© Peuples Noirs Peuples Africains no 2 (1978), 211-253.



LA RUINE PRESQUE COCASSE D'UN POLICHINELLE

MONGO BETI

(Roman)




1re PARTIE
LA LONGUE MARCHE DE DEUX RUBENISTES ET D'UN ENFANT

Or, par un de ces paradoxes dont l'ère qui s'ouvrait allait se montrer cruellement fertile au point de troubler et même de désespérer la plupart des esprits, Mor-Zamba et Le Jongleur, qui avaient tant fait pour provoquer l'événement, durent abandonner Fort-Nègre et son faubourg maudit KolaKola le jour même de la proclamation de l'Indépendance. Combattants à la fois victorieux et défaits, ils désertaient la familiarité d'un champ semé d'exploits que seuls pouvaient désormais moissonner leurs ennemis, ils allaient chercher refuge sur des positions aussi inaccessibles qu'aléatoires.

Ni l'un ni l'autre des deux amis n'était homme à rester sur une débâcle et la constance de Mor-Zamba, trempée par ces interminables années d'épreuves, pouvait à bon droit se reposer sur l'astuce jamais assoupie de Mor-Kinda; sans aucun doute, de nouveaux feux d'artifice, jaillis ailleurs, très loin de Kola-Kola, illumineraient souvent la longue nuit prophétisée par Ouragan-Viet pour succéder à la disparition de Ruben.

Le départ même, à l'image de la suite de l'expédition, [PAGE 212] n'alla pas sans imprévu. La veille, les deux amis avaient soigneusement confectionné chacun son ballot, y rangeant outre les armes offertes par le dirigeant rubéniste, leurs effets personnels. Toutefois, Le Jongleur, qui se complaisait dans la cachotterie, s'était ingénié à priver son compagnon de toute chance de dénombrer exactement les objets qu'il empaquetait et encore moins de connaître leur nature précise. Mais il n'avait pas manqué de s'arroger le privilège de transporter la grosse boîte de produits pharmaceutiques promise par le dirigeant clandestin et remise le jour et à l'heure convenus, au grand émerveillement de Jo Le Jongleur qui affirma n'avoir observé autant de discipline et de ponctualité que chez les négriers.

– Quelle organisation ! balbutiait-il, extatique.

Ensuite, l'ancien mauvais garçon avait presque constamment trahi son insatisfaction par des signes que seul pouvait percevoir Mor-Zamba; celui-ci ne fut donc pas surpris, lorsque son ami se confia enfin, mais il fut loin d'imaginer le projet monstrueux jailli brusquement comme une flammèche incendiaire dans cette imagination perpétuellement incandescente.

– Nous n'avons pas assez d'équipements, avait soupiré Le Jongleur tard dans la soirée. Mon petit doigt me dit que nous n'aurons jamais assez de matériel.

– Mais du matériel pour quoi faire ? avait demandé Mor Zamba, intrigué.

– Justement ! Quand on ignore à qui et à quoi on aura affaire, il vaut mieux avoir trop de matériel que pas assez.

– Bon, et alors ?

– J'ai une idée ça n'est pas toi qui aurais pensé à ça, hein, Le Péquenot. Demain matin de bonne heure, je me rends au groupe scolaire du 18 juin, sur le plateau, comme si je venais reprendre sagement ma place de petit boy docile. Je connais mon Sandrinelli, je l'ai bien en main. D'ailleurs, j'ai d'excellentes raisons. Je lui dirai : « J'y demander pardon, missié, que moi pas venir travailler hier, puis avant hier, et avant, et encore avant... que moi, missié, j' avais les jetons, qu'il y en a partout plein les brigands à Ruben, ah missié, ces salauds-là, faut seulement les zigouiller tous, et tout de suite, oui missié... » Je le connais, il rigolera en se tapant sur les cuisses; et, après avoir repris bruyamment son souffle, tu sais, en faisant hihan hihan.... comme un âne, il me dira : « Sacrée race, sacrée race... Et maintenant, finita [PAGE 213] la comédia, au boulot » Pour le reste, mon petit père, fais-mois confiance pour régler avec lui quelques vieux petits comptes depuis trop longtemps en suspens. Fais-moi confiance, oui ! Simplement, tiens-toi prêt à décamper sitôt que je reparaîtrai.

Contre toutes les objurgations de Mor-Zamba, alerté surtout par l'ésotérisme des propos de l'arsouille manqué, la détermination de Jo Le Jongleur tint bon.

Or donc, le 1er janvier même, les événements se succédèrent à peu près dans l'ordre que voici. Mor-Zamba qui avait fort mal dormi, fut debout très tôt, peut-être vers quatre heures du matin, sans aucune nécessité, de sorte que, muet de réprobation, il put assister aux préparatifs de son ami et au départ de celui-ci, tout aussi peu loquace mais par taquinerie.

Puis, du pas de sa porte, il se mit à contempler le lever de son Kola-Kola, avec la curiosité glacée du hors-la-loi veillant à l'entrée de sa caverne. Personne, à l'observer, ne se serait douté que ce géant dont la prunelle, de temps en temps, frémissait d'on ne sait quelle flamme combative mal contenue était la proie d'un cas de conscience sentimental : irait-il ou non saluer la famille Lobila avant d'abandonner Kola-Kola peut-être sans retour ? Elle l'avait accueilli et par la suite toujours traité avec générosité il avait fait ses amis de presque tous ses membres, nouant des liens étroits avec les grandes filles, bien sûr, mais aussi avec les plus jeunes garçons et surtout avec les deux vieux époux. Sa brusque disparition allait les tenailler dès qu'ils s'en aviseraient et cette torture plus ou moins insidieuse, suivant les époques, ne leur laisserait peut-être jamais de répit. Mais, d'un autre côté, que leur dire, que leur annoncer, que leur expliquer en prenant congé ? Il en avait débattu une seule fois avec Le Jongleur qui, dans son langage très particulier, lui avait fait cette étrange recommandation :

– Pour tes vieux, débrouille-toi comme il te plaira; mais maman, c'est pas tes oignons.

Il y avait peut-être une autre solution, charger un messager d'annoncer, après coup, son départ à la famille. Il s'exempterait ainsi à bon compte de l'embarras de faire ses adieux à des êtres chéris en même temps que du scrupule de les livrer pour longtemps à une cruelle anxiété.

Comme le hasard fait bien les choses ! songea tout à coup Mor-Zamba en s'animant; il venait d'apercevoir Evariste, le [PAGE 214] plus jeune des Lobila, un enfant auquel, abusé par la croissance rapide annonçant une stature élevée, le rubéniste accordait seize ou dix-sept ans, alors qu'il n'en avait que quatorze. Evariste portait sous l'aisselle une petite valise affreusement usée qu'il ne tenait fermée que grâce aux nombreuses ficelles dont il l'avait fermement ligotée. Encouragé par le sourire qu'il venait de voir s'esquisser dans le regard de Mor-Zamba et qui lui parut un témoignage de bienveillance inconditionnelle, l'adolescent lui déclara tout à trac :

– Je viens avec vous !

– Avec nous ? ... Où donc ? fit le rubéniste stupéfait.

– Tu ne vas tout de même pas me la faire, à moi, Le Péquenot ! Comme si je pouvais rien ignorer de vos allées et venues et de vos projets, voyons ! Quand Le Jongleur a été enlevé par des sapaks braillards qui voulaient l'étriper sous prétexte qu'il avait témoigné en faveur de son patron Sandrinelli, qui est venu t'alerter ? Ce n'est pas moi peut-être avec mon jeune frère ? Et comment savais-je tout cela ? Quand les premières photos d'Ouragan-Viet se sont répandues dans KolaKola...

– Oui, oui, oui, oui, j'ai compris. Mais les tiens ?

– Les miens ? Je leur ai dit : « Je pars avec Mor-Zamba et Le Jongleur ». Et voilà.

– Et qu'est-ce qu'ils t'ont répondu, eux ?

– Ils m'ont dit : « Tu as bien réfléchi ? » J'ai répondu : « Oui, j'ai bien réfléchi ». Alors, ils m'ont dit : « Par les temps qui courent, qui peut empêcher un enfant de partir, un enfant qui est presque un homme

– Ils ont dit cela ?

– Ils ont dit cela, vrai Dieu

– Alors, pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous, après tout ? C'est un fait que tu es presque un homme. Et en quelque sorte, tu as fait les adieux pour nous deux.

Il était alors sept, peut-être huit heures. Mor-Zamba héla une marchande ambulante bien connue du faubourg et lui acheta quelques beignets de maïs, petit déjeuner classique à Kola-Kola, que le rubéniste partagea à égalité avec l'enfant. Tout en mangeant, il échangeait des informations avec la marchande de beignets, en réalité une militante rubéniste qui se dissimulait sous cette couverture impeccable. Les deux adultes, instinctivement, parlaient une langue codée, mais Evariste ne perdit pas un mot de ce qu'ils se dirent. [PAGE 215]

– C'est vrai que tu nous quittes ? demandait la pauvre femme à Mor-Zamba.

– C'est vrai.

– Tu vas donc remplacer Ruben à la tête de ses hommes, est-ce vrai ? Oh, je savais bien que ce serait toi, allez; qui cela pouvait-il être d'autre ? Tu es notre lion maintenant, ton seul nom fait trembler le Saringala plus fort que la palme sous la tornade. Tiens, c'est comme Ouragan-Viet ton frère...

Détrompe-toi, interrompit Mor-Zamba; je ne vais pas remplacer Ruben à la tête de ses hommes...

– Alors, il n'est pas mort, dis ? Il n'est pas mort, n'est-ce pas ? Le Bituré a fait répandre cette rumeur pour nous démoraliser, n'est-ce pas ?

Patience, sita[1], patience. Kola-Kola sera bientôt fixé à ce sujet, et toi aussi.

Mor-Zamba avait parlé avec une sévérité un peu rebutante, impatienté et bouleversé à la fois par le désarroi de cette femme misérable qui, a n'en pas douter, avait placé tous ses espoirs dans le combat de Ruben. La militante prit congé en retenant avec peine ses larmes.

– Moi, fit aussitôt l'enfant, je leur réponds, selon les jours, que Ruben n'est pas mort, bien qu'il ait été atteint d'une balle en plein cœur, ou bien qu'après avoir succombé à sa blessure, il est ressuscité le troisième jour.

– En somme, tu bernes le peuple, tout comme le Bituré.

– Tu vois, les gens sont tout à fait incapables d'accepter l'idée que Ruben a vraiment disparu pour de bon. L'autre année, au collège, j'ai lu dans mon livre une histoire terrible qui s'est passée il y a très, très longtemps, là-bas, dans une ville d'Europe. Figure-toi une ville invaincue jusque-là, et tout à coup ses habitants apprennent que leur armée vient d'être anéantie au cours d'une bataille en rase campagne, que plus rien désormais ne les protège contre l'invasion de l'ennemi. Ecoute bien, Le Péquenot; voici ce que ces gens-là firent dans cette situation désespérée : ils rassemblent des troncs d'arbre, des meubles, bref tout le bois qu'ils peuvent trouver dans leur ville; ils édifient à la hâte un immense bûcher, tu vois ? Ils y mettent bientôt le feu et, pour finir, ils s'y jettent les uns après les autres. C'est une chose comme celle-là qui pourrait arrriver à Kola-Kola si les gens se persuadaient que Ruben est définitivement mort. [PAGE 216]

– Comment s'appelait ta ville ?

– Ah, je ne sais plus; en tous cas, c'était là-bas chez eux, en Europe.

– Et qu'est-ce qui est arrivé ensuite ?

– Ce qui est arrivé ensuite ? L'histoire ne le dit pas. C'est une histoire de guerre. Avec les histoires de guerre, on ne sait jamais ce qui est arrivé ensuite.

– Tu étais très avancé au collège ?

– Penses-tu ! je commençais tout juste, j'étais en sixième. C'est vrai que tu m'avais un peu perdu de vue, forcément. Mais moi pour ainsi dire je ne te quittais pas d'un pas.

– Pourquoi abandonnes-tu l'instruction ? Tu avais de l'avenir.

– Erreur. Le collège technique où j'étais, ils venaient de changer son nom, mais c'est l'ancienne école professionnelle : ça ne mène toujours à rien, puisqu'il ne se crée pas d'emploi. A la sortie, après la troisième, tu n'es pas plus avancé. Ce n'est pas comme dans les deux lycées; là avec un peu de chance et si ton père est un ami du Bituré, tu peux pousser jusqu'au baccalauréat. A ce moment-là, de toute façon, tu es déjà quelqu'un, tu vois ?

– Mais ton frère n'avait pas de baccalauréat, lui. Et pourtant...

– Tu sais, c'est facile à comprendre : Jean-Louis, c'est Judas. Quand tu acceptes ce rôle-là, ce ne sont pas les deniers qui te manqueront, va. Moi, je ne vendrais pas un seul de mes frères noirs même pour devenir le roi de toute la terre.

Leur conversation se poursuivit encore longtemps sur le même ton, Mor-Zamba se tenant toujours près de la porte ou de l'une des deux fenêtres, tantôt assis tantôt debout, de manière à garder constamment son œil fixé dans la direction de la ville blanche, espérant à chaque instant voir se profiler la courte silhouette de Mor-Kinda. Dehors, dans Kola-Kola détaché et même boudeur, la journée s'annonçait fastidieuse comme celle d'un quelconque dimanche quand, au milieu de l'indifférence générale, quelques maigres groupes de fidèles nonchalants se dispersent au hasard, à la recherche d'un temple ou d'une église pour rendre au Dieu des Blancs un culte sans ardeur. Mor-Zamba soupirait et songeait avec amertume à la fantasque équipe qu'il allait former avec un voyou manqué et le sapak sans doute le plus précoce de toute la nation.

– Ne bouge pas d'ici, fit-il tout à coup au jeune garçon, [PAGE 217] et ne laisse entrer personne jusqu'à ce que j'aie ramené Jo Le Jongleur.

Sans montre, évaluant donc l'heure fort approximativement, irrité de surcroît ce matin-là par l'attente, Mor-Zamba se figurait que la journée était assez avancée; il venait de décider de se lancer à la poursuite de Mor-Kinda. Il gagna l'avenue Galliéni et se dirigea vers Fort-Nègre, longeant la carcasse calcinée de la station Shell au moment de pénétrer dans le périmètre de la ville européenne. Il rencontrait des Koléens allant dans l'autre sens, marchant par petits groupes qui montraient des visages tristes d'orphelins exclus de la fête. Ils lui adressaient pourtant un signe d'amitié et même prenaient une pose avantageuse, croyant qu'il était là pour veiller à l'observation des consignes du Parti Progessiste Populaire. L'organisation suprême avait en effet décrété non seulement de boycotter les cérémonies de la proclamation d'indépendance, mais aussi de porter le deuil pour bien instruire l'opinion de ce que la mascarade officielle assassinait en vérité l'espérance de progrès et de fraternité que Ruben avait toujours laissé palpiter dans le mot indépendance.

Scrutant les rues et les recoins de la pimpante cité, sourd à l'animation et aux bruits insolites qui envahissaient la ville, il coupait à travers les parcs, foulait les gazons, traversait les chaussées à grandes enjambées, se faufilait entre les voitures, sautait par-dessus les parapets et les balustrades; il fut bientôt au centre de Fort-Nègre, aspiré comme malgré lui vers le groupe scolaire du 18 juin.

Tout à coup, il se heurta à un cortège qui d'abord lui fit l'effet d'une procession endimanchée, et qu'il fut obligé de remonter comme s'il l'eût passé en revue. C'étaient des manifestants favorables à Baba Toura, que celui-ci et le Gouverneur avaient instamment invités à fêter l'indépendance, c'est-à-dire, en réalité, à faire la démonstration de leur adhésion à la politique des autorités officielles.

La vague déferlait du stade, où elle avait dû se former, en rangs, sous l'égide des forces de l'ordre commandées par le commissaire Maestraci, et se dirigeait sans doute vers l'esplanade du Palais du Gouverneur, devant laquelle, ainsi qu'à chaque solennité publique, le protocole avait décidé de masser la foule pour entendre la lecture du texte de la proclamation.

L'immensité du troupeau était indéniable, tous les [PAGE 218] faubourgs noirs, à l'exception de Kola-Kola, y figuraient. Certes, leurs populations réunies étaient loin d'égaler les trois cent mille habitants de Kola-Kola; pourtant, le Gouverneur et Baba Toura déclareraient le lendemain, non sans quelque apparence de vérité, que les populations africaines s'étaient rangées derrière la sagesse et le réalisme, ces épithètes désignant tout naturellement les deux compères.

Cette marée se contentait de jacasser, au lieu de clamer des hymnes de triomphe; on ne gambadait pas en désordre et dans le tumulte sur l'avenue, mais on allait au pas. L'écoulement moutonnant évoquait une incursion d'écoliers remuants, mais contenus par la férule du pédagogue imminent. Le tortillement des files compactes et trottinantes, au passage d'un véhicule lourd ou au ralliement d'un défilé tributaire, venait, d'une caresse immonde, refouler le rubéniste sur la lisière du trottoir.

Contraint de voir ces gens qu'il avait peine à tenir pour des compatriotes, de les regarder, de les entendre et même de détailler l'ineptie des bigarrures vestimentaires, la niaiserie des slogans étalés sur les banderoles, la dérision involontaire des effigies du héros du jour multipliées jusque sur les postérieurs trépidants des matrones fréquemment applaudies, Mor-Zamba se désespérait de la victoire d'un peuple si prompt à se plier à un enthousiasme de commande. Et de se rappeler les adieux d'Ouragan-Viet sous l'orage, au milieu des ténèbres : « ... Dans dix ans ? Dans vingt ? Dans trente ? qui peut savoir. Notre combat sera long, très long... Tout ce que vous voyez en ce moment dans Kola-Kola et dans toute la colonie n'est qu'un prélude puéril... D'ici quelques années, il se trouvera des gens pour sourire au souvenir de ces préliminaires brouillons... »

Abîmé dans sa mélancolie, Mor-Zamba ne prêta pas attention à ce qui lui aurait paru le roulement d'un tonnerre lointain, certes, mais comme ramassé sur un point unique, et non diffus sur l'horizon, d'ailleurs insistant, trop précipité, en un mot crépitant. Cependant un réflexe provoqué par la peur inconsciente de l'orage lui fit presser le pas. Il escalada vivement la côte qui menait au plateau scolaire et environ un quart d'heure après sa rencontre avec la foule des partisans de Baba Toura, il avait atteint le mur d'enceinte du groupe scolaire du 18 juin, autour duquel il se mit à rôder avec circonscription, ignorant quelle fonction Sandrinelli, Le Gaulliste, avait pu assigner à ses molosses en ce [PAGE 219] jour historique. Il était d'avance résolu, quoi qu'il arrive, à ne pas pénétrer dans le sanctuaire du parti négrier de peur d'y être traité en intrus, ce qui l'aurait voué à un destin lamentable.

Il parvint, en progressant avec une extrême lenteur et en affectant un air détaché, à l'entrée principale de l'établissement, celle qui était orientée au nord, c'est-à-dire vers le lycée, s'y immobilisa de longues minutes pour sonder l'éparpillement des bâtisses éventées par les longues palmes bleues des cocotiers roses. Comme il n'y découvrait point signe de vie, il reprit sa déambulation de promeneur aussi apathique qu'inoffensif, revenant sur ses pas en se promettant d'escalader le talus au milieu du tournant et de surveiller alors le groupe scolaire par-dessus le mur d'enceinte qu'il dépassait normalement de la tête et des épaules.

Il avait tourné le dos depuis peu à l'entrée principale lorsqu'il sursauta en entendant juste sur ses talons un timbre de bicyclette tintinnabuler à l'assourdir. Se tournant, il vit avec stupéfaction Le Jongleur descendre avec un gigotement de virtuose du trapèze d'une lourde Raleigh fort bien conservée, ornée d'un immense carter bleu et de garde-boue également peints à cette couleur. A peine l'équilibre assez laborieusement reconquis, Le Jongleur, qui méritait plus que jamais son sobriquet, tendit la machine à son ami en lui intimant :

– Vite ! vite !

– De quel côté ? demanda Mor-Zamba tandis qu'ils se hissaient presque simultanément le plus grand sur la selle, l'autre sur le cadre, et dévalaient la chaussée en pente.

– Par le centre, voyons ! c'est le plus court chemin et d'ailleurs le plus sûr. Tu n'as donc pas encore compris, Le Péquenot ? Personne ne veille sur rien aujourd'hui, personne ne s'occupe de personne. Depuis longtemps, je subodorais la bienheureuse pagaïe, moi. Quelle merveilleuse journée pour qui sait mettre à profit les prodigieuses occasions. D'abord, ce sera la proclamation d'indépendance proprement dite, avec un discours du Bituré, rédigé par Sandrinelli, et un autre du Gouverneur, rédigé par lui-même, tout seul, comme un grand : c'est Sandrinelli qui le disait à sa femme tout à l'heure. Puis, ça sera un grand défilé militaire, avec des enfants du pays, sortis récemment de Saint-Cyr.

– Qu'est-ce que c'est ?

– L'école militaire des toubabs, voyons. Tu ne te souviens plus de la confession de Jean-Louis ? [PAGE 220]

– Tu vois, ils apprennent la guerre dans les écoles, eux quelle chance avons-nous de gagner contre eux ?

– Voici l'histoire que j'ai entendu raconter au pays de ma mère, par les vieillards, qui ont une grande importance là-bas et même sont très respectés. Il y avait une fois deux garçons qui désiraient posséder une pirogue. Le premier prit l'habitude d'aller s'asseoir près d'un homme d'expérience, qui avait entrepris de façonner une telle embarcation en taillant dans un tronc d'arbre; l'autre, sans aucun apprentissage préalable, se mit à la tâche, en prenant soin toutefois de comparer chaque soir son ouvrage avec les pirogues amarrées au bord du fleuve. Or qu'arriva-t-il à l'un et à l'autre ? L'apprentissage du premier se prolongeant, l'autre eut largement le temps d'échouer autant de fois qu'il fallait pour apprendre tout seul à tailler une pirogue dans un tronc d'arbre. Saisis-tu la profonde leçon de mon apologue ? Tous les apprentissages se valent. Alors, après le défilé militaire, ça sera les bals partout dans la rue, sur les places publiques, à l'Assemblée, au Palais du Gouverneur, est-ce que je sais ? Et, enfin, tard dans la soirée, un feu d'artifice illuminera le firmament pour saluer l'apparition d'une nouvelle étoile, plus éclatante que la Grande Ourse, Baba Toura, dit le Bituré ou Massa Bouza...

– Attention ! tu parles trop. Est-ce que tu as bu ?

– Mon vieux Mor-Zamba, d'ici qu'ils s'aperçoivent que Le Jongleur s'est tiré sans retour, il sera au mieux demain midi. Il y a quand même une chose que je ne comprends toujours pas : Sandrinelli avait tout l'air de considérer ce 1er janvier comme le jour de son triomphe personnel. Or, il y a quelques mois seulement, peut-être quelques semaines, quand on prononçait le mot indépendance en sa présence, le Gaulliste devenait fou de rage. Qu'est-ce qui a bien pu se passer ? Je n'ai pas besoin d'Ouragan-Viet pour comprendre qu'il y a une combine là-dessous; c'est louche tout ça. Je parie qu'on est encore en train de couillonner les pauvres nègres.

Abordant le quartier des commerces riches, plus que jamais grouillant de monde, ils avaient mis pied à terre et poussaient de conserve la Raleigh haute sur roues.

– Quel est cet objet-là, sur le porte-bagages, enveloppé dans des couvertures ? demanda Mor-Zamba.

– Je t'expliquerai plus tard. D'ailleurs ce qui va vraiment t'épater, c'est ce qu'il y a dans les deux grandes sacoches accrochées là, des deux côtés du porte-bagages. [PAGE 221]

– Et qu'est-ce que c'est alors ?

– Mais puisque je te dis que je t'expliquerai plus tard.

Puis, brandissant son poignet gauche sous le nez de son ami, il lui fit :

– Vise un peu ceci.

– Une montre-bracelet ! maugréa Mor-Zamba. Tu es un monstre, un fou, un bandit, un vrai gibier de bagne, un provocateur, une malédiction. Tu vas attirer la catastrophe sur nous. Je devrais t'abandonner au diable !

– Tu as fini ? nargua Mor-Kinda quand Mor-Zamba eut interrompu ses imprécations. Alors, je peux parler ? D'abord, nous en aurons besoin, d'une montre-bracelet. Ouragan-Viet en avait une, ce n'est pas toi qui aurais observé ça, hein, Le Péquenot.

– Quels dégâts tu as dû faire là-haut ! Si je comprends bien, on t'a confié la boutique pour toute la journée, comme à un homme de confiance.

– Tout juste. Eh, attends ! non seulement Sandrinelli a gobé mon boniment, figure-toi qu'il m'a complimenté pour ma loyauté et mon courage. Oui, monsieur, pour ma loyauté, parfaitement. Tout le monde voulait assister aux cérémonies. Je me suis proposé pour garder le groupe toute la journée et toute la nuit, si seulement je pouvais ainsi compenser quelques-unes de mes absences : « Mais comment donc ! a fait Sandrinelli, mais toutes tes absences seront compensées, toutes. Brave petit gars, va. » Il en avait les larmes aux yeux, non, mais je t'assure.

– Sacré Jo ! fit Mor-Zamba qui ne pouvait s'empêcher de rire. C'est le diabolique qu'on devrait t'appeler.

– Alors, tu penses si j'ai fait exactement ce que j'ai voulu, et même au-delà. Devine d'où je venais quand je t'ai rejoint. Tu as bien vu que je ne sortais pas du groupe du 18 juin au moins ! Et bien, j'ai été au lycée. Là-bas aussi, pas une âme qui vive. Tous les collégiens étaient allés voir la fête, eux aussi; malgré les mots d'ordre rubénistes, ils n'ont pas résisté à la tentation. Je les aurais crus plus conséquents. Il y avait en tout et pour tout dans tout le lycée un unique gardien, déjà soûl comme une bourrique. J'avais justement dans une sacoche un fond de bouteille de johnny-walker première qualité, don involontaire de Sandrinelli. Je m'approche alors du gardien, je lui en fais boire de grandes gorgées et je lui demande de me laisser pénétrer dans l'infirmerie; il me répond : « Mais fais donc, je t'en prie ». Et c'est [PAGE 222] comme cela que j'ai pu rafler toute la pharmacie du lycée; elle est là dans une sacoche. Ce n'est pas beau, ça ?

– Et la bicyclette ?

– Un butin de guerre, prélevé chez le Gaulliste. Je ne sais plus dans quel film j'ai appris que les patriotes vietnamiens n'avaient pas d'autre moyen de transport; nous allons bien voir.

Dans le voisinage de l'avenue Faidherbe où, une heure environ auparavant, Mor-Zamba avait remonté une procession de partisans de Baba Toura, les deux amis se trouvèrent soudain submergés par une horde de manifestants débandés qui, hurlant, les yeux hagards, la bouche convulsée, se sauvaient éperdument. L'épouvante et la confusion n'empêchèrent pas les deux rubénistes d'apprendre qu'il se livrait bataille aux abords même du Palais du Gouverneur.

– Allons-y, criait le Jongleur en tirant la Raleigh en direction, du Palais du Gouverneur; allons-y, vieux, je t'en prie, allons-y. Comment ! Kola-Kola redoutait une nouvelle incursion de Brède et ce sont les nôtres qui attaquent au cœur même du sanctuaire des négriers 1 Formidable, il faut aller voir ça : ça c'est du Ouragan-Viet tout craché. Allons, viens, Le Péquenot.

– Pas question, se contentait de répondre Mor-Zamba, les deux mains placidement posées sur la selle de la Raleigh qu'il immobilisait de sa seule inertie.

Le Jongleur, à la fin, s'essouffla de lui-même, à force de s'arc-bouter, de trépigner, de s'exaspérer.

– Ce n'est pas vrai ! railla alors Mor-Zamba, tu dois avoir forcé sur le johnny-walker de ton patron, et voilà pourquoi tu n'as plus ton bon sens. Nous n'avons plus rien à faire là depuis ce matin. Et puisque la ville s'embrase, il est juste temps pour nous de décamper.

Cette argumentation parut convaincre et en même temps apaiser Le Jongleur. Le fait est que la ville semblait soudain se cribler d'explosions, de fusillades, d'incendies, de coups de tonnerre étranges -que des initiés affirmaient être une canonnade. En même temps, la désertion disloquait une fête à peine commencée et c'est par bataillons entiers que, tous accessoires rangés, les nouveaux citoyens regagnaient avec une hâte furtive leurs bidonvilles d'origine.

Les deux rubénistes retrouvèrent un Kola-Kola dont le flegme contrastait trop avec les affres qui venaient de saisir la ville blanche voisine pour leur paraître rassurant. Le [PAGE 223] Jongleur s'émut fort peu en apprenant que le jeune Evariste s'était rallié à eux et ferait désormais partie de l'expédition. Le trio n'éveilla dans le faubourg aucune curiosité en chargeant ses bagages sur la Raleigh qui en fut encombrée de toutes parts comme un dromadaire mécanique - à l'avant sur les guidons, à l'arrière sur le porte-bagages qui croulait, sur le cadre qui cassait les sacs et les baluchons. On se mit très discrètement en route, avec une certaine précipitation il est vrai, mais, il est vrai aussi, en se gardant bien de jeter un dernier coup d'œil trop appuyé sur ce qui avait été pour tous trois la scène de longues années d'existence. Mor-Zamba, par exemple, le plus sensible du groupe, était alors opportunément absorbé dans le vain tourment d'imaginer quel eût été leur sort et surtout celui de leur matériel si la magie de Jo Le Jongleur n'avait sorti de sa manche cette providentielle bicyclette.

Faire avancer la machine se révéla toutefois une affaire considérable, malgré une répartition judicieuse des tâches. Mor-Zamba, colossal, assurait le gros de la manœuvre -, les deux mains agrippées aux extrémités des deux guidons, il veillait principalement à tenir la machine droite, tandis que Le Jongleur et Evariste devaient surtout pousser sur les montées et retenir la bicyclette sur les descentes, pour ménager les freins dont l'usage se révéla d'ailleurs malaisé pour le timonier.

Deux ou trois kilomètres avant l'aéroport près duquel passait la route coloniale numéro 3 inscrite sur leur itinéraire, ils furent soudain bloqués par le reflux hétéroclite de véhicules et de piétons dont le désarroi et l'emmêlement ralentissaient la progression : un barrage installé un peu plus loin, confiait-on, par des soldats blancs, interdisait le passage.

Les deux rubénistes et leur très jeune compagnon décidèrent de faire un détour par Saneongo où l'on pouvait aller par une voie tenant à la fois de la route et de la piste naturelle. Or, sitôt arrivés dans cette bourgade, alors qu'ils venaient de parcourir dix kilomètres à peine, un orage formé de tourbillons cotonneux les contraignit à se réfugier dans un estaminet déjà bondé, si bien qu'ils se tinrent debout sur la véranda, devant la Raleigh appuyée au mur qu'ils semblaient couvrir instinctivement. Puis, ce fut une interminable averse, ponctuée de rafales qui ébranlaient le toit de chaume du modeste établissement. L'après-midi s'était beaucoup avancé et le trio, prompt à l'héroïsme, se proposait déjà sérieusement [PAGE 224] de faire fi de l'intempérie et de reprendre la route, ne voulant pas, pour cette première journée de marche, se contenter d'une distance aussi dérisoire. A ce moment-là, un homme d'allure jeune et dégagée sous son parapluie, passa en chantant devant les trois voyageurs et reconnut tout à coup Mor-Zamba.

– C'est toi, collègue ? lui fit-il joyeusement; qu'est-ce que tu fiches donc là ? Tiens, viens avec tes amis, nous allons boire un verre.

Comme les trois rubénistes hésitaient et jetaient des regards désemparés sur la Raleigh, l'homme leur dit qu'ils n'avaient rien à craindre, qu'ils pouvaient laisser la bicyclette-là sans danger, portât-elle des sacs d'or. Les trois autres paraissaient plutôt sceptiques; l'enfant soulagea ses aînés en s'offrant pour servir de gardien à la Raleigh, car, pour sa part, il s'abstenait de toute boisson. Voilà bien une attitude de sapak, songea Mor-Zamba.

Une fois dans l'estaminet, le nouveau venu se mit à faire des confidences à la cantonade plutôt qu'aux deux rubénistes. Il avait eu la chance, contrairement à son ami Mor-Zamba, de décrocher son permis avant que la situation ne se gâte définitivement. Maintenant il était routier chez un transporteur français, un patron solide. Ce dernier lui avait demandé, une forte prime à l'appui, de partir sur la route malgré l'indépendance, malgré le Nouvel An, pour recueillir une denrée qui ne pouvait pas attendre. Il avait quitté Fort-Nègre peu avant midi et avait été un bon témoin des événements qui s'y étaient déroulés ce matin.

Selon le routier, deux obus de mortier, tirés sans doute par un commando rubéniste, avaient explosé devant l'esplanade du Palais du Gouverneur, au milieu de la foule massée là par le commissaire Maestraci pour donner toute la solennité voulue à la lecture par Baba Toura de la proclamation d'indépendance. Ce sont les derniers rangs surtout, c'est-à-dire les plus éloignés du balcon abritant les personnalités officielles, qui avaient souffert : c'est là que la vue des blessés et du sang qui rougissait le sol de ciment avait suscité l'épouvante et le sauve-qui-peut. Au-dessous du balcon des personnalités, en revanche les premiers rangs, inconscients du péril, avaient continué à écouter religieusement l'ânonnement du protégé de Sandrinelli. Toutefois, bientôt pris de panique, Baba Toura avait laissé choir les feuillets de son discours et s'était précipité à l'intérieur du Palais en [PAGE 225] se bouchant les oreilles des deux mains. Mais le Gouverneur avait montré, lui, un sang-froid carré, bombé le torse et fait retentir une voix glaciale et blanche en enchaînant avec la lecture de sa harangue : c'était un brave, un ancien officier parachutiste du Corps Expéditionnaire d'Indochine.

On s'était aussi battu en d'autres points de la capitale. Les rubénistes s'étaient emparés de l'aéroport dont ils étaient encore maîtres à cette heure, malgré les assauts de bataillons blancs. Ils avaient aussi attaqué le Q.G. de la gendarmerie coloniale, mais l'alerte avait été donnée avant que les rebelles aient pénétré jusqu'au dépôt d'armes ardemment convoité et un corps-à-corps de plusieurs heures s'était achevé par l'extermination des rubénistes, jeunes recrues fanatisées mais sans aucune expérience, dont c'était d'ailleurs l'épreuve du feu.

– C'est dommage que tu aies tant manqué de chance, toi, continua le routier en s'adressant cette fois à Mor-Zamba, mais sans pour autant baisser la voix. Et maintenant tu me dis que tu changes de ville ? Tu as sans doute raison : cela sent très mauvais à Fort-Nègre, Et à Kola-Kola donc ! Tu vois, nous allons en baver maintenant parce que, crois-moi, les toubabs vont vouloir se venger, ou alors je ne les connais plus. « Alors, comme ça vous avez voulu nous chasser, hein ? Eh bien, nous allons voir si les sales nègres peuvent nous chasser d'Afrique ! », c'est ça qu'ils vont nous dire maintenant, vrai Dieu. Je suis sûr que ça va être plus dur qu'auparavant. C'est comme tout de suite après la guerre, si tu peux te rappeler un peu : apparemment ça allait très bien alors pour nous autres, on commençait à lever la tête, Ruben parlait de plus en plus fort. Et tout à coup, clac ! il a fallu que nous autres on s'aplatisse à nouveau. Qu'est-ce qui s'était passé au juste ? mystère. Moi j'ai compris à ce moment-là que Ruben allait se faire tuer tôt ou tard. Un gars comme lui, ici, avec les toubabs, ce n'est pas possible. De deux choses l'une : ou bien les toubabs sont là, alors, mon petit père, mets-toi à genoux; ou bien on marche debout nous autres, et alors c'est les toubabs qui doivent déguerpir, il n'y a pas trente-six solutions. Eh bien, tu vois, ça n'a pas traîné, ils ont eu la peau de Ruben. Oui, ça va être pire maintenant, surtout dans la capitale et aux environs. Tu as sans doute raison de partir.

– Et l'indépendance alors ? objecta en français un consommateur caché par l'ombre que faisait la nuit tombante. [PAGE 226]

– Eh, mon frère, quoi l'indépendance ! répondit le routier, en français aussi mais, eût-on dit, en se vexant. L'indépendance, l'indépendance, cette couillonnade de nègres, tu appelles ça indépendance ? Si tu es couillon, tu crois; si tu n'est pas couillon, tu ne crois pas. Mois je ne crois pas, je ne suis pas un nègre couillon. Ce sont les toubabs qui, eux-mêmes, ont mis là leur homme du nord, leur Massa Bouza; bon, lui il boit il boit, il boit seulement, il laisse les toubabs tout faire comme avant; et nous, nègres couillons, on croit seulement que c'est Massa Bouza qui fait mal les choses, et toi tu crois que ça peut changer comme ça, mon frère ? Ecoute-moi bien là, mon frère : avec un couillon de nègre président, c'est encore plus mieux pour les toubabs que quand c'était leur frère même là-haut dans le Palais et pour nous, c'est encore plus pire.

Accueillant ces mâles propos, un brouhaha de perplexité agressive emplit l'estaminet -, mais le routier, homme de cœur, dédaigna ce succès pour se souvenir d'Evariste, le sapak resté sur la véranda.

– Le jeune garçon qui est avec vous doit avoir faim, s'apitoya-t-il. Je pourrais lui donner à manger si vous veniez jusqu'à mon camion. Au fait, quel est votre chemin ? Pourquoi ne vous emmènerais-je pas ? La pluie vient justement de cesser.

Très embarrassé, Mor-Zamba hésitait à dire toute la vérité au routie; Le Jongleur, qui avait moins de scrupule, expliqua avec volubilité à celui-ci que, n'étant pas encore fixés sur la bourgade dans laquelle ils s'installeraient, ils avaient décidé de suivre la route coloniale numéro 3 et de s'arrêter quand leur fantaisie le leur conseillerait.

– Excellente méthode ! déclara joyeusement le routier. Personnellement, j'ai encore soixante kilomètres à parcourir sur la coloniale numéro 3. Je vous emmène donc jusque-là, c'est simple.

– Nous pourrions ne pas te porter chance, fit Mor-Zamba, avec tous ces contrôles, tous ces policiers...

– Taratata ! il n'y a pas de contrôle aujourd'hui, déclara péremptoirement le routier. Et puis, la nuit, les policiers dorment, tu le sais bien, mon petit père. Sans compter qu'il y a toujours moyen de s'arranger, que diable. Je vous mets sous la bâche, comme cela vous n'avez à craindre ni la police ni la pluie.

Au pied du camion, le routier ne restaura pas seulement [PAGE 227] Evariste, mais aussi les deux autres koléens, les régalant tous trois de sardines et de pain. Puis il les aida à hisser la Raleigh en rabattant la ridelle arrière et à la coucher sur le plancher. Sur ses conseils, ses trois passagers s'adossèrent à la cabine, mais près des angles de la ridelle, de façon à ne pas manquer d'air une fois la bâche étendue sur eux comme un rugueux linceul.

– Ne soyez pas jaloux, les gars, si je prends des filles en cours de route dans ma cabine, s'excusa le routier. Je ne sais comment cela se fait, mais avec elles, la chance est toujours garantie, tandis qu'avec vous autres, ah ! la la...

D'abord, le camion roula longtemps sans que les rubénistes se décident à renouer la conversation, trop absorbés par la sensation étrange de l'ensevelissement collectif, des ténèbres soudaines, du glissement furtif des masses sombres de forêt tassées comme une muraille grave et débonnaire, du ronronnement tantôt modulé, tantôt monotone du moteur et, quand revint l'orage, du formidable tambourinement de l'averse sur la bâche pourtant plate. Assis entre ses deux aînés, Evariste céda bientôt à la fatigue et au sommeil, s'affaissa sur l'avant-bras de Mor-Zamba où sa tête se balançait au gré des cahots du camion sur la coloniale 3 dont la chaussée, en terre battue à partir de Sancongo, n'avait d'autre ciment que le gravier.

Soufflée par l'embouchure du fleuve comme une grosse bulle sur la végétation expansive et pesante de la rive gauche, la capitale, y compris tous ses faubourgs, formait une immense clairière grise dont Saneongo marquait la lisière est-sud-est. Passé Saneongo, le voyageur attentif avait l'impression, même la nuit, dans les ténèbres, de saisir enfin à bras-le-corps, ainsi qu'une femme trop longtemps lointaine, l'âme même de la jeune République et, au-delà, peut-être l'Afrique.

Le Jongleur que le dépaysement déjà commençait à griser, fut le premier à parler, manifestant sans retenue sa satisfaction pour la circonstance imprévue qui leur permettait de couvrir quelque soixante-dix kilomètres dès le premier jour : il avait toujours eu hâte, pour sa part, d'être à pied d'œuvre. Mor-Zamba, plus réfléchi et plus sombre aussi, objecta qu'ils venaient de commettre une erreur, en acceptant de prendre des risques excessifs sur ce camion : OuraganViet ne les féliciterait certes pas. [PAGE 228]

– Des risques, grand père ? ironisa Le Jongleur; quels risques ?

– Eh bien, une simple supposition : une patrouille de vingt Saringalas stoppe ton camion et décide de nous soumettre à un contrôle. Que fais-tu ? Tu les assommes peut-être, tous les vingt ? Et d'un seul coup de poing encore ? Comme Tarzan ? Car enfin tu n'as pas oublié ce commandement d'Ouragan-Viet : pas question de vous plier à aucun contrôle. Mais ce n'est pas le tout de refuser les contrôles; il faut surtout éviter de se mettre dans la situation d'attirer l'attention d'un mamelouk. Ce n'est pas ce que nous faisons en ce moment.

– Ne t'en fais donc pas, grand père. Quelle que soit la situation, il y a toujours de la ressource, allez ! Fais-moi confiance et observe bien ton joli petit Jo Le Jongleur.

Tout à coup, le camion s'arrêta, sans avoir ralenti, leur parut-il. Le routier souleva un petit pan de bâche au coin de la ridelle et pria ses passagers de descendre et de le suivre, en termes si laconiques que les rubénistes en furent intrigués, peut-être inquiétés. En obtempérant, ils découvrirent qu'ils se trouvaient au milieu d'un village, à moitié endormi déjà. Le routier les emmena dans une maison où il était attendu : dans la grande salle, une table couverte d'une nappe blanche était dressée pour une personne, et, peu après, un jeune garçon de l'âge d'Evariste sans doute vint compléter le service. C'était une vaisselle prétentieuse comme il arrivait encore dans les villages de ce pays-là quand une famille accueillait un homme de la ville en qui elle voyait un futur gendre. Le fait est que, en l'absence tout à fait surprenante des autres membres de la famille, le jeune garçon, sans jamais dire un mot, leur servit un repas qui sembla exquis aux rubénistes habitués à une alimentation sommaire; la bonne chère réveilla définitivement Evariste lui-même qui, jusque-là, avait apparemment opté pour le sommeil.

Puis, ils revinrent au camion, mais, au lieu de repartir, ils attendirent jusqu'à ce qu'une femme très soigneusement mise, jeune et belle autant qu'il était permis d'en juger à la lueur jaune du plafonnier de la cabine, vienne prendre place auprès du routier. Le routier s'arrêta encore quelques kilomètres plus loin et, derechef, emmena ses amis, à l'exception de la jeune femme délaissée dans la cabine, manger dans une maison, au milieu d'un village à moitié endormi. Quand ils repartirent, deux jeunes femmes étaient assises côe à [PAGE 229] côte dans la cabine, tenant compagnie au routier. Après un troisième arrêt, trois jeunes femmes se serrèrent dans l'étroit harem métallique. Les rubénistes, penchés discrètement près des portières, observaient avec des sentiments mêlés l'habileté incomparable de cet homme qui faisait cohabiter pacifiquement et même gaiement trois femmes également jeunes, également belles, sans doute également ambitieuses. Fascinés, il le voyaient parler en gesticulant frénétiquement de la main droite, l'autre manœuvrant la direction; sans doute se montrait-il éloquent et même drôle, car les trois femmes s'esclaffaient de concert, retroussant leurs lèvres, secouées de spasmes, suffoquant, le visage levé, la main sur le cœur.

– Voilà un état intéressant, et que tu n'aurais pas dû manquer d'embrasser, fit Le Jongleur à Mor-Zamba.

Celui-ci demeura inflexiblement silencieux.

– Eh bien, reprit l'arsouille, qu'est-ce que tu penses de ce métier-là ?

– Rien, dit placidement Mor-Zamba.

De nouveau, le camion s'arrêta, mais cette fois, sembla-t-il, après avoir longuement ralenti et en se rangeant méticuleusement sur la droite. Les rubénistes à peu près en même temps entendirent le routier s'élancer sur les barreaux de la ridelle et le virent rabattre la bâche à coups de reins vigoureux, presque rageurs tout en chantonnant, en homme comblé.

– Voilà, levez-vous, les gars, fit-il avec entrain quand il eut fini de dégager ses passagers. Nous nous quittons. Vous continuez sur la coloniale, veinards. Moi, je bifurque ici, sur cette piste-là.

Mais il avait éteint tous les feux de son véhicule et il eut beau montrer avec le doigt, les rubénistes n'arrivaient pas à percer les ténèbres. Tandis que les trois hommes et l'enfant mettaient d'abord debout la Raleigh, toujours engoncée de son chargement hétéroclite arrimé de tous côtés, et qu'ils la descendaient délicatement sur la chaussée, veillant à ne rien perdre par un mouvement trop brusque, le routier poursuivit :

– Je charge demain vers dix heures ou midi, puis je reviens tout doucement à Fort-Nègre. C'est un vrai wagon, votre engin. Et vous, qu'allez-vous faire là tout de suite ? Je peux vous héberger cette nuit. Où je vais, c'est à quelques [PAGE 230] kilomètres seulement de la coloniale; c'est comme vous voulez.

– Il vaut mieux que nous marchions encore un peu, peut-être jusqu'au lever du jour, répondit Mor-Zamba. Après, nous verrons. Que se passe-t-il ordinairement sur cette route ?

– Sur la coloniale 3 ? Oh, rien, absolument rien. Je croyais que vous l'aviez choisie en connaissance de cause.

Descendues sans doute pour prendre l'air, les trois jeunes femmes avaient rejoint les hommes et, bien qu'elles prissent part à la conversation, trop parcimonieusement jusque-là, les rubénistes les distinguaient fort mal dans cette nuit d'encre.

– Y a-t-il souvent des raccourcis ? demanda encore Mor Zamba.

– Bien sûr répondirent presque en chœur les trois jeunes femmes, et heureusement ! sinon combien faudrait-il de temps pour être rendu à sa destination, sur la route du Blanc qui est si longue ! Alors que sur les chemins secrets de l'homme noir, vous verrez, on a très vite terminé son voyage. Il n'y a qu'à demander aux habitants des villages qu'on traverse. Cependant, n'allez pas vous aventurer la nuit dans un raccourci, vous vous perdriez.

– Pour le reste, compléta le routier, n'ayez aucune crainte, les gars. Ici, pas d'embuscade, donc pas de mamelouk, pas de Saringala; pour le moment c'est certainement la portion la plus paisible de la colonie.

Une des dames, pour le taquiner avec une affection que relevait une voix très mélodieuse, ayant fait remarquer au routier qu'avec l'indépendance la colonie venait de se transformer en république, il parut se vexer à nouveau, comme dans l'estaminet de Saneongo, et parla avec volubilité, entre le sarcasme et la boutade, l'expression française « nègre couillon » ou sa variante « couillonnade de nègres » revenant comme un refrain dans sa tirade.

– Il est incroyable à quel point les gens tiennent à leurs illusions, conclut-il avec une sorte de lucidité fruste et cocasse. Allez, frères, bonne route, le Bon Dieu nous voit tous.

Mor-Zamba et ses compagnons, tour à tour, serrèrent la main du routier et des trois jeunes femmes avant de s'engloutir avec détermination dans l'inconnu. Peu après, ils entendirent le camion démarrer et s'écarter sur la piste de terre battue où il cahota quelque temps en rebondissant bruyamment sur ses amortisseurs. [PAGE 231]

Le trois koléens furent tout de suite aux prises avec la première véritable épreuve de leur longue marche, le supplice des ténèbres de la nuit forestière, sous un ciel bouché et sans lune, en dépit de la saison. Ils avaient d'abord espéré que leurs yeux allaient s'accoutumer à ces abîmes, mais ils surent à la longue qu'il n'en serait rien, même Mor-Zamba qui avait grandi pourtant au milieu de ce paysage. L'obscurité était si dense qu'ils se figuraient que chaque pas allait les jeter dans un précipice ou dans un accident qu'ils ne pouvaient exactement imaginer, mais dont l'imminence ne leur semblait nullement douteuse.

Ils savaient plutôt qu'ils ne voyaient que la route se coulait entre deux haies de palmiers dont les branches en se croisant tressaient au-dessus d'eux une voûte ininterrompue, excepté à l'entrée des villages ou des hameaux; alors, sortant du tunnel, ils émergeaient sous un chapiteau à peine moins fuligineux, en même temps qu'ils longeaient deux alignements parallèles d'ombres vaporeuses, sans doute les maisons basses des paysans. A cette heure, dans ces villages, jamais une voix d'homme ou de femme, pas même l'aboiement d'un chien, toujours un noir et martial silence, à peine interrompu parfois par l'incertain vagissement d'un nouveau-né, aussitôt étranglé sans doute par le sein qu'une mère lui fourrait dans la bouche. Dans ce repliement désertique, le raclement de quelques paires de sandales de plastique, mêlé aux plaintes métalliques de la Raleigh grinçant irrégulièrement sous sa charge, s'élevait comme le tapage d'une petite armée.

Mais passé le village ou le hameau, les trois voyageurs sombraient à nouveau dans le gouffre, naufragés agrippés désespérément à leur esquif d'un autre monde, surpris de trouver de l'air pur, étonnés de ne pas respirer la vase. Plus vigilants, plus tendus, plus agressifs que la première ligne d'une troupe montant à l'assaut, ils s'avançaient avec une extrême lenteur, guettant les embûches innombrables de la nuit, tâtonnant comme un trio d'aveugles unis par un même bâton insolite. Frôlaient-ils les citronnelles plantées serré des deux côtés de la chaussée, ils sursautaient en comprenant brusquement qu'ils venaient de manquer empêtrer la Raleigh dans l'une des deux tranchées d'écoulement des eaux de pluie. Quel mal n'auraient-ils pas eu alors à l'en dégager! Ils ramenaient hâtivement la machine dans ce qui leur semblait le centre de la voie. Aussi zigzaguaient-ils follement, [PAGE 232] ballottés de côté et d'autre par les tornades de ténèbres en réalité figées.

Parfois il leur semblait que la Raleigh leur échappait tout à coup, piaffait, plongeait, piquait vers l'avant; ils s'arc-boutaient pour l'apaiser et la retenir, ils se raidissaient tous ensemble, bandant leurs muscles : ils venaient d'être surpris par une descente très raide, creusée à leurs pieds comme une chausse-trappe. Plus loin, au contraire, sur la montée symétrique, il fallait pousser la machine en tendant le jarret, en allongeant le bras, en courbant le dos, en se vidant de son souffle.

Ce n'était pas encore l'état d'urgence généralisé, sans cesse reconduit ainsi qu'il allait en être plus tard et les autorités n'avaient imposé le couvre-feu nulle part, excepté dans les villes blanches des plus importantes agglomérations. Cependant, ils ne recontrèrent sur leur chemin cette nuit-là qu'un seul véhicule, un camion de six ou sept tonnes, selon l'estimation de Mor-Zamba dont c'était la partie. Très longtemps, pendant un quart d'heure peut-être sinon davantage, de très loin, la forêt, les collines, les vallées, tout retentit de son barrit soutenu, plaintif, tonitruant; en se rapprochant, la clameur ne cessa de s'amplifier, devint monstrueuse comme le cri de guerre d'un troupeau de cauchemar.

– C'est peut-être un convoi de Saringalas, dit Le Jongleur il faut nous planquer. S'ils nous découvrent, ils s'arrêteront sans doute et voudront s'offrir la fantaisie de nous contrôler, peut-être pire.

Tout en égrenant les atrocités gratuites commises par les redoutables reîtres de Baba Toura Le Bituré, Mor-Kinda fouillait fébrilement dans l'une des énormes sacoches pendues de chaque côté du porte-bagages; il en extirpa bientôt l'objet convoité, une lampe électrique à piles, une « torche » comme on disait à Kola-Kola; il en braqua le faisceau métallique sur la tranchée droite, la plus proche par hasard et, au-delà, sur la rangée de palmiers plantés en bordure d'un talus bas.

– Eteins-ça ! ordonna Mor-Zamba avec un accent d'autorité pathétique. Eteins-donc, tu es fou. Nous avons assez vu...

Ils réussirent non sans mal à transborder la machine par dessus la tranchée sur le petit talus, la cachèrent derrière un palmier avant de se tapir eux-mêmes derrière un autre, aux aguets. Ils n'attendirent guère. Jaillie comme l'éclair, la fantastique illumination des phares dévoila la splendeur d'une [PAGE 233] interminable ligne droite de route tirée comme une frontière abyssale au pied de deux falaises abruptes de jungle.

– Regardez-moi ça, fit Mor-Zamba à ses deux compagnons, avec un mélange d'émerveillement et de blâme dans le ton. A un pareil endroit, c'est un jeu d'enfant pour le conducteur de repérer même la lueur de la cigarette que tient un fumeur, à plus forte raison l'éclat d'une torche. Et même dans certaines positions, on peut apercevoir le porteur de lumière au-delà d'un tournant. Quand on veut passer inaperçu sur la route, il ne faut jamais rien allumer.

– Ne pleure pas, grand père, tu as raison, plaida humblement pour une fois Le Jongleur. Mais dis donc, comment faire autrement ? Tâtonner quand même et perdre beaucoup de temps ? Remarque que j'ai attendu l'extrême nécessité; tu n'avais même pas deviné que j'avais une torche, alors ? Pourtant ce ne sont pas les occasions de m'en servir qui m'ont manqué. Tu crois qu'ils pourraient nous avoir dépistés ?!

La bête se ruait en rageant sur la chaussée en tôle ondulée; les trois rubénistes se rassérénaient en savourant le rugissement qui, loin de se casser, indice qui eût été alarmant, s'enflait au contraire, et se bombait. Enfin le tonnerre fut sur eux et son fracas les assourdit tout à coup, à peine eurent-ils le temps de juger au profil caractéristique d'énorme puce, bâche tendue sur les flancs rebondis, que c'était un transport commercial; le véhicule bondit devant eux, comme soulevé par la houle de ténèbres qui déferla aussitôt derrière lui et dont la montagne submergea à nouveau les voyageurs.

Redescendus sur la chaussée dont ils gardaient en mémoire le tracé révélé tout à l'heure par les phares du camion, ils purent marcher longtemps sans difficulté.

– Pourquoi ne pas nous avoir confié que tu avais une lampe-torche ? fit Mor-Zamba, en étouffant sa voix, à Jo Le Jongleur.

– Pourquoi vous le dire, puisque de toute façon nous n'allions pas nous en servir ? répondit Mor-Kinda en étouffant aussi sa voix.

– Comment cela ? mais tu viens de t'en servir, fit remarquer Mor-Zamba.

– Eh bien, grand père, tu viens de me démontrer que j'ai eu tort, avec raison, je l'avoue. Finalement, tu vois, c'est comme pour les armes. Tu te souviens bien de ce que disait Ouragan-Viet à propos des armes ? Ne s'en servir que si [PAGE 234] l'on ne peut pas faire autrement. Et encore. En réalité, je suis persuadé qu'il y a toujours moyen de faire autrement, tu ne me démentiras certainement pas, grand père ? Eh bien, ça sera pareil avec notre trop précieux matériel. Qu'en penses-tu ?

– Tu confonds tout de même deux choses très différentes; les armes et la lampe-torche, ça n'a rien à voir. Les armes, nous ne savons pas bien ou même pas du tout nous en servir, il faut donc éviter autant que possible de les manipuler, c'est logique.

– Et tu te figures sérieusement que nous savons nous servir d'une lampe-torche ? Imagine un instant qu'elle tombe en panne, hein ? Ce n'est pas toi qui aurais songé à ça, hein, Le Péquenot ?

Ils durent se taire : après un tournant, la route les avait portés au milieu d'un village et glissait entre les deux alignements obligatoires d'ombres qui, cette fois, parurent soudain un peu plus consistantes, un peu moins impalpables. Et même un coq, à la fin, chanta une fois, deux fois, trois fois. Le Jongleur qui, faute d'habitude, avait oublié l'acquisition rare dont s'ornait son poignet depuis la veille, consulta le cadran blême en le plaçant à quelques centimètres de ses yeux; il annonça à ses compagnons à la sortie du village :

– Quatre heures et demie, les gars ! le jour ne va peut-être pas tarder. Que ferons-nous alors ?

– C'est très simple, déclara avec autorité Mor-Zamba qui retrouvait sa rouerie de réprouvé en marge des usages communs; c'est très simple, parce que notre problème est avant tout d'éviter tout contrôle des autorités, de ne pas attirer l'attention de gens malveillants, mieux, de n'attirer l'attention de personne s'il est possible, surtout sur la route. Je présume que cela n'a pas tellement changé depuis dix ans; donc, même loin de la ville, on peut toujours faire une mauvaise rencontre sur la route. Il y a peu de risques au contraire sur les chemins, petits ou grands : les autorités ne s'aventurent guère dans ces zones.

« Dès l'aube, nous nous installons là où la route traverse un bas-fond, c'est très fréquent, sur le pont qui enjambe alors une rivière. Nous nous mettons torse nu pour avoir l'air de nous baigner; il n'y a pas d'heure ici pour se baigner, les gens le font même le matin de bonne heure plutôt qu'à tout autre moment de la journée. Personne ne sera donc étonné. En réalité, nous pourrons nous contenter, quant à [PAGE 235] nous, de nous mouiller le visage et de nous tremper les pieds dans l'eau : cela fait du bien quand on vient de marcher si longtemps la nuit. Des voyageurs peuvent d'ailleurs demeurer aussi longtemps qu'ils le désirent sur la rive d'une rivière, sans surprendre. C'est ce que nous ferons, jusqu'à ce qu'un passant autochtone nous renseigne. Après, nous verrons.

– Dis donc, approuva Le Jongleur après un sifflement, ça se tient, ton cinéma; on dirait un vieux routier de la guerre contre Le Bituré, comme moi, quoi.

Peu à peu, sans qu'ils en prennent vraiment conscience, ils avancèrent avec moins de crispation, leur ras se fit plus assuré, en même temps s'élevaient ici ou là le battement d'ailes d'une perdrix s'envolant, la stridulation d'un grillon, la fuite d'une antilope dans un buisson, tout remue-ménage qui désormais les rassurait au lieu de les glacer. Une très fine pellicule gris terne, déposée là-bas, à la surface, bien au-dessus de leur tête, s'infiltrait lentement vers le fond du gouffre, descendait vers eux à travers le tissu spongieux de la nuit, sur lequel elle ciselait des franges extravagantes, d'autant plus irréelles que, toujours aussi exaltés qu'en quittant le routier, mais tombant de sommeil, ils marchaient maintenant dans un état second.

Puis, ils entendirent des voix comme la nuit venait de s'éclaircir sensiblement; ils s'avisèrent qu'ils se trouvaient dans un site correspondant trait pour trait à celui que venait de décrire Mor-Zamba, ils eurent tôt fait de descendre sur la rive de la rivière, de cacher la Raleigh dans un fourré et de se mettre torse nu comme des gens qui s'apprêtent à se baigner ou viennent de le faire. Mais les voix entendues s'étaient aussitôt évanouies; c'étaient peut-être des paysans qui empruntaient la route quelque temps pour aller à leurs champs.

L'eau très fraîche, dont ils s'aspergèrent et dans laquelle ils trempèrent leurs pieds, les réveilla en les revigorant, rendant même son entrain railleur à Jo Le Jongleur oui, étant allé à la Raleigh, en était revenu muni d'une bouteille de liqueur, dont il but plusieurs gorgées au goulot. sans étonner Mor-Zamba, mais sous le regard perplexe d'Evariste.

– C'est curieux, remarqua Le Jongleur en s'essuyant la bouche du revers de la main, nous n'avons strictement rien à manger. Même si on n'est jamais en peine de nourriture [PAGE 236] chez les culs-terreux, nous aurions quand même dû prévoir que nous aurions faim.

– Ne vous inquiétez pas pour moi, déclara Evariste qui prenait part pour la première fois à la conversation. Cette nuit, avec le routier, je dois avoir mangé pour une semaine.

– Bravo ! fit Mor-Zamba; un homme, un vrai, non seulement ne se plaint jamais d'avoir faim, mais encore ne s'inquiète pas de la nourriture.

– Très juste ! renchérit parodiquement Le Jongleur en brandissant sa bouteille de liqueur, la vraie nourriture d'un homme, d'un vrai, la voilà.

Il but encore quelques gorgées et tendit la bouteille à Mor-Zamba qui refusa, en disant qu'en buvant de si bonne heure, il aurait la migraine tout le reste de la journée. Evariste déclina aussi l'offre en expliquant, comme la veille à l'estaminet de Saneongo, qu'il ne buvait pas, tout bêtement.

– Qu'y a-t-il encore dans ton butin, en plus de la lampe torche et de la bouteille de liqueur ? Combien de temps comptes-tu garder pour toi ce secret ? demanda Mor-Zamba.

– Ne t'énerve pas, grand père, fit Le Jongleur, tu le sauras toujours assez tôt, et tu t'épouvanteras toujours trop alors.

Vers sept heures, tandis que la brume dense et cotonneuse commençait à s'effilocher, ils virent enfin approcher un homme armé d'un sabre d'abattage joliment effilé par l'usure.

– Vous cherchez le petit raccourci ou le grand ? leur dit-il pour répondre à leur question.

– Quelle est la différence ? lui fit Le Jongleur.

– Sur le petit raccourci, répondit le paysan avec application, le chemin est très étroit, surtout si vous portez un bagage, à tel point qu'il arrive parfois qu'on doive se frayer soi-même la voie, avec cet engin-là (il brandissait son sabre d'abattage); mais vous aurez retrouvé la route de l'homme blanc avant la nuit et vous aurez marché de bout en bout dans la forêt. Avec le grand raccourci, c'est tout à fait autre chose : sans être carrossable, la voie est assez large pour que les bicyclettes mêmes y roulent, pas à vive allure toutefois. Vous traverserez un beau pays, vous verrez de grands villages peuplés de gens hospitaliers et vous marcherez presque toujours à l'ombre. Mais vous ne reviendrez pas sur la route de l'homme blanc avant quatre jours, peut-être cinq.

– Mais où s'engage-t-on dans le grand raccourci alors ? demanda Jo Le Jongleur. [PAGE 237]

– Comment ! mais tout près, là, à quelques centaines de pas; les gens y entrent sans cesse ou en débouchent. Vous ne les avez pas vus ? ...

– Il n'y a pas à hésiter, décida Mor-Zamba quand l'officieux paysan se fut éloigné : c'est le grand raccourci qu'il nous faut. Prenons la Raleigh, les gars, et en route.

Ils purent ainsi éprouver presque immédiatement l'hospitalité vantée par l'homme au sabre d'abattage. Après moins d'une heure de marche, en arrivant dans un village, ils aperçurent un vieillard assis sur la terrasse de sa modeste habitation, non loin d'autres habitations aux ouvertures closes, toutes ombragées de feuilles de bananiers élancés. Ils se dirigèrent vers lui et Mor-Zamba lui parla ainsi :

– Nous te saluons avec déférence, vieil homme. J'ai marché toute la nuit avec mes jeunes frères que voici.

Au lieu de s'effaroucher de cet insolite équipage, le vieillard les accueillit au contraire avec enjouement.

– Et vous aimeriez faire halte sous le toit d'un vieil homme, mes enfants ? répondit-il en complétant la requête de Mor-Zamba. Eh bien, ma maison est à vous, résidez-y aussi longtemps qu'il vous plaira : le voyageur, séparé des siens, est comme un orphelin, que toute maison lui soit un nouveau foyer ! ainsi parlaient nos ancêtres. Mais les blancs sont venus et nous avons oublié la sagesse d'autrefois pour ne plus songer qu'à l'indépendance. Mais que peut l'indépendance à elle seule ?

– Pas grand chose, homme vénérable ! répondit Jo Le Jongleur en se retenant péniblement de pouffer, et en songeant à part lui : « Il ne croit pas si bien dire ».

La complaisance du vieillard ne souleva aucune objection quand les koléens voulurent introduire la Raleigh à l'intérieur de la maison; quoique depuis longtemps hors de portée de Sandrinelli et même des autorités ordinaires de la République, les rubénistes, instinctivement, persévéraient dans leur vigilance toute militaire.

L'enfant, exténué, mais qui ne l'eût avoué pour rien au monde, fut le premier à s'allonger sur un lit de bambou, et sombra instantanément dans un sommeil pour ainsi dire implacable. Après une cocasse résistance, Jo Le Jongleur dut se rendre à son tour, sans les honneurs de la guerre.

Demeuré auprès de son vénérable hôte sur la terrasse, MorZamba ne se lassa point de mettre la science de cet homme d'expérience à profit pour s'instruire. Le pays se trouvait à [PAGE 238] une centaine de kilomètres de Fort-Nègre; les voyageurs n'avaient donc parcouru qu'une trentaine de kilomètres sous le couvert de la nuit ! C'était bien peu de chose, songeait Mor-Zamba, mais quelle victoire néanmoins. Evariste et Le Jongleur du moins s'étaient aguerris en se mesurant avec le redoutable univers des ténèbres, sa fantasmagorie, sa solitude, son désespoir.

Il eut surtout le plaisir d'entendre confirmer le diagnostic du routier de Saneongo : sans trop saisir l'enjeu du combat, les gens d'ici s'étaient passionnés pour l'indépendance, mais n'avaient pas autrement déclaré leurs sympathies pour Ruben qu'en accourant en masse aux rassemblements que lui-même ou ses lieutenants avaient organisés de loin en loin dans un pays dont l'inertie avait toujours renâclé même aux simples mots d'ordre de résistance passive. Ce calme n'avait pas incité le régime de Baba Toura, au moins jusqu'à ce jour, à modifier l'administration de la province, toujours assurée au niveau des villages par des chefs autochtones à la hiérarchie d'ailleurs embrouillée comme à plaisir pendant les deux précédentes années, dites d'autonomie interne; comme autrefois, ces pauvres gens étaient toujours démunis de vrais moyens de police, donc impuissants comme devant, et leur tâche de fait se bornait encore à la collecte de l'impôt de capitation.

Le Jongleur se réveilla le premier; puis, à force de le houspiller, il réussit à arracher Evariste au sommeil qui, lui parut-il, dévorait ce pauvre enfant contre toute décence, comme une vieille prostituée qui s'acharne sur un éphèbe – c'est que le bougre avait une imagination très originale. Mor-Zamba étant toujours en conversation avec le vieillard près de l'entrée, il sembla aux deux plus jeunes koléens qu'ils n'avaient dormi que quelques heures; leur oreille peu exercée ne perçut pas l'animation qui régnait dans le village, les cris des adolescents et des enfants répandus dans les cours, les conversations sonores des commères assemblées çà et là, le tintamarre assourdi caractérisant la préparation des repas familiaux; leur inexpérience ne soupçonna pas tous les changements que le sommeil leur avait dérobés. Encore assis sur leur lit de bambou, les yeux ensommeillés, ils émirent donc la prétention de reprendre la route incontinent.

– Mais comment donc, les gars, leur répondit Mor-Zamba sans se tourner vers eux; toutefois, mon vieux Jo, veux-tu [PAGE 239] avoir la gentillesse de consulter ta montre ? Tu n'en prendras donc jamais l'habitude ? ...

– Cinq heures ! maugréa Le Jongleur en jurant; cinq heures, comment est-ce possible ? Quelle cloche je suis tout de même. J'ai dormi tout ce temps, moi, Jo Le Jongleur, la bête noire des mamelouks, l'homme qui a mystifié Sandrinelli ? J'ai dormi comme un nouveau-né.

– Mon fils, lui dit le vieillard avec une condescendance souriante, il n'y a aucune raison d'avoir honte. rien n'épuise autant qu'une longue marche la nuit. Quoi de plus naturel alors que de réparer ses forces par un long sommeil ?

– Eh, les gars, fit encore Mor-Zamba, vous devez bien avoir envie de faire un petit pipi ? allez donc derrière la maison.

Plus remuant, plus crâne, plus décidé mais moins réfléchi, vrai militaire en un mot, Jo Le Jongleur se leva aussitôt, mais se mit tout à coup à claudiquer en grimaçant hideusement et en pestant de douleur, à l'amusement de ses deux interlocuteurs. Il atteignit enfin le siège de Mor-Zamba aux pieds de qui il s'écroula dans la poussière.

– Ce n'est pas vrai ! s'épouvantait-il en enlevant ses sandales de plastique et en considérant ses pieds enflés; dites-moi que ce n'est pas vrai. A Kola-Kola et à Fort-Nègre, je marchais autant sinon davantage. Qu'est-ce qui s'est donc passé ?

Evariste ne put seulement pas se lever ni même demeurer sur son séant, il s'allongea de nouveau sur le lit de bambou, abdiquant toute dignité, et c'est là qu'il fallut le nourrir comme un vieillard grabataire. Bientôt en effet leur hôte héla de l'habitation voisine une jeune paysanne, sa bru, et lui dit :

– Je sais, il n'y a pas longtemps que tu es revenue de ton champ; mais je te connais assez pour présumer que ton repas est prêt.

– Il est prêt, répondit la paysanne avec simplicité.

– Alors porte-le nous.

Il fallut servir Evariste à part, et c'est couché, assez acrobatiquement, qu'il lapa la purée d'épinards indigènes et dévora le maïs cuit à la vapeur qui l'accompagnait – c'est un plat traditionnel paysan de cette province; après quoi l'enfant se rendormit sans délai.

– Mon vieux Jo, dit tout à coup Mor-Zamba au milieu du repas, à ton idée, à quelle heure avons-nous quitté le routier [PAGE 240] hier ? Je te demande une simple estimation, sachant que tu n'as pas songé à regarder l'heure à ta montre.

– A minuit peut-être.

– Certainement pas, déclara Mor-Zamba. Souviens-toi : nous sommes partis de Saneongo vers cinq ou six heures, au plus tard; simplement le ciel très bas créait l'illusion de la nuit tombante. Bon, nous avions soixante kilomètres à parcourir. Il est vrai que nous avait fait plusieurs arrêts, assez longs chacun. Si lents que nous ayons été pourtant, nous n'avons pas pu mettre plus de trois heures sur cette distance. Disons quatre, en calculant très largement.

– J'y suis, dit Le Jongleur. Selon toi, nous avons quitté le routier au plus tard à dix heures alors ? D'autre part, je me souviens qu'il était entre huit heures et neuf heures ce matin quand nous avons demandé l'hospitalité à ce vénérable homme. Dis donc, nous avons marché plus de dix heures d'affilée ? Ce n'est pas vrai.

– Si, si. fit Mor-Zamba. Nous n'avons peut-être pas vraiment marché d'ailleurs, mais, ne suffit-il pas, vieux routier, que nous soyons restés sur nos jambes tout ce temps-là pour que la partie inférieure de notre personne soit endommagée ?

– Alors, toi aussi, tu as les pieds et les jambes meurtris, comme en marmelade ?

– Ben voyons ! s'écria le vieillard avec un fin sourire; sinon ne serait-il pas un monstre plutôt qu'un homme ?

– C'est bien aussi ce que je pensais. Et maintenant, Le Péquenot, c'est à qui de nous deux sera le plus vite rétabli.

– C'est ça, vieux routier nous ferons la course demain. En attendant, ce bon vieillard, ce père que la Providence a mis sur notre chemin, exige que nous dormions sous son toit cette nuit. Acceptes-tu cette offre, Jo ?

– Mais comment donc ! plutôt deux fois.

Jo, le vieux routier, ne croyait pas si bien dire. Le lendemain, loin de pouvoir se mesurer à la course avec Mor Zamba, Le Jongleur supplia pour que leur départ fût remis jusqu'à ce qu'il retrouve l'usage de ses jambes et de ses pieds. D'ailleurs, l'enfant de son côté, était encore plus mal en point, grelottant malgré le feu de bois allumé au pied de son lit, pelotonné en chien de fusil, les yeux tantôt clos, tantôt hagards.

– Qu'est-ce qu'il a donc ? fit Le Jongleur plutôt agacé qu'inquiet. [PAGE 241]

– Oh, ce n'est rien, affirma le vieillard, je sais, j'ai plus de vingt petits-enfants de cet âge-là ou plus jeunes encore. C'est seulement la fatigue excessive.

Il rassura les deux koléens en promettant de soigner le jeune garçon à la manière du pays, déclarant qu'à la fin de la journée il n'y paraîtrait plus. Il fallait seulement qu'il garde l'enfant avec lui. En effet, quelques maisons plus loin, toute une habitation venait d'être abandonnée à l'usage exclusif de Mor-Zamba et de Jo Le Jongleur.

Quand, à la fin de la journée, le retour des champs ranima tout à fait le village, on accourut de toutes parts pour inviter les deux étrangers valides, que chacun voulait accueillir ce soir-là dans son foyer.

– Venez dans ma maison, suppliait-on, venez éprouver un moment l'hospitalité d'un homme, certes modeste, mais sachant honorer les traditions de bienvenue chaleureuse léguées par ses nobles ancêtres.

Pris à contre-pied, les deux rubénistes exposaient avec un embarras confus pourquoi ils devaient rester à portée de voix de leur jeune frère malade. Tant de piété familiale attendrissait l'interlocuteur qui, après les avoir excusés en maudissant ce contre-temps, faisait mine de battre en retraite.

– Mais, proposait Le Jongleur, puisque les circonstances ont fait avorter ton souhait, pourquoi ne pas demeurer ce soir avec nous, ici ? Quand des frères font connaissance, qu'importe où se déroule l'événement ?

– En guise de paroles, approuvait-on avec un large sourire, c'est le miel qui coule sur tes lèvres.

En vérité, Le Jongleur avait tout de suite proposé de régaler les visiteurs; en conséquence, il avait envoyé quérir une gnole locale auprès du fabricant le plus réputé, selon les indications de ses invités. A cette occasion, il avait étalé une liasse de coupures si épaisse que Mor-Zamba avait frémi, mesurant tout à coup enfin les ravages exercées par l'ancien mauvais garçon en guise d'adieu chez Sandrinelli dit Le Gaulliste. A la nuit tombante, la maison des rubénistes était déjà bondée et le tord-boyaux du distillateur le plus réputé du village coulait à flots : ce n'était au demeurant que du bienheureux-joseph que les villageois avaient baptisé à leur manière. En ce domaine, les paysans de cet arrière-pays avaient fait apparemment autant de progrès que ceux du [PAGE 242] pays de Fort-Nègre sinon autant que les gens de Kola-Kola eux-mêmes.

Dans ces villageois démunis, nonchalants et hédonistes, Mor-Zamba reconnaissait déjà les habitants de la cité d'Ekoumdoum – il croyait voir dans cette assemblée comme un présage des événements qui sans doute l'attendaient au pays d'Abéna qui allait peut-être devenir aussi le sien désormais. Il se félicitait de l'aisance avec laquelle Jo Le Jongleur évoluait au milieu de leurs visiteurs comme s'il eût toujours vécu parmi eux.

Pour l'instant, Jo Le Jongleur jouait à dérouter ces gens si ouverts, si désireux de s'instruire, si confiants.

– Où allez-vous donc ainsi ? lui demandaient les paysans.

– Mais dans le pays où nous sommes nés ! cela ne se voit-il pas au bonheur que respirent nos visages et à la gaieté de nos propos ?

– Et de quel long voyage revenez-vous donc ?

– De la ville, bien sûr; observez notre équipage. Nous étions allés chercher fortune à la ville, voilà qui est chose faite. Alors pourquoi vieillir inutilement dans un pays qui nous a donné tout ce que nous lui demandions.

– Mais, objecta-t-on, si tous vos biens sont là sur cette bicyclette, il est certain que vous êtes riches, toutefois peut-on vraiment dire que vous ayez fait fortune à la ville ?

– Ce que vous voyez là sur la bicyclette, c'est une plaisanterie, reconnut Le Jongleur qui avait réponse à tout. A la ville, nous avons acquis des richesses fabuleuses : de l'argenterie, de la faïence, du linge comme vous n'en avez jamais vu autant, des machines à coudre, des fusils, tout ce que vous pouvez imaginer. Nous avons empilé tout cela dans des malles, des valises, des sacs que nous avons chargés sur le dos d'une troupe de porteurs, car aucune route carrossable ne va jusqu'à notre pays. Nos porteurs ont emprunté l'itinéraire normal, plus court. Quant à nous, avant de retrouver notre cité et de jouir du triomphe qu'elle nous réserve, nous avons tenu à faire ce grand détour, à nous familiariser à nouveau avec la vie simple d'hommes modestes comme le sont nos concitoyens, afin de nous présenter devant eux, non pas arrogants et blessants comme le sont les gens qui reviennent de la ville après s'y être enrichis, mais humbles et déférents, en hommes qui, bien loin d'être oublieux de la coutume et de la tradition, les vénèrent au contraire autant que tout autre. [PAGE 243]

– Ce que c'est que le pays quand même ! s'écrièrent les paysans à l'unisson, flattés, délicieusement surpris, en un mot ravis.

Puis, le plus éloquent poursuivit, constamment soutenu par les approbations de l'assemblée :

– Vous étiez là-bas, si loin des vôtres, rien ne vous manquait, ni la bonne chère, ni les belles femmes, ni les beaux vêtements, ni aucun agrément de la vie, et cependant vous ne pouviez pas oublier votre pays. Ah, le pays ! C'est par attachement au terroir aussi que nous autres nous ne regrettons rien. Bien sûr, nous sommes des miséreux, nous le savons bien, et tant de choses, sans importance pour vous peut-être, nous feraient plaisir si nous les possédions. Un étranger peu lucide nous jugerait même peut-être pitoyables. Nous mêmes, il nous arrive parfois de nous prendre à rêver de contrées, de villes lointaines regorgeant de richesses, couvertes de billets de banque, peuplées d'innombrables femmes aux croupes ondulantes. Mais nous nous raisonnons chaque fois, nous nous disons qu'à tout prendre c'est encore ici au pays que, malgré notre dénuement, il fait le mieux vivre.

– Comme tu l'as bien dit, homme à la bouche bruissante de sages paroles ! s'écria Le Jongleur en parodiant le style et le tour d'esprit des villageois. Comme tu l'as bien dit, mon frère. Toutefois, ce qui fait un prodige unique de notre séjour à la ville, ce ne sont pas seulement les richesses que nous y avons accumulées. La vérité, c'est que nous en ramenons un secret.

– Un secret ! murmurèrent les paysans en tirant le cou.

Bien qu'il eût éprouvé à plusieurs reprises l'excellente tenue de son compagnon devant le feu de l'alcool, Mor-Zamba lui-même fut alarmé : que ne pouvait-on attendre de la fantaisie naturelle de l'arsouille ! N'allait-il pas bafouer leur commune résolution de s'abstenir, durant leur voyage, par souci de sécurité, de tout prosélytisme rubéniste ?

– Oui, oui, nous ramenons un secret, tel que je vous le dis, poursuivit Le Jongleur, après avoir vidé un fond de gnôle. Ecoutez bien cette parabole que me contait ma mère tant affectionnée pour m'endormir, quand j'étais petit. Un homme avait quitté sa cité natale et son humeur voyageuse l'avait conduit dans une contrée où avait poussé un prunier magique : son fruit était un tel délice que quand on y avait goûté une fois, on ne pouvait plus s'en passer et, envoûté, on s'installait dans les parages de cet arbre merveilleux. [PAGE 244]

Ainsi avait fait notre homme, à qui la pulpe de cette prune extraordinaire fit bien vite perdre le souvenir des siens. Or, ceux-ci étonnés de ne pas le voir revenir, lui déléguèrent un de ses concitoyens avec mission de le ramener, mais ils attendirent en vain son retour : il avait été lui-même subjugué par le prunier fatal. D'autres mandataires furent dépêchés dont le sort, chaque fois, fut tout aussi funeste pour la cité. Un jour cependant, on désigna, pour faire partie d'une nouvelle délégation, un homme dont la vigueur tenait du miracle. Que fit-il lorsque, arrivé sur les lieux avec ses frères, il découvrit la vérité ? Il arracha le prunier magique et, le portant à bout de bras, les branches chargées de tous leurs fruit, le pied hérissé de toutes ses racines, il revint dans sa cité, suivi de tous ses concitoyens que le prunier avait retenus en captivité. Alors, au lieu de perdre peu à peu ses enfants, cette heureuse cité vit affluer vers elle les hommes d'autres cités, qui, ayant goûté à la prune merveilleuse et incapables désormais de s'en passer, s'installaient dans ses parages.

– Est-ce que vous ramenez chez vous le secret que les gens vont chercher à la ville ? demanda-t-on.

– C'est ce que je me tue à vous expliquer.

– Et quel est-il donc ?

– Ah non, ah non, ah non, demandez-moi n'importe quoi, sauf cela. J'ai fait le serment de ne pas révéler notre secret avant d'être arrivé chez nous. Vous savez ce que c'est un serment : je serais foudroyé, broyé, grillé, pulvérisé, ratatiné, vaporisé par les mânes de mes ancêtres. Non, tout mais pas ça.

Tout en disant cette dernière réplique, Le Jongleur s'était accroupi auprès d'un homme qui tenait un tam-tam entre ses jambes, attendant le moment propice pour en jouer; le koléen entreprit de frapper des deux mains, maladroitement, sur la peau tendue, égayant ses voisins immédiats dont l'un s'offrit aussitôt pour l'initier aux premières techniques de l'instrument, qui résonna bientôt en cadence. Non loin d'eux, un homme qui était pourtant assis, accompagna le rythme en s'ébrouant spasmodiquement des épaules; puis, il se leva sous les encouragements de l'assistance, il esquissa quelques pas, le plaisir de danser brillait dans son regard au bord de l'extase. Une femme cachée dans l'ombre poussa une chansonnette toute en syncopes. D'autres hommes se levèrent, parmi lesquels Le Jongleur ne témoignait pas la moindre [PAGE 245] ardeur, et pénétrèrent dans le cercle spontanément formé; l'ancien domestique de Sandrinelli était vraiment comme un poisson dans l'eau dans cette nouvelle activité.

Quand enfin leurs visiteurs les eurent quittés, Mor-Zamba qui n'avait attendu que cet instant, se jeta sur l'arsouille.

– Si tu continues à étaler ton argent, comme tu n'as cessé de le faire ce soir, lui dit-il en étouffant sa voix mais non sans y mettre en même temps toute sa colère et toute sa réprobation, eh bien, nous ne ferons pas de vieux os.

– Qu'est-ce que nous risquons, hein ? qu'est-ce que nous risquons, dis ?

– Tu risques de te faire voler, voilà ! ce n'est rien cela, peut-être ? Tu risques peut-être même de te faire tuer.

– En voilà d'une autre maintenant. Me faire tuer, me faire assassiner ! mais par qui, grand-père ? Par ces miteux ? Non mais, est-ce que tu les as bien regardés ? Tu les vois volant et assassinant qui que ce soit ? Si c'était vrai, ça se saurait, voyons ! Tu ne m'as pas raconté souvent peut-être que ces gens de l'arrière-pays se laissaient scandaleusement spolier de leurs productions par les petits commerçants blancs et leurs acolytes genre Robert ? Alors, tu sais, s'ils pouvaient se rebiffer, ils auraient déjà commencé par zigouiller tous ces minables margoulins.

– Tu les tournes en dérision. Comme tu les méprises 1

– Ecoute, tu n'y es pas du tout, Le Péquenot. Je ne me moque pas d'eux du tout. Moi, je voulais simplement vérifier que ces culs-terreux-là sont bien pareils à ceux du pays de maman Eh bien, c'est ça, ils sont exactement faits sur le même modèle. Tous les paysans doivent être partout les mêmes. Tu as vu ? nous autres, on est pour eux des mécréants. Bon, il n'y a qu'à démentir ce préjugé en mettant partout des « ma mère très affectionnée », « respect des mânes ancestraux », « amour de la coutume et des traditions », et le tour est joué. C'est bon à savoir, ça, non ? Il a suffi que je me souvienne de ce que j'avais observé chez ma mère. Ah oui, il ne faut surtout pas oublier la rage du tam-tam; à lui seul, le tam-tam peut te valoir l'amitié d'une armée de paysans. C'était quand même assez bien réussi, notre soirée, pas vrai, Le Péquenot ? Heureusement que tu m'as. Parce que sans moi, je ne sais ce que tu ferais.

Le lendemain, Mor-Kinda, dit Le Jongleur, pouvait marcher de nouveau à peu près normalement : guéris grâce au repos [PAGE 246] favorisé par ces deux jours d'arrêt, ses jambes et ses pieds avaient retrouvé à peu près toute leur agilité antérieure.

Il s'en fallait qu'il en allât de même pour l'enfant, contrairement aux promesses du vieillard qui le soignait. Il était toujours couché en chien de fusil sous la vieille couverture jetée sur lui; il grelottait comme la veille malgré le feu de bois flambant sans cesse près de lui. A ces symptômes s'en étaient ajoutés deux autres; la veille, l'enfant ne s'était guère alimenté pendant que ses compagnons festoyaient avec leurs nouveaux amis. Evariste toussait aussi en se convulsant et en expectorant grassement et abondamment, ou bien délirait en geignant tout doucement. Quand ils furent à nouveau seuls, Mor-Zamba confia ses inquiétudes à Jo Le Jongleur au sujet d'Evariste.

– Les vieux paysans qui promettent de guérir promptement une affection, déclara-t-il amèrement, ce n'est jamais bien sérieux; j'aurais dû m'en souvenir.

Pour toute réponse, Le Jongleur alla décrocher une des sacoches de la Raleigh et entraîna son ami dans la pièce d'honneur de la petite maison mise à leur disposition, la chambre à coucher du maître de céans, embellie surtout par un lit de bois garni d'une couverture et où les deux voyageurs s'étaient bien gardés de venir dormir. Le Jongleur déversa le contenu de la sacoche sur la couverture tendue. Alors, Mor-Zamba se mit à examiner avec un effroi émerveillé et en tremblant d'émotion l'abondante pharmacie et le matériel médical répandus soudain sur le lit; il lui semblait qu'il y avait là de quoi soigner pendant plusieurs semaines un bataillon en campagne.

Le Jongleur s'était dépassé en pillant l'infirmerie du lycée; négligeant deux seringues à injecter ainsi que des compresses et des bandes à panser, Mor-Zamba fut attiré par un thermomètre dans un étui étincelant et par de nombreuses boîtes d'antibiotiques. Il alla aussitôt prendre la température du malade et revint en déclarant :

– Plus de quarante degrés ! Il fallait s'y attendre. Je crois savoir ce que c'est. Au camp Gouverneur Leclerc, c'était classique et j'ai soigné mille cas de cette affection. Forcément. On livrait aux intempéries, sans préparation, des gens qui n'en avaient pas l'habitude. C'est ce que nous avons fait aussi, sans réfléchir, et avec un gosse encore. Au moins les toubabs le faisaient toujours avec des adultes. Je vais lui administrer de la pénicilline tout au long de la journée : [PAGE 247] c'est certainement une bronchite. Et aujourd'hui, une bronchite, ça se soigne avec des antibiotiques.

Comme il se penchait de nouveau sur le lit pour choisir parmi les boîtes le médicament qu'il lui fallait, il eut tout à coup un mouvement de recul, comme un paysan que glace l'horreur de découvrir qu'il a manqué poser le pied sur un crotale. Le Jongleur venait de déballer sur le lit le reste de son butin du plateau scolaire : ce qui fascinait Mor-Zamba, c'était, pareille à l'œil sournois et funeste d'un reptile, la lueur froide d'un grand fusil à deux canons superposés, d'une très petite arme en acier chromé, qu'il identifia plus tard comme un revolver, et d'un mousqueton inattendu, toutes armes couchées parmi des boîtes de carton pleine de munitions, comme il apprit plus tard.

Mais il y avait là aussi une quantité prodigieuse de chemises kaki à épaulettes, sans doute toute la réserve de Sandrinelli, sans compter une paire de jumelles, un immense couteau à cran d'arrêt, voisinant avec la grande lampe-torche classique une lampe électrique minuscule et ressemblant à un stylographe, une paire de chaussures de brousse que Le Jongleur appelait des « pataugas », et une demi-douzaine de couvertures qui avaient servi à envelopper tout ce matériel.

– Cache-moi ces armes ! supplia Mor-Zamba revenu de sa suffocation; cache-moi ces armes, cache-les donc.

– Du calme, vieux ! du calme ! Je l'avais bien dit, que tu allais t'épouvanter en découvrant mon butin du plateau scolaire. Es-tu émotif ! on dirait une petite fille. Moi qui te prenais pour un vrai combattant. Oui, je vais envelopper ces armes dans le même ballot que celles d'Ouragan-Viet.

– Alors fais-le vite.

En réalité, Mor-Kinda défaisait sans hâte un petit carré de linge et exposait au jour plusieurs liasses épaisses de billets de banque, sous le regard de son ami dont la respiration se faisait plus haletante à mesure qu'il prenait conscience de ce nouveau prodige du diabolique vaurien.

– Nom de Dieu, nom de Dieu, répétait-il.

– Heureusement que tu m'as, hein Le Péquenot. Autrement, je voudrais bien savoir ce que tu ferais.

Cela aussi, tu l'as trouvé au groupe scolaire ?

Mais non, dans notre cagnotte, tu sais bien. Sacré Mor-Zamba ! tu me feras mourir de rire. Où veux-tu qu'on trouve tant d'argent à la fois sinon chez les toubabs ? Tu sais, mon beau-frère avait beau être méchant, il était loin d'être bête. [PAGE 248]

Rappelle-toi ce propos qu'il nous tenait fréquemment : l'argent, le vrai, il n'y a encore que chez les toubabs qu'on en trouve. En fait, c'est moi qui lui avais enseigné cette vérité-là, et sans avoir été à l'école encore, enfin presque pas. Oui, j'ai ramassé la galette chez Sandrinelli; c'est la caisse du groupe scolaire.

Quand, une demi-heure plus tard, Mor-Zamba qui était allé soigner l'enfant, revint auprès de Jo Le Jongleur, il ne s'était pas départi d'un air de frayeur qui le faisait considérer son compagnon avec une fixité hagarde comme si l'arsouille avait commis sous ses yeux récemment un inqualifiable sacrilège.

– Alors, toubib, ça va les affaires ? lui fit Le Jongleur pour le taquiner joyeusement.

– Dès que le petit peut se mettre debout, déclara Mor-Zamba en se dominant péniblement pour ne pas laisser chevroter sa voix, dès que le petit peut se mettre debout, tu m'entends bien ? sans attendre une minute de plus, mais alors immédiatement, eh bien, nous mettons les bouts. Un toubab ne se laisse pas spolier de ce genre d'objets, et en si grande quantité, sans faire des pieds et des mains pour les récupérer et châtier les coupables. Tu peux toujours courir désormais, mon gars, tu l'auras toujours au cul le Sandrinelli, tu peux me croire. Tu ne les connais pas, ces gens-là.

– Oh ! que si, Le Péquenot, oh ! que si. Je peux même te dire que s'il y a des gens que je connais bien, et même mieux encore, c'est ceux-là. Ils sont comme tout le monde, mon vieux, non point inlassables, nobles, prévoyants, supérieurs, comme ils voudraient bien que nous les imaginions, mais paresseux, mesquins, stupides et sordides. Sandrinelli aura bientôt oublié tout ce que je lui ai pris, tout bêtement parce qu'il l'aura bientôt remplacé, va. Ce n'est rien du tout pour lui, à peine comme pour toi une bouteille de bière. Qu'est-ce qui t'effraie le plus ? le fusil à deux canons ? il ne partira pas tout seul, va; le revolver ? c'est un joujou, ça n'a jamais tué personne; le mousqueton alors ? il y a des années que je l'ai et, tu vois, il ne m'est toujours rien arrivé. Rappelle-toi la nuit où nous avons surpris des Saringalas en train de torturer et sans doute d'assassiner Ruben. Oui, oui, oui, tu te souviens que les mamelouks n'ont jamais retrouvé le troisième mousqueton ? Le voici. Avoue que ce n'est pas d'hier. Maintenant, si tu tiens à ce qu'on décampe d'ici tout de suite, tu n'as qu'à les formuler, grand père, et tes ordres seront tout de suite exécutés... [PAGE 249]

Mor-Zamba retrouva très vite les gestes, les paroles, toute la réussite de l'irremplaçable infirmier remplaçant du camp de travail Gouverneur Leclerc, mais la pénicilline, traitement sans doute peu adéquat, fut lente à produire son effet sur le jeune malade. Au grand désespoir du médecin de fortune, il fallut cinq jours à Evariste non même pas pour se rétablir, mais pour retrouver seulement la force de se tenir fermement sur ses jambes. Cela suffit à Mor-Zamba pour arracher ses deux cadets aux délices rustiques de leur première mais ô combien mémorable étape.

Ils traversèrent un pays de montagnes. Sans cesse il leur fallut tantôt s'arc-bouter pour dompter la Raleigh quand elle s'emballait sur les descentes, tantôt ahaner pour la pousser sur les montées où les trois voyageurs s'essoufflaient, ruisselant de sueur sous le soleil qui les cuisait. Mais sous les frondaisons des vallées, il faisait tout à coup très sombre, on était saisi d'une humidité très fraîche, presque glacée.

Il arrivait qu'on croise ou qu'on dépasse d'autres groupes de voyageurs. D'abord, on discernait des voix parmi les mille et un appels de la forêt, jaillies ici et là comme une flambée fugace. Puis, on s'approchait, on en venait à saisir des bribes éparses de conversation. Alors, on scrutait, mais vainement, l'ombre des sous-bois brûlant d'apercevoir enfin ceux qu'on entendait si distinctement. Que leur apparition se fit attendre si longtemps, c'était comme un petit mystère dont on était angoissé. Et soudain on se trouvait nez à nez avec eux : ils se serraient sur un tronc d'arbre ou sur un rocher, faisant halte avec insouciance pour se restaurer. On échangeait avec eux des saluts amicaux, souvent on était invité à partager une modeste collation puisée dans des provisions qui commençaient à se racornir ou à rancir. En ces occasions-là, malheureusement trop rares, Jo Le Jongleur ne manquait jamais d'extirper soudain d'entre les bagages de la Raleigh, qui était en quelque sorte sa manche de magicien, un flacon de liqueur d'importation ou une bouteille de gnôle indigène qu'il y avait glissée on ne savait ni quand ni comment; il en offrait à chacun une mesure parcimonieusement versée dans un verre minuscule qu'il portait toujours sur lui; à la fin, la tête renversée, le goulot calé entre les dents, il se gorgeait d'alcool en le laissant couler dans son gosier avant de se rincer longuement la bouche, les joues boursouflées d'air autant que de boisson.

C'était un pays très peuplé; les koléens traversaient tant [PAGE 250] de beaux villages que, pour faire étape, ils n'avaient que l'embarras du choix. La convalescence d'Evariste allongea le délai prédit par le paysan au sabre d'abattage pour rejoindre à nouveau la coloniale 3 : au lieu de quatre ou cinq jours, ils y mirent une semaine entière. En réponse à la question que leur posait obsessionnellement Mor-Zamba, les riverains de la route assuraient, à la grande satisfaction de Jo Le Jongleur, qu'ils n'avaient observé aucun passage insolite.

S'engageait alors chaque fois une polémique entre Jo Le Jongleur et Mor-Zamba, l'un s'efforçant de démontrer la stupidité de ses craintes à l'autre qui, au contraire, les justifiait ardemment. A son argumentation déjà connue, Jo Le Jongleur ajoutait que Sandrinelli, bien loin de pouvoir imaginer que son ancien boy était associé avec deux autres lascars, était incapable de deviner laquelle des six sorties de la capitale son voleur avait empruntée, à supposer qu'il fût bien sorti de Fort-Nègre.

Mor-Zamba imaginait que à tout hasard Le Gaulliste sillonnait successivement les six routes qui rayonnaient de la capitale; avec une bonne voiture, c'était une affaire aisée.

– Je vois cela d'ici, affirmait Le Jongleur en s'esclaffant sardoniquement. Je vois très bien cela; Sandrinelli ignore sans doute laquelle des six sorties de Fort-Nègre nous avons empruntée, mais il sait fort bien à quelle distance environ nous nous trouvons, soit à cent-cinquante, peut-être deux cents kilomètres de la capitale. Et alors imaginons cet homme parcourant chaque jour cette distance aller et retour sur chacune des routes desservant la capitale. Tu te rends compte ? Six fois deux cents kilomètres à multiplier par deux. Oui, et pendant ce temps-là, qui donc servira de nounou à Baba Toura Le Bituré ? Car notre immortel héros a besoin qu'un homme d'expérience veille sur lui; ce n'est pas parce qu'il a été bombardé Président de la République que ça a changé. Voyons, Le Péquenot, avoue que tu délires. Et toi, Evariste, quelle est ton idée ?

– Pas le moindre doute, Sandrinelli c'est fini, déclarait l'enfant à la fois sentencieux et sinistre.

Ils se traînèrent alors sur de petits chemins de traverse si exigus qu'en les comparant avec leurs expériences précédentes, ils éprouvaient un véritable désespoir. Pousser et conduire la Raleigh était devenu une torture épouvantable, surtout pour le timonier; c'était déjà une tâche ardue que de s'avancer tout seul sur ces sentes. Après deux journées, [PAGE 251] ils renoncèrent à cette solution et, à défaut d'un grand raccourci doublant la route coloniale, ils se résignèrent à marcher de nouveau la nuit, quitte à faire étape et à dormir le jour. Aguerri et trempé maintenant, Evariste supporta fort bien les fatigues de cette formule.

Ils étaient partis de Kola-Kola depuis une quinzaine de jours, quand il atteignirent Dinkamenguéla, ville terminus de la coloniale 3, à deux cent soixante-dix kilomètres de Fort-Nègre. Ils firent tout de suite ausculter la Raleigh par un homme de l'art qui les assura de la bonne santé des principaux organes de la machine, leur conseillant toutefois de changer les chambres à air, moyennant quoi, à l'en croire, la bicyclette pourrait encore couvrir jusqu'à mille kilomètres sans exiger aucun soin supplémentaire.

Ils séjournèrent une dizaine de jours à Dinkamenguéla, le temps de choisir avec soin et d'acquérir un abondant équipement que Le Jongleur, avec un masque de mystère, disait être absolument indispensable. Ils se fournirent ainsi en innombrables shorts khaki; l'ancien mauvais garçon, qui se comportait en chef parce qu'il détenait le nerf de la guerre, fit aussi acheter à chacun des trois, exactement à sa pointure, une paire de chaussures de brousse, qu'il appelait « pataugas » avec des airs de connaisseur.

– A quoi bon tout ceci ? demandait parfois Mor-Zamba.

– A quoi bon ? répondait Le Jongleur, mais c'est pour nous déguiser plus tard, voyons, Le Péquenot.

Mor-Zamba n'insistait point, humilié de devoir avouer sa perplexité à l'arsouille, toujours sûr de lui.

Le Jongleur emmena plusieurs fois l'enfant au quartier musulman de la ville; là, il l'obligeait à fraterniser, comme lui-même, avec les gens du Nord, à se familiariser avec leurs traditions alimentaires, vestimentaires, voire religieuses, ainsi qu'avec leur langue. Chacune de leurs visites là-bas lui était une occasion d'acquérir un nouvel article, qu'il marchandait interminablement dans une sorte de gaieté bouffonne, au milieu des cris et des protestations qui allaient jusqu'aux ruptures aussitôt suivies de réconciliations pittoresques. D'abord ce furent des babouches, puis une sorte d'immense robe avec des manches très amples : Le Jongleur la revêtit aussitôt, ce qui fit pousser des cris d'émerveillement aux assistants. Une autre fois, ce fut un ustensile en métal devant servir aux ablutions et ressemblant à une bouilloire : ce jour-là, Evariste crut comprendre que son compagnon [PAGE 252] avait décidé de se convertir à l'Islam et commença à le mépriser sinon à le haïr. Une autre fois, ce fut un grand chapeau de paille que Le Jongleur allait d'ailleurs porter, presque sans interruption, jusqu'à la fin du voyage. La dernière fois enfin, il se fit offrir, Evariste ne put savoir à quel prix, une sorte de culotte longue et étroite, comme les gens du Nord en portaient sous leurs grandes robes; il acquit aussi un turban et, pour l'enfant qui se laissa faire sans trahir ses réticences, une tunique moulante taillée dans une toile épaisse et rugueuse.

Quand ils repartirent de Dinkarnenguéla, ils se retrouvèrent sur une piste si rudimentaire qu'aucun véhicule à moteur ne s'y était sans doute jamais aventuré. Comme Fort-Nègre leur paraissait lointain ! c'était vraiment maintenant comme un autre monde, un monde peut-être imaginaire.

L'assurance excessive de Jo Le Jongleur gagnait insidieusement ses deux compagnons, et les trois rubénistes se persuadaient enfin unanimement d'avoir échappé à jamais à Sandrinelli et même aux mamelouks de Baba Toura Le Bituré. Relâchant leur vigilance, ils ne s'enquéraient plus aussi soigneusement à chaque étape de la configuration du chemin qu'ils parcourraient le lendemain, de l'état d'esprit des populations, des risques de mauvaises rencontres, mais ils allaient de l'avant, s'enfonçaient, obstinés mais aveugles. Le pays n'était pourtant pas exempt d'embûches pour nos voyageurs, d'autant plus vulnérables qu'ils ignoraient qu'ils étaient à la merci d'une surprise funeste. Si les villages paysans étaient d'une morne placidité, on pouvait toujours frôler ou même traverser une des bourgades éparpillées à travers la forêt, très diversement marquées, même ici, par le combat qui avait précédé l'indépendance. Ici ou là, d'une façon toujours inattendue, une exceptionnelle personnalité rubéniste, commerçant, fonctionnaire, chef traditionnel ou même ecclésiastique, avait créé, sous la colonisation, un foyer de dissidence, vite transformé en noyau de résistance que des mercenaires de Baba Toura, amenés à pied d'œuvre du jour au lendemain, ou établis à demeure depuis des mois, des années peut-être, s'efforçaient de pacifier à force d'exactions, souvent d'atrocités.

Mais la surprise pouvait aussi surgir devant nos voyageurs, comme il arriva un jour, au croisement apparemment assoupi et gris de leur chemin avec une autre piste ou avec une route carrossable. Les trois rubénistes se trouvèrent brusquement [PAGE 253] à l'orée d'une vaste clairière où l'éclat du soleil d'abord les éblouit comme un éclair : c'était une agglomération paysanne, dessinée à peu près comme une immense croix; sa plus longue branche était formée par le prolongement de la piste qui les avait guidés, tout à coup épanouie en une avenue rustique de terre battue que bordaient, des deux côtés, à distance, les traditionnelles maisons basses aux murs de torchis; la plus courte branche, très éloignée leur parut-il alors, se matérialisait par deux autres alignements de maisons de torchis serrées autour de la chaussée carrossable dont les voyageurs n'entrevoyaient ainsi qu'un tronçon. Le carrefour s'ornait de la parure habituelle, une maison de notable, couverte de tôle ondulée, haute, plutôt massive et même pimpante, dressée sur un soubassement de manière à dominer la place.

Dès qu'ils furent à la hauteur des premières maisons, les rubénistes aperçurent sur la place du carrefour, devant la maison de notable, une silhouette gigantesque, sans doute un homme en uniforme, aux prises avec un cortège de femmes qu'il semblait rudoyer et même molester, et qu'il contraignait à entrer dans la belle maison au toit de tôle ondulée. Mor-Zamba, dont le sens du péril était le plus aiguisé, avait le premier été intrigué par le manège de la silhouette gigantesque; il alerta ses deux amis et leur ordonna de se dissimuler derrière le tronc d'un palmier pour mieux observer la scène qui semblait une vision irréelle.

(à suivre)

Mongo BETI


[1] Sita – ma sœur.