pour expulser de malodorantes décoctions.

Comprenez-vous mam'zelle ?

Je suis à cette table un crayon entre les doigts, face au ciel encadré.

Ce que j'étais à gauche, un garçon plein de flamme, en tenue de sportif.

Ce que je suis maintenant du fond de la grande glace : un vieillard précoce qui tâte ses escarres, évalue ce qui manque à ses gencives nues. Se dit qu'à vingt sept ans d'habitude on est jeune. Contemple sa houppe blanche de cheveux décatis. Se souvient irrité, enrage et blasphème. Se dit, vous dit qu'il était une fois OMAR SALEM un sportif plein d'avenir, sur les avenues de la gloire... RASSUREZ vous mam'zelle, je n'ai plus de quenottes pour déchirer vos seins...

Je vous rends à Salem, il emprunte la voie royale...

***

Des lucioles bleues et jaunes peuplaient mon insomnie. Quelque part, suspendue, stagnant à vingt mille pieds, la nuit profonde étendait sa sombre nostalgie. La douce vibration des tuyères procédait à la lente parturition de mes dernières images de terrien... Une valise surchargée que je m'efforce de fermer. Ma mère, toute de taffetas mauve vêtue, la larme nouée au fond de la gorge et qui ne s'exprime plus que par monosyllabes, par crainte de briser les digues de son désespoir.

Le dernier et furtif adieu de quelques voisins chers, soucieux de ne pas troubler l'épaisse connivence de nos chagrins noués.

A vingt mille pieds, la nuit profonde étendait sa sombre nostalgie...

La valise qu'il faut défaire pour y caser la trousse de toilette oubliée. [PAGE 15]

Se débarrasser de ce pot de confiture de goyaves qui me fait un excédent de poids...

La baie miroitante, où file sur son erre un cargo mugissant..

Et cette odeur de patate douce rôtie, qui monte de la cuisine à ciel ouvert, d'un de nos voisins de VOLGA PLAGE.

VOLGA LA CRASSE, toute de boue maculée et de misères dignes.

VOLGA, assoupie d'inanition, hoquetant sa bile grise.

VOLGA que je regrette maintenant de si peu connaître, avec ses cases sur pilotis, ses eaux mortes et sa marmaille pépillante...

VOLGA et son saxophone errant dans la steppe des nuits nues.

VOLGA, chère et tendre verrue, cloaque mystérieux, envers des dépliants glacés de ciel rutilant, et d'espadons ferrés dans des geysers d'écume immaculée.

VOLGA... et JUDITH, de dévouement nimbée.

D'yeux brillants, de sombre rimmel soulignés.

Judith amincie dans son pantalon de jersey beige.

JUDITH, au slip discrètement esquissé, logé à l'entresol de sa croupe épanouie.

Qui butine ces petits riens sans quoi les meilleurs voyages ratent leur plénitude : un magazine à lire dans l'avion, le guide de Paris et de ses rues, les comprimés contre le mal de l'air, un crayon pour remplir la carte de débarquement.

Elle a les joues creuses et les sourcils finement épilés. Ses cheveux viennent de subir un défrisage à froid et sont ramenés en arrière, en forme de queue de cheval, maintenue par un ruban de velours noir.

Elle a fini par être acceptée par ma mère dans la scène finale : Elle nous conduira à l'aéroport.

A vingt mille pieds, la nuit profonde étendait sa sombre nostalgie...

L'air s'emplit de l'absence de parfum des bouquets d'anthuriums.

Il flotte dans l'espace raréfié l'odeur des cendres froides, et des oursins rôtis, une sécrétion de mangue et d'ananas mêlés, la sueur des endormis vingt mille pieds hors de terre.

Quelques lampes individuelles survivent dans la pénombre au-dessus de quelques têtes; comme pour moi, la nuit cosmique s'est installée dans les méandres de leurs lobes surmenés par la profondeur de l'inconnu. [PAGE 16]

Nuit pelvienne, tapie dans la périphérie d'un nombril contracté.

Nuit de ponts coupés avec la terre-mère, sur le chemin solidement balisé d'une mère dite PATRIE. J'ai beau penser que pour moi Salem, elle pourrait se livrer à des câlineries incestueuses, l'angoisse du jour qui vient ne cesse de me garrotter les tripes.

Quelques longues étreintes à ma mère qui ne peut plus retenir ses larmes, s'accroche à mon épaule, me murmure à l'oreille les mêmes recommandations maintes fois répétées : « pas de politique... surveille tes relations... couvre toi bien... écris souvent... méfie-toi des femmes blanches... serre bien ton nœud de cravate : une mise correcte attire le respect; quand on n'est pas chez soi, il ne faut pas prêter le flanc à la critique... »

(La cravate je l'ai enlevée et fourrée dans ma poche en pénétrant dans l'avion. J'ai déboutonné ma chemise jusqu'au nombril. Je me suis installé nonchalamment près du hublot par lequel j'ai jeté le coup d'œil faussement ennuyé de l'homme d'affaires effectuant un voyage de routine).

Etreinte chaude et brève à Judith, dont la présence m'a évité le pathétique tête-à-tête avec ma mère. Dévouée et sensible Judith : elle a ralenti en passant devant la maison de Lamplain où déjà le portail a été forcé par un rôdeur, et pend comme une loque au bout de ses gonds rouillés. Le vent poussait sur la dalle de béton de l'entrée quelques feuilles sèches en perdition. Et cette pancarte : A LOUER, dont le souvenir maintenant m'étreint comme une morsure...

Notre lente progression sur l'autoroute, pour plaquer dans ma mémoire une dernière « carte postale »... une vache qui broute, balayant de sa queue des nuées effrayées de mouche, un vol de « pattes jaunes » dessinant au-dessus d'un étang des arabesques d'une ciselure féerique, L'œil avide qui pour la première fois s'ouvre sur l'ondoiement des collines qui enchâssent Ducos et ses champs de cannes agrippés à flancs de mornes.

A vingt mille pieds, la nuit...

Dans le fauteuil de gauche dort une énorme femme aux chairs largement étalées, qui se tête la langue, soupire, bouge légèrement la tête et murmure « Félix ! Félix !... Féfé ». Sur le siège libre entre nous deux, elle a posé son sac à provisions de skaï noir qui s'ouvre impudiquement sur quelques bananes jaunes, trois avocats, un bocal de piments confits [PAGE 17] et une conque de lambi, décorée de cocotiers et de gommiers voguant sur une mer démontée. Un mouchoir à carreaux et un gros peigne en écaille complètent l'inventaire. « Elle a l'air de revenir du marché de Trois-Rivières, pensé-je, amusé... »

Il me semble que sa mise et son équipage manquent de solennité pour un tel voyage : elle est attifée comme si, carrée à l'arrière d'un taxi-pays, elle regagnait sa cambrousse de Barrière-Lacroîx, ou d'ailleurs. Son sac à provisions, ses murmures incongrus et son « sans-gêne » m'indisposent. J'aimerais bien changer de place mais je suis trop intimidé... Je ne voudrais pas non plus qu'elle pense que c'est à cause d'elle... Car pour m'en aller, il faudrait que je la réveille, (elle occupe de sa masse et de son baluchon tout l'intervalle entre les deux rangées de sièges). Ma gêne n'est d'ailleurs pas spontanée. Je l'ai bien acceptée au début du voyage. Seulement, il y a environ une heure (avant qu'elle s'endormît) je suis allé aux toilettes, et enfermé dans la cabine, j'ai surpris les bribes d'une conversation entre deux hôtesses :

– ... ça pue le jardin potager ici. Ils ont de ces exigences

– Tu es jeune dans le métier, ne te plains pas. Tu n'as encore rien vu. La semaine prochaine je suis sur Tunis : Air Bougnoule. Ils sortent leur fromage de chèvre et leur couteau comme ils le feraient dans la médina. Et il faut les avoir à l'œil, car ils sont capables de pisser n'importe où. Une fois à Alger, il y en a un qui s'est embarqué avec une poule, gandourah, chéchia et tout le ba-ta-clan. Impossible de l'en débarrasser. Il pensait peut-être qu'on voulait la lui voler... bref on lui a laissé son volatile... et pendant tout le voyage voilà cette bête qui n'arrête pas de caqueter... et bien entendu, on était mortes de rire. »

A vingt mille pieds...

Je commence à penser que là-bas les Arabes ont une sale réputation. J'entends encore ma mère s'obstinant à m'appeler Omer, les vociférations haineuses qui ont scandé mon dernier match... une pointe d'angoisse m'étreint. Là dans cet avion, hors du monde, retranché pour un tiers de jour, hors des tumultes de la terre, l'anathème fleurit comme sur le plus malodorant des fumiers terrestres. Ma double identité arabo-nègre s'émeut d'une bi-focalisation haineuse dont je commence à ressentir l'inconfortable originalité. Dangereux numéro de funambulisme, si je joue sur les deux tableaux. Je me sens empêtré dans une trame aux rets tentaculaires, [PAGE 18] produit de deux races à qui l'on dénie toute vertu quintessente. Impossible d'en réchapper : mon nom ne peut même pas atténuer la tache « honteuse » de mon indignité pigmentaire. Il la rénove, l'épaule, la magnifie dans l'opprobre, l'entraîne dans son naufrage. D'imperceptibles cendres commencent à souiller mon tapis rouge, fissurent mon optimisme. J'essaie d'éloigner ces fantômes hideux qui s'insèrent dans mon horizon cristallin. Je me réfugie derrière un mirage auditif, qui me fait douter de ce que j'ai entendu. Je me désolidarise de tous ces affamés qui volent vers un destin troglodyte, et qui, pris d'hallucinations, délirent superbement sur l'hospitalité légendaire de leurs « compatriotes métropolitains ». Je n'en suis pas à ces naïvetés. Je sais que là où je vais, les seules qualités qu'on nous concède s'imposent de manière objective : on ne triche ni avec un chronomètre, ni avec la puissance d'un tir. Nous nous faisons respecter par notre force et par notre souplesse, ce qui bien entendu, nous rapproche de la bête, pour ceux qui depuis qu'ils nous ont découvert, parlent beaucoup plus « d'instinct » que « d'intelligence ».

Je viens de lire dans un hebdomadaire sportif qu'un ailier martiniquais était « aussi ondoyant qu'une couleuvre dans la savane ». Les reptiles, pas plus chez moi qu'ailleurs ne passent pour symboliques de la noblesse humaine. Je n'ai jamais lu que Kopa, à l'apogée de son génie « ondoyait comme une vipère dans la garrigue », ni que Bouttier, ex-champion d'Europe de boxe, malgré son passé de garçon boucher, ait été surnommé « l'Eventreur de La Villette ». Dans la presse sportive, on patauge dans une gadoue malsaine dès qu'il s'agit de célébrer un champion non-européen... L'avion palpitait, gorge offerte aux attouchements de la nuit. Son ronron de tigre amoureux m'enserrait d'une léthargie qui refoulait les miasmes toxiques embrumant ma conscience tourmentée. Nous glissions vers la Terre Promise, dans un chatoiement d'ombres lovées autour du dard tendu de notre élégant fuselage. Je remontai jusqu'à mes épaules le plaid à carreaux rouges qui me couvrait les jambes, me croisai les bras et me tournai vers le hublot dans l'attente d'un sommeil réparateur...

Vingt mil-le pi-eds... vingt mi-...

... Des rocs écartelés gémissant sous des gifles redoublées, grincements de carcasses calcinées de zébus népalais, disloqués par la flamme infernale d'un désert dément crachant [PAGE 19] son ire en pulsions de lance-flammes. Accroché dans une union placentaire au verbe délirant de Marcel Brandor, le fracas de l'oiseau luisant que chevauche le GRAND BON DIEU BLANC, venu en personne visiter L'EDEN. Au fond des mornes perdus, répercuté d'échos en échos éclate comme un cataclysme le « MON DIEU, QUE VOUS ETES FRANÇAIS ! » Incantation féconde, philtre spermicide qui stérilise la chiure carnavalesque, accrochée comme un morpion au pis éclaté de la « solidarité nationale ». Nous marcherons à pied. A pied vers les sommets. Nous mettrons nos petons dans les grands pieds du BON DIEU. Nous nous sacrifierons sur PELEE-GOLGOTHA.

Arrêtez d'engraisser les veaux... mais il vous faut des oies. Des oies au foie éclaté, immolées sur l'autel aux ripailles, des officines import-export. Et il gueule Brandor, il gueule, il éjacule des imprécations dans le fracas des vivats qui montent vers le trône céleste. Mais il est fou Brandor ! Qui donc écoute Brandor ? Un « coucou » de l'Aéro-Club traîne dans le ciel qui se cache, une banderole où s'étalent des insanités patriotiques, déployées sans pudeur à un peuple sans patrie. « BIENVENUE AU SAUVEUR DE LA PATRIE ». Aux chiottes les fossoyeurs, la Patrie est à faire.

Tous vendus, les chantres de « l'indéfectible attachement ». Trois siècles de mensonges réitérés, de consciences bradées et de cynisme paternaliste. Le cercle se disloque Brandon Vons n'avez pas d'audience. Dieu est venu distribuer des prébendes à ses adorateurs.

Et Brandor se tait, la voix brisée, suit d'un regard boursouflé les phalènes tricolores qui se bousculent sur la Savane pour écouter la voix du Père. Dans l'ombre de Dieu, Satan ne fait plus recette. Et Brandor range dans son sac d'écolier fripé les dix exemplaires de son « Prolégomènes, à la constitution antillaise », fascicule de 32 pages, imprimé cinq francs l'un, à l'imprimerie Desrameaux, et qu'il essaie (de fourguer misérablement, quatre francs l'exemplaire à la foule en délire. Brandor jette un œil égaré vers le Fort Saint-Louis, devine dans le prolongement des plages fangeuses, sa vase de Volga ouverte à tous les vents, aux hordes de chiens errants forniquant prestement pour la plus grande joie des touristes roses-bonbons, l'œil rivé aux viseurs des caméras glacées... Riche provision d'images pour suppléer aux défaillances hivernales.

L'homme pense à ses trois tranches de fruit à pain qui [PAGE 20] achèvent de moisir dans une casserole d'aluminium. Il s'en ira pour ne pas entendre le grand sorcier blanc... Il ramasse son sac... Mais voilà qu'apparaît madame Carmen, la propriétaire de l'Hôtel de la Reine, enrubannée comme une truie primée au comice agricole. Elle pousse en avant ses cinq kilos de seins qu'emprisonne un tee-shirt assorti du slogan de bienvenue que le bon peuple dédie au démiurge blanc : « GASPARD, MALE CANARD ». « Le mâle canard c'est moi, pense Brandor en emboîtant le pas aux cent kilos de lard de sa Roxane. »

Sa silhouette fluette se faufile à travers la foule compacte. Sa tête fulmine des tirades ampoulées qui parsèment les épîtres restées sans réponse, dont il arrose copieusement l'objet de ses désirs les plus fous, le plat de résistance de ses chimériques agapes amoureuses. Bille en tête, drissé de sulfurances, il dérive dans le flot qui l'étreint, le porte vers le Cafouillis fangeux des délires grégaires. Il perd son chapeau qui roule, piétiné, échoue à son sauvetage, lui-même piétiné, meurtri, pleurant sur l'agonie de son sac éventré. Sac aux entrailles dispersées par la multitude en cavale affligée du rut purulent du panurgisme alimentaire.

« A mort le peuple esclave, clame étouffé Brandon AFFAMEZ cette canaille et foutez-lui de la matraque ! Rendez leur la carotte amère... de plus en plus amère. Je mangerai du nuage gris saupoudré d'éclair sailli du fracas des bouleversements tropicaux ! » Il écume Brandor. Loin devant, happée par la foule et propulsant en bélier ses appas monstrueux, madame Carmen s'est ouvert un chemin jusqu'au premier rang. La larme aux cils, émue, elle attend de toucher enfin la main du GRAND HOMME. A l'arrière-garde un homme froissé, perdu dans son brouillard chimérique, époussette nerveusement un panama informe. Il tourne le dos au peuple, au soleil qui se couche, se tourne vers Volga et ses dunes d'immondices... un saxo ce soir-là tonnant dans la fantasmagorie des ombres, poussera vers le silence de la baie son grand cri écorché.

... Dans la nuit épaisse quelque part hors de terre, un ronron rassurant épandait sur les âmes son ondée léthargique. Ma voisine s'éveille dans un bâillement sonore, les poings fermés dans un voluptueux étirement. Elle cligne des yeux, me sourit, et dans un geste de coquetterie machinale porte les mains à sa coiffure. Un bruissement soudain perturbe la fluidité de notre vol, d'abord léger comme une brève caresse, [PAGE 21] puis s'étirant dans une ténuité vibratoire qui nous arrache de notre torpeur. Ma voisine me lance un regard interrogateur auquel je réponds par un clin d'œil qui se veut rassurant. La vibration s'accentue ... Je perçois comme des gémissements de haubans surmenés ... une poussée brutale vers le haut... Je m'agrippe aux bras du fauteuil, et fixe le signal lumineux qui jaillit dans sa formulation bilingue : « Attachez vos ceintures », « Fasten your seatbelt ».

– Ça y é, mon Dié ? lance affolée ma voisine.

– Attachez votre ceinture, fais-je en me forçant au calme, ce n'est rien.

J'enclenche sèchement les deux extrémités de ma ceinture, et penché sur la femme l'aide à en faire autant de son côté. Des murmures et des exclamations fusent de partout, ponctués par le claquement sec des ceintures. La voix de l'hôtesse réitère dans le haut-parleur les enseignements donnés par le signal lumineux, et nous recommande le calme. Elle nous précise que nous sommes pour l'instant dans une « zone perturbée » et que nous en sortirons bientôt. L'avion se cabre comme un cheval fou, nous précipitant dans un gouffre effrayant, craquant de tous ses membres, remontant sèchement dans des saccades qui me broient les tripes. Par dessus le siège libre entre nous, ma voisine a lancé son bras; ses ongles s'enfoncent dans ma chair pendant qu'elle psalmodie :

– St Michel Archange, ayez pitié de vos enfants. St Expédit sauvez nous ! Jésus-Marie-Joseph, nous sommes innocents ! » Je serre les dents, giflé par les brutales chutes d'altitude, soûlé par la vigueur des folles remontées, essaie d'être calme devant l'imminence d'une catastrophe. En avion, il paraît que « ça » se passe vite. Sera-ce la chute en plein océan, ou l'écrasement contre une montagne ? Est-il possible de survivre ? On dit qu'à l'arrière, c'est plus sûr. Pas de panique ! Cela passera. Une zone perturbée c'est courant dans l'aviation... Les journaux... les statistiques.. plus sûr que l'automobile... mais plus effroyable... confiance. Voici l'accalmie ... légère... notre course se stabilise... « St Antoine de Padoue ... Notre Dame des Sept Douleurs... Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus... » ma voisine s'accroche à ses saints comme à des bouées de sauvetage... son débit se fait plus lent... est-ce la sortie du tunnel... un violent spasme... non... oui peut-être... plus rien... quelques soubresauts d'agonie... faibles... faibles, de plus en plus faibles... le signal lumineux [PAGE 22] s'éteint. De nouveau je perçois le ronronnement régulier du monstre apaisé. Une main se détache de mon bras torturé. Un immense soupir s'échappe de cent poitrines.

« Nous chappé-i belle, me lance ma voisine, le teint gris. »

Un ricanement nerveux jailli de l'arrière et se voulant narquois, ponctua une déclaration d'une sincérité douteuse :

– Quoi ? Vous avez eu peur ? Pas moi ! Je suis habitué, c'est fréquent par ici ! Vous savez l'avion, il n'y a rien de tel pour bien voyager. »

Un silence d'indifférence accueillit cette rodomontade. Nous avions eu peur; nous n'en avions pas honte.

CHAPITRE XVII

Je jetai un regard circulaire autour de moi, pour mesurer, me référant au décor moderniste qui m'entourait, le chemin parcouru depuis un an. J'avais gardé la même chambre au premier étage du pavillon de madame Lalonde, tout en prenant soin de la dépoussiérer de son caractère rustique et vieillot. Le vert de l'épaisse moquette et l'orange des murs fraîchement repeints, se mariaient agréablement pour satisfaire ma soif de soleil et les rêves d'évasion champêtres que m'interdisait le rude climat du Nord (J'étais resté très frileux, et je continuais de porter sous ma tenue de footballeur un collant rnarron-clair, dès que le temps fraîchissait). Pour l'ameublement de ma chambre, j'avais été séduit par l'audace et l'originalité des stylistes scandinaves, dont le seul but semblait d'avoir œuvré pour rendre plus agréable la vie à ceux que de longues journées d'hiver retiennent souvent à l'intérieur.

Le mobilier se composait d'une table basse ovale à dessus de verre, soutenue en son milieu par un socle tripode en aluminium. Autour de cette table étaient disposés trois fauteuils demi-sphériques en plexiglas fumé, recouverts de cuir fauve et bordés de métal chromé. Plaqués contre le mur, des éléments en bouleau laqué brun-clair, s'encastraient pour former un combiné bibliothèque-bar-secrétaire, truffé de cadres de dimensions variées, destinés à recevoir les divers [PAGE 23] accessoires standardisant les intérieurs modernes : la télévision sur sa plate-forme amovible, les éléments de mon ensemble stéréophonique, des photographies, quelques fragments de coraux et de madrépores venus de mes Antilles, et ces inévitables bibelots de drugstore qu'on croit acheter par distraction jusqu'au jour où leur accumulation s'incruste comme un germe eczémateux.

A la base de cet assemblage, s'ouvrait un canapé recouvert d'un velours moiré de même teinte que la moquette, sur lequel quelques coussins épars exposaient leurs meurtrissures, tels les pétales gisant des lendemains d'orage.

Contre le mur opposé, un large lit de palissandre, avec sa table de nuit incorporée, supportant quelques livres, un réveil-matin de forme octogonale et un petit poste de radio à transistors. Le lit était recouvert d'une épaisse couverture en astrakan, spécifiquement choisie, en dépit de son coût élevé, pour ses évidentes vertus calorifères. La fenêtre au rideau d'une transparence légèrement bleutée, s'encadrait de deux lourds stores de velours mauve, retenus par des embrasses de nylon jaune, tressés en filin. Au ras du sol, nichées dans leurs corolles sphériques, quatre ampoules symétriquement réparties dans les angles, irradiaient crûment du fond de leurs alvéoles, une clarté d'un jaune insolent, tendu face à l'engourdissante emprise de la reptation vespérale.

Derrière la fenêtre, l'ombre étique du cerisier étendait dans une vaine supplique ses membres décharnés vers les cumulo-nimbus baladeurs. Le ciel étalait toute sa hideur glacée au fronton de l'oppressive nuit automnale. Un étrange malaise me cernait l'âme, me poussant lentement vers un abîme de langueur et d'angoisse inexpliquée. La nuit s'étendait, inexorable, m'instillait ses malfaisances mythiques, pesant de tout son mystère sur mon éden artificiel, insinuant son noir museau dans l'azur de mon confort moral. Je m'arrachai du siège qui me soutenait, fermai les stores pour échapper à la fascination morbide du dehors, constatai l'inutilité de mon acte, et ne pus m'empêcher de conclure sombrement :

« L'œil était dans la tombe et regardait Caïn. »

Mon âme me refusait toute évasion heureuse vers des souvenirs sereins; son spectre griffu m'entraînait dans une ronde cauchemardesque où stagnaient les remugles les plus malodorants de mon enfance : une giclée de sang jaillie de mon orteil éclaté, la pince ensanglantée d'une femme [PAGE 24] dentiste, essayant de m'arracher une molaire cariée. Sous l'effort, la sueur traçait des rigoles dans son maquillage blême, son bras gauche enserrant ma tête tentait vainement de maîtriser mes soubresauts. Son sein épais m'obturait les narines m'obligeant à respirer bruyamment par la bouche. Suffoquant, ivre de douleur et de rage, j'avais férocement mordu dans son sein, m'attirant une gifle magistrale, suivie d'une brutale expulsion du cabinet. De retour à la maison, la bouche ensanglantée, la bave aux lèvres, je m'étais fait traiter de « sale chien ! » par ma mère... sept ans déjà... et ce soir le goût amer du liquide analgésique me remontait dans la gorge....

La mort atroce de ma chienne Ketty, abattue d'une balle dans la tête dans d'affreuses convulsions... Ketty, une dramatique méprise... une étourderie enfantine... Le désir de bien faire, de me rendre utile, de venger une couvée de poussins enlevée par des mangoustes... l'envie de châtier les prédateurs... la cour grillagée de notre maison était bornée d'épais halliers où croisaient des mangoustes en quête de poulets à occire. Dans un angle de la cour, ma mère avait transformé en poulailler une vieille baraque en bois aux planches disjointes. Une nuit, creusant la terre sous le grillage, des mangoustes s'étaient faufilées dans la cour, introduites dans le poulailler, et mangé une couvée de cinq poussins âgés d'une semaine à peine. Furieux, et décidé à capturer l'un des coupables, j'avais sorti ma canne à pêche, dotée d'un solide hameçon. J'avais appâté avec des entrailles de poisson et lancé ma ligne à l'entrée du trop creusé par les mangoustes. Je m'étais ensuite posté à plat ventre sur le toit en terrasse de la maison, dans l'attente d'une touche. Surprenant ma vigilance, Ketty avait alors surgi de la cuisine, s'était jetée sur mon appât, avalant l'hameçon. Dans mon affolement, je l'avais ferrée plus sûrement encore, en tentant d'éviter la catastrophe. La malheureuse petite bête lançait des sanglots déchirants et ses bonds désordonnés rendaient plus désespérée sa douloureuse situation. J'avais dégringolé du toit à toute vitesse, cueilli un couteau sur la table de la cuisine et coupé la ligne, sans que son sort s'améliorât. Sur ces entrefaites, ma mère attirée par les râles de Ketty et mes cris angoissés s'était précipitée dans la cour. Mise au courant de l'accident, elle s'était jetée sur une barre de fenêtre qui traînait et m'en avait asséné des coups, si violents que mon arcade sourcilière droite éclata. M'abandonnant couvert de [PAGE 25] sang, elle était allée chercher l'agent de police lequel avait décidé d'abattre Ketty pour lui éviter une affreuse agonie. Le coup était parti alors que perdant mon sang, je sanglotais dans ma chambre... j'avais neuf ans, et depuis, la compagnie des chiens m'était devenue insupportable.

Je me passai un doigt à l'endroit où devait se trouver la cicatrice, constatai que mes sourcils l'avaient recouverte, secouai la tête comme pour m'ébrouer, convaincu que pour expliquer mon trouble il fallait lui appliquer une analyse rationnelle. J'entrepris de faire le bilan d'une année passée à Meveux, comme footballeur amateur d'abord et depuis quelques mois, comme professionnel, titulaire du poste de premier avant-centre. Mes débuts avaient été satisfaisants : j'avais marqué un but, permis à Polanski d'en ajouter un autre, et terminé le match dans un état de fraîcheur physique qui m'avait valu les félicitations de mon entraîneur. Nous avions gagné et légèrement progressé au classement du championnat, passant de la douzième à la dixième position. J'avais été maintenu en équipe professionnelle tout en gardant mon statut amateur et mon emploi de commis dans un supermarché de la ville. Nous terminâmes septième, et avec mes neuf buts marqués, je m'estimais pour une grande part responsable de notre classement, relativement flatteur sur un total de vingt équipes et compte tenu du pessimisme de nos dirigeants qui nous voyaient éviter de justesse la deuxième division. Je m'étais bien intégré à l'équipe, et mes coéquipiers bien qu'usant à mon égard d'un paternalisme primaire et un peu anachronique, ne me semblaient pas être de mauvais bougres. Il est d'usage dans le football professionnel d'entendre les joueurs tresser de sempiternels lauriers à leurs dirigeants du moment. Les termes de « vrais pères », de « grande famille », d'« ambiance chaleureuse », « je dois tout à mon entraîneur », représentent au football les tartes à la crème des mauvais films comiques. On nage là en pleine orgie de termes creux et de témoignages falsifiés. Transféré dans un autre club, souvent au mépris des règles régissant la profession, le transfuge s'empresse en général de dire pis que pendre de son ancien employeur. Lorsque par voie de presse ses propos sont diffusés, il s'empresse de rectifier le tir, arguant d'une interprétation erronée de ses déclarations. Le dirigeant visé, apparemment apaisé par la « mise au point », passe l'éponge, rappelle onctueusement qu'il exerce un bénévolat qui lui fait négliger ses activités professionnelles, [PAGE 26] déploie ses « longues années de dévouement au sport », et profite généralement de la présence d'un photographe pour serrer le « fautif » dans ses « bras paternels ». Tout rentre alors dans l'ordre; le dirigeant retourne se faire encenser par les autres « gamins » qui lui sont restés fidèles, et le transfuge aiguise ses expressions laudatives à l'intention de ses nouveaux employeurs. Sur vingt clubs professionnels, un seul président était un authentique éducateur. Tous les autres étaient patrons, ou membres de professions libérales. Sans vergogne, les clubs professionnels mendiaient aux municipalités des subventions énormes pour acquérir des « mercenaires », qui à l'instar des hirondelles, se tiraient vers des cieux plus généreux, aux premiers tintements de bourse. Mes dirigeants, notables cossus et guindés, semblaient former un club dans le club tant leur affectation, leurs pulsions tronquées, et leurs sourires tièdes s'opposaient à nos explosions de joie, nos franches accolades et nos regards clairs. Mis à part l'entraîneur, aucun d'eux n'avait touché à un ballon de football, et je gardais l'impression d'être dirigé par le Rotary Club local.

Ils semblaient être les seuls dans le milieu du football à ne pas remarquer mon importante contribution aux victoires de l'équipe, mais ne manquaient jamais de m'accabler dès que nous étions battus. J'appris fortuitement qu'un joueur acquis à prix d'or, mais que d'insuffisantes performances condamnaient à se produire dans l'équipe amateur, gagnait dix fois plus que moi l'amateur, incorporé en équipe professionnelle. Cette révélation me mit la puce à l'oreille : il était clair qu'au comité directeur on minimisait ostensiblement ma valeur, pour me garder amateur le plus longtemps possible, et me tenir à l'écart de la manne généreusement distribuée à des tocards. Polanski, consulté, corrobora mes doutes. La fin de saison approchant, je fus sollicité par plusieurs clubs qui me proposèrent un contrat professionnel, une importante prime à la signature et divers avantages. Mes dirigeants, attentifs, s'empressèrent de contrecarrer les projets de leurs concurrents, m'assurèrent que depuis longtemps ils pensaient améliorer mon statut ainsi que mes conditions d'existence, promirent de m'installer à leurs frais dans un appartement moderne et spacieux, me proposèrent une prime à la signature équivalant à l'offre la plus importante que j'avais reçue, et pour être sûrs que je ne leur échapperais pas, ajoutèrent qu'ils se chargeraient d'acquitter mes impôts à [PAGE 27] ma place. Le choix d'un domicile et la responsabilité devant le fisc représentant pour moi des domaines incessibles à qui n'était pas moi, je refusai les arrangements occultes concernant mon logement et le règlement de mes impôts. Néanmoins je m'engageai pour trois ans, avec un salaire qui avoisinait celui de Polanski, le mieux payé de l'équipe. Mes employeurs semblaient jubiler le jour de la signature du contrat : ils ne s'en sortaient pas trop mal. J'en fus convaincu par le nombre impressionnant de tapes amicales que je reçus dans le dos, et par l'invitation qui me fut faite, d'aller en leur compagnie passer la nuit dans un casino.

Je restai donc à Meveux et aménageai ma chambre, de manière à y passer le plus agréablement possible un séjour de trois ans. Je m'y sentais bien : le pavillon se trouvait un peu en retrait de la rue, et le vaste jardin qui l'entourait me garantissait l'isolement auquel j'aspirais, après les fatigues de l'entraînement et les analyses d'après match. Je m'y étais aussi retranché pour échapper à la vague trop envahissante de mes admirateurs. Au début, cédant à leurs sollicitations, je m'étais laissé entraîner dans les bars et auberges de la région, dans des beuveries et gueuletons qui au petit matin me laissaient la bouche pâteuse et la tête lourde. Je m'en ressentais péniblement à l'entraînement et la feuille locale ne manquait pas de le signaler dans des échos discrètement perfides. Je me fis donc de plus en plus rare en ville, déclinant les invitations, éconduisant parfois les importuns que madame Lalonde n'avait pas pu arrêter dans un premier barrage, acceptant tout de même de discuter dans ma chambre avec quelques-uns, en écoutant de la musique, un verre à la main, ou fumant de temps en temps une ou deux cigarettes. Ma vie n'en était pas pour autant ascétique, mais je choisissais avec soin mes sorties et ceux qui m'y accompagneraient. Mes loisirs étaient ceux d'un garçon de vingt ans un peu raisonnable, mes amours rares et brèves.

J'appris à tirer au fusil, passai mon permis de conduire, me rendis à Lille chaque fois que je le pouvais, pour assister à des spectacles ou à des séances de cinéma, dansai de temps en temps dans des réunions intimes, et m'intéressai à une littérature assez différente de mes habituels romans policiers. J'appris à connaître Vallès et Sartre, James Baldwin et James Joyce. J'en voulais un peu à Camus à cause de sa position sur le problème Algérien, et n'osai pas avouer que j'appréciais Céline, à cause de son anti-sémitisme. Henry [PAGE 28] Miller me parut un grand homme par son anarchisme tranquille, le souffle de liberté qui baignait ses écrits, sa sublimation du dérisoire et sa truculence d'iconoclaste paillard. Je dévorai Césaire, un nègre qui réveilla les nègres, mais c'est Fanon qui me remua les tripes, brisa ma carapace de colonisé docile, me fit le regard clair et le jarret solide, m'insuffla une rage tenace contre tous les colonialismes et leurs entreprises. Si Césaire m'enflamma, Fanon, lui m'embrasa et me fit respirer la merde que sécrétait mon inconscient d'aliéné. Cet homme me foutait le feu aux fesses, le doigt dans le trou du cul. Et je l'en remerciais ! Je m'appropriai les héros de Porrentruy et m'intéressai au long martyre du Tiers Monde. J'appris à vomir la démocratie bourgeoise et sa prétendue liberté, détournée au profit des possédants, le néo-colonialisme finaud sous ses minauderies de courtisane réhabilitée, le racisme abject et ses débordements sanglants.

Tout cela m'éloignait du football; je n'y vins pas tout seul. Une rencontre déterminante, faite quelques mois plus tôt allait légèrement modifier mon itinéraire de sportif béat sur le chemin du Capitole. Peu après mon arrivée à Meveux, j'avais fait la connaissance d'un compatriote du nom de Bayard, que les exigences de son métier de postier avaient fixé temporairement dans la région. Avec lui, je tuais le temps aux terrasses des cafés, vidant quelques verres de bière, évoquant avec nostalgie la chaude ambiance du pays natal, confrontant nos expériences communes dans un pays auquel il nous était difficile de nous agréger. Nous n'interrompions nos interminables discours que lorsque le hasard (ou la spéculation) amenait dans notre coin quelque fille que Bayard jugeait, souvent à tort, en quête « d'aventures exotiques ». Son côté baroudeur sur le front des aventures galantes, gênait un peu ma timidité naturelle lorsque nous étions froidement repoussés, mais nous procurait parfois des satisfactions qui atténuaient quelque peu le poids de notre isolement. Il spéculait habilement sur ma notoriété de sportif en devenir, plaçait quelques boniments de vendeur boulevardier, clignait des yeux dans des mimiques subtiles de maquignon retors. Cela marchait de temps en temps, et nous en profitions joyeusement, même si je trouvais le procédé inélégant, et les plaisanteries de mon « associé » un peu lourdes et puériles.

Le jour où Carole s'installa sur une table voisine de la nôtre, Bayard se trouvait dans un état d'excitation [PAGE 29] inhabituelle, fulminant contre les Français en général, l'administration des Postes en particulier, qui retardait la venue de sa femme en France, lançant en créole des imprécations ordurières dans lesquelles il mettait à mal la vertu des Françaises, décrivant férocement les sévices sexuels qu'il leur infligerait, lui à qui l'on empêchait de serrer dans ses bras sa femme qu'il n'avait pas vue depuis deux ans, l'obligeant à mener une vie de « chien errant dans ce trou de Meveux ». S'arrêtant essoufflé, il constata la présence de notre voisine qui me lorgnait à la dérobée, ourla ses lèvres en une moue dégoûtée, et laissa tomber, toujours en créole : « Tiens, cette salope s'intéresse à toi. Ça me dégoûte, je fous le camp. Reste et occupe-toi d'elle. Moi je rentre chez moi ! »

Il s'éloigna sans me serrer la main, les yeux courroucés, la démarche raide. Bien qu'il se fût exprimé en créole, sa tirade m'avait laissé mal à l'aise : il y a des gesticulations plus éloquentes qu'un cours de langue étrangère, et ses velléités de représailles me semblaient extravagantes. Je me persuadai après quelques minutes que les débordements verbaux de Bayard étaient à la mesure de sa déception, et que ses propos avaient probablement dépassé sa pensée. Son départ brusque et ses éclats de voix cadraient bien avec son sens du théâtral et de l'esbroufe. J'espérais le revoir rieur et détendu quelques jours plus tard.

Après sa sortie, j'engageai la conversation avec ma voisine, et notre entretien me plongea dans une grande confusion, lorsqu'elle m'annonça dans un sourire de connivence, qu'elle comprenait le créole. Je m'abstins de lui demander si elle avait entendu les propos de Bayard. Au comble de l'embarras, j'essayais de me dépêtrer de cette situation délicate, cherchant à m'esquiver le plus subtilement possible, sans que cela eût pu être interprété comme une fuite. Magnanime, elle vint à mon secours, arguant de sa connaissance des hommes pour ne pas prendre ombrage de paroles lancées dans un moment de déception extrême. « Partir c'est mourir un peu », mais l'exil est une lente torture. Cet homme ne serait pas ici si on lui avait donné la possibilité d'opter. J'aime mieux ses violentes convulsions que l'apathie et le fatalisme démobilisateur. Il n'y a pas de peuple maudit. Le salut est dans l'affirmation d'une conscience collective aiguisée sur le fil d'idéaux salvateurs. La violence de votre ami en est à son stade primaire, et sa fringale sexuelle, un substitut. Il n'aime qu'une femme... la sienne... le reste n'est que [PAGE 30] broutilles. Dans sa fureur il réagit comme « L'Aveugle au Pistolet » de Chester Himes : il tire à tort et à travers sans aucun risque pour son ennemi, mais ses amis ne sont pas à l'abri. Qu'on le guérisse de sa cécité, et il saura où se trouve la vraie cible ». Cette analyse me laissa ébaubi, à mi-chemin entre le rire explosif et la condescendance amusée. Que Bayard fût un jouisseur invétéré me semblait une évidence clairement établie dans les faits. Que sa personnalité fût perçue au travers d'un prisme aux distorsions effarantes, m'apparaissait comme un postulat délirant. Il ne pouvait être qu'un « bon vivant », et cette affirmation relevait d'un « solide bon sens ». Je n'eus pas le loisir d'exposer mon point de vue, parce que déjà cette femme était lancée dans une envolée qui m'enlevait toute initiative.

L'idée de lui faire la cour m'abandonna, si elle me fut jamais venue. A son écoute je n'eus plus envie de jouer les étalons triomphants du Tiers Monde : pour elle, là encore, nous servions d'outils, les femmes en général nous considérant moins chers qu'un bon vibro-masseur, mais plus vrais, et capables de nous plier à des exigences qu'aucune prothèse ne pouvait encore pleinement satisfaire. La bête à produire devenait accessoirement bête-à-faire-jouir, trônait dans l'armoire aux gadgets d'un univers « sur-consommant ». Se conduire comme des robots sexuels, planter nos derricks sur les champs taris des rombières en mal d'orgasmes exotiques représentait une collaboration objective avec ceux qui pensaient notre fréquentation source de turpitudes.

Je n'eus pas ce jour-là la possibilité de rêver à l'exquis dessin de ses lèvres ciselées dans l'incarnat d'une bouderie immuable. Ses yeux verts au charme trouble, balayaient d'injonctions péremptoires les velléités d'évasion romanesque. Ni ses cheveux châtains, ni sa peau cuivrée qui évoquait de longues expositions sous les feux éclatants d'une nature généreuse, n'arrivaient à atténuer la sévérité de sa conversation. Recueilli, je l'écoutais déchirer à belles dents la carte postale figée que d'habitude je présentais à ceux qui m'entretenaient des Antilles. Mon pays, férocement disséqué étalait ses hideurs de monstre agonisant sous mes yeux étonnés. Une colonie, mon île ! Autant dire une merde ! Une souillure anachronique où des larves irresponsables dansaient sur leur cercueil. Voilà ce que me révélait cette femme, et cette affirmation brutale me rivait à mon siège, fasciné. Sur sa lancée, ma voisine me parla un peu d'elle-même. [PAGE 31]

Elle avait vu le jour vingt-huit ans plus tôt à Meveux, et répondait au nom de Carole Lombard. Après des études de sociologie, menées à Paris, elle s'était retrouvée chômeur avant même de commencer à travailler. Au cours de ses errances dans le Quartier Latin, un Martiniquais au lyrisme ravageur l'avait convaincue que son pays était un joyau dont la visite justifiait le passage de l'homme sur terre. Quelques mois plus tard, munie du merveilleux sésame que représentait sa couleur, elle enseignait l'éducation physique dans un lycée de la Martinique. Le fait qu'elle avait été monitrice de colonie de vacances avait semblé un critère de capacité suffisant pour qu'elle l'emportât devant une poignée de professeurs locaux. Après trois ans passés à se dorer sur les plages, elle était rentrée à Meveux et cherchait à se faire engager comme professeur de Français au Koweit.

Nous nous séparâmes ce soir-là bons amis, et nous nous revîmes souvent. Elle mit sa bibliothèque à ma disposition. Son côté mercenaire du rayonnement français dans le monde était tempéré par la réelle affection qu'elle me portait. J'étais mal armé pour faire la fine bouche et je me jetai avec enthousiasme sur les livres qu'elle me conseillait.

Aujourd'hui, le malaise qui m'étreignait, malgré un statut de privilégié social et une popularité croissante, était le fruit de mes lectures. J'étais devenu un footballeur qui PENSAIT, reconsidérait sa place dans la société, s'interrogeait sur la finalité du sport au sein du système éducatif mondial, comparait sa position de vedette choyée au sort des milliers de mineurs de la région à la merci du premier coup de grisou, ou taraudés par la lente action érosive de la silicose. Le footballeur professionnel tente de justifier ses énormes exigences salariales par la brièveté de sa carrière ou la peur qu'une grave blessure lui interdise d'exercer sa profession. N'en était-il pas de même pour certains travailleurs, dont le courage et la dignité me forçaient à récuser l'alibi de mes pairs ?

Ceux qu'un accident du travail risque de mutiler sur le chantier, à l'usine ou au fond de la mine, ne seraient-ils pas eux aussi en droit d'exiger des rémunérations de sportifs professionnels ?

A ces questions je n'avais pas trouvé de réponse auprès de mes coéquipiers. Le footballeur comme la prostituée n'a qu'une idéologie : le fric, et je faisais figure d'antéchrist, pour avoir voulu soulever un tel lièvre. L'un de mes [PAGE 32] camarades, dont l'œil distrait avait dû s'égarer du côté d'un article politique me colla l'étiquette « maoïste », et depuis, une méfiance gênante empoisonnait nos rapports hors du terrain. Tel un îlot perdu, je ressassais mes préoccupations au milieu d'un océan d'euphorie.

... Une brume nostalgique me balaya l'âme, un gros titre au lyrisme douteux m'accrocha l'œil – « Salem, l'archange noir, dynamite le bunker allemand ». Pour quelque tâcheron en mal de slogan « tape-à-l'œil », j'avais sans doute lavé l'affront de Juin 40, en marquant trois buts à un gardien allemand. Tel boxeur n'avait-il pas jadis hurlé « J'ai vengé Jeanne d'Arc ! » après sa victoire aux dépens d'un britannique. La vile exploitation d'un chauvinisme outrancier me hérissait le derme. Le sport avec sa charge d'hystérie collective avait failli. Et si l'on hésitait à cracher sur Coubertin, Montherlant ou Camus, authentiques gloires françaises, on n'eut pas tant de délicatesse à l'endroit d'Avery Brundage, partisan d'un amateurisme épuré de ses scories affairistes. Traîné dans la boue jusqu'à sa mort, ce vieux gentleman américain fut qualilfié de « vieillard cacochyme » pour avoir jusqu'à son dernier souffle voulu préserver deux vertus essentielles qui font du sport la plus noble activité humaine : l'honneur et la probité.

L'ombre du cycliste Simpson, mort dans le mont Ventoux, après une absorption massive de drogue, s'étira comme un tentacule visqueux dans les méandres souffreteux de mon quant à moi...

Fer et sang gelés...

Il pleuvait du sang sur Paris...

Du sang pulsé d'un crâne qui explose,

Se fend comme une noix de coco,

Libérant un cerveau, frissonnant

Des dernières affres

D'un homme en devenir.

Dans un brusque spasme une vie s'est éteinte...

Le cerveau s'effrite dans l'eau du caniveau, qui emporte dans sa souillure laiteuse l'espérance dérisoire d'une augmentation horaire de cinquante centimes...

Et le meurtrier hurle : « J'étais en légitime défense... Vous avez vu qu'il m'a agressé... Il m'en voulait parce que je suis nègre... Sale nègre qu'il m'a dit... Il y a une justice en France pour un nègre qui tue un blanc ? ... Je représente la force [PAGE 33] publique, et il mettait en danger l'ordre républicain. » Pleure Brandor, pleure instrument, pleure robot... ç'aurait pu être un nègre... à Fort-de-France... à Cayenne... à Basse-Terre... t'as pas eu de chance en exécutant un blanc... dans un cas pareil tu ne pouvais pas bénéficier de la clause « bavure »... il te reste à expier pour tous, dans les gémissements d'un saxo géniteur de fantômes. Et l'on peut espérer le pardon des syndicalistes assassinés. Souviens-toi, Brandor, il existe dans ton folklore l'écho déchirant d'une voix de supplicié :

Maman la grève barré moin

Missié Michel pas lé baï dé francs

... Un frisson, parti de mes chevilles me grimpa le long des jambes et s'incrusta à la naissance de mes cuisses. Laborieusement je sortis du fauteuil, gagnai sur mes jambes flageolantes le rez-de-chaussée écrasé sous la masse de l'obscurité compacte. Madame Lalonde était sortie faire un bridge. Le cadran lumineux de ma montre indiquait huit heures dix... cinq heures de moins à la Martinique... Ma mère se trouvait encore à son bureau...

Je me déplaçai à tâtons en direction du téléphone, le trouvai sur sa petite table basse, coincé entre un fauteuil et le mur, surplombé par un abat-jour fixé sur une monumentale amphore en terre cuite. Je me glissai précautionneusement dans le fauteuil, avec la lenteur d'un vieillard goutteux, libérai un flot lumineux qui gifla la pièce comme un soleil nègre. J'avançai vers le téléphone un bras hésitant, décrochai et actionnai le cadran pour demander Fort-de-France. L'attente fut courte. A huit mille kilomètres de là une main décrocha :

– Allo ?

– Maman ?

– ... Pardon monsieur... A qui voulez-vous parler ?

– ... A madame Salem... De la part de son fils...

– Je suis désolée monsieur... Madame Salem est absente cet après-midi. Puis-je prendre un message ?

– ... Non merci ce n'est pas nécessaire. Au revoir.

Je raccrochai, me renfonçai dans le fauteuil et pris mes joues brûlantes entre mes mains. Je restai ainsi, prostré quelques minutes au bout desquelles je composai un autre numéro :

– Allo ? Madame Lalonde, s'il vous plait ?

– Attendez, je vous la passe. [PAGE 34]

La voix me parvint, grave dans un tintement de verres qu 'on range.

– Allo... c'est Ornar... Agnès, j'ai froid... puis-je dormir dans ton lit ce soir ? C'est urgent... j'ai si froid !... »

CHAPITRE XVIII

J'ai longuement observé sur la vitre l'agonie zigzagante d'une larme de ciel échue, son irrésistible déliquescence dans le sillon clair des tombes fraîchement remuées. L'horizon déblayé se teintait d'espérance au-delà du brinquebalant tohu-bohu des dunes de verdures jetées contre un impalpable ailleurs gorgé des lourdes exhalaisons succédant à l'ondée. Le cri de l'orphelin châtré propageait ses ondes muettes dans le silence hirsute d'un cœur à l'avenant. Une grosse mouche bleue hoquetait ses stridentes dans les plis d'un rideau.

C'était matin de match et ses frissons de trac... l'heure des gorges nouées, des suées incontinentes... et des genoux fauchés... un suave délirium irrigue de ses incohérences les limbes embrumées de lieux-dits en cavale... un cri informulé... un sanglot fanatique... un « viva la muerte ! » qui trépide en visions chaotiques... le choc d'un cuir fouetté d'une rage blême, comme saillie des angoisses d'un abdomen noueux... la peur enfin des fauves... leur pression coercitive... ce filet de pus qui suinte des chauvinismes exacerbés... un grand « mort aux lâches ! » ourdi dans la gorge des éternels spectateurs... ceux qui vivent leur grande aventure par gladiateurs interposés... pissent leur flemme sur l'homme assailli... se gaussent et fuient honteux se goinfrer au râtelier des somnolences bourgeoises.

L'arène en fusion et ses tonitruants borborygmes répercutait ses spasmes en mon corps élimé, tendu vers l'événement qui allait le sanctifier...

Feinte, dribble et tire... assaille, déchire et crève... mords dedans le ballon, torture ce tendre vert de gazon hollandais... inflige-lui l'inguérissable morsure de tes crampons acérés. Relève-toi et attaque... attaque... rue... grince et avance...[PAGE 35] efface par une savante véronica cette brute dont le seul objectif semble de t'accrocher par le maillot...

Un erg qui ceinture l'ocre bord de l'enfer. D'aplomb jeté, un soleil blanc écrase l'émergeant non-sens d'un âne surgi des sables. Son ombre parcimonieuse abrite la pisse solennelle d'un bédouin accroupi qui écarte en grande pompe les pans augustes d'une djellaba immaculée. L'entrecroisement ténu de mille pas trébuchants atteste de l'égarement d'une errance séculaire dans la mouvance soyeuse d'un sable aux replis pervers... Il est là, l'arabe errant, flottant sur la crête des sables. Son cri de liberté épouse les tourbillons du sirocco, s'insinue dans le calfeutrement épais des consciences, sape l'immense digue haineuse qui s'oppose à son grand désir d'ETRE.

***

La foule agglutinée sur les gradins ondoyait mollement comme mue par quelque alizé caraïbe égaré dans le Nord. Polanski engagea, les rumeurs se turent; elles renaîtraient bientôt : nous avions deux minutes pour libérer les passions. Sans à coups la balle circulait, fluide, passant d'un camp à l'autre. Le destin oscillait, hésitant sur le choix d'un favori, bloquant le souffle anxieux des partisans des deux camps. Timidement, des écharpes multicolores s'agitaient dans le claquement de quelques encouragements épars. Le tempo n'était point aux élans passionnés. La partie cheminait mollement dans l'engourdissement des après-midi de sieste. Une balle mal contrôlée sortit des limites du terrain, quelques sifflets sanctionnèrent la maladresse.

« C'est à nous de faire le jeu, me glissa Polanski à l'oreille... Nous sommes sur notre terrain. Si ça continue, ils vont nous traiter de feignants ».

– Patience lui murmurai-je... ça va démarrer... je ne me sens pas trop mal... Si monsieur le veut bien, ajoutai-je ironiquement à l'intention d'un adversaire, qui depuis le début de la partie s'accrochait à mes basques.

– Je t'emmerde le bougnoule ! aboya ce dernier. Je t'enverrai baiser les bourricots, salope ! »

La rage me suffoqua, mais opportunément les péripéties du jeu détournèrent ma colère, la balle arrivait sur moi à mi-hauteur, je la tapai sans contrôle en effectuant un saut de cabri, l'insulte de mon adversaire m'ayant renseigné sur ses intentions. Sa jambe droite faucha l'air; emporté par son [PAGE 36] élan, il s'étala sur le dos. Sur l'aile gauche, fouettée par mon coéquipier Lange, la balle sortit, soulevant un tonnerre de déceptions. La partie était lancée, la tension grimpa d'un cran. J'observai mon adversaire, qui penché en avant rajustait ses bas. Il se redressa, me jeta un regard plus proche de la haine froide que du pur idéalisme sportif, me colla de nouveau aux fesses, en me sifflant qu'il aurait ma peau... nos arrières étaient en difficulté. Je décrochai pour leur venir en aide, suivi pas à pas par mon « ange gardien », dont la litanie ordurière ne m'effleurait plus. S'il comptait me mettre hors de moi, il perdait son temps. L'habitude des insultes augmente les capacités d'endurance de celui qui les reçoit, or depuis mon arrivée en France, on m'en avait fort généreusement prodigué, lorsque l'anonymat me rabaissait au niveau de n'importe quel métèque inconnu.

Nous nous dégageâmes un instant, mais le ballon revint dans notre camp. Polanski, mèches blondes, frissonnant sous le souffle paresseux du vent, se démenait à l'arrière pour désenclaver notre arrière-défense, submergée par les maillots bleus de l'adversaire. Leurs partisans, une minorité noyée dans la marée des nôtres, lançaient des « Allez les bleus, allez ! » que les sifflets furieux de la majorité n'arrivaient pas à étouffer. Ils y puisaient au contraire une cohésion vocale (lui se propageait sans faille dans le stade enfiévré. Je commençais à me sentir très bien. Les clameurs sont au footballeur ce que la poudre est au combattant : elles excitent et transcendent. Je desserrai pour me mettre à l'aise, une cravate fictive, retroussai mes manches bien réelles, et happai à pleins poumons une bolée d'air frais. De mes tempes saillirent un martèlement syncopé... mes yeux se tournèrent vers le regard bleu-délavé de Des Moines, mon adversaire direct... qui fléchit subrepticement avant de se figer dans cette fixité glauque qui désorientait les avants qui lui étaient opposés. Aimery Des Moines passait pour une terreur sur tous les terrains de France. Ancien international scolaire de rugby, il avait gardé de ce sport une brutalité dans les contacts qui avait mis à mal plus d'un avant-centre. Trapu, les épaules impressionnantes, les jambes comme des colonnes, il semblait aussi solidement planté en terre qu'un fromager. Fils d'un hobereau provençal propriétaire de vignobles, il affectait le langage rude et sans nuances des paysans de son terroir. Les journalistes le présentaient hors du terrain, comme un individu doux et affable, affecté d'une [PAGE 37] légère myopie, portant lunettes et fumant la pipe, tout en écoutant du Bach, confortablement installé au coin de la cheminée de son pavillon de chasse. Il consacrait ses loisirs, prétendait-on, à la numismatique et à l'apiculture, et veillait consciencieusement à l'éducation de ses trois filles. Les footballeurs, qui ne possèdent pas le raffinement des journalistes, et avaient de ses talents une autre expérience, l'avaient prosaïquement surnommé « le Boucher ».

Le vent se raidit, fraîchit, cingla sur le terrain dans un tourbillon primesautier qui imprimait au ballon des trajectoires problématiques. Puis il se cabra, balaya transversalement l'aire de jeu avant de s'adosser à notre camp, comme pour secourir un allié défaillant. L'étreinte de notre adversaire se desserra, la ferveur de ses partisans fléchit, les nôtres entonnèrent une chanson gaillarde pour nous intimer du cœur à l'ouvrage. Lange dégagea une balle sur notre demi Bolek, qui prolongea sur moi de la tête. Des Moines anticipa me laissant sur place et repoussa vers ses avants. Quelques sifflets saluèrent mon démarrage tardif; j'avais manqué de vigilance et repentant, je me promis à moi-même un rachat sans bavures. Nous reprîmes la maîtrise du ballon et je sentis le souffle de la réussite nous frôler. Partant de l'arrière, cinq des nôtres se passèrent la balle mettant dans le vent nos opposants, qui s'essoufflaient après un objectif insaisissable. Des Moines se fit plus pressant dans mon dos, me bouscula par inadvertance dans sa hâte de me neutraliser. Je le regardai et lus de l'indécision dans ses yeux. Il avait reçu l'ordre de ne pas me lâcher d'une semelle, mais Polanski s'avançait tout seul balle au pied, ayant éliminé d'une feinte de corps son adversaire direct. Il leva les yeux vers moi, comprit mon embarras, et en pleine course souleva le ballon... je démarrai sec, effaçai d'un déhanchement Des Moines, qui tentait de me retenir par le bras, et recueillis le ballon dans son dos par un amorti de rêve. Les tribunes se soulevèrent dans une clameur qui me lança en avant... leur dernier arrière arrivait sur moi pour tenter de sauver ce qui pouvait l'être... derrière mois j'entendais Des Moines revenir tel un tank... il fallait faire vite... Polanski, s'engageait sur ma gauche, je lui glissai prestement la balle, alors qu'un ouragan s'abattait sur moi dans toute sa fureur... un claquement sec comme le bris d'une branche morte me vrilla le tympan; je basculai en avant et dans l'herbe, étalé, la tête bourdonnante, je reçus tout le poids de Des Moines qui s'écroula en hurlant... [PAGE 38] Le stade se tut, figé. Au-dessus de moi des voix affolées s'enchevêtraient dans le halo de ma semi-inconscience.

« Ne le touchez pas, entendis-je, ça vaut mieux.

– Ça va ! Ça va ! jetai-je en relevant la tête, ce n'est rien. Je peux me relever tout seul. »

A trois pas de moi, Des Moines assis dans l'herbe se tenait l'épaule en grimaçant. Je pris appui sur mes mains et me redressai en vacillant; j'entendis un craquement dans ma jambe droite, essayai de m'accrocher à la silhouette brumeuse de Polanski qui reculait hagard en secouant la tête; je serrai les dents, des larmes chaudes m'inondèrent les joues, libérant un grand cri de douleur. Je m'effondrai, fauché, le ciel lentement vacilla. J'avais la jambe brisée !

... Des mains expertes me soulevèrent délicatement et me possèdent en douceur sur ce qui devait être un brancard. On me jeta une couverture sur le corps, la douleur semblait embraser tout mon être; je tenais les yeux obstinément fermés sur une réalité que je me refusais à admettre. Je me sentis enlever, au milieu de quelques applaudissements... j'avais chaud... la sueur glissait sur mes paupières closes... une main chercha la mienne sous la couverture, la pressa avec une affectueuse virilité... une voix me souffla à l'oreille :

« Courage petit, ça va aller. Tu seras bientôt de retour parmi nous... ». J'ouvris les yeux sur le visage grave de Polanski qui s'efforçait à sourire; je tentai de le rassurer par un clin d'œil atone. On m'emportait hors du terrain, il resta sur place me faisant un dernier signe de la main. Des visages non identifiables, penchés sur moi, m'accompagnaient vers la sortie. J'étais sur le dos, face au ciel immobile, tendu dans une sombre indifférence au-dessus du spectacle de ma sortie manquée. La nuit lentement engourdissait les formes qui défilaient sur notre passage. Le vent dans sa fuite au loin avait mis fin à la farandole des fanions, qui s'étiraient repus, le long de leur hampe. Les projecteurs brusquement s'allumèrent, le jour sembla revivre, mais déjà nous nous enfoncions dans le tunnel obscur qui menait vers la sortie... vers l'hôpital.

Une sucée d'ombre qui nous aspire, la blouse blanche qui surnage flottant sur des effluves d'âpre sueur condensée... L'Hôpital. Ici disparaît l'homme, effacé par le rêve. Sa mémoire s'étire vers des accrocs fourchus. L'évasion élimine la dramatique de l'instant vécu... l'effilochement de vieux instants rabougris s'intitule masse, trimballe aux confins [PAGE 39] sinueux de l'enfoui, de vieux squelettes dont on mesure l'intensité émotionnelle avant de les confronter au réalisme nu des échos véritables.

Il était une fois un bar, « C'était Mon Désir à nous les Dockers », et dans ce bar de Fort-de-France, Félicia une putain aux allures de duègne décatie, baguenaudait entre les tables des marins éméchés la splendeur décrépite de ses fesses en ruines, sanglées dans d'épais slips de soutènement. Félicia, aux bajoues de dogue et aux yeux larmoyants traquait l'adolescent pour une passe au rabais... Félicia qui pour pallier la désolante aridité de son con flétri, enduisait de miel le pénis tout neuf du client néophyte lui épargnant le douloureux contact de ses aspérités rugueuses. Je m'étais enfoncé dans ces haillons de chair morte, survolté par l'énivrante symbolique qui s'attache au mot miel : n'était-ce pas là un rite seul réservé à un baiseur d'élite ? Je bénissais Félicia, ses lèvres, sa fente, son miel, sa peau en auvent de graisse flasque, surplombant de ses replis hercyniens les vestiges calcinés d'un lieu jadis humide de fertilité rose.

« Soyez bénie Félicia, je ne vous oublie point. »

J'ai de nouveau fermé les yeux... on me glisse dans une ambulance... le claquement des portes ... le bas d'une blouse qui me frôle le visage... et Porrentruy ... on me parle... on me prend le pouls... Porrentruy, un pou vieilli avec ce poil blanc planté dans sa moustache noire, les épaules affaissées, le ventre rebondi d'épicurien blasé, raboté par je ne sais quelle cure ou quel chagrin. « Je suis devenu végétarien m'a-t-il expliqué... Et j'ai repris le chemin du gymnase... Tout le monde change, les copains se font rares... la vie est plus dure... tu sais il y a eu des histoires... on s'est un peu engueulés... j'en avais marre de répéter la même chose aux mêmes abrutis qui ne m'écoutaient qu'à cause de ma grande gueule ... ils avaient besoin d'un théâtre et m'avaient à peu de frais ... aux élections, ils ont presque tous voté pour la réaction parce que le gouvernement leur avait promis une rallonge des allocations familiales... c'est pire que pendant l'esclavage, tu sais... là on ne valait rien... moins qu'un cheval... Maintenant nous sommes des citoyens... nous avons des universitaires, des médecins et des professeurs... des sous-ministres pour nous faire fermer notre gueule ... des « préfets de couleur » pour nous lancer les C.R.S ... nous voilà maintenant gavés comme éléments reproducteurs pour la prospérité de la nation... le plus banal des coïts devient un [PAGE 40] investissement à terme... c'était déjà ça n'est-ce pas, sous l'esclavage ? ... alors je me, suis retiré tout seul dans mon gourbi... alors la liberté pour quoi faire ? ... l'homme a assassiné la liberté et les révolutions doivent se faire contre lui... »

Il s'était brusquement arrêté, les yeux inexpressifs derrière ses lunettes noires, avait commandé un jus de tomates, avait continué :

« Je suis content de te voir, Omar, même si ça m'emmerde d'être en France... Mais avec les charters maintenant on cavalerait même chez Pinochet... je suis heureux que tu aies sauté un entraînement pour venir me voir à Paris... je m'en vais dans deux jours... je sais que le destin de l'Occident est scellé. C'est une irrésistible plongée vers les délices du capitalisme... et puisqu'ici on a failli... on essaie de saboter les révolutions des autres... je parle bien entendu de la gauche occidentale, du Chili hier et du Portugal aujourd'hui. Le Chili fut ma dernière espérance... là-bas les fascistes ont assassiné la démocratie et qu'on ne me parle plus de socialisme démocratique... le pouvoir s'arrache, et on ne le remet au peuple qu'une fois écrasée la vermine capitaliste... Ils ont laissé échapper Spinola... Ici, depuis près de quarante ans on ne cesse de pleurer sur l'Espagne et les crimes de Franco... comme Spinola, Franco se trouvait à l'extérieur... Gare au retour de manivelle... je lis partout que les communistes ont mis la main sur le pouvoir, mais ce sont paradoxalement leurs locaux qu'on brûle et leurs militants qu'on pourchasse... Dans la presse on leur attribue des faux monstrueux relatifs à une prétendue conquête du pouvoir... et ils ne doivent compter que sur eux seuls... Aucun de leurs alliés pour les soutenir... pire, ces derniers participent à l'hallali général... on se sert des polémiques avec le parti communiste comme slogan publicitaire dans la presse hebdomadaire... on rameute l'intelligentsia des pétitionnaires itinérants lorsqu'on a été pris la main dans le sac de la réaction, lui dérobant ses plus vils arguments rhétoriques. Ici Omar, on n'aime les révolutionnaires que lorsqu'ils pourrissent en prison. On aime tant les en sortir « sous la pression de l'opinion internationale »... c'est toute une stratégie de la défaite que les idéologues de tous poils tissent autour du nouvel état révolutionnaire... moi, je ne suis pas mécontent qu'au Cambodge tout se passe à huis clos... là-bas, on commence à comprendre... je suis, tu le sais bien, à mille lieues du stalinisme et [PAGE 41] de ses méthodes... je réprouve tous les Goulag... mais ici à Paris, en 1968, la jeunesse, d'une seule voix a gueulé « Nous sommes tous des juifs allemands ! » ... Il me prend aujourd'hui l'envie de hurler à certains : « Nous sommes tous des communistes portugais ! ». Mais... je me demande si je trouverais un écho. D'où Saint-Just tient-il son surnom d'Archange, sinon dans l'intransigeance ? Comment Castro transforme-t-il un bordel en île socialiste, si ce n'est dans la rigueur ? Révolution et démocratie sont antinomiques... La première intervient quand l'autre s'est dévoyée, en permettant par son laxisme que s'institue la loi du plus fort... Depuis quand les requins se nourrissent-ils d'algues ? La démocratie à l'occidentale consacre le triomphe du bateleur et de ses artifices aux dépens du peuple médusé. La révolution socialiste devrait supprimer le bateleur. Le peuple libéré qu'on envoie trop tôt aux urnes a tendance à courir lécher les pieds de ses anciens tortionnaires. C'est là l'affirmation d'un dressage réussi qui remet au pouvoir réactionnaire ce que l'affrontement physique lui a arraché. Au Portugal, en votant pour des partis de droite camouflés sous des emballages progressistes, c'est le salazarisme qu'on continuait d'honorer. »

... Pourtant je ne me souviens pas que nous ayons roulé. Un arrêt en souplesse, le vent qui se glisse entre les portières ouvertes m'apprend que nous sommes au terme du voyage. J'ouvre les yeux. Ma civière glisse à l'extérieur dans l'agitation feutrée d'une cour d'hôpital. La nuit est maintenant tombée, une brume légère affadit l'éclat déjà pâle des lampadaires. Ma civière emprunte une allée bordée de marronniers, s'engage dans une large entrée à portes coulissantes qui se referme automatiquement après notre passage. Je suis doucement posé sur le sol, dans un hall, où stagne au milieu des odeurs pharmaceutiques, un air gorgé du sang d'une dizaine d'éclopés qui souffrent en silence, se plaignent de « l'indifférence » du personnel hospitalier, ou s'abîment dans un poignant concert de gémissements. Brisés, victimes d'un dimanche aux durs crocs de Moloch, nous essayons d'évaluer l'importance de nos blessures respectives, pitoyables épaves, échouées au même sanglant confluent.

A deux pas de moi, une infirmière se penche sur une femme aux yeux clos affalée dans un fauteuil roulant, et qui gémit doucement, la tête rejetée en arrière enveloppée d'une serviette éponge blanche, toute tachée de son sang. Debout près des deux femmes, un homme au verbe hésitant tente [PAGE 42] de faire admettre que sa femme a glissé dans la cuisine en faisant la vaisselle.

« Sale menteur ! hurle la blessée en ouvrant des yeux furibonds. Il a voulu m'assassiner voilà. Assassin ! Assassin !

– Voyons, mon ange calme-toi...

– Salaud ! C'est un ivrogne madame. Il m'a cassé une bouteille sur la tête. Il voulait me tuer je vous dis...

– Ça suffit interrompt l'infirmière. Vous n'allez pas recommencer ici ! » Le ton est cassant et sans réplique. La femme reste la bouche ouverte au milieu de sa phrase, l'œil étonné, se laisse de nouveau aller en arrière les yeux fermés et reprend son gémissement interrompu. On me tape sur l'épaule, m'arrachant au spectacle de ce drame conjugal. Deux brancardiers antillais se trouvent à mon chevet.

« On va vous faire une radio, monsieur Salem, m'annonce l'un d'entre eux. J'ai appris votre accident en écoutant la radio... vous n'avez pas eu de chance. »

Il semble avoir le même âge que moi et porte une légère moustache frisée dans un visage large et plat qui appelle la sympathie. Mon cœur se réchauffe à la vue de mes compatriotes. Je leur ai souri sans parler, sensible au chaud balancement de la vague qui me porte. A ce moment-là, j'ai prié. VRAIMENT.

CHAPITRE XX

« ... It is thought by many – especially by the rich, who derive the greatest advantage from law and order – that any dimunition in the power of the STATE might bring back a condition of universal anarchy. They regard strikes as portents of dissolution. »

Je relus ce passage qui constituait la fin de ma traduction, le méditai un instant, et essayai de le traduire en bon français. Le premier jet était trop approximatif; je raturai le tout et penchai pour une version qui me parut plus élégante tout en restituant l'essentiel.

J'écrivis – « Beaucoup pensent – spécialement les riches qui tirent le plus grand avantage de la loi et de l'ordre – que [PAGE 43] la plus petite diminution du pouvoir de L'ETAT pourrait ramener une situation d'anarchie universelle. Ils considèrent les grèves comme des ferments de dissolution. »

Cette citation provenait d'un texte de Bertrand Russell, choisi au hasard dans un manuel d'anglais destiné aux classes de Première, par le jeune professeur qui trois fois par semaine tentait d'accroître mes connaissances dans cette langue. J'avais lu son annonce chez un boulanger de la place de Clichy et je m'étais présenté à son adresse, surpris de la trouver si jeune. Elle m'avait ouvert avec beaucoup de méfiance, probablement étonnée qu'un de ces métèques qu'elle croisait si souvent dans le quartier, puisse être vraiment intéressé par un idiome civilisé. Elle avait néanmoins accepté de m'instruire, et au fil des mois sa méfiance s'était transformée en une camaraderie dont la condescendance m'avait nettement tracé les limites, jusqu'au jour où elle s'était effondrée en larmes dans mes bras, me contant sa pitoyable histoire d'amour : après une liaison vieille de cinq ans, son fiancé était parti en vacances avec une copine et avait eu le cynisme de le lui annoncer. J'avais essayé de la consoler du mieux que je pouvais, jusqu'à ce que, animée par un réflexe de vengeance, dont les femmes ne mesurent la gravité qu'après, elle s'était offerte à moi pour « laver l'affront ». L'amant volage revenu, la jeune femme m'avait injustement rendu responsable de tous ses malheurs passés; elle m'adressait à peine la parole, s'en tenant strictement à sa fonction d'éducatrice. J'avais essayé d'arranger les choses en lui affirmant que j'avais tout oublié, que l'importance de notre acte était minime, et qu'il était injuste de m'accuser d'un prétendu abus de confiance, lorsque s'en souvenait-elle, ce soir-là elle m'avait reproché ma « passivité ». Elle en avait convenu, mais nos rapports étaient redevenus un peu distants. Elle devait se marier l'été suivant et se raidissait maladroitement pour tenter d'oblitérer les remugles persistants d'un soir d'égarement.

Je me levai, et me servis un verre d'eau au robinet de l'évier. Tout en buvant, mon regard se porta sur la silhouette longue et fine d'une jeune femme noire, se détachant sur le fond bleu-ciel d'une affiche que j'avais détachée des pages centrales d'un vieux magazine ramassé près des poubelles. Elle avait pour tout vêtement une ceinture de bananes, et le bronze de sa peau lançait des reflets cuivrés. Saisie par le photographe dans l'exécution d'un pas de charleston, la [PAGE 44] croupe tendue et les genoux pliés dans une posture qui rendit célèbre Josephine Baker, elle représentait tout ce qui m'avait manqué depuis plus de trois ans, et dont je ressentais la regardant, l'impérieuse nécessité : les lèvres, les seins, les cuisses, le tempo d'une femme de ma race.

Je bus un deuxième verre d'eau et ouvrit la fenêtre pour me débarrasser de l'odeur persistante du tabac qui stagnait. Le ciel était jaune sale dans le soir qui tombait. L'îlot vétuste de mon immeuble était misérablement enclavé dans un conglomérat hirsute de tours de hauteurs variables brandies dans toute l'insolence d'une érection forcenée. J'empoignai ma paire de jumelles sur une étagère, la fixai sur un chantier qui s'élevait inexorablement au-dessus de la masse sombre de quelques vieux immeubles en sursis de démolition. J'observai l'immense grue dirigée par un grutier casqué de jaune, actionnant des manettes dans une nacelle suspendue à quelques dizaines de mètres du sol, parcourus la façade plus proche d'un immeuble neuf à l'emménagement inachevé. Beaucoup de rideaux manquaient encore aux fenêtres. Un futur occupant mettait la dernière main à la peinture de son logement; dans un appartement déjà occupé, une femme aux formes épanouies s'activait dans sa cuisine... Trois petits coups secs frappés contre la cloison de ma chambre me tirèrent de mon observation. Je rangeai les jumelles et m'approchai à pas de loup de la cloison, retenant mon souffle. On frappa de nouveau. Je collai l'oreille contre l'affiche, et tapai d'un doigt sec. Une voix hésitante de petite fille s'éleva dans l'appartement voisin :

« Omar... tu es là ? ». C'était Marguerite ma petite voisine, une fillette de neuf ans.

– Oui, répondis-je.

– Ah ! bon. Et... tu es seul ?

– Oui, pourquoi ?

– Est-ce que je peux te demander quelque chose ?

– Oui, si ce n'est pas trop savant. Il y eut un silence. J'attendis patiemment. Elle sembla indécise, me demanda encore si j'étais prêt à l'écouter, et après ma réponse affirmative, posa enfin sa question, rapidement :

– Eh bien voilà. Qu'est-ce que ça veut dire, violer ?

La surprise me laissa sans voix. Je n'avais pas non plus d'explication à fournir. Je me creusais le cerveau pour satisfaire sa curiosité, en imaginant la plus anodine des illustrations possibles. [PAGE 45]

– Alors, reprit-elle, tu as entendu ?

Oui... mais laisse-moi le temps de réfléchir. Ce n'est pas facile ... voyons ... c'est quand on prend à quelqu'un quelque chose ... attends ... quelque chose de... de sacré, voilà. Tu as compris ?

– ...Non. Pas trop.

– Alors, écoute-moi bien. Tu sais qu'on ne lit pas les lettres des autres ? Si tu recevais une lettre et que quelqu'un d'autre l'ouvrait et en prenait connaissance sans ta permission, cette personne commettrait un viol. Le viol de ta correspondance. C'est à peu près cela, un viol. Ça te va ?

– Et violer une petite fille, c'est quoi ?

Je restai abasourdi, profondément ennuyé.

– Ecoute, Margot lui dis-je, ça c'est des histoires de grandes personnes. Tu auras le temps de savoir quand tu seras plus grande.

– Mais mes copines en parlent à l'école, et elles ont le même âge que moi.

– Eh bien elles ont tort. N'écoute pas tout ce qu'elles disent. D'accord ?

– Oui. Est-ce que je peux te demander une autre chose ?

Je commençais à être agacé.

– Oui, mais fais vite, j'ai du travail.

– Est-ce que tu es un arabe ou bien un noir ?

– Tu sais, je suis un peu les deux, moitié nègre, moitié arabe. Ma mère est noire et mon père est arabe. Ça te suffit ?

– Oui. Je l'entendis se déplacer; l'entretien était terminé. J'enlevai ma chemise et mon chandail, fermai la fenêtre, et penché au-dessus de l'évier, je fis une rapide toilette. J'étais en train de me changer lorsque de nouveau Margot frappa.

– Oui ? fis-je sans m'arrêter.

– Omar, est-ce que je peux manger les chocolats que tu m'as donné ?

– Mais bien sûr. D'habitude, les chocolats, ça se mange. Tu n'aimes pas ça ?

– Oui, mais on m'a dit que tu avais mis dedans quelque chose pour m'endormir.

– Ecoute Margot, lançai-je, furieux, jette-les si tu n'en as pas envie mais cesse de me raconter des sottises. Nous ne sommes pas bons amis tous les deux depuis longtemps ? T'ai-je déjà fait du mal ? Tu n'as pas confiance en moi ?

Elle se tut un long moment, puis sa voix me parvint, chargée de reproche et de chagrin. [PAGE 46]

– Je vais les manger, Omar. Mais il ne faut pas crier après moi. Tu me fais peur.

Je radoucis ma voix. J'étais peiné d'avoir choqué cette enfant.

– Excuse-moi Margot. Tu sais bien que je t'aime. Si on te faisait du mal je te défendrais comme si j'étais ton père. Alors ne crois pas ceux qui te disent des bêtises sur moi. Ce sont des méchants, et ils sont plus dangereux que moi. D'accord ?

– Oui, Omar.

– Voilà qui est bien. Je sortirai plus tard et je t'achèterai un illustré. Maintenant, fais quelque chose. Lis un livre, ta mère ne tardera peut-être pas à rentrer. Mais oublie toutes ces choses.

J'enfilai un pull blanc à col roulé et à reculons gagnai le lit où je m'abattis sur le dos. Cette conversation m'avait troublé. J'avais les jambes molles, une immense lassitude pesait sur ma conscience, se propageait dans mes membres. Margot, la si pure et si frêle Margot, assaillie par le virus du racisme ! Un germe flottant dans l'air, éparpillant sa semence dans les commérages de quartier, glissant sur le préau des écoles, et fleurissant telle la mauvaise herbe dans des cerveaux en friche. En dehors de mes relations antillaises, mes meilleurs rapports parisiens n'étaient pas allés plus loin que la fréquentation des chiens et des bébés. Deux ans et demi passés à Meveux m'avaient à peu près tenu à l'écart des divagations racistes. Ma position de sportif comblé me garantissait la considération de tous, et me maintenait artificiellement dans un état de béatitude d'où m'échappait l'omniprésente contention des glaires paralysantes vomies dans la gueule des soutiers de la France,

aux malaxeurs de béton

aux transbahuteurs d'immondices

aux videurs de merde

aux sacrifiés de l'abondance

aux estropiés du rendement.

La reconnaissance suprême du petit peuple ému :

la subordination brutale de l'innocence dans ce qu'elle présente de plus sacrément inviolable, l'écartèlement féroce d'une brute, ensanglantant les sanctuaires, sapant là où ça fait le plus mal, vampirisant les chairs fraîches à peine écloses

souillant d'un sperme incontinent

l'autel d'où nul duvet ne croît encore. [PAGE 47]

J'habitais cet immeuble depuis neuf mois, au cœur de Barbès, une chambre de bonne, au sixième étage de la rue de la Goutte-d'Or. Après avoir quitté Meveux, perdu pour le football, je m'étais installé à Paris dans un petit hôtel de la rue de Rome, d'où je partais chaque matin à la recherche d'un emploi et d'un modeste logement. Acquérir l'un et l'autre se révélèrent des entreprises chargées d'obstacles, une quête harassante et stérile qui me menait de refus nuancés cri comportements hostiles, de sourires gênés en aversions proclamées, d'espoirs renouvelés en hébétudes tenaces, d'énergies requinquées en veuleries fatalistes. Je sus l'angoisse des chercheurs d'emploi et les traîtrises de l'immobilier, le regard fuyant des chômeurs et l'arrogance des agents recruteurs, les sommes bien réelles versées pour des prestations de service fictives, les « studios tout confort » se métamorphosant en débarras pouilleux.

Je sus que disposer d'une importante somme d'argent pour se loger ne pouvait garantir à un arabo-nègre l'accès à un logement qui ne fût pas un taudis. Les jours se succédaient sans porter d'amélioration à ma situation. Mes états d'âme successifs s'étaient mués d'ambition raisonnée en volonté forcenée, jusqu'à sombrer dans une haine stérile pour tous ceux qui me faisaient miroiter le bonheur à la française et le prestige international de mon passeport. Mes prétentions avaient décru au fil des mois, et c'est avec un immense soulagement que j'avais emménagé dans cette chambre délabrée que j'avais pris l'engagement de remettre à neuf à mes frais, tout en acceptant de payer six mois de loyer d'avance. J'avais en outre dû servilement remercier mon propriétaire devant son insistance pataude à vouloir me faire admettre que j'avais de la chance qu'il n'eût « rien contre les gens de couleur », surtout lorsqu'ils étaient français comme lui.

Sur le plan professionnel je m'étais rallié au verdict d'un test psychotechnique et aux conseils éclairés d'un orientateur, à envisager un brillant avenir de carreleur. Je n'avais apparemment pas à me plaindre : J'échappais au sort de l'éboueur malien échouant dans un salon de l'Elysée à la veille de Noël, ou à celui du manœuvre algérien tombant d'un échafaudage pour cause de fatalisme. Etre français m'épargnerait les dures conditions de vie du travailleur immigré – la méfiance pour les syndicats coupables d'éveiller à la conscience de classe, les affres de l'expulsion arbitraire vers le douar originel ou le village de brousse, l'assurance de ne [PAGE 48] pas finir comme un hareng dans une cave enfumée. J'effectue sans enthousiasme mais avec bonne volonté, le stage de six mois qui devait m'ouvrir la voie royale des salles de bains à revêtir d'onyx et des cuisines modèles à tapisser de faïence de Delft. Au bout du stage, hélas, s'était ouvert à mon ambition le même tunnel. Apprendre un métier ne m'avait mené à rien de positif : les patrons se dérobaient, les compressions de personnel me rejetaient sur le pavé et j'avais la désagréable impression qu'en décidant d'être carreleur j'avais encore visé trop haut. Je cessai de solliciter les chantiers et me contentai d'emplois épisodiques. Je fus de temps à autre plongeur, contrôleur de billets aux foires et expositions, emballeur occasionel dans les grands magasins, et quinze jours, chauffeur d'un chanteur en renom qui me renvoya parce qu'après l'avoir attendu trois heures, il trouvait inadmissible que je me fusse absenté deux minutes pour boire un café. Je pensais parfois avec un sourire amer qu'un tel palmarès était de nature à me mener tout droit à l'échafaud pour instabilité, si d'aventure une vieille était égorgée dans le quartier et qu'un ci-devant témoin m'aurait vu passer devant sa porte.

Ce fut à cette époque que James St-Jammes, un séduisant mulâtre, entra dans ma vie. Nous nous étions rencontrés dans un bar antillais du quartier, lui vieux parisien depuis une vingtaine d'années, moi-même à peine remis du mauvais rêve qui m'avait arraché des projecteurs du stade pour me plonger dans le ghetto cosmopolite de Barbès-Rochechouart. L'ambiance du « Coulirou Frit » plongeait le visiteur dans une Martinique figée dans un lointain passé, d'où montait des relents de mauvais tafia à soixante degrés, d'acras rassis moisissant dans des bols d'huile noirâtre sur le bar de bambou vermiculé, parmi des récipients chargés de poissons frits, de bocaux de piments confits, de jattes en pyrex débordant de mangues flétries et de bananes vertes avortées choisissant de noircir plutôt que de mûrir. Le graillon qui à l'entrée vous prenait à la gorge s'imprégnait aux vêtements avec une persistance de morpion taraudant un cul de nonne. Derrière le bar une grande fresque naïve occupait tout le mur : La Montagne Pelée crachotant des fumerolles bleutées dominait de sa masse un paysage de champs de cannes bordés d'une plage au sable ocre d'où des pêcheurs bistrés, torses nus, tous muscles saillants, la taille cambrée, halaient une senne immense sous l'œil clair du soleil. Au premier plan, un [PAGE 49] gommier « Patience dans la Vie » étirait sa longue carène jaune canari sur toute la longueur du tableau. Dans l'angle droit du bar une valise-électrophone aux ferrures rouillées diffusait de temps en temps les mêmes antiques merengues de Barel Coppet, et quelques biguines, valses et mazurkas créoles d'avant-guerre.

Et je fixais ce tableau, son audace vétilleuse

entre l'infini du ciel et l'immense inanité

des vagues cloîtrées dans leur élan figé.

Et j'illustrais les vides laissés par le souffle

aphasique d'un manieur de pinceau enlisé

dans l'imagerie soporifique

des dispensateurs d'exotisme.

La toile scintillait de mille éclatements

de sang giclé de deux coqs gros-sirop,

lancés l'un contre l'autre dans un même élan de destruction mutuelle.

« Patience dans la Vie » trépidait sous le talon nu d'un crieur de bel air, lançant dans les embruns la longue permanence d'un cri nègre éclaté :

François, François, François Macôssô

Missié Licien, Missié Licien, Missié Licien Saint-Aimé

Patience dans la vie, dans la vie...

François

Les rhizomes échevelés d'un chiendent arachnéen

étreignaient la gorge d'oisillon affamé d'un petit monstre obèse gonflé de kwashiorkor. Et son gros œil fixe, grand ouvert sur la mort vomissait son sanglot au cœur des affameurs.

Il coulait des flancs ensanglantés de la Pelée le fleuve fauve des briseurs de nature engloutissant dans des flots de géhenne l'insolente barbarie des croix haut levées face à la légitimité bafouée des mornes pleurant au vent. Et seul dans sa cellule, debout dans l'holocauste,

Louis Cyparis, prince des nègres marrons affûtait son rasoir-sabre au cal dur d'un talon longuement modelé par les rugosités du madrépore. La longue écartelade d'une femme en gésine épousait le delta d'un torrent asséché et du cresson rougi qui pendait de sa vulve, une tête d'espoir naissant glissait vagissant sous l'azur moribond.

Saint-Jammes s'était alors immiscé dans l'outrance de ma rêverie, et comme pour répondre à mon interrogation muette, avait expliqué, le menton tendu vers le tableau : [PAGE 50]

« C'est fait d'après une carte postale. Une reproduction parfaite. Il n'y a que le nom du canot qui ait changé. Sur la carte, il s'appelle « T'emballe pas ». C'est pas terrible, mais ici c'est suffisant pour la chaleur qu'il porte, l'illusion qu'il distille. La nostalgie, ti mâle, c'est la jouissance suprême de l'émigré piégé. Ici, c'est merdeux comme un trou de balle, mais c'est le seul endroit de France où l'on respire l'air du pays. »

J'avais légèrement tourné la tête vers cette voix un peu lente, balançant entre le sarcasme et la lassitude, néanmoins chaude par ses inflexions de houle paresseuse. L'homme qui avait parlé portait à ses lèvres un verre d'anisette et pardessus le verre ses yeux gris me détaillaient froidement. Je cillai, gêné, lui sourit faiblement, commandai un scotch pour me donner de l'assurance.

« Vous êtes nouveau par ici avait repris mon voisin, devançant le patron qui ouvrait la bouche pour répondre. Cette boisson est inconnue dans ce troquet. Martin prétend que c'est de l'extrait de savon, et n'en sert pas à ses clients.

Je regardais Martin, un petit nègre trapu à la tête ronde et aux yeux malicieux. Il retroussait ses lèvres épaisses dans un demi-sourire. Ses yeux mobiles allaient de l'un à l'autre.

– Je n'ai pas de whisky me répondit-il enfin, mais il y a autre chose...

– Donne-lui un peu de ma bouteille, Tintin, continua mon voisin. Je pense que vous aimez le bourbon ! ?

– Oui... un peu.

– Pas très enthousiaste tout ça. Si je veux bien, oui... pour me faire plaisir ?

– Non, j'accepte avec reconnaissance.

– Laisse tomber la reconnaissance. Un type qui hésite à boire avec les étrangers ça me plaît. Lorsqu'on refuse un verre à un inconnu, on n'est pas obligé d'encaisser les conneries qu'il sort, pas vrai ? »

Je souris sans rien dire, intimidé. Martin m'avait servi. Je bus une gorgée, posai mon verre sur le bar, et à la dérobée observai mon « bienfaiteur », qui les yeux au plafond se tamponnait délicatement la lèvre supérieure avec une pochette rouge. Il portait un costume blanc croisé bien ajusté à sa taille mince, une chemise bleu-ciel à col ouvert, agrémentée d'un foulard rouge négligemment noué autour du cou. Il avait le teint brique, de longs cheveux châtains qui lui tombaient sur la nuque, un visage dont la finesse des traits démentait [PAGE 51] la dure fixité du regard gris. De la tête aux pieds, se dégageait de lui une élégance naturelle qui jaillissait dans ses gestes les plus anodins, et à l'observer je trouvais sa présence dans ce bouge empuanti de plus en plus insolite.

Il se tourna vers moi en rangeant sa pochette, empoigna son verre, et m'invita à l'accompagner dans le fond de la salle, en partie occupé par une dizaine de joueurs de serbi et de dominos. S'installant dans un angle, il répondait distraitement aux saluts obséquieux que lui prodiguaient les joueurs, un instant détournés de leurs préoccupations par l'apparition de cet homme pour lequel ils semblaient éprouver un respect admiratif.

Ce soir-là, dans le cliquetis des dés et le claquement sec des dominos, notre conversation fut toute en bribes, ponctuée de silences denses, de points de suspension s'égarant dans la banale linéarité de phrases ordinairement fluides, instantanément hoquetantes sous la pression d'une pudeur émergente, endiguant sur nos lèvres la ratification verbale d'un accord de sympathie, conçu dans l'accouplement chatoyant de nos pupilles enlacées par-dessus une table de bistrot antillais, perdu dans l'immense banquise des spontanéités mortes.

Nous nous quittâmes copains, nous nous revîmes amis, après notre première rencontre, la glace s'étant rompue. Nos langues se délièrent, nos préventions se transmuèrent en une amitié chaude dont les braises discrètes perçaient à peine la surface immuable de nos personnalités offertes aux tout venants. Jimmy se révéla d'un éclectisme dont l'étendue comblait mes lacunes les plus béantes : il m'introduisit à la psychanalyse, au jazz et à la Révolution Russe, me conseilla des livres, disques et revues où il puisait l'essentiel d'un art de vivre tissé de générosité planétaire en même temps que d'un farouche mépris pour l'acceptation placide des idées reçues, et l'immobilisme des destins subis. Une ombre triste, pourtant, voilait parfois l'acuité de son regard tendu dans un brûlant désir de convaincre... Un émoi fugitif qui me laissait perplexe et fissurait l'apparent granitisme de sa volonté d'être. Je sus plus tard que cette écharde plantée au point névralgique de sa sensibilité prenait racine dans les souvenirs de sa première enfance.

– How can you be the son of a whore ? How can live the real son of a real whore ? l'entendis-je murmurer, un soir où après avoir vidé quelques verres de bourbon, un nuage de désarroi avait terni l'acier de ses yeux gris. Il n'avait pas [PAGE 52] répondu à ma demande d'éclaircissements, mais il avait commencé à se saouler méthodiquement, les yeux fixes et répétant de temps en temps, toujours en anglais : « Mom was a whore and I am a pimp. What a shame ! I don't know my black brother... and lie is a big shot now... And Jimmy is a pimp !... Stupid !... Black but light ! »

Ayant fait mine de m'en aller, il m'avait tendrement retenu par le bras.

– Reste, petit frère, Jimmy a besoin ce soir d'une épaule solide où s'appuyer.

J'avais commandé un taxi par téléphone; il avait insisté pour que je l'accompagne chez lui, et j'avais accepté, heureux de lui venir en aide. Il avait récupéré très vite après avoir avalé deux mystérieux comprimés et musardé un quart d'heure sous la douche. Il m'était réapparu les jambes nues dans une sortie de bains beige qui lui battait les mollets, le front largement découvert sur une calvitie avancée. En souriant, il m'avait déclaré :

« Tu me vois tel qu'on ne m'imagine pas ! Trente-huit ans, donc vieux. A moitié chauve et les jambes grêles. J'ai un ventre qui pousse lentement mais sûrement. Sur plusieurs fronts je livre une bataille d'arrière-garde. Et si je m'appelle James, c'est que je suis né à Sainte-Lucie d'un père anglais... « inconnu » selon la formule consacrée... et d'une mulâtresse martiniquaise chassée par ses parents pour avoir été engrossée par le muletier de l'habitation, un petit nègre noir comme un pruneau et qui ne payait pas de mine. Il avait l'habitude de veiller sur ma mère lorsqu'elle allait à la plage. Il s'est le premier servi et c'est justice. A l'époque, on n'était pas encore conscient que n'importe quel nègre mâle a des couilles au cul... for whom it may concern... son père avait trouvé la mort dans la distillerie de mon grand-père, ébouillanté par l'éclatement d'une cuve de vesou. Recueilli à l'âge de cinq ans par mes grands-parents, il avait été élevé avec ma mère qui avait le même age, mais à plusieurs étages en dessous... on lui avait très tôt fait comprendre qu'on ne mélangeait pas les serviettes et les torchons... il ne semble pas qu'il s'en soit souvenu...

Louis-Georges LOUISY