© Peuples Noirs Peuples Africains no. 3 (1978), 51-62.



LES LANGUES ET L'ÉDUCATION AU MALI

(Réponse à un expertisé français)

Dulaye DANYOKO

La première école française est créée au Mali (à l'époque, le Soudan Français), en 1882. A la vérité, l'enseignement français continu apparaît avec le fonctionnement de l'Ecole des Otages à Kayes, en 1887. Ecole des Otages, puis Ecole des Fils de Chefs Que ces dénominations paraissent justifiées aujourd'hui Otages culturels, minorité d'individus se voulant au-dessus des autres, et finalement d'une incontestable « utilité » politique. Les premiers grands acteurs de cette politique, les gouverneurs de l'AOF (Afrique Occidentale Française), les gouverneurs des colonies, ne s'y sont pas trompés. Dès 1895, le Colonel de Trentinian indiquait pour l'Ecole des Fils de Chefs : « Donner à des jeunes gens... une instruction et une éducation qui en feront dans l'avenir des agents précieux pour notre gouvernement »[1]. En 1910, le Gouverneur Général William Merleau-Ponty, s'adressant à tous les responsables des colonies françaises d'Afrique Noire, édictait : « Notre but de chaque jour est de préparer pour le lendemain une France plus riche et plus forte que la veille »[2].

Soixante-dix années de fonctionnement de cette école et l'indépendance intervient au Mali. Quatre-vingt-dix années de fonctionnement de l'enseignement français au Mali et les [PAGE 52] experts français en sont encore à être chargés de réformes de l'Enseignement au Mali, à agir sur la politique éducationnelle du pays. Les uns et les autres, les experts et les gouvernants parlent de développement économique et social. Et tous ces discours passent par l'école. Des réformes interviennent, des expériences sont tentées et les difficultés s'accroissent chaque jour et d'année en année. Alors il faut changer, de nouveau procéder à des réformes. Qui pourrait s'y opposer lorsque les résultats qu'il faudrait rechercher semblent s'éloigner ? Mais qui procède aux réformes garde toujours les caractéristiques principales qui permettent de sauvegarder ses intérêts en atteignant les buts recherchés. Tout l'art pour les acteurs actuels consiste à bâtir et rebâtir autour des mêmes caractéristiques. Il suffit alors de critiquer une partie de ce qui a été fait. Les meilleurs arguments sont les résultats jusqu'ici obtenus, au besoin sélectionnés. C'est ainsi que procède le dernier rapport sur l'éducation de base au Mali[3]. Un rapport du coordinateur de la réforme sur l'éducation de base, un expert français de l'Unesco. Les arguments, les solutions se veulent convaincants, courageux, dans l'intérêt du Mali. Non, c'est tout le contraire.

L'astuce de l'expert consiste à critiquer les résultats obtenus. Travail a priori aisé dans le cas des pays francophones d'Afrique. Dans le cas du Mali, il suffit de récupérer les paravents théoriques que sont la réforme de l'Enseignement de 1962 et le premier séminaire sur l'Education de 1964. Le coordinateur profite de cette aubaine en retenant ce qui lui est utile : « Ainsi les objectifs de l'école fondamentale étaient-ils clairement définis ». Malheureusement au niveau des faits la situation se présente de façon tout à fait différente. Tout s'est passé comme si l'école fondamentale avait oublié le premier de ses objectifs (être « l'école populaire de base dont le développement doit être assuré le plus rapidement et le plus largement possible ») pour ne retenir que le second (« former les cadres dont le pays a besoin »). Le rapport de 1977 peut alors ajouter : « Mais si un tel « oubli » n'avait pas de conséquence dramatique tant que les effectifs scolaires étaient limités et les besoins en cadres élevés, il n'en est plus de même aujourd'hui où la situation est totalement inversée : la capacité d'absorption de la fonction publique [PAGE 53] étant limitée pendant que les effectifs scolaires sont en accroissement constant »[4].

D'abord les textes de 1962 et 1964 ont insisté sur beaucoup d'autres aspects ici occultés : la suppression de l'examen d'entrée en sixième (réintroduit depuis), le développement de l'enseignement supérieur afin de « promouvoir le développement de la recherche scientifique, d'assurer l'adaptation permanente de l'enseignement public aux progrès scientifiques, et techniques et aux transformations de la vie sociale, de diffuser la culture », etc. Mais le plus curieux : le rapport de 1977 affirme que l'enseignement n'a pas été développé, mais qu'il y a... trop d'effectifs scolaires, que les besoins à satisfaire sont seulement ceux de la fonction publique. Et l'expert continue tranquillement ses critiques, son argumentation.

Il y a trop d'élèves, dit-il. Alors il retient un certain nombre de données chiffrées : principalement les effectifs de l'enseignement fondamental de 1959 à 1977, les candidats présentés et les admis au certificat de fin d'études du premier cycle de 1970 à 1976, les effectifs de candidats et d'admis au Diplôme d'Etudes Fondamentales (équivalent du BEPC) pour les années 1968, 1972, 1975 et 1976, les effectifs de l'enseignement secondaire général et technique de 1972 à 1977, l'évolution du nombre de bacheliers de 1971 à 1976 et l'évolution des effectifs de l'enseignement supérieur de 1972 à 1977.

Concernant le taux de scolarisation, son évolution, silence total ! Comment peut-on envisager l'éducation de base comme « moyen de démocratisation de l'éducation » ainsi que l'écrit l'expert, sans envisager un accroissement du taux de scolarisation ? Or ce taux, de 19,6 % en 1964, passe à 21,1 % en 1965, à 22 % en 1966 et 1967, puis à 22,4 % en 1968; il est actuellement de 20 % ! Et le coordinateur de la réforme d'affirmer : il y a trop d'effectifs scolarisés !

« ... en termes absolus, les effectifs scolarisés ont été multipliés par six depuis l'Indépendance, ce qui amène chaque année un nombre croissant d'enfants à se présenter aux portes du second cycle »[5].

On retrouve les mêmes arguments pour les autres niveaux d'études et les admis aux examens, avec, bien évidemment, un choix « judicieux » des dates. La conclusion, la directive [PAGE 54] de l'expert coordinateur : « Force est donc, aujourd'hui, d'en revenir à une politique ferme d'orientation après de trop nombreuses années de relâchement en contingentant strictement l'accès à l'étape supérieure »[6].

Comment est-il possible d'être aussi péremptoire sans s'être posé la question de savoir quelles proportions d'effectifs se trouvent dans les différents niveaux d'études ? Au Soudan Français, l'enseignement primaire a toujours eu un caractère terminal. Il en a toujours été de même pour l'enseignement fondamental au Mali. 98,18 % des effectifs scolaires se trouvaient dans le fondamental en 1963. En 1969, ce pourcentage est de 96,3 %. A force de trier les dates, l'expert ne nous fournit des chiffres sur tous les niveaux d'études que pour 1974-75 et 1975-76. Or, à ces deux dates, les effectifs du fondamental représentent respectivement 96 % et 95 % des effectifs totaux. Quant aux effectifs du supérieur, ils augmentent jusqu'à 0,18 % des effectifs scolaires totaux en 1968 et ils n'ont jamais dépassé 0,9 %(1976). Les spécialistes en économie de l'éducation sont d'accord sur le fait qu'aucun système d'enseignement ne peut remplir sa fonction complète en tant que facteur de progrès économique et social lorsque le niveau supérieur n'est point développé, et ceci finalement quel que soit le niveau de la technologie. Cependant l'expert français de l'Unesco indique que désormais il faut « augmenter chaque année à tous les niveaux le nombre de ceux qui ne poursuivront pas leurs études »[7]. Il s'insurge également contre les trop grands taux de réussite aux examens. Comparons le Mali avec d'autres pays francophones d'Afrique en retenant le pourcentage des admis au DEF ou au BEPC par rapport aux effectifs de 6e pour les mêmes cohortes. Les chiffres qui nous servent au calcul de ces taux sont ceux fournis par le Ministère Français de la Coopération. L'année scolaire : 1967-1968. Les pourcentages de réussite :

– Congo : 34,04 %
– Centrafrique 30,94 %
– Côte-d'Ivoire 40,45 %
– Dahomey : 42,76 %
– Gabon : 31,29 %
– Haute-Volta : 80,90 % [PAGE 55]
– Madagascar : 43,83 %
– Mauritanie : 36,40 %
– Niger : 51,34 %
– Sénégal : 56,85 %
– Tchad : 42,78 %
– Mali : 19,28 %.

Pour le Mali, en 1968-69, le taux baissera à 17,95 % ![8]. Bien sûr, ce sont les experts qui ont de tels points de vue, qui déterminent les besoins en diplômés ! Le contenu des besoins n'est point précisé, mais peu importe ! Dans son rapport, notre expert nous prévient qu'en 1978, 64 % des bacheliers seront en excédent.

Par ailleurs, les problèmes que posent l'alphabétisation fonctionnelle et l'enseignement, imbriqués de façon confuse à volonté, sont posés comme solution à l'enseignement. Le « minimum éducatif » que peut fournir l'alphabétisation est finalement l'objectif visé pour tout l'enseignement au Mali. Aussi les résultats de l'alphabétisation fonctionnelle dans le cadre des opérations de développement sont brandis comme exemple, bien qu'ils soient présentés comme encore insuffisants. L'opération préférée de ce point de vue de bon exemple, c'est l'opération arachides et cultures vivrières (OACV). « C'est sans aucun doute au sein de l'OACV que l'alphabétisation a obtenu ses meilleurs résultats »[9]. « 9 186 auditeurs y étaient inscrits... parmi ces 9 186 auditeurs, 6 651 ont été testés, ce qui a donné les résultats suivants :

en lecture: débutants 2458
demi-alphabétisés 2031
alphabétisés 1201
en calcul: débutants 2912
demi-alphabétisés 1228
alphabétisés 1218

Ainsi, un peu plus de 1200 paysans pouvaient être considérés comme pleinement alphabétisés, c'est-à-dire en mesure de lire et d'écrire couramment et de réaliser les quatre opérations »[10].

Encore une conclusion des plus douteuses. Est-on automatiquement alphabétisé au calcul dès lors qu'on l'est en lecture [PAGE 56] et, dans ce cas, pourquoi faire une distinction entre ces deux catégories ? L'expert aime à parler du drame de l'enseignement ruralien. A la vérité, le drame pour cet enseignement c'est d'avoir de tels experts pour l'étudier, le réformer. Dans le cadre de l'alphabétisation, pour pouvoir tirer une première série de conclusions, il faut absolument des informations sur les catégories suivantes : alphabétisés en lecture, alphabétisés en calcul, alphabétisés en écriture et calcul. En ne retenant que le niveau des connaissances, même ces conclusions chiffrées seraient aléatoires comme résultats tangibles. En effet, s'il est généralement admis aujourd'hui que quatre années de scolarité font d'un individu un alphabétisé, aucun critère ne peut être considéré comme scientifique dans l'enseignement. Retenons cependant un instant ce chiffre de 1200 alphabétisés; cela représente 18 % des auditeurs testés, après dix années de fonctionnement de l'alphabétisation dans les différentes « opérations de développement ». Il en arrive au total de 28 496 auditeurs donc seulement 5 % En appliquant le taux obtenu par la « meilleure » opération du développement, cela mène le total des alphabétisés à 5 129. Le Mali compte actuellement environ 6 millions d'habitants. Cette population compte plus de 80 % d'analphabètes. Même cri retenant le chiffre le plus bas possible pour la population analphabète – 3 millions -, en ne tenant même pas compte du fait de la désaffectation progressive dans l'alphabétisation malgré les rapports, ce sont des centaines et des centaines d'années qu'il faudra au Mali pour résorber ce fléau. On est ahuri de ce qu'écrit alors l'expert : « Ces exemples montrent qu'il lie serait pas du tout utopique de se fixer comme objectif que dans les dix ou quinze années à venir il n'y ait plus aucun malien qui parvienne à l'âge de vingt ans sans savoir lire, écrire et calculer »[11]. Dix ou quinze ans ! Et dans sa lutte contre l'enseignement, le coordinateur écrit par ailleurs : « On constate enfin une augmentation continue et très rapide du nombre d'élèves orientés vers les professions enseignantes, c'est-à-dire du nombre de ceux qui vont contribuer à terme à élargir encore la pyramide scolaire, et donc à aggraver dans les années à venir les problèmes analysés ici »[12]. Et du côté des paysans ? « Tout le problème pour eux est alors de savoir [PAGE 57] ce qu'ils vont pouvoir faire de ces nouveaux savoirs »[13] ! Evidemment, leurs pratiques montrent que les premiers intérêts à satisfaire dans cette alphabétisation sont ceux des « opérations » financées par l'extérieur, tournées vers l'extérieur...

De tels coopérants techniques sont appelés à un brillant et long avenir dans le cadre d'une telle coopération. Aucune analyse réelle des causes de l'échec de l'enseignement tel qu'il fonctionne au Mali, le refus d'en expliquer les coûts élevés, le refus d'expliquer le chômage, le refus d'envisager la réforme la plus importante dans l'enseignement : l'emploi des langues nationales comme langues d'enseignement, confirment cette volonté d'aggraver une situation déjà catastrophique, à seule fin que les pays qui tirent de tels cas continuent de plus belle.

Certaines affirmations, généralement sans lendemain, sont habilement introduites. Elles concernent la ruralisation, les formations professionnelles – souhaitées ici les plus courtes possible –, l'introduction de services éducatifs à coûts réduits.

« ... la ruralisation de l'école est... la seule façon de former de véritables scientifiques capables de poursuivre des études supérieures »[14]. Comment former de véritables scientifiques sans développement de l'enseignement supérieur, niveau sans lequel aucun système éducatif ne peut fonctionner normalement, niveau auquel se détermine, dans tous les systèmes éducatifs, le contenu des études. Outre que l'expert édicte qu'il faut « contingenter strictement l'accès à l'étape supérieure », notre expert décide qu'il n'y a pas de solution en dehors de sa « démarche pédagogique » et écrit « ainsi progressivement les maîtres seront amenés à privilégier dans les programmes ce qui est vraiment utile à la compréhension des faits observés faisant ainsi le tri entre ce qui est réellement « fonctionnel » et ce qui ne l'est pas »[15]. Est-il besoin de préciser que les maîtres dont il s'agit sont ceux de l'enseignement fondamental. Ces maîtres suivront, dit-il, des stages « d'analyse du milieu », stages « qu'ils pourraient compléter par la suite en s'appuyant sur leurs élèves comme [PAGE 58] informateur »[16] ! Les enseignants maliens connaissent l'une des conditions de vie les plus précaires au Mali. Ces conditions sont occultées. Ce qui préoccupe l'expert, c'est que l'enseignement au Mali ne dépasse pas le niveau des maîtres de l'enseignement fondamental. Toujours à propos de la ruralisation et en parlant de la « société traditionnelle », l'expert écrit : « C'est ce capital d'expériences et de connaissances qui a permis à la société traditionnelle de survivre pendant des siècles et de parvenir à un certain équilibre, équilibre aujourd'hui menacé »[17]. Est-ce l'absence de ruralisation de l'enseignement en français qui a menacé cet équilibre ? Quels aspects de la « société traditionnelle » cherche-t-on à sauver ? Quelles sont les caractéristiques de la nouvelle situation et quels sont les processus qui y ont conduit, notamment dans le domaine culturel ? Voici l'explication de l'expert : « déséquilibre dû à une augmentation de la population »[18]. Il faut un sacré mépris des cadres nationaux pour oser de tels propos ! Et quel mépris de la vérité, monsieur, vous qui parlez de « véritables scientifiques ».

L'attitude face aux langues d'enseignement traduit les mêmes visées de l'expert, son même mépris pour les populations qu'il est censé aider.

Retenons de ce rapport d'une centaine de pages tout ce qui est écrit sur les langues. En page 7, le problème semble obtenir reconnaissance de son importance lorsqu'il est affirmé : « il nous restera... à faire le bilan de ce qui a déjà été fait et de ce qui reste à faire pour que les langues nationales puissent être utilisées comme langues d'éducation, condition sine qua non pour aboutir à une éducation de base massive et à coûts réduits ». Mais lorsque l'expert revient à ce problème capital, c'est pour écrire (p. 33-34) : « Peut-être s'étonnera-t-on du fait que nous n'ayons pas encore évoqué le problème de la langue d'enseignement. C'est que dans l'ordre des priorités, il ne nous paraît pas le plus urgent. Ce qui nous paraît le plus urgent, c'est, répétons-le, de mettre l'école au service du développement et pour cela de l'amener à un changement complet de perspective... Or, ce changement de perspective peut se faire aujourd'hui en utilisant la langue d'enseignement actuelle ». Enfin, page 40 du rapport, l'expert [PAGE 59] coordinateur indique. « Il serait également logique que soit expérimentée au niveau de l'ensemble de la région, l'initiation des élèves à partir de la cinquième année, à l'utilisation écrite des langues nationales ». Et c'est tout !

La France doit le succès pour elle de sa colonisation en Afrique à sa langue et à l'idéologie que cette langue a permis d'y installer. C'est évidemment une position qui a toujours été fermement défendue. Notre expert coordinateur s'emploie à maintenir la position du français langue d'enseignement. Mais que n'est-il conduit à écrire pour cela ? Une condition sine qua non qui peut attendre le plus longtemps possible !!! Mais est-ce un hasard si d'un côté il est question de langues nationales employées, comme « langues d'éducation », cela étant la condition sine qua non, et de l'autre de « langues d'enseignement », cette fois-ci problème non prioritaire ? Une question a priori futile surtout si l'on sait que l'enseignement est une partie de l'éducation. L'éducation peut désigner tant de choses, et l'expert joue sur cela !

L'éducation, ce peut être l'alphabétisation fonctionnelle dans le cadre des opérations de développement. Mais alors, les propos de l'expert sont d'une cohérence ! Avec condescendance, il permet seulement « l'utilisation écrite » des langues nationales dans l'enseignement, mais seulement à partir de la cinquième année : « il serait logique... » que cela « soit... expérimenté ». Nullement question de langues d'enseignement, nullement question de les introduire dès la première année, encore moins de l'étendre à tout le système éducatif, d'envisager une réforme profonde de l'administration, de l'économie, etc., en fonction de cette exigence, non, au contraire, il s'agit d'empêcher tout cela aujourd'hui et demain.

Comment est-il concevable que nous en soyons encore à démontrer que chez nous, les tins et les autres ont intérêt à étudier dans leurs langues maternelles ? Comment accepter, malgré tous les échecs de l'école française pour nos populations, pour nos pays, que l'on conseille encore de renforcer les éléments les plus négatifs de cette école, l'enseignement en français, par exemple. Evidemment, s'agissant de pays tels que le Mali, sous-développé, en continuelle régression économique et sociale, il suffit de dire aux responsables « ces changements coûteraient trop cher ! » Voyons ! C'est tout le contraire qui est exact. La situation actuelle coûte davantage ! Quel que soit l'aspect que l'on retienne, les pays [PAGE 60] d'Afrique Noire ont avantage à procéder chez eux à l'enseignement dans les langues nationales. Un exemple : les retards scolaires[19].

Plus les retards sont importants à l'école, plus l'enseignement est inefficace, donc coûteux. Désignons par xi les pourcentages de retards scolaires de deux ans et plus dans les différentes classes de l'enseignement primaire; par yi les pourcentages que représentent les effectifs de chaque année d'études par rapport aux effectifs totaux du premier degré et par n le nombre d'années d'études dans le premier degré. Afin de procéder à des comparaisons internationales, nous construisons, pour chacun des pays à comparer, un indice de retards de 2 ans et plus. Désignons cet indice par I, il est tel que :

n

e = I xi yi
I = ____________
n

Sachant qu'au cours de la même année scolaire, les retards sont plus importants dans les classes supérieures que dans les classes inférieures, on peut établir un indice de retards de référence ayant les caractéristiques suivantes :

n 1 2 3 4 5
xi 0,5 1 2,5 4 5,5
yi 30 25 20 15 10

Que signifient de tels chiffres ? Prenons par exemple la 4e année. Les élèves de cette 41 année représentent, en effectif, 15 % de l'ensemble des élèves du primaire et parmi eux 4 % ont des retards scolaires de 2 ans et plus. Entrés par exemple à l'âge de 7 ans en première année, on les retrouve en 4e année alors qu'ils sont âgés de 13-14 ans.... etc., alors que normalement, à l'âge de 12 ans, ils devraient être en 5e année. La somme des xi yi de notre tableau = 15 + 25 + 50 + 60 + 55, soit 205. Notre 1 = 205 /5 = 41. Nous basant sur des [PAGE 61]données chiffrées de l'Unesco portant sur l'année 1967-1968, nous avons procédé à des calculs similaires pour un certain nombre de pays. Il est intéressant de comparer non seulement les différents indices entre eux, mais aussi de les comparer à l'indice de référence. L'indice de retards scolaires de 2 ans et plus était de 2,5 pour la Suède, de 8,45 pour l'Ecosse, de 72,89 pour le Canada, de 86,93 pour la Yougoslavie, de 93,27 pour la Pologne, de 101,05 pour les Pays-Bas, de 211,57 pour la France, de 371,83 pour le Chili, de 381,46 pour le Portugal, de 542,53 pour l'Algérie, de 956,01 pour le Tchad et de 1050,52 pour le Mali. Parmi les 43 pays pour lesquels des chiffres étaient disponibles, le Mali est apparu comme le pays possédant l'indice de retards scolaires le plus élevé. La tentative d'explication des retards scolaires part de l'idée que les principaux facteurs explicatifs des retards scolaires sont le revenu moyen en dollars par tête dans le pays considéré (notons-le R), la dépense ordinaire publique par élève (en dollars – notons D), le nombre moyen d'élèves par maître (M), et la ou les langues d'enseignement utilisées (V). En désignant par Y l'indice de retards scolaires de 2 ans et plus dans l'enseignement primaire, les calculs conduisent à :

Y = 5,740 V + 0,851 M - 0,098 D - 0,009 R + 202,913 avec comme coefficient de corrélation entre Y et les variables explicatives 0,88814, alors que le coefficient de corrélation entre Y et V est 0,8863, entre Y et M = 0,4079, entre Y et D = - 0,4245 et entre Y et R = - 0,5299.

En nous plaçant en 1974, nous avons calculé que si toutes les langues nationales avaient été utilisées au Mali, l'indice de retards scolaires de 2 ans et plus aurait été de 266 (au lieu de 1050).

En années-élèves (nombre d'élèves multiplié par nombre d'années de scolarité), la situation obtenue à la suite de l'utilisation des langues nationales dans l'enseignement au Mali améliorerait la situation existante de 74 % 1

Quels avantages dans le domaine des coûts, quels avantages pour la scolarisation et aussi quels avantages pour des pays tels que le Mali !

Dulaye DANYOKO
Maître-Assistant à l'Université d'Oran
(1975-77)

[PAGE 62] page blanche


[1] « Les colonies françaises. L'œuvre scolaire de la France dans nos colonies. » par H. Froidevaux. Augustin Chabanel éditeur. Librairie maritime et coloniale. 1900, page 109.

[2] Journal Officiel de l'AOF. Décembre 1910.

[3] Rapport de fin de première phase de l'étude sur l'éducation de base, (rapport du coordinateur). Première partie. Bamako, juillet 1977.

[4] Ibidem page 11, passages soulignés dans le texte.

[5] Rapport de fin, op. cité, page 12.

[6] Ibidem, page 21.

[7] Education et Développement économique et social au Mali. Thèse.

[8] Danloko. Paris 1. 1974, page 162.

[9] Rapport ... op. cité, page 46.

[10] Rapport ... op. cité, page 47.

[11] Rapport ... pp. 60-61, passage souligné dans le texte.

[12] Ibidem ... pp. 15-16, passage souligné dans le texte.

[13] Ibidem ... p. 61, souligné dans le texte

[14] Rapport ... p. 28, souligné dans le texte.

[15] Rapport p. 33.

[16] Rapport, p 32.

[17] Rapport, p. 30, souligné dans le texte.

[18] Rapport, p. 30.

[19] Pour plus de détails voir « Education et Développement économique et social au Mali ». D. Danioko. Thèse pour le Doctorat ès Sciences économiques – Paris 1. 1974.