© Peuples Noirs Peuples Africains no. 3 (1978), 83-112.



LA QUESTION DE LA LANGUE NATIONALE

Lecas ATONDI-MONMONDJO

L'auteur de l'étude qu'on va lire, Lecas ATONDI-MON-MONDJO, est né à OWANDO (République Populaire du Congo) en 1943. Militant de l'U.G.E.E.C. et de la J.M.N.R., il a exercé, tour à tour, les activités d'enseignant et de journaliste.
Membre du Comité Central du P.C.T. sous le régime N'GOUABI, il est condamné à mort en février 1972 à la suite de l'affaire dite DIAWARA, puis amnistié en juillet 1976.

LES FONCTIONS SOCIALES DE LA LANGUE

Dans un pays, pour aller d'une région à une autre, les hommes empruntent des moyens de communication. Ceci est aussi valable quand il s'agit de déplacement de continents à continents. On dit que notre époque est celle qui a le plus développé les moyens de communication. En somme, les moyens de communication, routes, chemins de fer, voies aériennes, et autres, ont pour conséquences d'atténuer les distances, et concourent au rapprochement entre les hommes. La langue dans la société joue le même rôle. Etablissant le contact entre individus, différentes classes et couches sociales de la société, la langue est le moyen par excellence de la communication. La langue permet aux hommes de se comprendre, et d'agir en conséquence. De même que le développement d'un pays n'est pas réalisable sans moyens de communication, sans échange, les différents membres de la société ne sauraient non plus envisager leur avenir, leur développement, [PAGE 84] travailler sur un chantier, sans se comprendre. Martinet écrit dans Eléments de linguistique générale que c'est la communication, c'est-à-dire la compréhension mutuelle, qu'il faut retenir comme la fonction centrale de la langue' Si nous nous penchons sur la situation du Congo-Brazzaville nous constatons qu'il y a plusieurs langues. Alors comment font donc 1.300.000 Congolais pour se comprendre avec plusieurs langues vernaculaires et véhiculaires ? De plus, est-il facile dans un groupe d'Africains de distinguer les Congolais, des Tchadiens, et Sénégalais ? La vérité est qu'il n'y a point de différence, et que le Français langue des Français est devenu la langue de communication de dizaines de milliers d'Africains. Les raisons sont d'ordre historique, et même si cette langue rapproche les Africains, on constate cependant qu'à l'intérieur des pays respectifs, du Congo en particulier, la situation se complique. En effet, le Français n'est pas langue courante dans les foyers congolais; élément étranger, le Français depuis fort longtemps achève la dépersonnalisation des Congolais.

Ainsi au Congo, la nécessité d'avoir un instrument de communication devient urgence, pour le rapprochement des hommes, pour la consolidation de l'indépendance, la revalorisation du trésor culturel national. Depuis longtemps, disons qu'avec les indépendances de 1960, le rejet des valeurs importées est à l'ordre du jour. Et le rejet de la langue étrangère fait partie des objectifs politiques des régimes qui se réclament du progrès, voire de la révolution. Ainsi la question de la langue nationale est une préoccupation des cadres et intellectuels, même si elle n'est pas encore un débat public national. Est-ce une affaire de mode ? En revendiquant une langue nationale au Congo par exemple, ne pose-t-on pas un faux problème ? Le choix d'une langue nationale est-il une nécessité ? Peut-il être un atout de la consolidation de l'unité nationale Congolaise ? Voilà des interrogations qui appelleraient une réflexion tant soit peu sereine.

HISTOIRE DE LA REVENDICATION DE LA LANGUE NATIONALE

Le Congo, en posant le problème de la langue nationale, innove-t-il vraiment dans la revendication de l'indépendance ?

Certes non, car l'expérience et l'histoire du monde enseignent [PAGE 85] que la langue a toujours été au centre du combat pour l'indépendance des peuples. Quand le peuple d'Algérie déclencha son combat contre le pouvoir colonial français, il se rebella non seulement contre l'autorité étrangère, mais rejeta à la fois tout ce qui l'accompagnait.

L'arabe se valorisa au détriment du Français banni des rangs de la résistance. Deux camps politiques se démarquèrent par deux langues : le Français d'un côté moyen d'asservissement, et d'avilissement, de l'autre – l'Arabe, élément dynamique d'indépendance, et de repersonnalisation, symbole de la renaissance. Et c'est avec raison que Louis Jean Calvet, dans Linguistique et Colonialisme, parle de langue, maquis du peuple.

Les leaders politiques, luttant pour leur indépendance, pour leur propagande, et pour rallier le maximum de sympathisants, ont toujours eu recours aux langues nationales, aux langues du peuple.

Lumumba parlait kiswahili, et lingala pour mobiliser les Congolais dans le combat contre les Belges. Dans le maquis du Cameroun, l'Union des populations du Cameroun, rédigeait ses correspondances en Basa, Bamiléké et Pidjin. Ces langues se révélèrent donc les véhicules les plus efficaces du message politique, réduisant à quia les spécialistes de l'action psychologique de l'armée française.

La revendication d'indépendance politique en Bretagne, au Québec, en Corse, à Soweto, est allée de pair avec la revendication de la langue.

Quand Martin Luther traduisit la Bible en Allemand, il donna à sa préoccupation religieuse une dimension très politique, à tel point que les princes Allemands virent en lui un homme qui redonnait à son pays toute la dignité en démontrant l'aptitude de l'Allemand à exprimer le message de la Révélation. En République du Congo-Kinshasa, lors de la Conférence des responsables de l'Education Nationale tenue du 22 au 28 août 1966 à Kinshasa, une résolution fut prise optant pour l'instauration dans les meilleurs délais possibles, d'un enseignement national dispensé à tous les niveaux en langues congolaises. Cette perspective avait été déjà tracée par l'Union Générale des Étudiants Congolais en mai 1961. Comme on le constatera, cette revendication s'est accompagnée d'une volonté de rompre les amarres avec l'ordre ancien, et s'est insérée dans l'authenticité – redécouverte de la personnalité. [PAGE 86]

Aux U.S.A., en Amérique Latine où l'indépendance avait été acquise, l'affirmation de l'identité s'est accompagnée de l'américanisation de l'anglais, et de l'espagnol. Noah Webster, en 1789 dans Dissertation, écrit : à propos de la revendication de la langue nationale à savoir « que l'honneur nécessite un système qui nous soit propre en matière de langue aussi bien que de gouvernement ».

Les mêmes sons de cloche se font entendre en Argentine sous la plume d'ALBERDI. Ces comparaisons sont peut-être bonnes, mais le Congo peut-il se comparer à ces pays ? Parler en termes d'indépendance, c'est implicitement évoquer une volonté commune de libération. Mais la situation linguistique congolaise, permet-elle de mener efficacement un combat dans ce sens avec les chances évidentes de réussite ? Oui et non, car sur le plan linguistique le pays est une mosaique de langues.

QUELLE EST LA SITUATION LINGUISTIQUE DU CONGO ?

Il n'est plus à démontrer que le Congo est dans la zone des langues bantu. Avec une petite précision à ajouter cependant pour les régions frontalières avec l'Empire Centrafricain et le Cameroun qui relèvent des groupes oubanguien et maka : il s'agit de la Sangha et de la Likoula. Dans la Sangha, la langue vernaculaire, surtout dans la ville de Ouesso, est le lingala parlé avec un ton particulier, ainsi qu'un lexique curieux. Par exemple, on dit à Ouesso : Kanga mbelo na yo. Là où à Kinshasa et Brazzaville, on dirait Kanga monoko na yo. Le Sango est la véhiculaire parlée dans la région de Latikouala. Le reste du pays forme un tout dans le domaine bantu. Si, sur le plan génétique, le Kibembé n'est pas différent du Makua, nous observons cependant que les Makuas et Babembé ne se comprennent pas du tout. Un Bembé qui arrive à Makoua, se sent linguistiquement parlant étranger. Il lui faut utiliser une langue véhiculaire pour communiquer avec les gens. Ainsi, il y a plusieurs langues vernaculaires, et trois autres langues véhiculaires : le Français, Le Lingala, et le Munukutuba. Les langues tribales atteignent un public restreint c'est-à-dire les tribus dont les limites aussi bien géographiques que culturelles sont vraiment imprécises. Ces vernaculaires constituent nos langues [PAGE 87] maternelles, utilisées dans la famille, dans les relations avec les parents, le village. Elles véhiculent un fond culturel puissant; et du reste notre première éducation se fait en ces langues. Mais ces langues malgré leur grand nombre, malgré leur diversité peuvent être d'un point de vue lexical regroupées en des ensembles plus importants. La région de la Cuvette compte par exemple huit tribus, mais la parenté des langues qui y sont parlées réduirait le chiffre non à huit langues pour les tribus, mais à deux langues. Un homme qui connaît le Kitébé et le Mbosi se fait comprendre dans toute la région. Les langues vernaculaires congolaises ne sont pas intégrées à la vie nationale. Du reste, la colonisation les a ignorées. Seuls les missionnaires s'en sont servis pour l'évangélisation. Les « Saintes Ecritures », et l'Evangile ainsi que des manuels de catéchisme ont été élaborés en Mbosi et Téké dans la Cuvette, et en Kikongo dans le Pool. L'efficacité de cet enseignement est indéniable, car les chrétiens les plus fidèles au message missionnaire restent encore ces « vieux » baptisés à Lékéty et Boundji pour ne prendre que l'exemple de la Cuvette. Dans son ouvrage, Introduction à la connaissance du peuple de la République Populaire du Congo, le Professeur OBENGA dénombre trente deux communautés humaines que je proposerai de réduire, sur le plan linguistique, à trois grands ensembles le Kongo, le Téké, le Mbosi.

Le Français langue véhiculaire occupe une place importante dans la vie de tous les Congolais de tous âges, et de toutes conditions sociales. Son importance est d'ordre économique et social. On peut sans exagérer affirmer que la hiérarchie sociale au Congo s'évalue en fonction du niveau de la maîtrise de cette langue. Ceux qui manient le Français avec le plus d'aisance se situent aux plus hauts échelons de la hiérarchie sociale; et moins bien on parle le Français, plus bas on est classé, moins on est considéré. La connaissance du Français est la condition sine qua non d'accès à un emploi. Héritage de la colonisation française, cette langue véhicule les concepts idéologiques qui ont assuré l'emprise étrangère, en même temps qu'elle sert de support culturel à tous ceux qui sont allés à l'école. Son lieu privilégié de pénétration et de domination est l'école.

L'école dans le paysage colonial a une double mission qui correspond à une double finalité. Elle doit s'ériger en instrument de promotion culturelle et humaine, et elle doit aussi constituer l'élite indigène qui servira d'auxiliaires au [PAGE 88] colonisateur; et de nos jours elle forme les cadres qui s'occupent assez bien de défendre le système qui les a engendrés. La colonisation niait les langues autochtones et travaillait activement à leur disparition en pratiquant l'assimilation, en pénalisant ceux qui parlaient les langues locales. Mais la politique d'assimilation n'a pas enrayé ces langues vernaculaires. Cependant dans les milieux de cadres et de hauts fonctionnaires, on constate de plus en plus l'extension de la langue française. Et une recherche au niveau des Congolais d'approcher le plus que possible de la diction des Français, en même temps que de se débarrasser de tout accent congolisant, sont des faits indéniables. Dans Recherche Pédagogie et Culture de janvier-février 1976, deux articles de Roland Colin et Jacques Bunicourt : l'Ecole et l'Argent, communication et choc des cultures à travers l'action administrative en Afrique, insistent sur les ruptures intervenues dans les structures sociales africaines à cause de l'introduction de l'argent, et d'une administration extérieure. Ces ruptures divisent les sociétés en deux camps : les puissants et les faibles. Les puissants sont ceux qui sont allés à l'école, ont obtenu une instruction française et possèdent un revenu stable, et le droit d'imposer la loi aux économiquement faibles, analphabètes. En fait il s'agit des locuteurs du Français d'une part et de ceux de langues autochtones de l'autre. Les critères de sagesse et de probité morale avec l'éducation en Français ont mis dans l'ombre les grands penseurs de nos communautés. Ainsi le Professeur J.P. Makouta Mboukou dans le Français en Afrique Noire a-t-il eu raison d'écrire « Le Français est une langue de promotion, qui ne parle pas le Français n'est bon à rien – les responsabilités administratives et politiques sont confiées aux gens qui parlent bien Français. Et de bons sages sont écartés des affaires de l'Etat parce qu'ils ne parlent pas le Français. Ils sont pour emprunter une expression Kongo, « la seule fille sur la piste de danse ». Incontestablement, la langue Française est celle de la ségrégation et du gaspillage. Il existe une partie de notre peuple qui vit en marge des responsabilités nationales et subit le diktat des princes dont la seule légitimité de régenter le monde est de parler la langue Française.

Autres véhiculaires.

La circulation des hommes, liée aux exigences de la colonisation et à la vie moderne, a fait éclore le Munukutuba sur [PAGE 89] la voie de chemin de fer Congo-Océan, et plus loin étendre également le Lingala dont les sources viendraient de la région de Mbandaka. Ces deux langues sont surtout parlées dans les villes et centres administratifs où vivent des populations mêlées. Cependant, on pourrait observer que ces deux langues coupent le Congo en deux zones linguistiques distinctes : 'Nord et Sud. Même si ces deux langues sont atribales, on constate que le munukutuba est quasi absent de la région du Nord-Congo, aussi bien dans les centres administratifs que dans les campagnes, Si la limite Nord-Sud se fait à partir de la Léfini, on pourrait d'une manière approximative évaluer les locuteurs de ces deux véhiculaires.

Le munukutuba est très parlé dans les villes de Pointe Noire, Loubomo, Nkayi, et les gares de la Comilog et du C.F.C.O. Les missionnaires installés dans le Sud du Congo, lui ont préféré le kikongo originel. De 1900 à 1910, il y eut des traductions de textes bibliques pour des besoins d'évangélisation. La première Bible en kikongo a été éditée en 1905 en Suède. Le professeur Ambroise Queffelec dans une esquisse de Lexicologie comparée du Lari, Monokutuba et Lingala affirme que le lingala est surtout employé dans le Nord.

Elliet, dans son étude Les langues spontanées, appelle munukutuba et lingala, langues commerçantes. « Le munukutuba la plus récente des langues, écrit Queffelec, semble emprunté au lexique verbal du lingala de préférence. Le lari a surtout fourni son système adjectival (36 %) ». Le lingala semblerait avoir eu son expansion avec les traductions des missionnaires Moysan et Verhille. Les gens en effet ont appris cette langue par le catéchisme. Et l'apprentissage du catéchisme a été rendu facile à cause de la parenté du lingala avec les vernaculaires.

Le lingala est plus que la langue de commerce, c'est la langue de culture avec le phénomène surtout de la musique. Le lingala est par excellence la langue des artistes Congolais. Les Congolais aiment la musique, aiment danser.

Leurs vedettes : Kabasel, Tabu Ley, Essous, Bemba, Nganga, Nino Malapet, composent surtout en lingala. Les grands orchestres Congolais et Zaïrois, dont la réputation dépasse les frontières de Kinshasa et Brazzaville, chantent en lingala. Les groupes vocaux qui ont vu le jour surtout en 1964 composent dans les langues véhiculaires et surtout en lingala.

Dans Cinquante ans de musique Zaïro-Congolaise (ouvrage encore inédit), l'écrivain Sylvain Bemba affirme que dès le [PAGE 90] départ, les musiciens ont composé en langues véhiculaires, et très tôt le lingala supplanta le munukutuba, devenant de plus en plus une langue de prestige.

En 1943 à Bacongo évoluent trois grands orchestres : Jazz Bohème, dit la J.B., dirigé par Massamba Bernard Lebel, contemporain de Paul Kamba, Fond d'Amour (F.A.) et la Jeunesse du Dahomey (J.D.).

Ces trois orchestres servent de focalisation à l'expansion du lingala à Bacongo où habitent essentiellement des populations Kongo.

Le succès de Paul Kamba a servi d'aiguillon aux autres artistes de Bacongo à composer beaucoup en lingala. La chanson a servi et continue à faire répandre le lingala, à faciliter la pénétration du lingala dans les autres régions que le Nord-Congo.

Ainsi s'il est possible d'établir une carte linguistique du munukutuba, il n'est point aisé de le faire pour le lingala qui a investi beaucoup de régions du Congo.

Bacongo a la réputation de n'abriter que des populations Kongo. Mais les jeunes filles et les jeunes garçons, soit par coquetterie, soit par snobisme, parlent lingala.

Au Zaïre, surtout dans la ville de Kinshasa et dans la région du Bas-Zaïre, les populations kongo parlent le lingala en famille.

Et il n'est pas rare d'entendre des gens de Brazzaville dire que les ressortissants du Nord-Congo ne savent pas parler lingala, ceci certainement en comparaison avec leurs frères kongo habitant le Zaïre. Le phénomène du lingala est important, car en 1973 fut créé à Matumbu un orchestre Super Tembessa dont, bien que né dans une région essentiellement kongo, où la langue dominante est le lari, les chansons ont été composées en lingala.

Il y a donc un phénomène lingala, qui prend de l'extension – de nombreuses langues vernaculaires qui constituent les langues maternelles, le Français et le Munukutuba. Beaucoup de langues en vérité au Congo !

Comment expliquer une telle prolifération de langues ?

Des causes historiques peuvent expliquer ce morcellement linguistique. [PAGE 91]

LES CAUSES DU MORCELLEMENT LINGUISTIQUE

L'Etat actuel du Congo, disons-le d'emblée, est une réalité artificielle, ce n'est pas encore une nation. C'est ce que de Gaulle appellerait une nation en gestation. Comment cela ? Remontons à la formation de cet Etat.

L'Etat de la République Populaire du Congo couvrant une superficie de 342.000 km2 n'a pas toujours été un Etat unitaire. C'est un monde artificiel.

D'où vient-il ?

a) Il présente des ensembles territoriaux bien structurés. D'abord : le Royaume du Kongo qui atteint son apogée aux 14e et 15e Siècles.

Il comprend tout le Nord de l'Angola, tout le Bas Zaïre, tout le royaume de Loango; et ses limites contournent la forêt du Mayombe.

Royaume très structuré, un gouvernement central en assure la gestion et l'administration publiques, secondé en cela par des gouverneurs à la tête des provinces.

Certains chercheurs disent que le Kikongo est la langue de communication, ainsi que le Kimbundu dans l'extrême Sud.

Les gens ont conscience d'appartenir à une structure commune, un état, une nation. On continue de nos jours à parler de Kongo die Ntotila.

On ne parle plus du royaume du Kongo après la défaite d'Ambwila. Le roi du Kongo a des difficultés de contrôler un territoire aussi étendu, d'où naissance des scissions.

b) Ainsi naît le royaume de Loango divisé en provinces. Le roi dirige, secondé par un conseil du royaume. Il semble que les pays bembe soient tombés sous le contrôle Vili à cette époque. On ne parle plus du royaume de Loango que jusqu'au 18e siècle.

c) A côté de ces ensembles, il y a le Royaume de Makoko.

C'est un état très organisé, ses limites pourraient être circonscrites dans celles du Téké, langue par excellence du peuple. On pourrait émettre l'hypothèse d'un royaume qui a pu s'étendre jusqu'au Gabon actuel.

d) Mais tout au Nord, il y a des Chefferies Mbosi dans la Cuvette. Ce qui caractérise ces chefferies, c'est l'inexistence d'une macro-structure. Il apparaît que ce sont des populations d'installation récente, venues de la rive gauche.

Depuis quand se termina l'implantation des Mbosi dans la Cuvette ? Probablement au 19e siècle, les premières vagues [PAGE 92] de migration auraient eu lieu à la fin du l8e siècle, si l'on peut les lier aux mouvements migratoires des peuples côtiers. Ce serait le prolongement d'une secousse dont les négriers européens seraient responsables. Donc des migrations, conséquence de pressions démographiques des peuples venant de l'Ouest. Le peuplement se serait effectué sûrement aux dépens des peuples Téké, premiers occupants. Ils auraient emprunté le Congo et ses affluents.

Les Mbosi viendraient par vagues successives de l'autre rive du fleuve Congo - migrations d'est en ouest, probablement des régions de Kinsangani et Mbandaka.

Les Koyos sont un rameau des MONGO d'après la tradition orale, et les études faites par les Professeurs Ndinga-Mbo et Ollandet.

En plus de ces chefferies, il y a d'autres groupes de population.

e) Pour la Sangha, où nous trouvons des populations Maka du Cameroun et Baya de l'Empire Centrafricain, leur présence s'expliquerait par le refoulement vers le Sud des populations talonnées par les Peuhls, après l'échec de création de leur empire.

Les gens pourchassées descendent vers la partie Sud de leur territoire.

Quand Pierre Savorgnan de Brazza arrive au Congo, le royaume Kongo n'existe plus, Loango non plus, le royaume de Makoko s'est réduit, et au Nord du Congo c'est un monde éclaté. L'Etat actuel est le regroupement de tous les ensembles évoqués plus haut, ne formant aucune unité de langue, sans communication, chacun vivant dans son monde fermé, et même s'ignorant.

Cela a pu être démontré, le Congo est fait de débris d'anciens royaumes éclatés ayant chacun son existence autonome. L'Etat actuel n'est donc pas une évolution dynamique d'un peuple, mais la création artificielle de la colonisation française au XIXe s. En somme, la colonisation a mis dans un cadre commun, des éléments dissemblables. Ainsi je ne partagerai pas l'avis du Professeur Théophile Obenga qui, dans son ouvrage déjà cité, voit une unité linguistique, politique et humaine depuis des millénaires au Congo.[PAGE 93]

LE CONGO N'EST PAS UNE NATION

Qu'est-ce que la Nation ?
Nous emprunterons les définitions à des penseurs fort connus.

« La nation est une communauté stable, historiquement constituée de langue, de territoire, de vie économique, d'un lien psychique qui se traduit par la communauté culturelle ». Mais Staline ajoute que tous ces éléments sont essentiels pour parler d'une entité nationale. Tenga Bululu dans « l'idée nationale, une valeur ou un obstacle » écrit : « La Nation est un groupe d'individus qui ont des caractéristiques objectives communes, et où l'on se reconnaît une mutuelle affection, une conscience d'être différent des autres, et conséquemment un vouloir d'appartenir à ce groupe particulier ». Renan, dans le concept de la nation, met l'accent « sur la volonté de vivre en commun ». Le Professeur Haurion dit « qu'une nation est un groupe humain dans lequel les individus se sentent unis les uns aux autres par des liens à la fois matériels et spirituels, et se conçoivent comme des individus qui composent les autres groupements humains ». Mais on ne saurait parler vraiment d'histoire de l'Etat congolais, car que peuvent représenter cent ans de vie commune des populations dissemblables, réunies de force sur un territoire ? Cent ans, c'est l'âge d'un homme qu'on ne saurait comparer à celui d'un peuple. La nation congolaise se fait, mais n'existe pas encore. Le Congo est encore un agrégat de micronationalités. On assiste à une construction de la nation par l'Etat pour s'acquitter de sa mission d'intégration et d'unification. L'Etat met en mouvement différents mécanismes. Dans un ouvrage publié aux Editions sociales, Jacques Arnault, écrivain et journaliste communiste, rendant compte de la difficulté des pays du Tiers Monde, fait le constat suivant dans Du colonialisme au socialisme. « Ce qui caractérise le type de nation familier aux Français n'est donc pas tant le groupement de populations sous une seule autorité, c'est le lent processus de développement interne qui, au cours des siècles, a modifié profondément la conscience des hommes qui composaient les populations préexistantes. La structure mentale du citoyen de la nation résulte de la transformation de la structure mentale du sujet du fief, ou du membre de la tribu. La conscience nationale est le produit d'une longue histoire ». Et l'auteur de constater pour les pays africains « que les unités sociales [PAGE 94] issues du système colonial n'ont généralement pas le caractère du type de nation. Si l'on retrouve des éléments d'unité économique (développement des voies de communication et de transports nécessités par l'exploitation coloniale) politique (centralisation administrative imposée ou renforcée par la colonisation) culturelle (diffusion d'une langue unique), ces unités sociales nouvelles ne sont pas le résultat de la transformation interne du pays considéré sur la base du progrès des forces productives propres du pays, de l'intensification des échanges et de la division géographique du travail, mais le résultat d'une intervention extérieure dans les limites géographiques imposées. Elles ne sont pas le fruit dune reconquête en commun de la terre des ancêtres. Et jusqu'à présent, on n'assiste pas à une fusion intime ». Le Congo s'inscrit dans cette analyse. Et le Congolais se sent plus de racines dans sa tribu que dans le territoire. Dans un article : Les petits maîtres : le métier d'enseigner[1], le professeur Suzie Guth, par une enquête, fait ressortir qu'interrogés sur leurs origines, treize maîtres seulement n'ont pas mentionné leur ethnie, quatre d'entre eux ont répondu congolais sur quatrevingt-dix-huit personnes interrogées. Cette proportion prouve que la conscience d'appartenir à une tribu est plus forte que la conscience nationale. L'enquête étant menée dans un milieu considéré comme le plus évolué de notre société, cela donne une idée du sentiment national. Il est très intéressant d'examiner l'urbanisation de Brazzaville. Bacongo est essentiellement habité par les Kongo, et Talangai des gens du NordCongo. Quoique Brazzaville soit la capitale de la République, les gens de Pointe-Noire ou d'Ouesso ne s'y sentent pas chez eux. Et bien souvent on leur fait comprendre qu'ils sont des étrangers. Ainsi la conscience d'appartenir à une même entité nationale et raciale n'est pas évidente.

COMMENT SE POSE LA QUESTION DE LA LANGUE NATIONALE ?

Les cadres Congolais, conscients de la fragilité de l'Etat, de celle de son unité, territoriale et artificielle, voient dans le choix d'une langue nationale, un facteur essentiel d'unité, [PAGE 95] concourant le plus efficacement à l'unité des hommes et des cœurs du Congo. C'est là l'objet des articles écrits et publiés par le Professeur Antoine Ndinga-Oba. Il fixe comme objectif de la langue « l'instrument de réalisation de l'unité et du développement national » (voir entre autres PTUMBA[2] de sept. 1976 « Les langues vernaculaires africaines, éléments indispensable à l'unité et au développement de l'Afrique ».)

Pourquoi avoir choisi de traiter de la question de la langue nationale à partir des articles de M. Ndinga ? C'est qu'à ma connaissance, si jusqu'à ce jour un travail en linguistique a été fait au Congo, il s'est limité à la description des langues, vernaculaires et véhiculaires. Aucune position aussi nette n'avait été faite sur le choix du lingala comme langue nationale. C'est en tant que linguiste qu'il est intervenu dans ce grand débat. On a beaucoup dit et écrit que le choix d'une langue relève des hommes politiques. Alors, il ne serait pas inopportun d'examiner la place que les différents partis politiques et grands responsables congolais ont accordée à cette question.

Mon analyse aura porté sur des documents considérés comme programmes d'action des M.S.A.[3], U.D.D.I.A.[4], R.D.A., M.N.R.[5], P.C.T.[6], A.E.C.[7]. Disons d'emblée que la question de la langue nationale n'a jamais été leur préoccupation. le ne sais si c'est par ignorance, ou prudence délibérée. On constate que le M.S.A. et l'U.D.D.I.A. - R.D.A. parlent en général du développement de la personnalité africaine et de la sauvegarde du patrimoine culturel des ancêtres. Le mot « langue » ne figure nulle part dans les programmes.

La charte du M.N.R. qui a dégagé les lignes forces de la politique du pays après une réunion du Comité Central qui siégea du 26-2-1966 au 26-3-1966, regroupant de nombreux délégués de toutes les couches, a défini ainsi les instruments de la réalisation de son programme : la création d'un parti d'avant-garde, l'instauration d'une administration et d'un Etat acquis aux objectifs populaires ». Dans ce dernier volet, [PAGE 96] on cite les syndicats, les jeunes, les femmes, l'administration, l'armée, l'économie, la santé, l'éducation et l'enseignement. Mais sur les deux derniers chapitres, aucune mention n'a été faite sur la langue de travail. Indéniablement, la langue française est retenue comme langue nationale.

Après le renversement du Président Massamba-Débat en 1968, un Conseil National de la Révolution fut institué. Il eut à dégager à son tour un programme intitulé : Orientation du C.N.R. Il cite (p. 48) l'alphabétisation comme le moyen d'élever le niveau culturel et politique des paysans. Même si l'on y parle d'inventorier les « richesses culturelles pour les mettre au service de la lutte révolutionnaire », la langue n'est pas mentionnée. Le Rapport au Congrès Constitutif du Parti Congolais du Travail de décembre 1969 qui fait le bilan de l'action politique au Congo depuis la loi-cadre jusqu'à l'éviction de Massamba-Débat, ne débouche que sur la nécessité de la création d'un parti communiste... sans programme. Le document, écrit en français académique, n'a jamais été traduit en langues nationales, parce qu'il est sous-entendu que tous les Congolais sont censés comprendre la langue de Bossuet !

En décembre 1970, se tint à Brazzaville un colloque au cours duquel fut élaboré un projet de réforme de l'enseignement. C'est en cette occasion que l'on parla implicitement de la nécessité d'enseigner dans une langue congolaise et du rejet du Français comme langue étrangère.

C'est la première fois où fut vigoureusement énoncée la nécessité du choix d'une langue comme préalable d'indépendance vis-à-vis de la France.

Le Congrès du Parti qui se réunit en décembre 1972 ne souffla mot sur la question.

Du 27 au 30 décembre 1974, le P.C.T. tint un autre Congrès. Il y fut adopté la résolution no 8, sur l'éducation, dans laquelle on considère que « la langue est le principal véhicule de la pensée et un facteur important d'unité nationale ». On recommanda aussi « l'introduction des langues nationales dans les programmes scolaires et leur usage par les responsables dans les contacts avec les masses », tout en préconisant « l'intensification de l'alphabétisation fonctionnelle à travers tout le territoire national ».

La remarque qui s'impose, au regard de cette résolution, est son ambiguïté. On parle d'unité du pays, tout en favorisant l'enseignement de plusieurs langues à l'école. C'est une manière en vérité de compliquer la réforme. Quand on recommande [PAGE 97] l'introduction des langues nationales dans l'enseignement, en même temps que l'alphabétisation fonctionnelle, la chose paraît difficile à mener. Il me semble que c'est en application de ces dernières directives que l'I.N.R.A.P. (Institut National de Recherche et d'Action Pédagogique) a cru devoir demander aux Inspecteurs de l'enseignement, ainsi qu'aux professeurs, pour l'année 1975-1976, d'introduire les langues congolaises à l'école primaire. Dans un discours prononcé à cette occasion, M. Adous, chef du Département de langues, avait pour souci premier, en donnant cette directive, une préoccupation pédagogique : empêcher ruptures et blocages au niveau de l'enfant. Mais tout ceci se décide sans que soit réglée, préalablement, la question du personnel enseignant devant remplir avec efficacité cette mission.

Dans une brochure : « Pour la réussite de notre combat ou ce que le militant doit éviter pour favoriser l'unité nationale et créer un front uni de lutte en vue de l'édification nationale », édité par les presses de l'Imprimerie Nationale en 1967, le Président Massamba-Débat avait déclaré, à propos du choix éventuel des langues nationales (p. 18) :

« Certes ce phénomène, s'il se produisait en Afrique, aurait des conséquences fâcheuses, car une Afrique balkanisée et adoptant ses langues et dialectes locaux (on peut deviner le nombre effrayant de ceux-ci) aurait des difficultés insupportables pour avancer vers son unité. Or elle a besoin de celle-ci pour sa survie comme pour son développement harmonieux. Aussi, dans l'alternative, l'Afrique a-t-elle choisi la langue de son dominateur d'hier. Mais elle devra s'efforcer néanmoins, en se servant du seul véhicule de la langue du conquérant, de créer sa propre culture intimement liée à ses us et coutumes ».

Enfin, le Président Yhombi-Opango, quant à lui, effectuant une visite officielle en France en mai 1977, parle, au cours d'une interview accordée à la presse parisienne, de « l'heureuse identité culturelle entre la France et le Congo, soudée par la langue française ». D'ailleurs, depuis son avènement à la magistrature suprême, il n'a prononcé qu'un seul discours en langues nationales, Loubomo et Nkayi, s'adressant aux populations de Pointe-Noire où la langue dominante véhiculaire est le munukutuba.

Ainsi, faisant le tour des documents et discours officiels, nous constatons que la question de la langue nationale occupe [PAGE 98] très peu de place dans les préoccupations des hommes politiques, et que même les cadres évitent d'aborder ce sujet.

COMMENT LES MASSES REAGISSENT-ELLES FACE A CE PROBLEME ?

Dans le propos de M. Adous au Séminaire des Enseignants, il est noté la résistance éventuelle des parents à cette innovation – on y ajoute aussi celle des cadres. Je n'ai pu procéder à de grandes enquêtes, mais glaner quelques observations. Au cours de l'émission radio-diffusée Education et période pré-scolaire, dirigée par l'I.N.R.A.P., le 20 janvier 1977 à 14 h. 30, un fonctionnaire de cet organisme, rendant compte de la grande résistance des parents, avait communiqué qu'un parent passant dans la rue avait entendu une maîtresse parler lingala pour donner quelques explications aux élèves de sa classe. Le parent proteste avec véhémence en lui signifiant qu'il n'envoyait pas son enfant à l'école pour apprendre le lingala, mais le français, et si l'école s'engageait dans cette voie, il pourrait garder son fils à la maison où il apprendrait mieux le lingala.

L'intervention de ce parent est révélatrice d'un état d'esprit chez nombre de Congolais qui voient en l'école l'institution la plus apte à faire accéder leurs enfants aux emplois les plus rémunérés; et ceux-ci restent jusqu'à aujourd'hui tenus par ceux qui parlent le Français.

LA SITUATION AU NIVEAU DES HOMMES POLITIQUES

Les responsables politiques réagissent-ils différemment de ce parent d'élève ? Même si des motions affirment la nécessité d'une langue et appellent les dirigeants pour des besoins d'efficacité et de propagande à user des langues nationales, la pratique montre qu'ils privilégient le Français. Et le discours officiel, qui utilise un vocabulaire politique et économique fort complexe, ne s'est jamais soucié de simplifier la communication avec ceux qui n'ont fait ni philosophie ni économie marxiste. J'ai relevé quelques passages de discours du chef de l'Etat communiquant au pays des informations, qui révèlent un état d'esprit « Le manque de critères précis dans le choix des projets, l'absence d'une estimation préalable [PAGE 99] de l'impact de chaque projet de développement économique et social du pays, la méconnaissance quasi-totale des paramètres de nouveaux projets, tout cela présente des inconvénients qui risquent de nous aligner encore davantage sur l'extérieur » (Discours fin d'année 1975).

« Tous ceux qui jouent le jeu de l'impérialisme, véritables caméléons et tortues, doivent savoir que nous sommes décidés à sévir et à épurer le Parti et l'Etat des mauvais agents et des réactionnaires tribalistes pleins de ruse et de fourberie tout en transformant l'appareil d'Etat pour le rendre au service de la Révolution ». Session du Comité Central, janvier 1977. « L'organistaion de la jeunesse, n'est plus une organisation fantôme et marginale, tenue à l'écart, voire oubliée, se morfondant dans le musée de l'histoire, se défoulant sans écho à coups de tracts, et se cantonnant dans la contestation stérile, lassante et indigente ». Février 1977.

Ces discours s'adressent à un peuple dans lequel seule une minorité de gens peuvent parler et comprendre correctement le Français. On peut également observer que le chef de l'Etat et d'autres dirigeants politiques en des circonstances graves (coups d'état, conflits sociaux, crises politiques) n'emploient jamais les langues vernaculaires. On peut se poser des questions sur les grandes proclamations officielles sur la nécessité d'une langue nationale – proclamations au demeurant démagogiques. Il y eut, au mois de janvier 1977, un grand meeting devant l'hôtel de ville pour expliquer l'enlèvement de trois techniciens Français et le sabotage des chantiers du C.F.C.O. par le F.L.E.C. (Front de Libération du Cabinda). Le chef de l'Etat prit la parole devant plus de 20 000 personnes pendant trois heures, ne prononça pas un seul mot en langues nationales. M. Thystère Tchicaya, autre éminent responsable du Parti Congolais du Travail, se rendit quelques jours après à Holle où les ouvriers s'inquiétaient avec raison de la fermeture des puits des Potasses. Il parla un munukutuba émaillé de français, mots clés essentiels de son discours. « Munu me kwiza samu na kosala, le point ensemble na situation critique, beno que traversé ba impérialistes na ba plan machiavélique ba ke fabriqué na ba officines ya ba wo ».

Récemment, les informations concernant la mort du chef de l'Etat et l'assassinat du Cardinal Biayenda ont été communiquées d'abord en français; et les émissions sur toute [PAGE 100] la situation ont été faites par une voix autorisée en français, avant de l'être en langues vernaculaires sous forme de commentaires non contrôlés par des speakers. Le peuple ne parlant point Français a été instruit non par une autorité mais par un speaker. Il y a là certainement preuve à considérer les gens ne parlant point la langue de Descartes pour des citoyens de second rang. Il y a une constante dans la pratique des autorités politiques d'appeler le peuple à soutenir leur action en diffusant des messages en Français.

QUELLE EST LA POSITION DES LINGUISTES ?

Le Professeur Makouta-Mboukou, défendant le Français comme « une langue qui parle à l'âme », avait cependant il y a quelques années préconisé le Fumu comme langue nationale. Ceci semble n'être demeuré jusque-là qu'une hypothèse. Les autres études sur les langues se sont bornées à démontrer l'unité linguistique des parlers congolais. Dans leur ensemble, les Professeurs Lumwamu, Obenga, Ndinga, insistent sur le fait que le français est une langue étrangère, et que les langues parlées par les Congolais sont des langues pouvant servir au développement au même titre que le français. Dans Remarque sur des problèmes de langue de contact dans la région de Brazzaville G. Hazael-Massieux, dans DIMI no 1, écrit que « le lingala connaît une tension entre puristes et laxistes tandis que le munukutuba que jusqu'à ce jour nul ne semble encore réclamer comme sa langue maternelle, même s'il fonctionne assez bien comme Koïné, ne suscite guère de passion, de loyauté ou de purisme. Le munukutuba semble être une réalité qui, pour utile qu'elle soit, ne suscite pas de mouvements passionnels, on l'utilise sans chercher à le défendre. Il s'ensuit que dans la perspective de l'adoption d'une langue congolaise comme langue nationale du Congo, le lingala aura sans doute de plus ardents défenseurs mais que ces défenseurs, qui veillent en même temps à sa pureté et à sa spécificité, risquent de susciter des réactions assez vives chez tous ceux dont ce n'est pas la langue. Le munukutuba, dans la mesure même où il ne provoque plus d'attachement particulier et où il n'a pas donné naissance à un purisme (fût-ce à l'égard du Français), constitue peut-être une structure plus souple pour accueillir l'apport de divers [PAGE 101] groupes linguistiques congolais, aucun d'eux n'étant en mesure de se prévaloir d'une priorité ou d'une précellence sur les autres dans l'emploi de cette koïné ». Le Professeur Ndinga dans son article déjà cité avance des arguments pour le choix du lingala. Il y a au niveau de ces linguistes des propositions divergentes. Si leurs conclusions sont tirées à partir des enquêtes rigoureuses, il y a lieu de s'interroger sur leurs préoccupations. Je m'appesantirai surtout sur l'article du Professeur Ndinga. Les langues véhiculaires africaines éléments indispensables à l'unité et au développement de l'Afrique. Il écrit que « cette imprégnation des régions du pays par les disques « en lingala » fait que de plus en plus le lingala apparaît comme le code linguistique par excellence pour la communauté nationale. En effet, dans le Nord comme dans le Sud les masses choisissent de s'exprimer dans cette langue à l'occasion de moments solennels de la vie nationale ».

J'ai pu relever un champ sémantique intéressant qui m'a conduit à conclure que cet article polémique n'était point une recherche sereine, scientifique, mais une prise de position politique. Voici quelques extraits de cet article :

« les pouvoirs publics s'efforcent de réaliser l'unité nationale, malgré l'existence des forces divergentes – des déductions échafaudées à partir des impressions mal contrôlées visant à diviser le pays – les masses populaires savent réagir à temps – les responsables politiques passent leur temps dans des calculs stériles – les masses populaires ont résolu le problème, voir les pouvoirs publics analyser les actes posés par les masses populaires – problème résolu rarement par les masses populaires – souvent les fauteurs de troubles s'appuient sur ces phénomènes pour agiter l'opinion – cette situation en Afrique est l'œuvre des masses populaires – le responsable saura déceler les aspirations des masses à l'égard des problèmes de l'unité nationale – on devrait pouvoir étudier une politique commune en vue de l'utilisation du lingala ». Le ton « militant » de cet article démontre à suffisance le caractère passionnel de cette prise de position. Existe-t-il de nombreux locuteurs du lingala au Congo ? Si l'on retient l'hypothèse que le Nord commence à partir de la Léfini, au vu des chiffres du dernier recensement de 1974, on évaluerait la population du Plateau, Cuvette, Sangha et Likouala à 281000 contre 470 000 représentant le nombre des habitants du Pool, Niari, Kouilou, Bouenza. Ces chiffres, bien qu'arbitraires, [PAGE 102] donneraient le rapport des locuteurs du lingala et du munukutuba. Les résultats des statistiques par ethnies ne sont pas encore exploités, mais si nous prenons celles de Brazzaville, en estimant toujours arbitrairement dans un souci d'avancer un chiffre, et en s'appuyant sur l'hypothèse que toute ethnie du Nord parle lingala, celle du Sud munukutuba, on obtient les chiffres suivants

Les Kongo = 172 000

Les Teké, Mbosi, Sangha = 102 161.

Les locuteurs du munukutuba seraient plus nombreux que ceux du lingala dans la capitale. Si l'on prend les chiffres des populations des gares du C.F.C.O. et de la Comilog où l'on pratique le munukutuba en excluant Pointe-Noire, il y aurait 124 810 contre 67 000, représentant la totalité des régions de la Sangha et de la Likouala. L'argument du disque en lingala pour affirmer un nombre croissant de locuteurs est mince, car les Congolais qui raffolent de musique afrocubaine en espagnol, et de la musique de Jazz et de la Pop en anglais venant des Etats-Unis, ne démontrent pas qu'ils auraient opté déjà pour l'espagnol ou l'anglais. Peut-être les chansons ne sont-elles appréciées que pour leur rythme. Les arguments du professeur Ndinga sont faibles.

PROBLEMES DE LA LANGUE NATIONALE EN AFRIQUE

Nous limiterons notre survol aux pays d'Afrique Noire, surtout aux anciennes possessions belges, anglaises et françaises. Une chose frappe de prime abord, c'est que les états anglophones sur ce plan ont pris des initiatives audacieuses. Ainsi la Tanzanie officiellement a depuis dix ans adopté le Kiswahili comme langue nationale, enseignée dans les établissements scolaires, employée dans la presse et l'administration, la vie politique de tous les jours. Au Nigeria, le haussa a sa presse, ses livres, son université (Ahmadou Bello University). La normalisation orthographique de cette langue date de 1932. Ici, comme en Tanzanie, les véritables centres de recherche ont été créés pour l'enrichissement de ces langues (North Région Literature Agency, et Institute of Swahili Research).

Ces faits ne sont point des hasards, car là où la colonisation n'a pas appliqué une politique d'assimilation systématique, le développement des langues autochtones a été bien [PAGE 103] possible. Ainsi le Zaïre actuel a conservé un enseignement de qualité fonctionnel appliqué dans les domaines de vulgarisation des techniques agricoles et de l'élevage. La question de la langue nationale a été abordée au Zaïre. Dans la revue Cahiers Congolais, de juin-juillet 1970, François Xavier Bokula procéda à une esquisse des Conditions d'une langue nationale. Il écrit qu'il faut choisir entre les différents parlers « la langue qui tend à s'étendre pour devenir commune à la nation » cette nécessité de la langue a été revendiquée pour la première fois par l'U.G.E.C. (L'Union Générale des Etudiants Congolais) en rapport avec l'enseignement lors de son second congrès à Kinshasa. Il fut confié à une commission d'experts la mission de déterminer la langue congolaise commune qu'il faudrait enseigner dans toutes les écoles secondaires. Mais la conférence des responsables provinciaux de l'éducation nationale opta pour la diversité des langues à enseigner : Tsibula, Kikongo, Kiswahili et Lingala. Ces langues, enseignées à l'école avant 1960, ont connu une grande régression; car tout se fait en français au Zaïre à l'école, et à l'université actuellement. Concernant le choix d'une langue nationale, Bokula exclut le Kikongo parce que « pratiquée par une minorité conservatrice vivant dans son cercle », le Tsiluba parce que son extension est « limitée aux régions où elle est parlée », et à cause de la difficulté de son système morphologique. Il écarte le Kiswahili « parce que non originaire du Congo » et finit par préconiser le lingala parce que « plus facile à cause de son système morphologique », et surtout par « son caractère de langue de prestige ». G. Kamongo – Matene Ene dans Muntu no 10 (mars 1967) propose le choix du lingala comme langue nationale. Ce dernier écrit que le lingala « a acquis tant d'avantages sur les autres langues qu'on ne serait pas étonné si demain il parvenait à se faire reconnaître comme « Congolais » que tout Congolais parlera sans se préoccuper de savoir à quelle tribu il appartient. Soulignant d'autres atouts du lingala, il avance : « langue de la capitale, où sont concentrées toutes les institutions nationales, d'où proviennent les grandes décisions gouvernementales, langue de meeting politique, utilisée par le chef de l'Etat, et les gouverneurs, langue de l'armée, langue des musiciens » tels sont les atouts du lingala au Zaïre. Le lingala connaît-il un tel statut à Brazzaville ? Bien sûr que non !

Pour revenir aux anciennes colonies françaises, citons [PAGE 104] l'exemple de Madagascar qui a opté pour une langue nationale, le Malagassy, ceci depuis 1972 après la Révolution de Mai. Le Malagassy disposait d'une presse, et d'une littérature. Cependant, dans leur ensemble, les états africains affichent une trop grande prudence face au problème de la langue nationale. Ils font du reste la différence entre langue nationale et langue officielle. Cette dernière, le Français, tenant le haut du pavé, servant dans l'enseignement, et l'administration. En Centrafrique, le Sango bien que langue comprise et parlée par tous, reste la langue du peuple. Cette situation n'est pas particulière à l'Empire Centrafricain, car au Kenya et en Ouganda, le kiswahili, parlé par la majorité du peuple, cède de plus en plus la place à l'anglais. Nous aborderons le cas du Sénégal.

Le Président Senghor, comme Mobutu, est partisan acharné de la défense des valeurs de civilisation africaine. C'est le sens de son combat politique et culturel mené depuis un demi-siècle sous le vocable de négritude. Curieusement, il adopte vis-à-vis des langues sénégalaises une attitude conservatrice. Les réserves qu'il affiche vis-à-vis du Wolof parlé par plus de 95 % des Sénégalais sont identiques à celles de la majorité des politiques africains. Amin Maaloof, dans Métissage ou authenticité : deux choix pour une société socialiste, écrit dans Jeune Afrique de janvier 1977 que Cheik Anta Diop, leader du Rassemblement National Démocratique, à propos de la culture et précisément de la libération et du socialisme, a dit : « Il ne peut y avoir ni socialisme, ni démocratie, tant que le pays est gouverné dans une langue étrangère. Nous avons une langue nationale, le Wolof, qui est parlé par 95 % de la population et il n'est pas normal, quand on ignore cette réalité, de parler de culture africaine et de négritude ». Réplique du Président Senghor : « Le wolof est certainement la langue du peuple Sénégalais, mais c'est une langue inconnue dans le reste de l'Afrique et dans le monde. C'est en Français que nous pouvons communiquer avec la Mauritanie, le Mali, la Guinée, la Côte-d'Ivoire, le Congo, le Zaïre, etc. Si le wolof prédominait, le Sénégal s'isolerait et l'unité africaine serait encore plus éloignée ». De son côté, le Professeur Makouta, relève dans son ouvrage à la page 52 : « Que dira-t-on de telle conférence où le Directeur de l'Unesco, le plus chaud partisan de la promotion des langues africaines, n'a pu obtenir que les délégués africains se prononcent pour un début d'utilisation de ces langues dans l'enseignement. Une [PAGE 105] motion élaborée dans ce sens à la Conférence de l'Unesco tenue à Nairobi en juillet 1968 fut rejetée par plus de la moitié des délégués africains, au grand regret du Directeur de l'Unesco ». Les partisans des langues nationales africaines et des langues étrangères s'affrontent dans les Conférences internationales. Le dernier Colloque sur les relations entre langues africaines et le français, de Dakar, du 23 au 26 mars 1976 conclut sur la complémentarité de ces langues sous la plume de Jacques Cellard dans le Monde du 8 avril. En février 1977, sous l'égide de l'Unesco, s'est tenu un Séminaire sur la francophonie. Des spécialistes en matière d'éducation, ont beau proclamer « qu'un système d'éducation adapté ou non aux besoins des élèves ne peut être vraiment national, tant qu'il utilise une langue étrangère ». Pierre Alexandre (Langues et langage en Afrique Noire) signale que la structure de classe qui s'amorce en Afrique contemporaine se dessine sur la base de facteurs linguistiques, le français et l'anglais n'étant accessibles qu'à une minorité qui détient le pouvoir.

LE CAS CONGOLAIS

Le choix d'une langue est un problème objectif en soi; du reste, le spécialiste des problèmes de l'éducation Najman Dragoljub a écrit avec justesse « qu'un système d'éducation adaptée ou non aux besoins des élèves ne peut être vraiment national, tant qu'il utilise une langue étrangère comme véhicule de l'instruction ». Mais le problème du choix de la langue n'est pas réglé, quoi qu'en dise le Professeur Ndinga-Oba Antoine, qui avance que les « masses ont déjà porté leur choix sur le lingala ». Le problème de la langue étant un choix politique, il importerait de jeter un coup d'œil sur la politique du Congo. L'esquisse faite plus haut sur la nation congolaise démontrait que notre pays est une structure qui se cherche encore dans la fragilité. Si l'on se réfère aux discours des hommes politiques de tous les temps, il y a des mots qui reviennent sur leurs lèvres, unité nationale, concorde nationale. Souvent, ce sont des appels pathétiques pour éviter que les hommes s'entre-tuent. Tribalisme, régionalisme, voilà des choses dont parlent les Congolais, voilà des tares dont ils se plaignent tous les jours. L'histoire de notre pays [PAGE 106] montre que déjà nos frontières sont encore litigieuses avec le Cameroun, avec le Gabon, avec le Zaïre.

En 1946, le député Félix Tchicaya céda pour des raisons électorales, une partie du pays.

En 1959, avant l'éclatement de la guerre tribale de février, Jacques Opangault, leader du Nord, envisagea de rallier cette partie du pays au Centrafrique, parce que battu au vote du parlement qui procéda à la nomination du chef du Gouvernement de la République du Congo. Le Président Youlou caressa un moment de créer, avec Kasa-Vubu, un état Kongo démantelant ainsi les Républiques du Congo Léopoldville et de Brazzaville. Les velléités de sécessions ne sont pas mortes.

En 1969, eut lieu le procès de Mpita. Des citoyens Congolais originaires de Pointe-Noire rêvaient de créer une République du Cristal réunissant la région du Kouilou et une partie du Gabon.

En 1976, on reparla encore dans les milieux politiques autorisés d'une République du Cristal, cette fois englobant le Cabinda. A la base de ces recherches, à la base de ces démarches, il y a le ressentiment des populations concernées face à une politique jugée partisane et discriminatoire, favorisant tel groupement ethnique, ignorant tel autre dans la gestion commune de l'Etat.

C'est ce qu'on appelle le tribalisme, le régionalisme, qu'il faudrait dissocier de la tribalité.

La tribalité serait une attitude socio-psychologique innocente qui ne constate que les différences entre les ethnies et les hommes, dans leurs pratiques sociales, et autres. Les gens du Nord riaient des habitants du Bas-Congo, à cause des mariages entre cousins-germains. Les Koyo raillent les Likouala du fait qu'ils consomment beaucoup de mouambe[8]. Les Likouala se moquent d'eux à leur tour, parce qu'ils mangent des rats palmistes. Cela ne conduit pas à des hostilités mais autre chose est le tribalisme.

Le tribalisme est un ensemble de faits et pratiques avant pour finalité la défense des intérêts de l'ethnie, contre les autres considérés comme ennemis s'opposant à sa survie, son existence.

Ce phénomène du tribalisme ou régionalisme date d'il y a longtemps au Congo.

Balandier dans Sociologies des Brazavilles Noires souligne [PAGE 107] l'existence en 1918 des antagonismes entre les éléments venus du Haut et les habitants quasi-autochtones dans la ville de Brazzaville.

Le tribalisme ou le régionalisme ne sont pas un problème mineur en Afrique. Il a contribué à faire échouer la lutte armée au Cameroun. Et si le Dr Osende Afana et Woungly Massaga y ont, tous dirigeants politiques, consacré des études, ce n'est point par simple curiosité intellectuelle. Massaga dans l'Afrique bloquée fait observer que les pays africains, « pour la plupart, n'ont d'unité que le territoire, et que la transformation de l'administration coloniale en Etat pour la majorité n'a pas été l'aboutissement d'une lutte politique, une volonté nationale de se soustraire à l'emprise étrangère, c'est l'absence totale d'une œuvre d'essence anti-impérialiste menée par des responsables politiques qui ont toujours proclamé leur attachement à l'amitié éternelle avec la France. Bref, il n'y a pas cette conciliation entre l'édification nationale avec une grande diversité ethnique et de particularismes régionaux ».

De son côté, Osende constate dans l'Etape actuelle de la Révolution Kamerounaise « que le tribaliste cherche à imposer l'hégémonie, la prédominance de sa tribu, de son clan. De là à croire qu'il est bon de voler ou d'exploiter, même d'assassiner les gens d'autres tribus, d'autres clans, il n'y a qu'un pas malheureusement franchi par les tribalistes ».

Les politiques au Congo, n'ont jamais affirmé concrètement une volonté de recherche vers l'abolition de ces pratiques, obstacles à l'harmonie et à l'unité nationales. On constatera d'ailleurs que la politique, ici, n'est pas le résultat de luttes de partis avec des programmes précis, exprimés, connus, et défendus; et les renversements de régimes sont le fruit des alliances tribalo-régionalistes, tissées autour de hauts fonctionnaires et des officiers, les masses n'apportant que des applaudissements. Il n'y a pas cette dichotomie gauche-droite se disputant des sièges au parlement, le fauteuil de la magistrature suprême comme dans les pays de vieille démocratie.

On le dit, et on le proclame tout haut, que sous l'abbé Youlou, ce fut le « règne des Laris », tandis qu'on assiste à la « prédominance » des Bacongos sous Massamba-Débat. Aujourd'hui, on assiste au « Nordisme » pour emprunter une expression à Maître Moudileno-Massengo, dans Une Escroquerie Idéologique.

Il y a des graffiti dans les toilettes de Bayardelle (Faculté [PAGE 108]des Lettres de Brazzaville) qui en disent beaucoup sur ces problèmes ethno-régionalistes : « – Soumission de la minorité tribalement hétérogène à la majorité tribalement homogène – Programme Triennal = Programme des trois Kouyous : Sassou, Yhombi, Ngouabi et leur lèche-bottes, Lopès. S'il y a des idiots au Congo, ce sont les Laris, car ils n'ont aucun sens de réflexion, c'est malheureux Les Kouyou sont nos esclaves. 1 Kouyou = 2 chèvres. De toutes façons, les gens du Nord ne sont pas faits pour diriger, pardonnons-leur ».

Dans certains milieux politiques, on désignait par des symboles frappants l'Etat-Major Spécial Révolutionnaire et ses institutions par l'OTAN – Entendez par ce sigle : l'organisation Tribaliste de l'Alliance Atlantique Nord, faisant ainsi allusion à un pouvoir politique concentré dans les mains des cadres du Kouilou et Nord alliés tribalement.

En tous les cas, le climat politique, malgré les proclamations lénifiantes officielles, est lourd, chargé de poudre, prêt à prendre feu. Les Congolais raisonnent en termes de tribus, régions et clans.

Quand un gouvernement est formé, chaque région ou tribu fait le compte des siens qui s'y trouvent. Le Pool par exemple n'en compte qu'un, et le Comité Militaire du Parti comporte neuf officiers du Nord-Congo sur onze – le Comité Central du Parti Congolais du Travail réunit pour moitié de ses membres les cadres de la Cuvette.

On ne saurait convaincre les Congolais que les critères essentiellement d'adhésion au communisme ont présidé à ces choix, auquel cas, le Nord du pays serait la pépinière par excellence des communistes dans le Congo, ce qui reste à prouver.

Si le choix de la langue est un acte politique, la politique n'ignore pas que l'unité de notre pays, de notre peuple n'est pas achevée, et que le choix du lingala correspondant à la montée au pouvoir des gens du Nord Congo accentuerait des rivalités tribalo-régionalistes.

Louis Jean Calvet a démontré dans Linguistique et Colonialisme que le fait d'imposer une langue à autrui est un problème de rapport de forces, la plus forte imposant sa loi. Or dans un tel problème, il y aurait intérêt à parvenir à un consensus national, ou du moins à créer les conditions optima pour y arriver.

Il ne s'agit pas d'une épreuve de force, encore moins d'imposer [PAGE 109] par décret une situation linguistique, qui pourrait être fatale à l'unité et à la cohésion nationale tant recherchée.

En un mot, la langue nationale, dans la conjoncture actuelle, n'est pas un facteur d'unité, mais de division qui pourrait conduire jusqu'à l'éclatement de l'Etat. Les particularismes ethniques étant profondément ancrés dans les masses, il importe d'observer quelque prudence face à de tels choix.

Je citerai une anecdote. En 1969, l'ancien Député-Maire de Brazzaville, Joseph Senso, qui comparut devant la Cour Révolutionnaire de Justice pour complot, surprit l'assistance. Il pleura en entendant prononcer sa condamnation à dix ans de travaux forcés.

Quand les gens l'entourèrent pour lui remonter le moral, il les rassura qu'il ne pleurait pas à cause de la lourdeur de sa condamnation, mais d'avoir été jugé et condamné par un Batéké, en l'occurrence Ngouonimba, président de ladite cour. Comme le dit Marie Eliou dans Perspectives no 4 1976, « la cohésion nationale se trouve menacée à travers la distribution inégalitaire ».

Il faut en tenir compte « parce que la conscience ethnique caractérisée surtout par le sentiment de solidarité basé sur un certain nombre d'éléments qui fondent la commune appartenance, est une force unificatrice qui assure la cohésion du groupe ethnique, et motive la revendication de ses droits ».

Lors du deuil national décrété à l'occasion de la mort du Président Marien Ngouabi, une chanson funèbre en koyo et diffusée plusieurs fois par jour à la radio disait : « Ateké abomi Marien ».

Traduction : « Les Batékés ont assassiné le Président » faisant ainsi allusion à Ontsou d'origine Téké, l'un des assassins du chef de l'Etat.

Que les responsables aient laissé passer ce chant pendant un mois sur les ondes de la radio nationale en dit long sur ces questions de tribus et régions, de tribalisme et régionalisme.

LES CONDITIONS D'UNE LANGUE NATIONALE

La langue devant devenir un outil de travail d'enseignement, il importerait que tous les citoyens, du moins le plus grand nombre adhèrent à son principe. Que les Congolais [PAGE 110] l'adoptent, respectent un choix politique signifie qu'ils y trouvent leur compte, qu'ils ont confiance en la direction politique, qui garantit l'avenir de leurs enfants et le leur dans l'enseignement dispensé en cette langue.

Il ne s'agit point donc d'adopter l'attitude cachottière de l'Institut National de Recherche et d'Action Pédagogique (I.N.R.A.P.), qui élabore actuellement clandestinement des ouvrages scolaires en lingala pour l'enseignement primaire, sans avoir au préalable organisé un débat sur une question qui dépasse de loin les préoccupations pédagogiques de l'Education Nationale. Il ne s'agit pas à mon point de vue de piéger les Congolais, mais de leur proposer des choix responsables. Le choix de la langue de 1'lle-de-France imposée à toute la France comme langue officielle est évoqué en exemple pour justifier tout choix arbitraire au Congo, comme si la politique devait être en permanence dans notre pays une affaire irrationnelle.

Il y a des gens qui ont à cœur l'unité d'un pays qui n'a presque point d'histoire. Nous permettrions-nous de créer des tensions graves et inutiles ?

Il y a à mon point de vue d'autres voies pour favoriser l'unité nationale, plus déterminantes que le choix du lingala comme langue nationale.

Par exemple :

– l'exercice d'une politique d'équité fondée sur des choix clairs, objectifs et raisonnables.

Par exemple la nomination à des postes de responsabilité guidée par des critères d'efficacité – des recrutements judicieux dans les emplois axés sur des critères incontestés, où les éléments à recruter seront choisis pour leurs qualités intrinsèques et non pour leur origine tribale ou clanique. La justice sociale, voici ce dont les citoyens ont besoin pour se convaincre véritablement de l'équité d'une politique qui respecte tout le monde et combat le népotisme.

– le développement des voies de communication pour aider les Congolais à se connaître est chose primordiale. Les Congolais ne se connaissent que très peu à cause du manque des voies de communication. Il est plus facile d'aller de Brazzaville à Paris, que de Pointe-Noire à Sembé.

Une grande majorité des habitants du Nord Congo croient que Pointe-Noire se trouve au bout du monde

– que tous les Laris et Bacongo auraient reçu des milliards de Youlou et Massamba pour se transformer en commerçants. [PAGE 111] Leurs compatriotes du Sud pensent à leur tour que leurs frères du Nord se servent tous aux caisses noires de la Présidence de la République.

De part et d'autre, on croit que les uns vivent dans l'opulence au détriment des autres frères plongés dans la misère. Si les gens pouvaient circuler facilement de part et d'autre, ils se comprendraient mieux, découvriraient leurs ressemblances, dans leurs manifestations culturelles et autres.

Tant que le Sangha Sangha n'aura jamais le moyen de descendre jusqu'au port de Pointe-Noire, à la gare de Loubomo, appréciant ainsi la vie des Vili et Babembé, il ne se sentira jamais lié à eux.

En somme, le pays est divisé par des obstacles naturels et politiques. Les ôter, c'est rapprocher les gens, les fondre dans un même creuset, les faire se sentir vraiment frères. Alors, il est prudent d'éviter toute décision hâtive susceptible de provoquer des cassures dans une société très fragile, avec le choix du lingala comme langue nationale.

– Le Professeur Théophile Obenga a écrit avec justesse dans Introduction à la connaissance du peuple de la République Populaire du Congo, que « la mise sur pied d'un programme de développement national, afin de permettre à la notion d'unité nationale de prendre effectivement corps » est un autre facteur important à souligner.

– Il faut donc créer des conditions, un climat favorable d'intégration des langues autochtones en leur faisant effectivement une place dans la vie. Si les hommes politiques continuent à privilégier le Français, et dans la démagogie, à préconiser l'enseignement des langues congolaises, l'avènement de la langue nationale ne sera pas.

Il faut créer un état de fait, une opinion favorable à l'épanouissement de cette langue, susceptible de souder les hommes Congolais. Or il n'existe pas de situation dans l'opinion d'un choix de langue nationale.

CONCLUSION : LA LANGUE NATIONALE : Problème à mettre entre parenthèses

Il ressort de notre étude que si la langue nationale, facteur d'identification d'un peuple, est une question objective, il importe pour son choix, dans le cas du Congo actuel, d'observer beaucoup de prudence politique. [PAGE 112] .

Le lingala ou toute autre langue Congolaise imposée aux gens, loin de sceller la fraternité (tel semble être l'objectif des partisans du choix immédiat d'une langue nationale), conduirait indéniablement à des affrontements sanglants.

C'est pourquoi je préconiserais de mettre cette question entre parenthèses – c'est-à-dire conseillerais d'en approfondir la réflexion, en retenant ce conseil de l'écrivain Frédéric Mistral.

« Que, face contre terre, un peuple tombe esclave, s'il tient sa langue, il tient la clé qui de ses chaînes le délivre. »

Nous terminerons notre réflexion par la conclusion de François Xavier Bokula sur la condition d'une langue nationale au Zaïre.

« Nous préconisons à cette fin la création d'une commission de langue nationale – commission qui sera composée de spécialistes en linguistique africaine et en pédagogie linguistique, sans oublier la collaboration des anthropologues.

« Il faudrait joindre à la commission les représentants de toutes les forces vives de la Nation, car le problème de langue nationale concerne tout le peuple, qui aura son mot à dire. Des experts devront organiser une vaste enquête sur tout le territoire, fixer les critères de choix de la future langue nationale, esquisser un programme de diffusion et mettre au point les méthodes et les techniques d'éducation de base (manuels, T.V., radio).

« Le résultat positif des travaux de la commission amènera alors le gouvernement à prendre une décision politique consacrant la langue nationale ».

Lecas ATONDI-MONMONDJO


[1] Annales de l'Université de Brazzaville (1974).

[2] ETUMBA : Journal du Parti officiel congolais (P.C.T.).

[3] M.S.A. : Sigle pour désigner le parti dirigé par Jacques OPAN GAULT tendance S.F.I.O. (Mouvement Socialiste Africain).

[4] U.D.D.I.A. : Parti créé par l'Abbé Fulbert Youlou (Union de Défense des Démocraties et Intérêts Africains).

[5] MNR. : Mouvement National de la Révolution.

[6] PC.T. : Parti Congolais du Travail.

[7] A.E.C. : Association des Etudiants Congolais

[8] Sauce obtenue à partir des noix de palme.