© Peuples Noirs Peuples Africains no. 3 (1978), 63-82.



Dernière lettre aux artistes, cadres et militants mandingophones :

A PROPOS DE L'AFRICANISME FRANÇAIS

Amidu MAGASA

Cher artiste,
Une langue avec laquelle tu ne crées pas est appelée à disparaître dans la même douleur que celle du fils qui tue sa mère.

Cher cadre,
Une langue avec laquelle tu ne travailles pas est appelée à disparaître dans la même perte d'énergie que celle d'un homme énervé qui verse un panier plein de graines de fonio et est ensuite obligé de les ramasser.

Cher militant,
Une langue avec laquelle tu ne politises pas est appelée à disparaître avec le meilleur de l'homme opprimé.

Chers amis,
Ce fut le cas pour nos frères d'Amérique et des Caraïbes qui en sont réduits à chercher les mots africains dans les langues Européennes Anglaise et Française[1]. [PAGE 64]

C'est aujourd'hui le cas pour les nègres « francophonisés » que nous sommes.

Jamais nous ne devons oublier que la morale française est d'assimiler donc de « bouffer culturellement » les peuples conquis, au nom de la prétendue supériorité latine.

Jamais nous ne devons oublier que la morale anglaise est de rejeter, donc de maintenir le statu-quo culturel du peuple conquis, au nom de la prétendue supériorité des peuples Germains Anglo-saxons.

Mais tous les peuples sont considérables comme disait le chanteur Gabonais Akendengue.

La démarche gréco-latine : « Soyez Français et perdez votre identité culturelle et linguistique pour la mienne, la seule légitime » ainsi que l'attitude anglo-saxonne qui reconnaît aux autres langues et cultures une différence d'identité puisque « You can't be British » (Vous ne pouvez pas être Britannique) procèdent, quant au fond, du même racisme qui caractérise les valeurs morales Européennes depuis le IIIe siècle après Jésus Christ. Au niveau du résultat, le « nègreanglophone » fut plus préservé culturellement (ils écrivent couramment leur langue maternelle et se sentent mieux dans leur peau et leur vêtement de Nègres que nous) tandis que le « Nègre-francophone » fut politisé compte tenu du développement des luttes sociales en France. Même si le maître a toujours raison et que l'esclave a toujours tort, il n'en demeure pas moins que ce dernier apprend toujours du premier, s'autonomise et entre en dissidence créatrice, c'est le dépassement historique.

Chers amis,
Après plus de 20 ans d'école française, je n'ai rien appris de l'Afrique et j'ai tout à apprendre sur notre aire culturelle parce qu'il n'y a pas de place pour nous dans les institutions universitaires et scientifiques du « Pays de la Civilisation ». A titre d'illustration, lorsqu'en 1959, la S.O.A.S. (School of Oriental and African Studies) enseignait à Londres une cinquantaine de langues africaines, à Paris l'Ecole Française des Langues Orientales n'en enseignait que cinq (Amharique, Somali, Fulani, Manding, Malgache) avec des professeurs titulaires de chaire qui ne parlent pas la langue. En 1977, la situation est toujours la même avec seulement cinq langues de plus (Swahili, Lingala, Haoussa, Tigrina, Berbère).

Au contact de l'Afrique et grâce aux institutions administratives coloniales (l'armée de conquête) et néocoloniales (la [PAGE 65] coopération-mercenariat) certains intellectuels français se reconvertissent en chercheurs-sacs-à-dos et se préparent au mandarinat parisien de l'africanisme. Ces mandarins parisiens qui, du haut de leur chaire, prétendent nous connaître, en nous mettant en fiche, sont à combattre uniquement par nos propres créations intellectuelles et artistiques.

Chère amie,
La linguistique africaine en Europe fut d'abord allemande (C. Meinof, Bleck, Lepsius, Reinisch, Christaller, Aderman) puis Anglaise, avec plus de réussite dans le sud et l'est de l'Afrique. Et ce n'est pas à un Français mais au célèbre linguiste Allemand, Westermann, que l'on doit ces belles lignes : « Une langue est l'expression fidèle de l'état de civilisation d'un groupe; lorsque cet état se modifie, la langue ne reste pas immuable; elle évolue avec l'ensemble et crée un instrument adéquat aux besoins de la civilisation nouvelle. On peut observer ce processus aujourd'hui dans toutes les parties de l'Afrique; toutefois, comme les causes déterminantes sont la pénétration Européenne, l'évolution linguistique est souvent faussée par le fait que l'on recourt volontiers à l'emprunt d'un mot étranger pour se tirer d'embarras. Il est cependant facile de voir que ces langues s'enrichissent par suite de la nécessité de trouver des expressions adéquates à des notions insoupçonnées jusqu'à aujourd'hui; elles brisent leurs cadres syntaxiques et évoluent en recherchant plutôt le moyen d'exprimer des faits que des sensations émotives[2]. Aucune langue africaine n'est incapable de rendre par ses propres moyens ce que le peuple qui la parle s'est approprié ou a conservé de la civilisation ancienne ou de la nouvelle ». Et Westermann de continuer en ces termes : « Il n'est guère nécessaire de démontrer que tout africaniste sérieux doit connaître une langue indigène »[3].

Chercheur africaniste français, où étiez-vous quand ces lignes furent publiées pendant la seconde guerre mondiale ?

L'I.F.A.N. (l'Institut Français d'Afrique Noire) qui, pourtant, couvrait tous nos territoires coloniaux, a toujours accordé [PAGE 66] peu de place aux langues africaines en regard des cultures et sociétés africaines comme si l'on pouvait dissocier celles-ci des langues qui les expriment. Cette tradition universitaire et scientifique, bien française, est celle qui prédomine de nos jours, Combien de Français, africanistes de cabinet (linguiste, ethnologue, sociologue, économiste, géologue, géographe, archéologue, historien et autres prospecteurs de marchés néocoloniaux) parlent-ils la langue des peuples qu'ils sont supposés étudier ou acheter ? Si vous rencontrez un professeur d'anglais qui ne parle pas anglais, écrivez-moi!!!

Quand on pense à la linguistique africaine de ces dernières années et en particulier aux études mandingophones, il est courant de rencontrer un nom français, celui de Maurice Delafosse[4] dont la contribution scientifique est très considérable. Toutefois l'intérêt de l'élite française pour telle ou telle étude africaine disparaît avec la mort d'un illustre auteur. Ce qui témoigne du caractère privé de l'africanisme français et de l'absence d'une politique de l'Elysée en matière d'étude des civilisations orientales et en particulier africaines. C'est par mépris qu'en 1977, la seule école française qui s'intéresse tant soit peu aux langues africaines se nomme ainsi « Institut National des Langues et Civilisations Orientales » et que tes seuls enseignants qui maîtrisent le parler de ces langues soient appelés répétiteurs. L'Afrique n'est ni l'Extrême, Orient, ni le Moyen Orient, elle est, à part entière, une donnée culturelle et linguistique propre, de même que les dits répétiteurs, sans aucun statut et révocables à tout instant [PAGE 67] comme un domestique, ne sont pas des interprètes coloniaux. C'est une honte. Pour la science humaniste française qu'en 1977 des Africanistes français très honnêtes, je pense à M. Pierre Alexandre, se battent depuis plus de 20 ans à pour qu'on ne supprime pas le « Département Afrique », le seul foyer académique qui peut favoriser une Connaissance véritable de notre continent. A l'égard des études africanistes, l'I.N.L.C.O. demeure en fait, dans sa tradition royaliste et fasciste depuis le décret-loi de fondation de l'Ecole du 10 Germinal An III (soit le 30 mars 1795) promulgué par la Convention et présenté par l'Assemblée Lakanal (lui-même inspiré de Langlès). Dans un proche avenir, je publierai avec un de mes amis français une étude détaillée de cette institution universitaire dite orientaliste, mais fondamentalement raciste, cela à partir de l'origine sociale de son public, enseignants et étudiants, et du statut de ghetto linguistique réservé aux langues africaines.

Pour dévoiler le mépris des institutions universitaires françaises à l'égard de l'Afrique, il nous faudra ficher et ethnologiser chaque ethnologue français qui vit luxueusement de sa masturbation intellectuelle sur nos peuples volés et en diffusant dans la mentalité populaire française une image de nègre-mineur.

Ces africanistes, de droite ou de gauche, sont incapables de percevoir que derrière chaque africain ethnologisé, il y a un être humain, que derrière chaque travailleur immigré africain, il y a un autre être humain pour lequel il faut s'engager, clans la pratique. Toute théorie africaniste de gauche sans une pratique africaniste de gauche ne peut aboutir qu'à un mandarinat de gauche, avec sa clientèle noire, comme le veut la néocolonisation actuelle de l'Afrique.

Aujourd'hui, le seul relais idéologique qui existe entre les peuples d'Europe et les peuples d'Afrique, ce sont ces africanistes dits de gauche, qui disposent de crédits de recherche importants du C.N.R.S., de légitimité de gauche à coups de publications chez Maspéro et d'une couverture démocratique en France. Eux seuls doivent à l'Afrique une méthodologie d'enquête., une écriture et une pratique qui restituent à nos peuples la considération du peuple français. Au-delà d'une pétition bonne-conscience sur la prétendue famine au Sahel, qu'ils prennent leur véritable responsabilité. Sinon, nous les combattrons sans relâche comme des hommes de droite ou de gauche. Pour ma part, je ne croirai aux [PAGE 68] Africanistes français, mandarins de gauche, que le jour où ils auront mouillé leur cul de coopérant-mercenaire reconverti, dans la merde de l'africanisme français. Dans tous les cas, et très prochainement, aucun de ces zombis de cabinet ne posera plus son cul, blanc ou noir, de droite ou de gauche, s'il ne parle pas une de nos langues africaines.

L'Université française n'a jamais été pour moi qu'un jeu dont il faut maîtriser le code et les chercheurs africanistes français des rigolos de luxe qui vivent de la misère de nos peuples. Ne parlant pas la langue de nos peuples, tous ces zombis de cabinet universitaire sont obligés de fonder leur école, avec sa clientèle noire et blanche, de droite ou de gauche, ainsi que leur carrière prétendument scientifique, sur des vérités éternelles et passe-partout, sur des catégories définitives ou des mots-fétiches, mille fois répétés. Une fois sur le terrain de recherche en Afrique, ces zombis de gauche se flanquent d'un guide-interprète-n'importe quoi et parcourent tous nos pays en agressant les informateurs, les seules personnes qui possèdent le savoir qui font l'objet de leur étude. Méprisant nos valeurs culturelles traditionnelles, ils remontent à Paris avec des textes en français, construits dans une perspective de marxisme-marchandise, destinés aux consommateurs de la Gauche française et européenne tandis que les textes en langues nationales donnés par les dits informateurs n'ont aucune légitimité dans leur publication parisienne. Ils fondent leur savoir sur l'absence de savoir africaniste en France. A mon sens, ces zombis de gauche de la recherche africaniste française sont pires que les zombis de droite qui nous déclarent ouvertement leur conception gallienne du nègre à la peau malodorante. Pour ma part, je ne permettrai plus jamais à aucun zombi universitaire, blanc ou noir, de droite ou de gauche, d'avoir sa vérité éternelle sur le Mali, l'Afrique et toute la Diaspora Noire.

Je prendrai au sérieux les chercheurs africanistes français, de droite ou de gauche, le jour où l'Elysée adoptera une autre politique de coopération en matière d'étude des sociétés africaines, en accordant aux étudiants français en africanisme la possibilité réelle d'apprendre d'abord une langue africaine et ensuite de rester sur le terrain d'étude, de 6 mois à 1 an avec un crédit de recherche d'au moins 1000 FF [5]. Les orientalistes français apprennent le chinois, l'arabe et [PAGE 69] les langues asiatiques pour fonder leur crédibilité scientifique, les Américanistes français apprennent l'espagnol et les langues indiennes (sauf le clan « Mythe du Sauvage »). Les africanistes français doivent apprendre les langues africaines[6]. Comme Manding, je n'irai jamais faire le voyeur-flic chez les Peuls avant d'apprendre le Peul. C'est aussi simple que ça, mais on en est là, en 1977, avec le prétentieux et arrogant africanisme français de droite ou de gauche.

En 1977, la conjoncture internationale n'est pas du tout favorable pour les études africanistes, même du côté anglophone. L'oppression linguistique des francophones canadiens par les anglophones américains et le nouvel intérêt pour les langues africaines au Canada sont de nos jours le seul espoir en Occident-Babylone. Contrairement aux théories-bidons des experts-touristiques, blancs ou noirs, de droite ou de gauche, je proclame bel et bien qu'en Afrique dite francophone, la question du développement n'est pas économique mais linguistique et culturelle, car il faut d'abord libérer la créativité des forces productives pour que s'exprime tout leur génie. Et à ce niveau linguistique et culturel, c'est la France qui domine toujours le Mali et l'Afrique. Le capital d'estime de la France en Afrique est mort, vive le capital d'estime de la France.

Chère amie,
Aucun homme ne peut théoriser l'oppression d'une femme et dans les conditions actuelles, aucun universitaire français ne pourra connaître l'Afrique parce qu'il est tout simplement TUBABU[7]. En conséquence, il n'y a qu'une seule alternative pour nous, si nous ne voulons pas devenir ces médiocres tubabu noirs qui nous dirigent : c'est de retourner, modestement, à l'école des cultivateurs, pêcheurs et éleveurs pour apprendre, dans nos langues nationales et sur le terrain, toute la science traditionnelle africaine dans des domaines aussi variés que la chimie des colorants, la pédologie, les techniques de conservation alimentaire, l'économie, la littérature, l'art, etc. [PAGE 70]

A partir d'une boîte à lettres, j'ai écrit au journal français « le Canard Enchaîné » du 29 juin 1977 que : « A Bamako, Paris ou Moscou, les bureaucrates ont le cul dans la même culotte ». En effet, dans le système bureaucratique français, qu'il soit de Paris ou de Bamako, il faut une relation économique ou sociale, à un niveau ministériel, pour débloquer, au niveau subalterne, le moindre acte administratif. A Moscou, la solution soviétique contre les anti-bureaucrates, c'est de les envoyer à l'asile psychiatrique. Depuis la Révolution Culturelle, il faut dire que la Chine s'achemine vers le même processus en ouvrant largement la porte de ses prisons et en mettant ses bourreaux au travail. Décidément, on n'est pas gâté dans ce monde de fous au pouvoir !

Lorsque dans un état, les pouvoirs publics n'arrivent plus à assumer leurs responsabilités modernes (socio-économiques) vis-à-vis de toute la communauté nationale, alors les individus se replient sur les circuits traditionnels de solidarité linguistique, culturelle et économique. Contrairement aux bonnes relations de voisinage et de tolérance de nos peuples maliens, la tendance administrative actuelle favorise le développement des rapports conflictuels inter-ethniques et sape les bases de l'unité et de la solidarité nationale. La correction de cette tendance dépend uniquement du préalable démocratique pour les populations et du sens de la mesure pour les pouvoirs publics. En d'autres termes, la circulation et la distribution du pouvoir administratif, économique, sanitaire et éducationnel au Mali doit avoir pour principe fondamental, la reconnaissance pour chaque être culturel Malien, de son droit à recevoir l'administratif, l'économique, le sanitaire et l'éducatif par la courroie de transmission de sa langue maternelle. Au niveau pratique, un étudiant de l'Ecole de Médecine ou de L'E.N.A., s'il est d'origine culturelle Manding et qu'il se propose d'aller servir à Gao ou Tombouctou les populations Sonrhaï ou Tamasheq, doit nécessairement apprendre durant ses dernières années de scolarité l'une de ces langues majoritaires du Nord.

De même qu'à Paris, tout le personnel de l'Ambassade du Mali en France doit être bilingue-soninké ou mandinguesoninké. A l'heure technocratique du fétichisme « coopérativiste et politicienne des cultes de l'autogestion », voilà, à mon humble avis, la seule et unique possibilité de réconcilier l'administrateur et l'administré, de lutter contre le chauvinisme linguistique et culturel et de ne pas reproduire, bêtement [PAGE 71] l'administration coloniale française qui est une des plus tarées du monde.

Cher ami,
Méfie-toi des institutions françaises qui t'ont produit car :
– ce n'est pas un hasard, si au Mali « à la phase aiguë de la lutte révolutionnaire » (1967-68), Modibo Keita et l'U.S.R.D.A.[8] adressait des slogans français aux Maliennes du genre « Regardez cette femme, elle s'habille comme une reine mais son royaume est un taudis ». Comment peut-on combattre l'aliénation vestimentaire de la partie la plus analphabète de notre peuple avec de tels mots étrangers ?

– Ce n'est pas un hasard si en Tanzanie, depuis le 10 décembre 1962, Nyéréré au sein du T.A.N.U.[9] faisait son discours parlementaire en Swahili et déclarait cette langue bantoue, langue officielle, au même titre que l'anglais. En 1967, Nyéréré, l'un des plus honnêtes de nos chefs, déclarait : « Of all the crimes of colonialism, there is none worse than the attempt to make us believe we had no indigenous culture of our own; or that we did have as worthless, someting of which we should be ashamed, instead of a source of pride »[10].

Aujourd'hui le Swahili est la langue africaine la plus enseignée dans les universités du Monde, de Pékin à Washington, de Londres à Paris. Aucun cadre, africain ou européen, ne peut prétendre à une fonction dans ce pays s'il n'a pas fait ses épreuves écrites en Swahili.

– Ce n'est pas un hasard si le fascisme britannique a produit Vorster, Ian Smith, Idi Amin, mais pas des sous-produits culturels totalement sénégallicisés, de type Senghor. En tant que création des institutions coloniales et néocoloniales françaises, il y a en nous tous un peu de Modiba Keïta, un peu de Léopold Senghor et un peu d'Idi Amin Dada, qu'il nous faudra vaincre au risque de périr.

– Ce n'est pas un hasard si, constatant l'absence de chercheurs anti-apartheid français, le Comité Europe Tiers-Monde, le C.E.T.I.M., a fait les critiques suivantes à la gauche française en introduction au livre « White Migration to Southern [PAGE 72] Africa »[11] : « but the case of France is more disturbing as they seem. to be increasingly strong pro-south african lobbies in that country. We therefore hope that one of the results of this study will be to stimulate sympathizers in France to undertake the same research in their country and subsequently, to take the necessary steps to prevent their compatriots from going to South Africa. »

Chers amis,
Les Manding (Bamanan) ont coutume de dire des intellectuels : « aw kérà ntonso[12], ye, aw tè kònòw fè, aw tè waraw fè » (vous êtes devenus des chauves-souris, vous n'êtes ni avec les oiseaux ni avec les fauves ».) et de nous adresser la recommandation suivante : « yérédèn ka fisa ni sodùn ye » (il vaut mieux se connaître que de savoir chevaucher : connais-toi toi-même), les Manding et tous les peuples africains préfèrent de loin la rivalité masculine, sur les préoccupations de leur société à celle des théories Staliniennes, Trotskystes ou Maoïstes des trois mondes qui caractérisent nos réunions de chambre pour patriotes parisiens autoproclamés.

Les peuples africains et les Manding pensent que la seule connaissance, c'est celle de la pratique « dùnlço de ye kèko ye » et non celle de la suffisance technocratique des diplômés bamakois et parisiens. Les Manding pensent qu'il y a un artiste en chacun de nous, ils refusent la mégalomanie de la vedette et enseignent à leurs enfants que « tulon tè sèbè sa » (la fête n'empêche pas le travail). [PAGE 73]

Tous les peuples du monde ayant leurs qualités et leurs défauts, nous devons lutter contre nos préjugés ethniques et raciaux. Par exemple, l'histoire actuelle du Mali est étroitement liée, depuis le XVIe siècle, à celle de la pénétration européenne et française au SénégaL A ce titre, nous devons apprendre, dans notre liaison affective et quotidienne, de nos cousins Sénégalais, même si les Manding pensent que les Wolof sont des truands et les Peuls-Toucouleurs des traîtres quand ces derniers considèrent les Manding comme des cultivateurs sauvages. Et compte tenu des différences ethniques de contrôle familial et social, un travailleur immigré Manding a moins tendance à retourner clans le Mali actuel qu'un Soninké ou un Peul. Pourquoi est-ce que ce sont les Asiatiques, les Arabes et les Européens qui font le commerce à la place des Nègres dans toute l'Afrique, du Nord au Sud ?

Chers amis,
Il est vrai que les peuples africains n'ont pas toujours maîtrisé la technique de l'écriture comme celle de l'oralité, compte tenu des conditions historiques particulièrement difficiles : séparation du reste du monde par d'infranchissables distances, caravanes commerciales arabes et européennes qui ont razzié des siècles durant les ressources locales humaines et matérielles, esclavage et émigration. Aussi, les peuples africains ne se sont jamais reconnus dans la littérature d'expression étrangère (française ou anglaise) et ils ont préféré de loin les arts plastiques (sculpture, danse, musique, etc.) pour s'épanouir. Mais nous savons que les peuples africains se sont toujours battus pour maîtriser la technique de l'écriture. C'est ainsi qu'en 1977, de Paris, des travailleurs immigrés maliens du Kaarta correspondent en Manding avec leurs parents en utilisant l'alphabet « Maasaba ». C'est ainsi qu'en 1977, des lettrés musulmans de Banjul (Gambie) écrivent en Manding avec des caractères arabes.

Et toi, que fais-tu avec tes caractères de l'alphabet latin ? D'un point de vue purement idéologique, il faut désacraliser, démythifier l'écriture en tant que technique qui traumatise le paysan africain, le fétichisme maraboutique s'appuyant sur l'écrit en arabe et l'omnipotence technocratique sur celui du français, afin que les peuples africains s'emparent de la plume tout comme ils maîtrisent l'oralité. La question, c'est de produire dans toutes nos langues africaines pour imposer leur légitimité aux bureaucrates de l'Administration et de l'Université léguée par la France. Les créateurs africains vivront [PAGE 74] ou seront les « Harkis » de la pensée africaniste française.

Chère amie,
Au cours de ma vie d'étudiant et d'enseignant du Manding à Paris, des jeunes Français m'ont demandé quelle était l'utilité d'étudier une langue africaine. J'avoue que je fus toujours très embarrassé et leur répondais que dans les conditions actuelles, ils doivent les étudier pour un amour idéaliste des peuples africains, puisque la connaissance universitaire (classique et moderne) des langues africaines ne donne accès à aucune fonction dans les appareils de l'Etat français, en métropole ou dans les néocolonies. Le mépris des cadres africains pour leur langue maternelle est aussi lié à cette remarque très honnête de mes étudiants français. En Afrique, la formation en langues nationales ne donne accès à aucun statut social au contraire de la formation en langues étrangères (français, anglais) qui confère à une minorité la sécurité économique dont tout le monde a besoin. Dans les campagnes du Mali, pays pilote de l'alphabétisation dans le Tiers-Monde, selon l'UNESCO, une mentalité très péjorative identifie cette formation en langues nationales à « une affaire pour paysan », le soir autour d'une lampe à pétrole (sufèkalan). Mais le succès de l'alphabétisation, même au niveau des paysans, est lié à la crédibilité de cette action en milieu urbain, à sa légitimation par les pouvoirs publics. En février 1976, Tutu Sisoko, un lecteur paysan de Nègètabali (Mali) écrivait en manding au journal « kibaru » la question suivante « Est-ce que le Président de la République lit « kibaru » ? » Entendez tout le pouvoir socio-économique de notre pays. Ainsi la question des langues et de l'éducation demeure éminemment politique dans toute l'Afrique dite francophone, une question d'intérêt de classe. Seul un débat national et public pourra le résoudre au contraire des élucubrations charlatanistes de quelque expert parisien, parachuté par la Bird et l'UNESCO. Au lieu de laisser l'éducation du peuple malien dans les mains de l'agro-business néocolonial (Opération de développement) et de ces fétichistes « Tubabu », avec leurs cultes en autogestion sur commande (auto-évaluation, autofinancement) et leurs schémas sans contenu de classe (transfert de technologie et de responsabilité, ruralisation, alphabétisation, etc.), il suffirait de 2 ans, pour enrayer totalement l'analphabétisme actuel du Mali. D'un point de vue technique, en s'appuyant [PAGE 75] sur les actuelles ressources intellectuelles et scientifiques (Direction Nationale de l'Alphabétisation Fonctionnelle et de la Linguistique Appliquée, Le Centre Pédagogique Supérieur de l'Ecole Normale Supérieure, volontés militantes). D'un point de vue politique, en organisant une ARMEE NATIONALE DE L'EDUCATION, avec service obligatoire pour chaque cadre malien, lequel serait le moniteur après un bref stage. C'est le minimum que les intellectuels maliens doivent aux paysans qui ont payé le prix de leur formation avec leurs impôts.

La voisine République Algérienne, qui n'est pourtant pas particulièrement Démocratique et Populaire, lutte ainsi contre la désertification en utilisant ses technocrates pendant la durée de leur service obligatoire de deux ans dans l'armée nationale. Aujourd'hui, compte tenu de son salaire de misère, il est impossible de trouver un cadre malien qui veuille se faire hara-kiri, en arrêtant de voler les sous de l'Etat et ceux des paysans mais, au lieu d'espérer son suicide, il est possible de le tuer, en tant que pouvoir technocratique, de cette manière.

Cher ami,
Après 4 ans de séjour en France, je réalise que ce sont d'abord les institutions intellectuelles, puis policières et militaires de l'Etat Français qui sont générateurs du fascisme qui mit le feu, à 4 h. du matin, le 14 septembre 1977, au foyer des 400 travailleurs maliens et sénégalais, du 34, rue Sedaine, dans le 11e arrondissement de Paris, tua trois de nos frères et en brûla 60 autres. Aujourd'hui, les travailleurs africains de Paris organisent leur autodéfense militaire comme dans les ghettos de Harlem.

Mais tant pis pour Paris-la-France si les pouvoirs publics et d'opposition ne comprennent pas qu'ils vivent dans une société multiraciale, donc multiculturelle, après plusieurs siècles de conquête des autres peuples.

En effet, depuis la Révolution de 1789, l'Etat centralisateur français est profondément anti-culturel et anti-minoritaire si bien que la gauche française porte lourdement les empreintes de ce trait totalitaire dans ses traditions de lutte sociale et politique. On a toujours les défauts de son ennemi et le goulag n'est pas seulement soviétique !

Le mouvement de mai 1968 a révélé beaucoup de ces traits totalitaires ainsi que la lutte sourde des 7 langues et cultures minoritaires de France (Alsace-Lorraine, Occitanie, Flandre, [PAGE 76] Bretagne, Corse, Pays-Basque, Catalogne) qui participent au même combat linguistique et culturel des peuples africains contre l'hégémonisme étatique de l'élite parisienne.

Je vous ferais un superbe cadeau d'anniversaire 1977 si vous me présentiez un auteur français de la chanson politique, style « Programme Commun » et qui ait la qualité du Chilien Victorio JARA abattu par Pinochet. Les émissions de Radio-France[13] ou les colonnes des journaux « Le Monde » ou « l'Humanité » n'apportent rien aux Africains et aux Français, sur une connaissance actuelle de ce continent, malgré tous les moyens financiers et techniques dont ils disposent. Ce n'est pas un hasard, s'il existe dans tous les pays européens des mouvements nationaux contre l'Apartheid mais pas en France, malgré les intérêts industriels; et le M.R.A.P. (Mouvement contre le Racisme, l'Antisémitisme et pour la Paix) et le Comité Outspan tentent de combler cette absence historique de la gauche française.

Au niveau des appareils de l'opposition française, le messianisme idéologique de la confortable gauche parisienne est aussi aliénant que son marxisme académique et réductionniste en économie (production -reproduction) ou en sciences politiques (lutte de classes). En marge de ces théoriciens de salon et de bibliothèque et au-delà du culturalisme et de l'empirisme américain, Pierre Bourdieu et son équipe de recherche du Centre de Sociologie Européenne (bd Raspail) abordent une réflexion des plus intéressantes sur l'élite française, donc sur l'élite africaine. Toutefois, la dimension linguistique est faible dans la revue de ce centre « Actes de la Recherche en Sciences Sociales ».

Chère amie,
Le Peuple Français a le droit de vivre et de parler d'autre chose que de camembert et de vin. Il a droit, quotidiennement, à une nourriture culturelle que les immigrés peuvent lui apporter dans la rue et non à la télévision, au profit de l'œuvre de tolérance raciale qui manque tant à ce pays. Sinon « Paris-la-France » n'aura pas le Carnaval des Caraïbes que plus de 250.000 Noirs, avec leurs amis blancs, fêtent [PAGE 77] chaque été dans les rues de Londres, depuis 1965. Sinon « Paris-la-France » restera cette triste ville d'angoissés[14] dans laquelle tu marches comme une bête, bien dans ton circuit, avec un seul droit, celui d'aller au restaurant et au cinéma.

Cher ami,
Comme tu le disais si bien, leur secret est de nous apprendre à cracher sur nous-mêmes et ils ne nous feront pas de cadeau. En tant que noir et opprimé de classe, nous devons nous battre pour vivre, n'importe où sur cette terre, notre corps, notre peau, nos vêtements, notre nourriture, notre tête et notre langue, bref notre culture. Cela n'est possible qu'en nous préservant et comme disait ce frère des Caraïbes « The secret of life is no fear » (le secret de la vie, c'est de ne pas avoir peur), donc de nous donner les moyens de tuer la peur en nous face à tout mandarin, blanc ou noir, de droite ou de gauche. Les Africains étant des susceptibles et des caractériels à réaction imprévisible, tout juste bons pour les asiles psychiatriques et les prisons. Il faut donc rester calme mais très dur, avec nos interlocuteurs fascistes. Les fascistes de l'université et de la rue ne nous attaquent jamais sur le fond de notre argumentation mais sur la forme. Rendons-leur le coup à ce niveau de la forme en jouant sur les mots qu'ils utilisent. Soyons prêts à rencontrer tout fasciste, de l'université ou de la rue, après avoir établi son profil socioculturel (la police nous fiche, fichons la police) et ne bavardons pas plus de 30 minutes avec lui. Dans les rares cas où les zombis de l'université et de la rue en viennent à une épreuve physique (ils sont bêtes et trouillards), soyons encore plus prêts qu'eux. Directement, parlons toujours au chef-mandarin mais jamais au sous-mandarin. Comme un artiste sur scène, choisissons le moment de nos entrées et sorties avec nos interlocuteurs zombis de l'université et de la rue.

Chère amie,
C'est parce que nous nous sentons mal dans notre peau en Occident-Babylone, que la question du retour en Afrique préoccupe depuis des siècles tous les Noirs de la Diaspora. [PAGE 78] Mais le mythe du retour à l'Afrique (terre promise) et l'obscurantisme religieux (le Rastafarianisme) ne profitera qu'à des régimes fascistes de type Hailé Sélassié. Compte tenu des conditions particulières de l'esclavage des siècles derniers et de l'émigration actuelle produite par la néocolonisation, tous les Nègres de la Diaspora doivent se battre pour vivre leur culture dans le pays d'accueil ou d'adoption même si l'Afrique représente effectivement notre principale base à tous points de vue. Et malgré toute la violence bestiale que nous subissons quotidiennement dans Babylone, nous devons éviter de tomber dans les facilités racistes « anti-blanc » et avec lucidité, développer toute notre amitié avec tous les peuples de l'Occident, et notre sympathie scientifique avec tout chercheur africaniste, sans terrorisme linguistique. Un Nègre qui tombe dans le piège du racisme fait le jeu des racistes. Car, chère amie, nous ne devons jamais oublier que c'est le Nègre qui a toujours vendu et combattu le Nègre. La stratégie militaire de Galliéni qui a conquis, à la fin du 19e siècle le Soudan Français (Mali) consistait, à faire des carrés de Nègres au milieu desquels se cachaient les soldats français, pour donner les ordres contre les résistants nègres, exactement comme sur une tour de contrôle. C'est ce que l'officier français nous dit : « Ce sont de fiers soldats, ces cavaliers indigènes, les premières balles leur sont destinées, mais peu importe, ils n'hésitent jamais[15] ».

En outre, débarquer en Afrique avec des projets politiques élaborés et financés par la Gauche Européenne est aussi une attitude suicidaire de nègre-chair-à-canon de la Gauche Occidentale.

Cher ami,
Parce que notre création intellectuelle et artistique est subversive pour Babylone, produisons tout ce qu'ils ne peuvent pas produire, disons tout ce qu'ils ne peuvent pas dire et luttons pour tous nos rêves. Quel est le tien ? Le mien est d'aller enseigner le Manding aux peuples Bantuphones, à l'Université du Cap, présidée par les « Combattants de la Liberté » d'Afrique du Sud. Quel est le regret de ta vie ? Celui de n'avoir pas été danseur ou musicien au lieu de me faire chier comme linguiste sur le signifiant et le signifié de chaque mot. [PAGE 79]

Chère amie,
Il nous faudra, pour ne pas apporter en subalterne à l'œil électronique du Tubabu, nos danses de possession qui possèdent toujours l'Occident-Babylone, nous démarquer de deux formes d'expression artistique et des écrits de propagande. D'une part, celle traditionnelle des griots, de langues nationales, qui prostituent les patrimoines culturels pour chanter les louanges du pouvoir (Au Mali, ce fut « Sinho » puis « Turamakan ») et d'autre part, celle moderne, en langue étrangère, adressée à un public gallicisé ou anglicisé, tel le théâtre sénégalais interprétant à Dakar des œuvres de Shakespeare en français. Au contraire du pouvoir qui dispose d'un agent (le griot ou l'écrivain de propagande) pour enregistrer, composer et diffuser son message, le peuple, lui, est sa propre mémoire et il s'exprime sans intermédiaire en des circonstances bien précises, car sa tendance à ne pas parler est aussi forte. Elle est bien rendue par la formule Manding : « Kuma man di, kumabaliya fana man di » (ne pas parler est aussi mauvais que parler).

Entre la mémoire du pouvoir et la mémoire du peuple, nous devons choisir et avec humour et qualité artistique, restituer aux travailleurs africains tous les crimes dont ils sont l'objet et que les oppresseurs, blancs et noirs, de Droite ou de Gauche, œuvrent à effacer. Oublier, c'est mourir pour nous et comme disait le chanteur nigérien, Fela, « If a man wants to enslave you forever, he will never tell you the truth about your forefathers ». En 1945, les « Tirailleurs Sénégalais » ont été fusillés à Thieroye pour avoir réclamé leur pension militaire après qu'ils aient fait le sacrifice de leur vie pour protéger le corps français contre les Nazis Allemands. En 1977, les travailleurs immigrés de la région du fleuve Sénégal risquent le même sort pour « l'aide au retour » que Giscard leur propose. Les soldats et les travailleurs africains ne sont pas une peau d'orange dont on se débarrasse après l'avoir sucée et la France nous rendra compte un jour très prochain de « l'impôt de sang » et de l'« impôt de sueur » qu'elle perçoit sur nos peuples.

Cher artiste,
Au contraire des griots du pouvoir néocolonial et en évitant le piège de « la défonce » (alcool, yanba, LSD, héroïne, cocaïne), nous devons produire des créations artistiques profondément enracinées dans nos traditions africaines (Babylone n'en a plus !) pour lutter contre nos dictateurs noirs. [PAGE 80]

La chanson latino-américaine ainsi que certains thèmes poliliques de Fela et du Reggae sont une bonne orientation si l'on considère l'impact de la musique sur les peuples noirs. Comme disent les Manding « tulon tè sèbè ga » (la fête n'empêche pas le travail) et avouez qu'avant de prendre le fusil, c'est beau d'abattre son oppresseur en dansant et en chantant. Puisque ce sont les racines fortes (roots) qui donnent de belles feuilles (black-leaves), la question théorique qui est posée, c'est celle de maîtriser la liaison pratique entre lutte culturelle (passé) et lutte politique (présent), entre la position de race et la position de classe.

Cher militant,
Nous ne devons pas mépriser la dimension humaine des rapports sociaux, culturels et artistiques, au nom d'un antisentimentalisme borné, car l'oppression coloniale et néocoloniale concerne aussi le cul et l'affectivité des peuples africains. Un pêcheur Bozo du Mali ne fait pas l'amour de la même manière qu'un ouvrier Zulu dans les mines d'Afrique du Sud ou un travailleur immigré Soninké devant la queue des prostituées, le week-end à Barbès (Paris). A Bamako, une vendeuse de mangues de dix ans, ne se prostitue pas de la même manière que la 3e ou 4e épouse, de 30 ans, d'un haut fonctionnaire malien. La nouvelle société ne se fera pas sans les femmes et il n'y en aura pas si on ne s'adresse pas à chaque être humain dans sa langue maternelle. Tant que la Malienne ne sera pas libérée de ses frustrations et de son idéologie de la médisance, aucun Malien ne pourra me parler de Dignité Nationale car 99,99 % des Bamakoises vivent dans une situation socio-économique de prostitution déguisée ou déclarée. La frustration sexuelle des militants, tant célèbre, dépend de la réflexion sur ces questions dites secondaires et placées à la fin des résolutions de congrès politiques. Tout est lié tout le temps, et au-delà de notre suffisance politique et technocratique, prenons le temps d'écouter les prostituées, les truands, les fascistes, les fous qui sont la crème de notre société.

Et il faut en finir avec tous nos complexes de francophonisé, d'intellectuel, de citadin, de nègre-baiseur car il n'y a aucune incompatibilité entre le fait d'être un soldat de la culture nationale et d'être un francophone, de se lier aux travailleurs comme intellectuel, de réfléchir aux questions rurales et d'être un citadin, de vivre son corps noir et d'avoir des amis et des amies blancs. Il faut s'assumer en [PAGE 81] tant que donnée historique néocoloniale et petite bourgeoise et non le nier, comme ces « militants honteux » de « Parisla-France ».

Cher ami,
C'est triste mais tout est à recommencer et à inverser même si nous devons apprendre des Chinois, des Français, des Soviétiques, des Américains, des Arabes sans être « le nègre-esclave » de quelque volonté de puissance que ce soit, blanche ou noire, de gauche ou de droite. Je ne suis pas une objectivité scientifique, je ne suis pas une subjectivité noire, un Africain et non un Africaniste de cabinet, je suis un être humain blessé par le système idéologique et académique français et un être humain blessé est très dangereux. Je suis un homme très dangereux.

Chère amie,
Bon Courage car la Vie Continue.

Florence, le 28 octobre 1977
Amidu Magasa
Enseignant-chercheur en Manding (bamanan)
I.N.L.C.O. (Université Paris III)

P.S. « Pour l'aspect subjectif de la question, je viens du Mali, le pays le plus pauvre du monde selon les statistiques de l'O.C.D.E. mais certainement l'un des plus exploités. Ma langue maternelle et paternelle est le Manding (bamanan) car mes parents ne parlent pas français et j'ai eu le bonheur de têter les seins de ma mère jusqu'à l'âge de 10 ans. Avant sa mort, c'est elle qui fut mon professeur de Manding. En conséquence, je ne permets à aucun linguiste français, ne parlant pas Manding, colonialiste et unijambiste, fût-il expert consultant de tous les gouvernements africains francophones, de cracher sans avoir lu, sur mes pages de Doctorat de 3e cycle intitulé « La créativité lexicale du Manding », au vu du nom de Chomsky, éminent linguiste et démocrate américain. Je refuse toute légitimité de droite ou de gauche, à vos querelles d'école. Comme célibataire de 29 ans, je vis bien ma tête et mon corps en écrivant des livres en français et en manding et en baisant avec les bonnes femmes de Dakar à Paris, de Londres à Florence, et bientôt de New-York à Los-Angeles avant de traverser le Sahara, en bonne compagnie, et d'aller reposer mon cul fatigué à Bamako, s'il n'est pas en prison quelque part. » [PAGE 82]

Je ne suis pas un nègre-esclave, mendiant de diplôme ou d'aide à l'Occident-Babylone et aux Cheickh-Petro-Dollar Arabes; et toutes mes études universitaires et mes recherches actuelles se sont faites sans un sou d'aucune institution familiale, nationale ou internationale, de ce monde des médiocres Bamakois et Parisiens. Contre la morosité du temps et du fric de tous ces pouvoirs technocrates, je veux le temps et la liberté de vivre pour moi et tous mes frères ».

« Le chemin de la vie est toujours dangereux Mais vivre sa vie est moins que jamais facile »[16] .
Ho Chi Minh

Amidu MAGASA


[1] Rejetés par la culture raciste Anglo-Saxonne, les Noirs dAmérique et des Caraïbes ont élaboré, à partir de leur background africain et de l'anglais, une langue d'autodéfense spécifique, si bien qu'en 1977 aucun Lord de la City de Londres ne peut comprendre « l'Anglais » des Jamaïcains.

[2] L'émotion est nègre et la raison est hellène, n'est-ce pas Senghor le Normand !

[3] H. Baumann et D. Westerrinann « Les peuples et civilisations de l'Afrique », suivie de « Les Langues et l'Education » 1948, Payot, Paris, p. 484 et 485.

[4] Selon Amadu Hampate Bâ, « Galien traça le chemin en faisant du Nègre un portrait des plus hideux, que voici -. « cheveux crépus, narines dilatées, lèvres lippues, barbe rare, orteils et doigts en fourchette, membre viril longuet, peau malodorante, teint sombre, appétit dépravé, amour des réjouissances... ». Le mythe de l'Afrique sauvage prévalut à telle enseigne qu'un savant contemporain comme Maurice Delafosse donnera tête baissée dans le panneau. Il souscrira aux idées de Galien, bien qu'il fùt mieux placé que le médecin grec pour connaître et faire connaître les Nègres : il les commanda longtemps et cohabita même avec une de leurs femmes.

« Maurice Delafosse a sous-estimé la culture traditionnelle beaucoup plus par raison politique que par probité scientifique. Il était colonial, par conséquent agent chargé de faire aimer la France et d'implanter en Afrique la culture française », in « la jeunesse et les valeurs culturelles africaines ». Dossier documentaire 4, U.N.E.S.O., Document de la Réunion régionale d'Abomo-Dahoniey. 2-7 décembre 1974 « la jeunesse et les valeurs culturelles africaines », p. 35.

[5] Au Mali, le S.M.I.G. officiel est de 120 FF.

[6] Mon enseignement du Manding se fait uniquement en Manding. J'ai formé durant l'année universitaire 1976-1977, un jeune Corse, Guy Baccelli qui, en 1 an de cours et 2 mois de séjour au Mali, est à même de vous parler pendant 1 heure ou plus des propositions du Programme Commun ou de la vie rurale des Bamanan. Ma seule pédagogie, c'est d'éduquer en m'amusant d'abord et en amusant les étudiants ensuite.

[7] Personne d'origine ou de culture européenne.

[8] Union Soudanaise, section du Rassemblement Démocratique Africain.

[9] Tanganyka African National Union.

[10] Julius Nyéréré, « Uhuru na Umoja » (Freedom and Unity) oup, Dar-es-Salam, p. 186.

[11] Comité Europe Tiers-Monde, 37, quai Wilson, CH 1201 Genève, fév. 75, p. 1.

[12] Ntonso : la chauve-souris est un animal étrange qui ne vole qu'au crépuscule puisqu'il ne voit pas le jour; qui se pose sur les arbres un s'y accrochant la tète en bas; qui a des poils, les dents et la face d'un chien; qui se nourrit de fruits au contraire de celui-ci. Pour leur repas en dehors de la maison, les « bilakoro » (jeunes garçons incirconcis) ont coutume de la chasser lorsque le soleil est au zénith, D'un point de vue mythique, le ntonso serait le fils d'une vieille dame qui, après avoir accouché des « bonèden » (avortons) l'aurait mis au monde à la suite de relations sexuelles avec un « dosokoro » (gros chien). Malgré le concours des bilakoro, la municipalité de Segu n'a jamais réussi, depuis l'époque coloniale jusqu'à nos jours, à se débarrasser des ntonso, qui peuplent les « jala » (cailcédrats) situés sur les bords des chaussées du quartier administratif et qui troublent ainsi la quiétude des résidents Tubabu par leur agitation sonore du crépuscule et leurs excréments multicolores.

[13] En octobre 1976, j'ai refusé de participer à une émission de RadioFrance relative à la célébration de la « Tabaski », la fête musulmane, qui serait préparée à Paris et destinée aux auditeurs africains alors qu'il y a tant d'autres choses à dire, par exemple le statut des langues et cultures en Afrique dite francophone.

[14] Si vous portez vos vêtements multicolores de nègre joyeux, demandez votre dresse à un « Parisien-la-France », il y a une chance sur deux qu'il prenne peur avant de vous répondre avec un sourire de commerçant.

[15] Galliéni, Voyage au Soudan Français 1880-81, Paris, p. 58.

[16] Ho Chi Minh, Carnet de Prison, Hanoï, 1973, p. 20.
Le mercredi 23 nov. 77, au séminaire de Claude Meillassoux « Guerres coloniales et mouvements de résistance », ce texte ayant fait l'objet d'une présentation, à l'élite d'extrême gauche de l'africanisme français, je fus traité de terroriste, de paranoïaque, et de méchant dans les coulisses de la Maison des Sciences de l'Homme, 54, bd Raspail, 75006 Paris.