© Peuples Noirs Peuples Africains no 2 (1978), 121-148.



BURUNDI: COMMENT FABRIQUE-T-ON UNE CLASSE COMPRADORE ?

Nadine NYANGOMO-DOMINICUS

INTRODUCTION

Nous assistons, depuis la seconde guerre mondiale, et particulièrement depuis les années 60, à des tentatives d'unification du marché mondial qui se traduisent par une mainmise croissante de l'impérialisme américain sur des marchés qui lui étaient autrefois peu accessibles. C'est le cas, notamment, du marché africain.

Pour asseoir leur empire mondial, les Etats-Unis, plus encore que les puissances coloniales qui les ont précédés, se voient obligés de céder en fief certaines tâches de domination politique et militaire et, multiplient ainsi les forces sociales intermédiaires chargées de la répression au service du capitalisme central.

Du temps de la colonisation européenne, ces forces intermédiaires étaient, en général, formées de colons, bien que ceux-ci s'appuyaient déjà sur des « alliances locales ». En tant qu'elles servaient de relais de transmission du pouvoir capitaliste central vers la périphérie, ces alliances locales constituaient, déjà, des noyaux d'une africanisation de la répression impérialiste. La force brutale qu'utilisait la colonisation pour intégrer l'Afrique à la périphérie de son mode de production aboutit à la création, sur place, d'un type de gestion étatique à caractère fascisant auquel s'associèrent [PAGE 122] et s'entraînèrent des couches sociales africaines préexistantes oui fabriquées de toute pièce. C'est ainsi que se trouvèrent au service de la colonisation, ceux qui lui devaient la survie tout comme ceux qui lui étaient redevables de leur existence. privilégiée, à savoir les parvenus de la colonisation.

Mais, dans la mesure où les puissances coloniales exerçaient, – chaque fois que cela leur était possible – leur domination directe par l'exportation, vers la périphérie, d'une partie de leur population qui monopolisait alors les postes supérieurs du pays colonisé, la classe dominante traditionnelle avait tendance à subir une relative prolétarisation. Cette classe se verra, dès lors, frustrée de certaines compétences qui lui étaient autrefois réservées. Parfois même, cela entraînait son passage à la résistance anti-coloniale.

Même lorsque la puissance coloniale tentait d'associer cette classe à son pouvoir elle se voyait limitée par la pression exercée par ses propres colons, et cela d'autant plus fortement quand il s'agissait de colonies de peuplement.

Dans ce cas, la constitution de fronts nationalistes pouvait faire taire temporairement certains antagonismes de classes. Ces alliances de classes pouvaient être d'autant plus solides que la nation tout entière se considérait comme victime de la politique coloniale occidentale, c'est-à-dire du centre.

Toutefois, quelques régions et pays colonisés avaient, à l'époque coloniale encore, été davantage préparés à la transition vers des formes de domination impérialistes indirectes. Ce sera notamment le cas du Burundi que nous allons étudier plus loin.

Le capitalisme, au stade actuel de son développement, vu l'ampleur de ses projets impérialistes, s'est engagé désormais dans un système de domination indirecte de la périphérie qui va de pair avec une intégration encore plus poussée de celle-ci au centre.

Lorsqu'ils se jugèrent prêts à assumer le leadership du capitalisme mondial, les Etats-Unis, qui possédaient déjà une grande expérience des formes de domination indirecte notamment en Amérique Latine, voulurent imposer ce mode de domination indirecte en Afrique, dans les vieilles « chasses réservées » des puissances européennes.

Il ne s'agissait cependant pas d'évincer l'Europe des circuits d'approvisionnements indispensables à la survie de son système capitaliste, mais de l'obliger à s'associer aux desseins américains en tant que partenaire privilégié et d'obtenir ainsi [PAGE 123] une nouvelle répartition des bénéfices et des tâches de domination mondiale.

Le système de domination indirecte exige la passation des anciens pouvoirs coloniaux à une classe vassale ou compradore. Ces classes compradores sont, en général, fabriquées par l'impérialisme à partir d'anciennes classes dominantes, ayant le plus souvent survécu, sous des formes bâtardes, pendant la colonisation. Leur anachronisme et leurs traditions répressives sont pour l'impérialisme autant de garanties de leur incapacité à s'intégrer dans une évolution progressiste des structures.

La classe compradore nouvellement mise au pouvoir, bénéficie d'une ascension sociale que lui refusait la colonisation, en même temps qu'elle accepte d'exercer la sous-traitance des tâches répressives de l'impérialisme en vue de lui permettre une exploitation accrue des masses laborieuses.

Par conséquent, l'impérialisme travaille à la clarification et au renforcement de la lutte des classes dans la périphérie car les contradictions sociales existant autrefois entre colonisés vont s'aiguiser, apparaître pleinement et coïncider davantage avec la division des classes à l'échelle mondiale puisque les prolétaires du capitalisme mondial sont aussi les exploités des compradores. D'autre part, la lutte des classes s'avive encore parce que l'impérialisme l'utilise, sous formes de provocations, comme moyen de pression, voire de chantage exercé sur la classe vassale qui dès lors réagit en s'engageant bien plus encore dans un processus de répression infernale et aveugle, à caractère fasciste et qui finit par éliminer les positions politiques modérées, rendant du même coup impossible l'alliance des classes nécessaire à une politique nationaliste désengagée.

Pressés d'étendre leur domination à l'Afrique, les Etats-Unis, la C.I.A. en particulier, ont voulu programmer scientifiquement la mise au pouvoir de classes compradores « viables et sûres ».

Pour eux, la question était de savoir à partir de quelles composantes sociales, ils pourraient se fabriquer une classe compradore viable. Il fallait dès lors passer au peigne fin, les héritages culturels des sociétés africaines afin de pouvoir opérer un tri entre les faits de civilisation, coutumes, organisation, ... susceptibles d'être intégrés aux intérêts de l'empire et ceux qui ne le sont pas.

Les Etats-Unis se penchèrent avec intérêt sur la formation [PAGE 124] des « alliances locales » de l'époque coloniale dans le but d'y poursuivre une politique similaire, mais cette fois-ci, de manière systématique et à une échelle plus vaste.

C'est ainsi qu'après les Indépendances africaines, il y eut un engouement croissant pour l'étude des civilisations africaines autrefois délaissées. Des institutions américaines, tel le Hoover Institute on War, travaillent en étroite collaboration avec le Département d'Etat, favorisent des recherches spécialisées et locales, sur les structures des sociétés africaines. De telles études, justement parce qu'elles sont trop précises, trop limitées dans l'espace, et parce qu'elles évitent de se situer dans une vision d'ensemble du capitalisme, ne servent point à lever les préjugés occidentaux envers l'Afrique.

Elles ne servent pas non plus ceux qui font l'objet de ces études, mais au contraire, les exposent à des manipulations plus calculées de la part de l'impérialisme.

En effet, les rôles d'observé et d'observateur sont toujours répartis de la même manière, c'est-à-dire que c'est toujours le centre qui observe la périphérie de telle sorte que l'observé ne peut savoir quel usage l'observateur pourra faire des informations ainsi recueillies quelle que soit la sincérité ou même le progressisme de celui qui effectue de telles recherches, car ce qui compte dans la répartition des connaissances et par conséquent des possibilités d'action, c'est que les canaux traditionnels qui drainent semblables informations observent toujours le même sens, à savoir: périphérie vers centre. C'est pour cette raison que la recherche sociologique est transformée par le Centre en vulgaire moyen d'espionnage social, (et non d'informations accessibles à tous puisque la périphérie en est finalement privée) en vue d'une manipulation de structure dirigée par et au profit du centre.

Par rapport à la colonisation qui niait le plus souvent l'existence de civilisations africaines, l'impérialisme actuel prétend réhabiliter l'Afrique en parlant de son passé. Et c'est alors que l'on s'est mis à galvauder la notion d'authenticité. « Une telle authenticité», de fabrication impérialiste consiste, sur le terrain, à opérer une sélection dans le passé africain et à offrir la survie aux classes et aux valeurs sociales les plus rétrogrades, aggravant du même coup la situation des classes exploitées et facilitant l'intégration du pays concerné dans le système capitaliste mondial.

L'évolution des structures d'une société étant un processus [PAGE 125] permanent et inévitable, l'impéralisme cherche à orienter cette évolution en fonction de ses intérêts. L'Afrique, peu préparée à une tradition de lutte contre les formes de domination indirecte du capitalisme monopoliste s'est avérée, ces dix dernières années, particulièrement vulnérable aux manipulations de structure faites par l'impérialisme, plus spécialement par la C.I.A., et aboutissant, dans la plupart des cas, à l'instauration de régimes militaires fascistes.

L'Afrique Noire forme un ensemble composite de régions à structures sociales assez diverses, dont certaines demeurées fortement sous le poids d'un héritage féodal à traditions répressives sévères; d'autres, de traditions plus démocratiques.

Dans la plupart des pays les héritages se mêlent à divers niveaux; dans d'autres, au contraire, ils sont parfois très homogènes. Tous cependant voient leurs traditions altérées, abâtardies par une vie plus ou moins longues sous un régime colonial dont ils ont en partie assimilé les valeurs.

L'authenticité que l'impérialisme voudrait voir se perpétuer est bien sûr, celle qui présente le plus de racines féodales.

A titre d'exemple modèle, nous avons choisi, ici, de faire l'analyse d'une manipulation de structures orchestrée par la C.I.A. sur un terrain social qui s'y prêtait idéalement: celui du Burundi.

Un terrain social féodo-patriarcal

Le Burundi offrait un terrain social où les structures étaient parmi les plus homogènes de celle de l'Afrique. Certains pays, comme le Rwanda, Mganda et l'Ethiopie présentaient un type d'organisation similaire.

La société du Burundi était traditionnellement construite suivant une pyramide sociale fortement hiérarchisée, où la classe dominante était constituée de Tutsi (terme signifiant autrefois riche) et la classe dominée de Hutu (terme signifiant homme de..., serf). Ce système avait pour originalité que la classe tutsi était dans l'ensemble d'origine ethnique différentes de celle des Hutu, et issue d'installations successives de pasteurs Hima.

Selon les possibilités qui s'offraient à eux, ces Hima se soumirent les agriculteurs soit par la violence soit par un [PAGE 126] système de marchandage économique jusqu'à les intégrer complètement, en tant que serfs, à une organisation de type féodale où ils gardaient les postes-clés de l'Etat et de l'économie. Ces Hima s'appelèrent bientôt tutsi, c'est-à-dire riches ou nobles.

Dans l'ensemble, cette classe tutsi allait former une minorité puissante et nombreuse de telle sorte qu'il ne lui fallait point transiger avec les Hutu, sauf dans quelques régions isolées où elle resta numériquement et politiquement faible. Ce fait est d'importance car il lui permettait d'assumer, seule, la gestion du pays, sans le concours de Hutu, de bloquer l'ascension sociale de ces derniers et de puiser dans le fait de leur différence ethnique, les bases d'une politique de domination raciste qui ira en s'aggravant, après l'Indépendance.

Autrefois, cependant, la Frontière ethnique ne correspondait pas toujours à celle des classes car, en certaines parties du pays, où les Tutsi s'étaient sentis faibles, des Hutu avaient pu être anoblis et devenir Tutsi.

Mais à partir de leur insertion dans le système capitaliste occidental, les structures se figèrent et perdirent toute chance d'évoluer.

La Tutelle belge, qui hérita du mandat allemand après la première guerre mondiale, tendit à homogénéiser ces structures en étendant la couverture féodale tutsi à tout le territoire du Ruanda-Urundi jusque dans les provinces où elle manquait d'assises et même là où les Tutsi avaient dû transiger avec les Hutu. En même temps, elle supprima la faible perméabilité sociale qui y existait.

Par de savantes intrigues de cour, elle entretint la lutte pour le pouvoir au sein de la classe Tutsi, obtînt une plus grande vassalisation de la royauté en nourrissant ainsi son sentiment d'insécurité. D'autre part, elle renforça le pouvoir de l'ensemble de la classe Tutsi en lui offrant par son aide militaire, les moyens de réprimer plus sévèrement les révoltes paysannes. Cette escalade dans la répression devenait d'autant plus inévitable que l'administration tutélaire doubla les corvées féodales, instaura le système de la culture obligatoire du thé et du café imposant de ce fait à la population un système de monoculture au détriment des cultures de subsistance ainsi que la soumission à l'arbitraire des prix pratiqués par l'occident. L'intégration du pays à l'économie [PAGE 127] capitaliste belge avait comme conséquence immédiate de soutirer à la paysannerie un surplus économique accru.

Puisqu'elle ne pouvait s'appuyer sur une colonie de peuplement, son pouvoir et ses tâches répressives passèrent par la classe dominante locale. les Tutsi.

En formant, de cette manière, une classe Tutsi si nombreuse et si totalement associée au système d'exploitation capitaliste mondiale, le système de la Tutelle belge jetait, plus que toute autre forme de colonisation – les bases d'une domination néo-coloniale en se servant d'une classe-otage Tutsi comme courroie de transmission de ses intérêts.

Cette forme de gouvernement, bien plus qu'une concession libérale du capitalisme colonisateur belge envers les valeurs traditionnelles du Burundi, représentait une forme d'intégration plus poussée aux structures occidentales.

L'augmentation des taxes, la paupérisation des classes les moins favorisées transformèrent d'ailleurs le pays en réservoir de main-d'œuvre à bon marché pour les mines du Katanga.

Le Burundi cessa d'être un royaume féodal pour devenir un capitalisme retardataire où survivait un type de gestion féodo-capitalisle interne, La classe Tutsi se préparait dès lors à devenir, après l'Indépendance, une classe compradore de type latino-américain. C'est parce qu'il associait, dès le départ, si fortement la classe Tutsi à la domination belge, qu'un tel système de Tutelle empêchait la formation d'alliances de classes nécessaires à la constitution d'un front nationaliste anti-colonial. L'antagonisme irréductible entre une classe exploitée Hutu et une classe exploiteuse Tutsi demeurait la constante sociale prédominante de toute l'histoire du pays. Cette lutte de classes s'accompagnait, au second plan, d'une lutte pour le pouvoir au sein de la classe dominante.

Le rôle des « petits Tutsi » en tant que force de répression

Parce qu'elle était une minorité puissante et numériquement nombreuse, la classe Tutsi avait développé une administration féodale pléthorique et un système de clientèle parasitaire dont l'entretien revenait aux masses.

Sous la Tutelle, cette administration, elle-même était à son tour coiffée d'une administration tutélaire belge qu'il fallait également entretenir. [PAGE 128]

Les couches inférieures de la féodalité Tutsi étaient menacées de paupérisation et hantées à l'idée de déchoir dans la classe Hutu. Elles étaient donc directement intéressées à la suppression de la perméabilité sociale. Pour elles, un Hutu, ne devait jamais s'élever au rang d'un Tutsi et un Tutsi ne pouvait déchoir au rang de Hutu. Il était, par conséquent, naturel que ces « petits Tutsi » défendent avec plus d'ardeur que d'autres une conception raciste du Tutsi. La royauté avait toujours veillé à ce qu'un mécontentement massif des « petits Tutsi » n'ébranle l'édifice étatique et leur avait à cette fin, et, plus tard, de connivence avec la Tutelle, offert un exutoire dans la gendarmerie, l'armée et l'administration. Traditionnellement déjà, la royauté se servait d'eux, en leur confiant le rôle d'espions de collines, appelés « oreilles du roi », et assurait la couverture des faits et des gestes des Hutu en disposant les habitations des « petits » Tutsi parmi celles des Hutu. C'est surtout dans les provinces de Muramvya, fief personnel de la royauté, et du Bururi, au sud que leur présence parasitaire et répressive était la plus ressentie par le peuple. Dans ces deux provinces, ils constituaient une force numérique des plus importantes et formeront bientôt les noyaux fascites qui installeront la junte Tutsi au pouvoir dès 1965.

A leur mécontentement se joignait celui de l'ensemble de la jeunesse féodale, jusque dans les plus hautes sphères princières, celles des Ganwa, y comprise le jeune prince héritier, Charles Ndizeye. Il s'agissait essentiellement de tous ceux que des grands frères, des parents mieux placés ou plus âgés avaient tenus éloignés de certains postes enviés. Cette jeunesse féodale déshéritée alliée aux petits Tutsi revendique un repartage du pouvoir au sein de la classe Tutsi, et se constituera en mouvement d'opinion « Jeune Tutsi ». De plus, la Tutelle, en favorisant les querelles au sein de la famille royale et des princes, avait nourri des espérances d'ascension sociale rapide parmi toute la jeunesse féodale. Ces « Jeunes Tutsi » qui non seulement avaient fréquenté les écoles de chefs ou de « sous-chefs », mais aussi, des écoles militaires ou université à l'étranger, étaient bien mieux préparés à la gestion étatique de type néo-colonial que ceux qu'on nommait les « vieux Tutsi », qui eux, ne pouvaient se passer d'un encadrement étranger important pour gérer les affaires de l'Etat. Par conséquent, ces derniers devenaient inefficaces pour une domination impérialiste indirecte de [PAGE 129] type américain. Instinctivement, ils penchèrent vers une politique néo-coloniale où des assistants techniques belges s'occuperaient très largement de leur administration. Ce choix était aussi motivé par le désir de limiter la dangereuse ascension sociale des « Jeunes Tutsi ».

Ils trouvèrent, du fait de ces positions, un certain écho auprès des petits colons et administrateurs belges installés au Burundi et plus encore au Ruanda. Ces derniers avaient même soutenu la formation d'un parti de « vieux Tutsi », le P.D.C. (Parti Démocrate Chrétien) qui acceptait de retarder l'ascension du pays à l'Indépendance.

Face à cette lutte entre Tutsi, le Roi Mwambutsa IV, jouait une politique de bascule entre les tendances rivales dans l'espoir d'accroître son pouvoir absolu, tout en tâchant de réconcilier toutes les parties autour de sa personne royale, de manière à rester le seul arbitre de la situation.

A l'occasion, il allait même jusqu'à s'associer la collaboration de certains Hutu, particulièrement lorsque son pouvoir était menacé par les tendances décentralisatrices des princes.

La monarchie utilisait ainsi, avec une certaine ruse, la hantise du « péril Hutu » qui caractérisait toutes les attitudes féodales, surtout depuis la révolution anti-féodale au Ruanda, qui aboutit à l'instauration d'un régime Hutu aux frontières du Burundi, en 1959.

Si dans la classe Tutsi, toutes les tendances s'accordaient pour donner une priorité absolue à la lutte contre les progrès politiques des Hutu, tous les groupes Tutsi n'envisageaient cependant pas l'avenir du régime de la même manière et tous n'interprétaient pas de la même manière la Révolution Ruandaise et le rôle que la Belgique y joua.

A cette époque, le parti Socialiste Belge, dont certaines personnalités influentes, ouvrant largement la porte aux intérêts américains en Afrique, avait soutenu, au Ruanda comme au Burundi, la classe féodale Tutsi. Lorsqu'éclata la révolution anti-féodale au Ruanda, révolution en grande partie déclenchée par les provocations et assassinats perpétrés par des bandes Tutsi faisant la chasse aux élites Hutu, les Syndicats chrétiens profitèrent du manque de maturité du mouvement Hutu pour le canaliser dans le jeu d'une lutte parlementaire belge où les Chrétiens tentaient de court-circuiter les socialistes. Ils placèrent à la tête du mouvement Hutu, Grégoire Kayibanda, nettoyant en même temps le mouvement [PAGE 130] Hutu de l'intérieur écartant et livrant parfois à l'administration tutélaire les Hutu ayant des positions plus radicales et anti-colonialistes.

Les syndicats chrétiens assuraient ainsi à la Belgique, le passage du Ruanda vers un pouvoir néo-colonial à prépondérance belge en concurrence avec les progrès de l'infiltration qui s'exerçaient par l'intermédiaire des spaakistes[1] du Parti Socialiste Belge.

Les syndicats chrétiens trouvaient ainsi appui auprès de toute une opinion publique belge nationaliste et sensible au maintien des privilèges belges en Afrique.

Cette volte-face apparente, équivalant à changer pour demeurer mieux, fut faussement interprétée tant du côté Tutsi que Hutu, comme le signe d'une option pro-Hutu de la Belgique.

Par conséquent, les réfugiés Tutsi Ruandais installés notamment au Burundi, tout comme leurs alliés naturels les Tutsi du Burundi, ne voulant et ne pouvant prendre appui sur les masses Hutu pour mener le pays à une Indépendance réelle, opteront pour une alternative impérialiste permettant de perpétuer le système et chercheront des appuis politiques auprès de certains milieux impérialistes américains et français.

Au Burundi, toutefois, l'autorité tutélaire belge réussit à maintenir l'hégémonie Tutsi en tant que relais de transmission de son pouvoir néo-colonial.

La rivalité C.S.C.-P.S.B., s'y traduisit d'ailleurs différemment. Ici, les chrétiens avaient préféré soutenir, un clan princier rival de celui de la famille royale sous la bannière d'un parti Démocrate Chrétien. Au Burundi, ils ne se montrèrent donc pas pro-Hutu, mais partisans d'une équipe princière Tutsi des plus rétrogrades. Ceci reflète bien le caractère opportuniste des alliances qui se formèrent, à la veille de l'Indépendance, sous l'initiative des partis métropolitains.

L'évolution politique interne du Burundi prendra, dans l'ensemble, une orientation différente de celle du Ruanda, dans la mesure où le premier tombera plus directement sous la coupe d'un impérialisme belgo-américain très intégré tandis que le Ruanda allait rester pendant des années encore [PAGE 131] le lieu de résistance de certains groupes néo-colonialistes belges opposés au partage avec les Etats-Unis.

La raison principale de cette situation réside dans le fait, qu'au Burundi, l'emportèrent les groupes de pressions belges plus fortement intégrés aux intérêts atlantiques et américains, attirés par la position stratégique privilégiée du pays et par les richesses minières (Uranium, etc.) de son sous-sol.

Le Ruanda était devenu une sorte d'arrière-pays du Burundi, sur lequel ces intérêts s'étaient moins concentrés. Mais, au Burundi la concurrence entre les groupes représentant encore l'ancien mode de domination et ceux qui représentaient déjà l'impérialisme mondial, se dissoudra dans le cadre d'un atlantisme bien organisé où chacun trouvera sa part du butin et où la Belgique pourra maintenir une position privilégiée en échange d'une intégration plus poussée au capitalisme mondial dominé par les Etats-Unis.

L'ascension d'un parti fasciste

A la veille de l'Indépendance, se constitue l'U.P.R.O.N.A. (Union pour le Progrès National), parti de la monarchie dirigé par le prince héritier Louis Rwagosore.

Rwagosore est le père spirituel du régime actuel, donc de la junte fasciste. Son principal objectif était d'assurer la cohésion de la classe Tutsi face au « péril Hutu ».

Pour ce faire, il croyait pouvoir dépasser les contradictions internes qui déchiraient parfois les Tutsi, en les regroupant autour d'une monarchie militaire.

Pour rallier à lui la force répressive et administrative représentée par les « Jeunes Tutsi », et pour la transformer en puissant appendice militaire du régime, il voulut leur offrir la possibilité de bénéficier d'une ascension sociale rapide et promettait à tout Tutsi qu'il ne pourrait déchoir plus bas qu'un Hutu.

Il favorisait ainsi le développement du racisme de la classe dominante tout en bloquant l'ascension des Hutu dans l'armée et l'administration.

Par là, il se dissociait de son père, qui avait voulu garder quelques Hutu dans l'appareil d'Etat, ne fût-ce que pour éviter de céder trop de terrain à certains groupes Tutsi.

Rwagasore allait donc accroître sa popularité auprès des « Jeunes Tutsi » non seulement en leur promettant les postes [PAGE 132] des Hutu, mais aussi ceux que détenait encore une administration tutélaire vieillotte. Pour tenir cette dernière promesse, il songeait à remplacer la dépendance à l'égard de la Belgique par une dépendance dirigée par les Etats-Unis.

Le système de domination américaine, ne se manifestant pas par une présence administrative de type colonial comme c'était le cas pour la Tutelle, Rwagasore fut présenté comme un nationaliste opposé au colonialisme belge. Il trouva un écho favorable auprès des groupes belges fortement intégrés à l'O.T.A.N., notamment les spaakistes du P.S.B., et aux EtatsUnis, et un écho défavorable auprès des Belges de la « Coloniale ».

Les élections préparant l'Indépendance allaient se dérouler en 1961. Rwagasore mit alors sur pied des bandes fascistes Tutsi qu'il regroupa dans une organisation hétéroclite, appelée « Jeunesse Nationaliste ». Ces bandes armées servaient de police parallèle pour la monarchie. On reprenait ainsi sous une forme plus moderne les anciens espions locaux ou « oreilles » du mwani. Ces derniers furent d'ailleurs incorporés dans le mouvement et virent ainsi leurs pouvoirs de police officieuse élargis. Ces groupes circulaient à la campagne, interrogeaient les Hutu, les arrêtaient, s'introduisaient de droit dans les habitations pour écouter les conversations et contrôler les invités du jour. Ils exécutaient également des attaques sur les partis populaires dont ils lynchaient les militants.

D'autre part, l'Uprona les chargea de pratiquer l'enrôlement forcé des Hutu dans le parti afin que ce dernier puisse s'imposer comme parti majoritaire avant l'indépendance.

Lors des élections de 1961, les « Jeunes Tutsi » furent postés à côté des urnes pour vérifier les bulletins de vote des paysans. Le truquage était d'autant plus facile que la population presqu'entièrement analphabète, devait utiliser les services des scribes assignés auprès des urnes.

Des camions furent alors mis à la disposition des Jeunesses Nationalistes par la Tutelle pour assurer le transport des partisans de l'Uprona.

Quand on sait qu'au Burundi, il n'y a pas de transport public en dehors de la capitale et que les rares propriétaires de camions qui transportent parfois les paysans sont exposés aux pressions, on devine que les élections n'ont pu se dérouler dans des conditions idéales.

L'Uprona sortit vainqueur des élections, mais Rwagasoré [PAGE 133] fut assassiné, en 1961, par un clan rival associé au Parti Démocrate Chrétien et soutenu par des colons. Toutefois, cela ne changea rien aux bases politiques qu'il avait jetées et qui allaient connaître désormais un développement linéaire jusqu'à l'instauration de la junte en 1965.

Lorsque le Burundi accéda à l'Indépendance en 1962, la passation des pouvoirs se fit au profit de la monarchie, de son parti l'Uprona et de la classe privilégiée Tutsi.

Les structures de l'Etat restèrent essentiellement identiques, l'administration tutélaire se résorba dans l'assistance Technique tandis que l'armée du Burundi demeurait, pour quelques années encore et en vertu d'un contrat spécial, sous les ordres de l'A.T.B. (Assistance Technique Belge).

Dans le cadre de la politique africaine de l'O.T.A.N.

L'octroi de l'Indépendance du Burundi par la Belgique, le 2 juillet 1962, revenait à offrir en fief à l'ensemble de la classe Tutsi, les pouvoirs de gestion de l'Etat dans le cadre d'une domination néo-coloniale belge. A la même époque dans le pays voisin du ZAIRE, l'infiltration et la pression américaine, autrefois plus discrète apparaissait au grand jour.

En effet, dans le cadre d'une nécessaire décentralisation des tâches de répression mondiale et dans le but de profiter du marché africain comme du marché latino-américain, les Etats-Unis visaient à s'assurer le contrôle total du Zaïre. Ce pays présente, en effet, à leurs yeux, un double intérêt stratégique et économique. Situé à la frontière de l'Afrique Australe, il leur apparaissait déjà à l'époque comme le pivot possible d'une politique de répression dirigée essentiellement contre les mouvements de libération de cette partie du continent et même comme un pivot stratégique à vocation continentale.

Kennedy jugeait le terrain social du Zaïre comme un terrain d'avenir pour les intérêts américains dans la mesure où il n'était pas encore engagé dans un processus de luttes sociales où l'impérialisme n'aurait plus l'initiative.

En d'autres termes, le terrain politique y était assez pourri et assez démobilisé pour ne pas menacer l'impérialisme dans l'immédiat. D'autre part, il servait déjà de base d'opération à un travail de contre-guérilla en direction de l'Angola. De [PAGE 134] plus, on espérait pouvoir intégrer l'armée fascisée, qui y montait au pouvoir, à une politique de sous-impérialisme de type brésilien qui assumerait la tâche de regrouper dans un ensemble semblable à l'O.T.A.S.E., une série de Régimes militaires fascistes parallèles visant à construire un axe militaire de Kinshasa en direction de Dar es Salaam.

Cette fédération constituerait du même coup un réservoir d'armées locales fortement entraînées à la répression susceptibles d'offrir leurs services pour des opérations impérialistes dépassant largement les frontières des pays intéressés.

Dans ce but, le Zaïre indépendant allait devoir soutenir et favoriser de multiples manières, l'instauration de juntes fascistes dans les pays voisins qui lui serviraient ainsi de « marches », de satellites militaires. En regroupant dans un seul pacte militaire plusieurs régimes fascistes de cette région de l'Afrique, l'impérialisme espérait renforcer sa mainmise sur l'Atlantique Sud à partir de deux positions clés : le Brésil et le Zaïre.

D'autre part, une poussée vers l'Est effectuée à partir du Zaïre, devrait établir une jonction transcontinentale avec l'Océan Indien.

Il est bien évident que le contrôle de ces Zones par l'O.T.A.N. vise essentiellement à défendre les intérêts capitalistes en Afrique Centrale et Australe.

La première et la plus importante forteresse militaire établie à l'Est du Zaïre sera celle du Burundi. Une telle forteresse constitue tout d'abord une base d'opérations pour la répression d'une éventuelle révolution sociale au Zaïre.

Presque jour pour jour, nous assisterons dans ces deux pays à deux ascensions politiques semblables, soutenues par les mêmes groupes politiques impérialistes: celle de Mobutu et celle de Micombero.

Le Burundi connaîtra alors une manipulation de structures dirigée de l'extérieur par de multiples moyens (aide financière et militaire aux « Jeunes Tutsi » etc.) visant à soutenir et à favoriser l'ascension sociales des « Jeunes Tutsi » et à éliminer préventivement les éléments susceptibles de résister à l'instauration d'une junte fasciste.

De 1962 à 1965, le Burundi vécut alors une période de transition au cours de laquelle s'opéra une mutation au sein de la classe Tutsi, ainsi qu'un glissement du pouvoir au profit des « Jeunes Tutsi » de l'armée. A ce stade, l'impérialisme [PAGE 135] aura porté au pouvoir, les forces sociales d'extrême-droite qui, effectueront, pour lui, le nettoyage des forces politiques progressistes.

Vers la fascisation du régime

Lorsqu'en 1962, le Pays accéda à l'Indépendance, c'est André Muhirwa, le beau-fils du Roi, qui assuma, à la place de Rwagasoré assassiné, les fonctions de Premier Ministre.

Muhirwa était connu pour son extrémisme anti-Hutu, pour son allergie à toute réforme sociale et pour la cruauté avec laquelle il réprimait le peuple.

Sous son ministère, la situation sociale était extrêmement tendue, la répression du régime et l'arrogance des groupes fascistes « Jeunes Tutsi » ne faisaient que s'accroître.

Tandis que le Burundi fut présenté à l'étranger comme un pays incapable d'exciter les convoitises de l'Occident, des prospections discrètes révélèrent que le riche sous-sol du pays, recelant notamment uranium, cobalt, beryl, etc., pourrait en faire un second Katanga pourvu qu'une infrastructure de voies de communication lui autorisent des exportations rentables.

A la même époque, rumeurs et tracts dévoilèrent l'existence d'un projet d'extermination des élites issues du peuple, et spécialement des Hutu ayant bénéficié de quelque scolarité.

Des groupes de fascistes Tutsi commencèrent à établir des listes de lettrés, de commerçants, de petits négociants, d'employés, de syndicalistes et de politiciens Hutu ainsi que des rares gradés Hutu de l'armée et de la gendarmerie.

En 1963, toujours sous le gouvernement de Muhirwa, la Jeunesse Nationaliste Rwagasoré (J.N.R.) avait déjà organisé des tueries de syndicalistes Hutu. Les camions et les armes nécessaires à ces opérations avaient été fournis par le Ministre de l'Intérieur, que Muhirwa couvrira par la suite malgré le scandale qui s'ensuivit.

Les élections avaient porté l'Uprona au pouvoir. N'ayant pu protéger le peuple contre les pressions exercées par la J.N., les politiciens Hutu avaient conseillé à leurs partisans de voter uniquement pour les candidats Hutu de l'Uprona. Il s'agissait évidemment d'un compromis qui ne leur apporte rien puisque les candidats Hutu de l'Uprona, sont ceux qui, [PAGE 136] par opportunisme ou par crainte, s'étaient faits les serviteurs de la monarchie.

Aussi, le roi allait-il tenter de jouer sur cette tendance Hutu modérée pour affermir son pouvoir parfois dangereusement menacé par les attitudes indépendantes des extrémistes Tutsi.

L'Assemblée Nationale était composée, pour moitié, de Hutu qui ne pouvaient en retirer aucun pouvoir réel puisque les postes importants de l'Etat étaient détenus par des Tutsi.

Ce nombre ne correspondait d'ailleurs pas à l'importance numérique des Hutu dans la population (86 %). Toutefois, ils pouvaient faire de l'obstruction à l'Assemblée et donc en paralyser les activités. C'est tout ce que souhaitait le roi Nwambutsa IV pour s'imposer en tant qu'arbitre capable de trancher les questions litigieuses et pour revenir sur l'existence d'un régime constitutionnel qu'il abhorre.

Une seconde série de tueries pratiquées par la J.N.R., provoqua un nouveau scandale dans lequel le gouvernement était encore impliqué, ce qui eut des répercussions à l'Assemblée et mit le gouvernement en difficulté.

En réalité, le roi comptait bien utiliser l'impasse politique de l'heure pour organiser un coup d'Etat qui priverait l'Assemblée de toutes ses prérogatives de manière à jeter les bases d'une monarchie militaire.

Lorsqu'éclata le scandale des tueries de la J.N.R., il obligea tout d'abord, l'impopulaire premier Ministre Muhirwa à démissionner et le remplaça par un Premier Ministre progressiste Hutu: Pierre Ngendandumwe. Les extrémistes Tutsi rispostèrent par une violente opposition, ce qui arrangea le roi qui songeait à se faire passer pour le défenseur des intérêts du peuple de manière à démobiliser ce dernier pour le coup d'Etat qu'il préparait.

Il convertit aussitôt la gendarmerie et l'armée en Secrétariats d'Etats directement dépendants de lui et décrète que, désormais, le Premier Ministre et son Cabinet ne seraient plus responsables que devant lui et non devant l'Assemblée.

En apparence, cette mesure se présentait comme motivée par le désir d'imposer un Premier Ministre Hutu contre l'extrême droite raciste Tutsi. Toutefois, il confia, au même moment, tous les postes-clés de l'Etat et fonctions administrative aux membres de la famille royale, et non à des Hutu.

Le gouvernement Ngendandumwe ne vécut d'ailleurs que quelques mois, juste le temps qu'il fallait au Roi pour [PAGE 137] exécuter sa manœuvre. Aussitôt après avoir mis en place le dispositif qui devait lui assurer les pouvoirs absolus, le roi démit Ngendandumwe et le remplaça par Nyamoya, un extrémiste Tutsi qui vallait bien un Muhirwa. Par la suite, les gouvernements allaient être successivement renvoyés par le roi qui profita ainsi des contradictions pour déstabiliser davantage l'Etat et préparer le terrain au coup d'Etat militaire qui finira d'ailleurs par le dépasser lui-même.

Fin 1964, la crise atteignit son paroxysme. La crise économique s'approfondit et les prix montèrent vertigineusement. Le roi, coincé entre la pression populaire et les luttes pour le pouvoir au sein de la classe Tutsi, chercha à rééditer la manœuvre de 1963. Il fit de nouveau appel à Ngendandumwe, mais ce dernier était devenu méfiant et réticent. Lorsqu'il accepta finalement le portefeuille, pressé en partie par ses propres partisans Hutu, ce fut avec la ferme volonté de tenir tête à l'absolutisme royal. Quinze jours après sa nomination, il fut assassiné par un extrémiste Tutsi employé à l'ambassade américaine.

Etaient impliqués dans l'assassinat de hauts responsables de l'Etat, de l'Uprona, de son syndicat, la Fédération du Travail du Burundi et de la J.N.R., tous fascistes Tutsi. L'Assemblée vota la levée de l'immunité parlementaire des députés impliqués dans l'assassinat et exige le procès des coupables.

D'autorité, le Roi fait libérer tous ceux qui avaient été arrêtés comme présumés coupables et ordonna que le procès fût reporté sine die.

De nouvelles élections se préparèrent dans la fièvre, au printemps 1965. La J.N.R. multiplia les enlèvements et les lynchages de Hutu. Ces listes des élites Hutu à exterminer circulaient parmi les fascistes Tutsi, sous forme de tracts appelant à l'assassinat, à l'élimination physique de tout Hutu susceptible, par sa formation et ses capacités, d'encadrer le mouvement Hutu. Ces listes avaient été dressées systématiquement pour toutes les régions du pays par les fascistes de la J.N.R., de l'armée, de la gendarmerie et de l'administration. Ce furent surtout les « petits Tutsi », avides d'ascension sociale qui s'y livrèrent avec le plus de zèle car un tel projet leur ouvrait directement les places occupées par les Hutu. Les plus acharnés de tous étaient ceux des forces armées des provinces du Bururi et Muramvya où les « jeunes Tutsi » avaient mis en place un puissant appareil de répression contre [PAGE 138] le « péril Hutu». Des noyaux fascistes se consolidèrent sur une base régionale, autour de quelques capitaines de l'armée et de la gendarmerie. Parmi eux se trouvait le protégé du roi, le Capitaine Michel Micombero ainsi que le futur Secrétaire d'Etat à la gendarmerie, Artémon Simbananiye. Ces clans exigeaient l'élimination des Hutu de l'armée et de la gendarmerie pour les transformer en organes de répression homogène Tutsi : ils craignaient l'absence de loyauté des soldats Hutu, en cas de répression populaire. Ouvertement, ils se proclamaient pour l'exécution urgente du « plan muhirwa », ou plan d'extermination des élites Hutu.

Entre temps, aux élections de 1965, les Hutu marquèrent une nette avance. Ils avaient combattu avec plus de vigueur pour ces élections-ci que pour celles de 1961, et ils avaient résisté davantage aux intimidations (pourtant devenues plus fréquentes), des fascistes Tutsi.

Malheureusement pour eux, ils demeuraient encore souvent victimes d'illusions parlementaires et concentraient trop largement leurs énergies à la voie légale. Peu nombreux étaient ceux qui consentaient à une lucide préparation aux inévitables affrontements qui s'annonçaient. D'autre part la plupart d'entre eux craignaient de s'écarter de la voie légale et de fournir ainsi, à la droite fasciste, un prétexte pour faire son coup d'Etat et exécuter le « plan Muhirwa ». Il s'agissait là, bien sûr, d'une dangereuse illusion parlementaire, car un prétexte pouvait toujours se fabriquer. Ce qui comptait c'est que les forces sociales étaient déjà mûres pour le coup d'Etat.

Le Roi, furieux des progrès Hutu, suspendit le gouvernement formé par Mgendandumwe et refusa d'en former un nouveau dans les conditions alors relativement favorables aux Hutu qui venaient de gagner les élections. Il partit en Suisse dans l'intention de laisser pourrir la situation, et espérait par là se faire prier de bien vouloir assumer les pleins pouvoirs. A partir de Genève, il dirigeait l'Etat par l'intermédiaire de Directeurs Généraux privés de véritables pouvoirs, réduits au rôle d'exécutants et surtout par le biais de ses Secrétaires d'Etat. Des commandes importantes de matériel militaire, en particulier d'armes et camions avaient été faites en vue de combattre le « péril Hutu » par le « plan Muhirwa ».

Depuis quelques années, par divers canaux et même par l'ambassade américaine, la C.I.A. avait soutenu, conseillé et [PAGE 139] aidé aux progrès des « Jeunes Tutsi ». Le Burundi était source d'attentions particulières de la part des Etats-Unis qui essaient de négocier l'établissement d'une base militaire, prolongée par une zone franc sur une bande d'environ deux cents km, le long du lac Tanganyika. Cette base pourrait servir d'appui logistique assurant ainsi leur sécurité au Zaïre et formant relais à des opérations combinées avec l'Afrique du Sud, en Afrique Australe, tout en exerçant une pression permanente sur la Tanzanie.

Les Etats-Unis considéraient les « Jeunes Tutsi » comme la seule force sociale susceptible d'établir un pouvoir fort sous forme de junte fasciste républicaine.

Toutefois, la présence belge les incommodait parfois dans la mesure où certains intérêts belges préféraient maintenir au Burundi une monarchie de type éthiopien. Temporairement, un compromis s'établit entre les deux tendances, comme cela fut souvent le cas au Zaïre. Mais, il n'était que tactique de la part des Etats-Unis qui comptaient bien imposer leur système plus tard. Ainsi le pays marchait-il vers un coup d'Etat programmé par étapes successives et téléguidé par l'impérialisme.

Le premier coup d'Etat Militaire

Depuis les élections de mars 1965 jusqu'en octobre de la même année, le Burundi restait sans gouvernement. Le roi se refusait à consacrer la victoire électorale Hutu, par la nomination d'un premier ministre Hutu et nomme, en octobre 1965, un premier ministre Tutsi, le Ganwa ou prince: Léopold Bihumugani.

Mais ce n'était là qu'une étape car il comptait surtout annuler les effets des votes populaires par un coup d'Etat en sa faveur par lequel il entendrait régner en roi absolu avec l'aide d'une puissante armée dirigée par quelques « Jeunes Tutsi », spécialement promus par lui et qu'il croyait pouvoir tenir en main grâce à ces promotions. Le régime serait soutenu par un « homme fort » qui devrait assurer à la fois la répression du mouvement Hutu tout en neutralisant certains Ganwa ou grands princes Tutsi qui complotaient autour du pouvoir.

Mwambusta IV, quoiqu'il commençait à deviner les tendances républicaines de certains politiciens Tutsi, croyait [PAGE 140] encore pouvoir sauver son trône en misant d'abord sur les sympathies monarchiques du « royaume » de Belgique.

Il avait choisi son aide de camp et protégé parmi les « Jeunes Tutsi » de la province du Bururi où se trouvait les éléments les plus puissants de l'armée. Le Capitaine Michel Micombero, à qui il offrait des perspectives d'ascension sociale inespérée allait bientôt porter ses ambitions bien au-delà de ce que pouvait lui offrir un régime monarchique même militaire.

Une provocation fut négociée entre des milieux diplomatiques belges et américains d'une part, et Micombero, d'autre part, en vue de forcer le roi à céder les pleins pouvoirs à son protégé.

Le pion utilisé à cette fin était le Secrétaire d'Etat à la gendarmerie le Hutu Antoine Serekwavu. Ce dernier entraîna dans la nuit du 19 au 20 octobre, sous prétexte de tournée d'inspection, des Hutu de la gendarmerie à se rendre au Palais Royal. Là, il leur ordonna de tirer sur le Palais. A ce moment, ils furent pris à revers par des troupes Tutsi qui les attendaient et qui les arrêtèrent « les armes à la main ».

Bien sûr, cette provocation se produisit sur un terrain fertile. Depuis des mois, la vacance de fait du pouvoir avait créé un terrain propice aux coups d'Etat. L'atmosphère était tendue et, tant du côté Hutu que Tutsi, on s'apprêtait à l'affrontement final.

Les Hutu étaient de plus en plus nombreux à se défaire de leurs illusions parlementaires. Agressés dans la rue, ils vivaient barricadés chez eux et circulaient autant que possible armés. Les plus politisés avaient essayé de stocker des armes à la campagne. Mais dans l'ensemble, les moyens dont ils disposaient étaient faibles.

Quelques jours avant la provocation du Palais, des fascistes Tutsi s'étaient vanté de l'arrivée du matériel militaire destiné à la mise en marche du plan d'extermination des élites Hutu. Aussi quelques officiers Hutu de la gendarmerie et de l'armée avaient-ils projeté de s'emparer d'une partie de ce nouveau matériel, armes en particulier.

Dans la confusion des rumeurs et faute d'une organisation solide, ils tentèrent maladroitement de mettre le projet à exécution dès qu'ils entendirent les premiers coups de feu. Dans l'attente tendue d'un coup d'Etat, chaque camp interpréta les premiers coups de feu comme le signal de la lutte généralisée, du côté Hutu comme du côté Tutsi, des initiatives [PAGE 141] en tous sens sont prises. Cependant, l'initiative d'ensemble appartenait aux Tutsi, aux détenteurs du pouvoir.

L'arrestation des gendarmes Hutu et leur exécution immédiate et sans procès avait fourni prétexte au déclenchement du plan de liquidation des élites Hutu. En quelques jours, on arrêta suivant les fameuses listes pré-établies, les gradés Hutu de l'armée et de la gendarmerie, les intellectuels, les politiciens Hutu, c'est-à-dire tous ceux qui étaient considérés comme un encadrement potentiel pour les masses paysannes. Lynchés et torturés dès leur arrestation, la plupart furent exécutés la même nuit et jetés dans des charniers. Pendant plusieurs jours, les exécutions se succédèrent au stade Rwagasve à Bujumbura.

Lorsque la nouvelle des premières arrestations parvient à l'intérieur du pays, la campagne se souleva et les combats les plus sanglants eurent lieu dans les provinces de Muramvya et du Bururi, où les paysans bloquèrent, avec des moyens de fortune, l'arrivée des troupes Tutsi. L'armée et la gendarmerie se livrèrent alors à l'incendie des cases, à des exécutions massives sur les collines, torturèrent la population, éventrèrent des femmes enceintes, regroupèrent les habitants dans des camps de concentration improvisés où elles les laissèrent s'affamer. Des familles entières de paysans tentèrent de trouver refuge dans les forêts. Là, ils furent bombardés par des petits avions de compagnies privées, envoyés du Zaïre pour appuyer la répression au Burundi.

Les soldats Hutu qui étaient demeurés dans l'armée et la gendarmerie furent contraints, par les Tutsi, de participer à la répression. Lorsqu'ils hésitaient, ils étaient abattus sur place. Beaucoup tentèrent alors de déserter. Des petits maquis dispersés naquirent çà et là, vulnérables, peu armés, parfois vite anéantis. Certains cependant ont tenu jusqu'à aujourd'hui.

L'assistance technique belge, qui dirigea toujours l'armée du Burundi, fut ouvertement impliquée dans ces opérations de ratissage.

Le Roi qui dès les premiers coups de feu, avait fui vers Genève par un tunnel qui menait du Palais au lac d'où il avait pu rejoindre le Zaïre, venait de nommer le fasciste Tutsi Artémon Simbananiye, Secrétaire d'Etat à la gendarmerie en remplacement de Serckwavu en fuite. Il est l'un des hommes qui mettent sur pied la C.I.A. locale. Le 25 novembre 1965, le roi Mwambutsa IV, accepta de céder les [PAGE 142] pleins pouvoirs au Capitaine Michel Micombero dans l'intention de mettre ainsi en place la monarchie militaire dont il rêvait, supprimant du même coup toutes les limites constitutionnelles mises à son pouvoir.

L'Etat tomba alors aux mains de deux fascistes, partisans de l'extermination systématique de tous les Hutu cultivés. Face à la répression contre les Hutu, l'entièreté de la classe Tutsi faisait preuve d'une grande cohésion. Comme d'habitude, son sentiment de classe prenait le dessus sur les rivalités internes qui la déchiraient parfois. La famille royale constituait encore une force importante dans l'appareil d'état, d'autant plus que le roi avait distribué les postes stratégiques à ses parents.

L'ascension sociale vertigineuse des « petits Tutsi », étant donné leur importance croissante dans les organes de répression, était ressentie comme une menace par les princes ou ganwa, les « vieux Tutsi ». Ils étaient dès lors tentés de réduire la place accordée à l'ensemble des « Jeunes Tutsi », c'est-à-dire aux « petits Tutsi » alliés aux candidats déshérités de la jeunesse princière. Mais pour accroître leur rôle dans l'appareil d'état, les « jeunes Tutsi » réussirent à prouver leur indispensabilité en brandissant sans cesse le « péril Hutu ». Les quelques rares Tutsi modérés qui existaient encore avant 1965, avaient été écartés, voir assassinés. Les autres avaient allègrement emboîté le pas du racisme et du fascisme.

La nouvelle équipe dirigeante de Micombero, qui devait sa position et ses pleins pouvoirs à la répression, quoique impatiente de prendre complètement le pouvoir, hésitait encore à s'attaquer ouvertement au roi Murambutsa IV, d'autant plus que celui-ci avait gardé l'appui de certains groupes de pression belges.

Aussi, cette équipe allait-elle se servir du prince-héritier, pour détrôner le père et du même coup pour ébranler les assises de la monarchie sans s'engager elle-même à en prendre tous les risques. La démarcation entre les « vieux Tutsi » et les « jeunes Tutsi » demeurait assez floue. Se rangeait volontiers dans le camp des « jeunes Tutsi », les fils et parents lésés des « vieux Tutsi », qui, par là, espéraient une plus rapide ascension dans le cadre du nouveau pouvoir. Parmi eux, on comptait notamment, le prince royal, jeune homme d'une vingtaine d'années que l'équipe Micombero flattait dans un premier temps afin qu'il démette son père. Le jeune [PAGE 143] prince, capricieux et peu préparé au pouvoir, fut intronisé sous le nom de Ntare V. A peine Micombero eut-il le temps d'enregistrer la réussite de se second putsch, (le premier étant celui qui lui conféra les pleins pouvoirs), qu'il passe à la troisième étape et proclame la république, le 28 novembre 1966, et se fit nommer colonel et président à la fois. La junte Tutsi voit dès lors son pouvoir consolidé. En quatre années d'indépendance, le pouvoir avait glissé, au niveau international, du capitalisme nationaliste belge au capitalisme multinational à hégémonie américaine, et au niveau national de la monarchie à son appendice répressif, désormais constitué en junte fasciste.

Le Plan Artémon Simbananiye

Le régime continuait à entretenir une répression sévère et constante dans le pays, à arrêter et à tuer les Hutu. Noublions pas que cette chasse au Hutu, avait pour but d'entretenir la hantise du « péril Hutu » au sein de la classe dominante, donc sa cohésion, tout autant que l'asservissement des Hutu.

Dans les campagnes, la J.R. poursuivait ses expéditions d'intimidation. Cependant; le régime essayait de camoufler cette répression derrière une façade de bonne volonté pour faire croire à une accalmie car elle voulait inciter les exilés Hutu, particulièrement les intellectuels, à rentrer au pays.

Quelques Hutu, ayant terminé leurs études à l'Ecole Militaire de Bruxelles se laissèrent prendre au piège. Une provocation fut montée contre eux de manière à permettre au régime d'opérer une nouvelle vague d'arrestations de la petite élite Hutu qui s'était reconstituée depuis 1965.

Entre temps, la junte, malgré l'excès de zèle qu'elle manifestait contre le « péril Hutu », continuait à être considérée par certaines grandes familles Tutsi comme une parvenue qui aurait dû rester au second plan de la scène politique.

Quelques-uns parmi eux exerçaient une forte pression sur le régime pour qu'il restitue aux « vieux Tutsi », la place que ces derniers occupaient autrefois dans l'état, jugeant le rôle de la junte terminé à partir du moment où « le péril Hutu » avait été écarté. Etant donné la structure essentiellement agraire du pays et la gestion compradore de la terre [PAGE 144] la junte ne pouvait et ne voulait pas se passer de l'ancienne noblesse, qui par les plantations de thé et de café qu'elle possède fournit l'essentiel des produits de l'exportation dirigé vers les Etats-Unis, avec lequel le pays se procure ses devises. Elle ne pouvait donc qu'attaquer individuellement et séparément quelques personnalités puissantes de l'ancien régime, tout en brandissant, chaque fois, le mythe du « péril Hutu » pour faire avaliser les arrestations opérées au sein de cette classe. Ainsi, chaque fois que la junte règlera des comptes avec les personnalités de l'ancien régime, elle noiera l'affaire dans une vaste boucherie perpétrée contre le peuple, ce qui aura pour effet immédiat de faire taire les discordes au sein de la classe dominante dont la haine envers les Hutu a désormais atteint le stade de la folie raciste propre à tout régime fasciste ayant trouvé le moyen de donner une interprétation raciste à sa lutte des classes.

Lors de la répression de 1965, les fascistes Tutsi considéraient déjà que le « plan Muhirwa » avait besoin d'être élargi pour être un projet efficace de lutte préventive contre le « péril Hutu ». Dans les milieux de l'extrême droite Tutsi, on voulait élaborer un projet complet, qui éliminerait préventivement la révolution pour 20 à 30 ans. La mise au point de ce projet est communément attribué à Artémon Simbananiye, le véritable Oufkir du régime, et les Hutu en exil ont maintes fois dénoncé son existence. Cependant ce projet est le fruit d'une convergence entre des intérêts divers: ceux de l'ensemble de la classe dominante traditionnelle désireuse de lutter préventivement contre une révolution de type Rwandais, ceux des « petits Tutsi » hantés par la déchéance sociale qui veulent éliminer la concurrence des intellectuels Hutu et ceux de l'impérialisme à la recherche d'une junte de type latino-américain susceptible de nettoyer préventivement le pays de toute révolution pour le transformer en base d'appui logistique pour le contrôle de toute la zone. D'autre part capitaux américains et français voudraient pouvoir y exploiter en toute tranquillité les richesses minières stratégiques du pays, profitant d'une main-d'œuvre nombreuse et bon marché, qu'il serait d'autant plus facile de saigner à blanc qu'elle subirait un régime organisé sur le modèle de l'Apartheid, mais moins scandaleux aux yeux de l'opinion internationale dans la mesure où il fonctionnerait entre africains. L'Africanisation de la répression consiste, en effet, à établir un type de gestion étatique qui n'aurait rien [PAGE 145] à envier aux structures coloniales et qui continuerait, même mieux, à enrichir le capitalisme occidental.

Malgré la sévère ségrégation scolaire subie par les Hutu, ces derniers avaient pu reconstituer quelques cadres. Les fascistes Tutsi, en particulier la junte, désireux de débarrasser le pays de la révolution pour 20 à 30 ans, jugeaient le programme d'extermination des élites Hutu, exécuté en 1965, insuffisant pour empêcher la reconstitution régulière d'une élite Hutu dans laquelle ils voyaient les futurs meneurs de la révolution. De nouvelles listes furent dressées et comportent cette fois-ci, les noms de jeunes élèves Hutu des écoles, de tous les soldats Hutu, des moniteurs de collines, de quelques lettrés ou commerçants, bref de tous ceux qui, en grandissant, pourraient devenir dangereux pour le régime.

Alors qu'en 1965, les fascistes s'étaient essentiellement attaqué à une classe d'âge allant de la majorité à la trentaine, les nouvelles listes touchent les Hutu dès l'âge de 12 ans, non point qu'ils étaient considérés comme un danger immédiat, mais bien comme un danger potentiel. A la fin du mois d'avril 1972, le pouvoir se débarrassa d'abord de quelques opposants partisans de la monarchie et notamment du jeune Roi, Ntare V, à qui Micombero réussit à tendre un guet-apens et qu'il a pu rapatrier au Burundi dans l'avion personnel d'Idi Amin de l'Uganda !

Sans laisser aux monarchistes de la classe dominante le temps de protester, il recréa la solidarité autour de lui en déclenchant, dans la campagne, et dans la ville, des opérations de ratissage dirigée par la J.R. et les forces armées. Le « péril Hutu » refait la cohésion de la classe dominante groupée autour de sa junte

Les enfants Tutsi des écoles, enrôlés déjà tout jeunes, vers 10-12 ans, dans des groupuscules fascistes, reçurent les listes des enfants Hutu et se mirent à lyncher et à assassiner leurs camarades d'études. Dans les prisons, dans l'armée, les mêmes horreurs se produisirent. Les cadavres jonchaient les routes et les bulldozers ramassaient les corps. Dans leur folie sadique, les fascistes ratissèrent les collines,, éventrèrent les femmes, torturèrent et exécutèrent des familles entières. Certains Hutu, horriblement mutilés, qui avaient été laissés pour morts, avaient pu regagner le Rwanda ou la Tanzanie. Bientôt, chacun de ces deux pays dut accueillir près de 40.000 réfugiés.[PAGE 146]

La presse internationale s'émeut enfin, mais pour présenter le massacre comme le fait de guerres ethniques, explication malhonnête et facile qui esquivait la vraie question et camouflait surtout le rôle de l'impérialisme dans l'affaire. Les massacres avaient largement dépassé les projets d'élimination des élites actuelles et potentielles. Les bandes fascistes qui se déchaînaient à la campagne commencèrent à se faire les partisans d'un projet pour l'égalité numérique entre Hutu et Tutsi, projet absolument fou qui entraînerait le massacre de plus de 3 millions de Hutu. Sans doute, le capitalisme multinational tentera-t-il de freiner les ardeurs guerrières de ses troupes locales qui pourraient finir par exterminer sa main-d'œuvre. Mais il est évident qu'en lâchant ainsi des bandes fascistes à qui on proposait un massacre sélectif, suivant des listes pré-établies, les débordements devenaient inévitables. Le fascisme hitlérien en est un exemple. Par conséquent, le régime lui-même ne peut plus contrôler le cycle infernal de la répression qu'il a lui même déclenché. C'est ainsi que près de 150.000 personnes avaient été assassinées au mois d'avril 1972.

L'année suivante, en avril 1973, anniversaire des massacres de 1972, des bandes Tutsi décidèrent de « fêter » leur victoire de 1972, et de mettre à exécution le projet pour l'égalité numérique. De nouveaux massacres endeuillèrent le pays sans toutefois prendre la même ampleur que ceux de l'année précédente.

La junte satisfaite, déclara publiquement, que le pays venait d'être nettoyé de toute révolution pour 30 ans. C'était un appel aux capitaux. Dès juillet 1973, on annonça publiquement que des capitaux américains et français avaient été investis pour l'extraction de l'uranium. Le régime cependant s'était embarqué dans un cycle de répression permanente pouvant menacer l'existence de la main-d'œuvre docile qu'il prétendait offrir aux capitaux étrangers.

D'autre part, la résistance armée, malgré toutes les pertes et tous les déboires qu'elle avait connus, se réorganise depuis au point que le pays est souvent soumis au couvre-feu. Dès qu'ils quittent la capitale, les fascistes sont dans l'insécurité.

Cette situation comporte une menace à long terme pour les capitaux étrangers qui pourraient dès lors être tentés de chercher une formule de rechange au régime actuel, avec ou sans Micombero. Toutefois, de telles transformations au [PAGE 147] sommet ne pourraient modifier les structures essentielles du régime.

CONCLUSION

L'histoire politique du Burundi constitue un modèle d'intégration linéaire continue, souvent violent et consciemment dirigé, des structures africaines au capitalisme central.

Elle fournit un exemple de conjonction des intérêts d'une classe dominante d'un pays de la périphérie avec ceux de l'impérialisme du Centre, fondés sur l'exportation de matières premières agricoles, telles café, thé, coton, et d'une main-d'œuvre pour les mines Zaïroises; fondés également, dans une avenir proche sur l'exportation de matières premières minières et stratégiques, telles uranium, europium, beryl, or, colombite tantal, cassitérite, etc.

La vassalisation de la classe Tutsi par l'impérialisme a été possible parce qu'elle permit à celle-ci d'accroître ainsi sa domination sur la classe Hutu et parce que le profit qu'elle prélève, dès lors, sur le surplus économique exproprié à cette dernière, est plus élevé que les bénéfices qu'elle faisait à l'époque féodale pré-tutélaire. L'enrichissement de cette classe allait donc de pair avec sa dépendance à l'égard du capitalisme mondial. Plus elle était soumise au système, plus elle allait avoir les moyens répressifs pour extorquer une plus-value aux masses, plus la fraction qui lui était consentie par l'impérialisme serait grande. En tant qu'intermédiaire du système impérialiste, elle profite d'un niveau économique et d'un pouvoir politique renforcé, lui assurant ainsi plus de privilèges que lorsqu'elle était une classe féodale d'un pays indépendant, et ceci vaut tout spécialement pour la couche périphérique des « petits Tutsi » qui doivent plus que tout autre leur carrière à l'impérialisme.

Cette convergence des intérêts de la classe Tutsi traditionnellement détentrice du pouvoir avec ceux du capitalisme central, est renforcée aujourd'hui par le fait que les Tutsi se sont privés d'une alternative historique populaire de par leur passé de répression sanglante envers le peuple.

Nadine NYANGOMA


[1] Spaak Paul-Henri, homme politique belge.