© Peuples Noirs Peuples Africains no 2 (1978), 11-30.



DE LA VIOLENCE DE L'IMPERIALISME AU CHAOS RAMPANT

MONGO BETI

Les fils de Cham ?

Longtemps, trop longtemps, l'Histoire avait figé notre destin en des images d'Epinal que les manuels scolaires d'abord, puis les premiers mass-media prodiguaient aux générations de bambins et d'adolescents, à cet âge d'extrême plasticité où les croyances et les préjugés, comme des pieux acérés, déchirent les consciences où elles s'enfoncent et s'incrustent, durcissant lentement mais irréversiblement, ainsi que le tempérament qui leur sert de ciment.

Quel vieil écolier, blanc ou noir, ne se souvient de ce trop fameux cortège de captifs noirs décharnés traversant la savane surchauffée; un garde chiourme, pourtant noir lui aussi, fait claquer un fouet hargneux sur leurs dos déjà zébrés. Ils sont enchaînés l'un à l'autre et portent la cangue, sorte de carcan qui leur tord cruellement le cou. Détail qui ne manquera pas d'étonner certains, pour les Africains de ma génération, pour les négro-africains sujets français, comme on disait alors, qui ouvrirent les yeux sur le monde d'avant la dernière guerre mondiale, ce spectacle trop familier se montra d'abord dans la réalité de la vie quotidienne avant de reparaître dans un livre. Personnellement, j'ai plusieurs fois vu passer sur la route, étant enfant, des cortèges de captifs, dont les entraves, faites de grosse corde, n'étaient pas moins cruelles que les anneaux d'acier : fruit des razzias, cette main-d'œuvre était ainsi acheminée par l'administration coloniale vers les plantations et les chantiers de l'impérialisme. [PAGE 12] Car, malgré les traités internationaux, malgré les ouvrages de Victor Hugo, malgré la prédiction de Victor Schoelcher et d'autres prophètes, la colonisation française prolongea notre esclavage jusqu'au cœur du vingtième siècle.

Rappelez-vous d'autres images, venues d'Amérique celles là: nègres et négresses échangés sur des champs de foire d'un genre particulier, entre maquignons explorant la qualité de leur dentition et tâtant la vigueur de leur musculature ou la jeunesse de leur croupe; nègres pendus à la branche d'un arbre au bord d'un chemin du Mississipi; nègres lynchés dans une rue de ville industrielle par la foule blanche.

Et que dire des images venues d'Afrique du Sud ! Il en est une pourtant qui, parue au lendemain des indépendances de l'Afrique française, sur la première page des journaux du monde entier, soulignait l'ironie bouffonne et tragique à la fois de la situation : tandis que je ne sais plus quel fantoche noir, Ahidjo, Senghor, Fulbert Youlou ou tout autre (qu'importe l'identité exacte, ils sont ou étaient interchangeables !) était reçu triomphalement à l'Elysée, cette photo nous montrait de jeunes et gigantesques policiers Boers assénant leur matraque dans la masse compacte d'une foule de nègres hurlant de douleur. C'était à Sharpeville, en 1960.

Dans l'esprit de tous les enfants du monde, pour peu qu'ils eussent été à l'école ou au cinéma, l'homme noir, c'était celui sur lequel chacun cogne, celui que chacun piétine ou gifle, celui que chacun pourchasse et massacre, celui que chacun spolie, livre à la risée des foules imbéciles, celui que chacun dupe ou pousse vers une église comme bétail à l'abattoir – c'était la victime désignée de toute éternité et pour toujours. Selon la Bible, c'est-à-dire selon l'idéologie dominante judéo-chrétienne, c'était le fils de Cham, l'homme maudit, la bête à figure humaine ou plutôt l'être humain à figure bestiale, paresseux, fornicateur impénitent, serviteur inintelligent, etc. C'était celui sur qui chacun pouvait impunément projeter sa propre abjection.

Si réhabilitation du nègre il pouvait y avoir, pensaient les jeunes intellectuels noirs d'alors (et j'en étais, mais oui, madame !), le premier sentiment à restaurer dans cette éternelle victime et à son égard, ce serait la dignité humaine.

Pour nous, jeunes nègres quartier-latiniseurs, agrégationnaires et doctoriseurs d'alors, comme sans doute pour la plupart des autres Africains, même quand ils n'en avaient pas clairement conscience, le combat pour l'indépendance, [PAGE 13] ce fut surtout le combat pour la dignité de l'homme noir, le combat pour qu'il ne soit plus battu, pourchassé, tracassé par la police de Giscard, spolié, piétiné, fouetté par le soi-disant Bokassa 1er parent bien connu de Giscard; pour qu'il ne soit plus contrôlé à tout bout de champ dans le métro, écarté des établissements publics, expulsé pour un oui ou pour un non, enfermé sans inculpation dans la prison d'Arenc, massacré par Vorster... C'est cette dignité que l'indépendance devait apporter, prioritairement.

Personnellement, je me surprenais alors souvent à rêver que chaque pays noir, à peine indépendant, s'empressait d'inscrire dans sa jeune Constitution, en guise d'article premier : « S'il est délictueux, en tout état de cause, de frapper un ressortissant de notre patrie, quel qu'il soit, ce sera désormais un crime et une turpitude de lever la main sur l'homme noir... Si les Droits de l'Homme intéressent tous les êtres humains, quels que soient leur sexe, leur nationalité, la couleur de leur peau, leurs convictions religieuses et politiques, que, dans notre patrie, ces Droits soient désormais considérés avec la même anxiété, le même soin, la même préoccupation qu'une denrée de première nécessité, tant il est vrai que la sauvegarde physique de l'homme noir, son droit à la prospérité matérielle et à la sécurité sont des idées neuves dans la conscience du monde, et particulièrement de l'Occident qui si longtemps s'engraissa de son avilissement. De la sorte, quiconque, sur le sol de notre patrie, ressortissant de celle-ci ou étranger de passage, osera transgresser les Droits (le l'Homme noir, sera traîné devant nos tribunaux et y subira les rigueurs méritées par l'ennemi le plus menaçant de notre collectivité nationale. »

Voilà l'article-premier de la Constitution dont, à vingt ans, il m'arriva de rêver pour chaque nation noire enfin libérée d'une oppression millénaire.

Or, qu'est-il advenu des Droits de l'homme noir précisément depuis les indépendances, j'entends surtout depuis les indépendances octroyées par la générosité de M. de Gaulle à ses féaux noirs, les présidents des républiques issues de l'ancienne Afrique noire française ?

Le lecteur de ce numéro spécial de notre revue n'apprendra pas seulement que l'avilissement de l'homme noir dans les anciennes colonies françaises d'Afrique, sous les dictatures protégées par Paris, n'a pas changé, ce ne serait rien. Il apprendra que le sort physique de l'homme noir, que sa [PAGE 14] condition quotidienne de paria de l'Humanité, se sont singulièrement aggravés. Il apprendra, par exemple, que ce sont les propres chefs d'Etat érigés par ces indépendances qui, à la tête de bandes de garde-chiourmes plus sanguinaires, plus corrompus que ceux de l'époque de la Traite des nègres, aujourd'hui, assurent les fonctions de bourreaux naguère dévolues aux gouverneurs blancs. Il apprendra qu'au lieu des grandes consciences, d'un André Gide par exemple, qui, jadis honorèrent la France en dénonçant sans complaisance les crimes perpétrés en Afrique par la canaille coloniale, nos modernes prêcheurs de démocratie et des droits de l'homme, dans les salles de rédaction parisiennes ou dans les organisations se disant humanitaires, s'en tiennent à un silence benoît, à moins qu'ils ne fassent purement et simplement l'éloge de la violence[1]. Comment un tel dévergondage, une telle perversion ont-ils pu être obtenus ? se demandera le lecteur.

Dans leurs analyses qui, autant que je puisse en juger, s'inspirent et même se réclament du marxisme, les doctrinaires occidentaux du progressisme ont coutume de plaquer sur la violence de l'Afrique « francophone », violence pourtant très spécifique, un commentaire invariable qui me paraît une véritable scolastique. Tout commence le plus souvent par le réflexe en quelque sorte pavlovien consistant à se référer à une crise structurelle du capitalisme mondial (je ne sais si vous l'avez remarqué, il y a toujours une crise structurelle du capitalisme); celui-ci, écartelé entre son avidité de plus en plus insatiable de plus-values et l'obstacle de cultures et de situations historiques diverses, d'une part, et d'autre part, la nécessité d'unifier le marché mondial, se voit contraint de procéder à un réaménagement de ses méthodes, et, notamment, à une répartition renouvelée des tâches à l'échelle planétaire, assignant à la périphérie des besognes dévolues auparavant au centre; aux hommes politiques du tiers-monde, qui ont fait un choix de classe, sont ainsi confiées [PAGE 15] des tâches de police à l'encontre des populations Indigènes, etc. A ce moment de la démonstration, il n'est pas impossible, dans le meilleur des cas, qu'on daigne jeter en pâture à l'auditeur, en guise d'illustration d'un discours trop abstrait, trop livresque, en un mot trop naïvement scolaire, un chiffre révélant les taux de bénéfice exorbitants réalisés l'année précédente en Afrique par Péchiney, I.T.T. ou quelque autre firme multinationale (depuis quelques années, il faut dire, de préférence, transnationale).

Ce galimatias est si peu accessible, si peu efficace qu'après l'avoir entendu des milliers de fois, de jeunes Français, qui ont séjourné deux, trois ou quatre ans en Afrique comme coopérants, en reviennent sans avoir pu donner un sens à tout ce qu'ils ont observé quotidiennement, trop heureux encore quand ils ne se sont pas laissé inoculer le virus redoutable du racisme.

Je ne dis pas, que l'analyse marxiste même ainsi réduite à la recette répétitive ne puisse servir du moins à suggérer le POURQUOI de la violence en Afrique ex-française. Mais c'est plutôt le COMMENT qui serait pour ainsi dire opérationnel ici, en aidant ceux qui vont sur le terrain, par exemple, à interpréter la réalité quotidienne, à s'orienter au milieu de ce que Valéry eût appelé une charade combinée, donc, en définitive, à agir utilement. Ce COMMENT, il semblerait que seuls les Africains et ceux qui leur sont intimement liés (je pense aux épouses européennes d'intellectuels africains, par exemple, surtout quand elles ont vécu sur place avec leur mari) puissent le dire, parce que, seuls, ils sont capables de le percevoir, et pour cause.

Le traumatisme gaullien

On observera en effet dans les articles qu'on va lire une tendance quasi unanime dans les témoignages africains, tendance que j'appellerais l'obsession historiciste; c'est ce besoin pressant chez les auteurs africains de renouer le fil de la mémoire collective brisé par le traumatisme gaullien, sans doute le plus grand désastre de l'histoire des Noirs au vingtième siècle.

Comment négliger l'histoire dans une réflexion sérieuse sur le terrorisme d'Etat en Afrique noire ex-française devenue « indépendante », même si (et précisément parce que) [PAGE 16] l'imposture gaullienne s'est employée à décerveler nos sociétés pour leur faire croire qu'à partir de 1960, grâce à la magie du grand sorcier de Gaulle, la présence française était devenue, brusquement, miraculeusement, d'une autre essence. Tendus dans l'effort visant à surmonter l'amnésie qu'on a tenté de leur imposer, les auteurs africains relient à juste raison leur destin actuel à leur sort passé, la violence des dictatures francophiles à la violence subie par leurs pères sous la colonisation, par leurs ancêtres sous la conquête coloniale, par leurs dieux pendant la Traite des Nègres; à leurs yeux, le travesti des rhétoriques ni la mascarade des rites nouveaux ne sauraient dissimuler cette identité.

Tout au plus le grossissement caricatural sans précédent des traits hideux du monstre éternel arrache-t-il des cris scandalisés, comme le vice, longtemps bridé dans l'enfant par l'éducation et l'autorité de la famille, lorsque, dans l'adulte, il se dévoile soudain dans toute son horreur.

Un symptôme au moins de cette permanence éclate aux yeux de l'observateur un peu vigilant, c'est l'appareil colonial, toujours en place, sous la double forme de son personnel et de ses structures économiques. C'est là qu'on mesure les ravages négatifs de la scolastique pseudo-marxiste sur les jeunes intellectuels français, parfaitement incapables, quand ils se retrouvent en Afrique ex-française, de repérer même approximativement les acteurs et le décor de l'oppression impérialiste, sans même parler de ses mécanismes.

Mes conversations avec les anciens coopérants m'ont presque toujours édifié à cet égard. Ce voisin discret, un peu cérémonieux, était déjà là au moment de la déclaration d'indépendance, si vous l'aviez bien écouté. Il avait alors 23 ans – un peu plus peut-être ou un peu moins, qu'importe. Administrateur colonial, diplômé de l'Ecole Nationale de la France d'Outre-Mer (Ancienne Ecole Coloniale), il était alors le satrape d'un pays plus vaste que deux départements français. Aujourd'hui, il se dit chargé de mission dans un ministère important de l'ancienne colonie devenue indépendante. Qu'est-ce qui a changé pour lui ? Rien, à vrai dire. Bien sûr, dans la bourgade de brousse où il sévissait naguère, dans le bureau qui était le sien, c'est un Africain qui trône maintenant, avec le titre de préfet ou de sous-préfet, mais c'est de notre homme qu'il reçoit les instructions auxquelles il doit se conformer rigoureusement, sous peine non seulement de [PAGE 17] perdre sa place, mais aussi de se retrouver dans un centre de torture, avant d'être enfermé dans un camp de concentration, sans oublier les représailles qui attendent sa famille.

Tenez, voici un autre spécimen de la faune locale, souvenez-vous : la quarantaine juvénile, la carrure d'un rugbyman, le cheveu grisonnant, la faconde intarissable sur le système de parentèle africaine qu'il semblait posséder à la perfection, la conversation émaillée de mots et même d'expressions et de proverbes d'idiomes locaux, se disant professeur de « sociologie » dans la toute jeune première université nationale d'ailleurs entièrement financée et gérée par la France. Lui aussi était déjà ici, ou dans une ancienne colonie voisine, fonctionnaire détaché du ministère de la rue Oudinot, Paris 7 (ancien ministère des Colonies). Essayez de vous rappeler : il semblait détenir des secrets qui ne font pas précisément partie de la panoplie habituelle d'un inoffensif membre du corps enseignant. C'était, tenez-vous bien, le conseiller le plus proche du chef de l'Etat, le Président bien-aimé Y, père de la patrie, promoteur incomparable de la négritude authentique, etc. Excusez du peu. N'en doutez pas, cet homme redouté tient à sa puissance, c'est-à-dire à la pérennité de la mise en tutelle des Africains.

Observez maintenant ce nouveau personnage, haut en couleur comme on dit, rencontré dans un grand bazar de la capitale alors qu'il se procurait un abondant matériel indispensable à son établissement. Il portait une longue et abondante barbe fleurie, ainsi qu'une soutane dont la toile d'un blanc agressif éblouissait le regard sous le soleil équatorial. De jeunes Africains peu vêtus et apeurés l'entouraient, ainsi que dans on ne sait quelle illustration des mœurs de la société coloniale dans un magazine de 1920. Vous avez sans doute cru à un gag folklorique autant qu'espiègle, à une scène de happening imaginée par un cinéaste italien enragé de rétro. Pourtant, cet homme-là, missionnaire quelque part en brousse, est lui aussi un homme puissant, un pilier du régime, au bénéfice duquel il tient toujours psychologiquement ses ouailles, comme il le faisait une décennie plus tôt pour l'administration coloniale. C'est lui qui, aujourd'hui comme hier, signale aux autorités tout signe de nervosité parmi les populations rurales, le passage de tout individu étranger à la tribu, une parole de mécontentement aussitôt taxée de subversion.

En voici encore un autre, rencontré à la piscine; élégant, [PAGE 18] athlétique, détendu, il s'empressait auprès des dames, toutes épouses des plus hautes personnalités de la « colonie française », si vous voyez ce que je veux dire. On eût dit un personnage sorti tout droit d'un roman de Gérard de Villiers, oui, vous savez bien, S.A.S. « Compte à rebours en Rhodésie », par exemple. Il avouait exercer des fonctions de « formateur » auprès des officiers africains de la police de la République. Un travail propre, purement intellectuel et même humaniste, sinon chrétien. Tout juste s'il ne se prenait pas lui aussi pour un missionnaire – c'est décidément une manie.

En réalité, il initie les policiers noirs aux techniques de torture les plus sophistiquées, les plus up to date. Certes, il n'assassine plus directement, comme son prédécesseur d'avant l'indépendance (encore n'en donnerais-je pas ma tête à couper), mais il entraîne à l'assassinat, et c'est tout comme.

Tenez, rappelez-vous enfin cette sorte de cow-boy à l'africaine, dressé sur sa land-rover comme John Wayne sur son cheval, l'œil plus bleu que nature sous son chapeau de brousse. A la manière dont il gare son engin et se déhanche en pénétrant dans la plus grande banque de la ville, on croirait assister aux prémisses d'un sanglant règlement de comptes. Mais non, notre homme, pour le moment du moins, n'est qu'un businessman pacifique, qui vient retirer d'importantes sommes avant de regagner sa brousse et payer les salaires des ouvriers de son exploitation forestière, une sorte de rude ranch.

Car, la vie de cet homme est un vrai western quotidien, au milieu de nègres plus sinistrement hurleurs encore que les Indiens Apaches ou Seminoles. Il ne craint pourtant rien, c'est lui qui est redouté: ses monstrueuses machines ne sont-elles pas depuis vingt-cinq ans en train de saccager sans résistance la forêt qui, naguère, abritait les fétiches ainsi que les rites sacrés, ravageant accessoirement les champs et les plantations des Indigènes, sans que ceux-ci s'avisent de piper mot ? Un signe de tête du Blanc à la sous-préfecture la plus proche, et vous voilà dans un camp d'internement administratif pour des années, sans inculpation.

Son épouse vivant en Europe la moitié du temps, sa moindre manie n'est pas de forcer les petites filles nubiles, qu'il sait attirer peu à peu, à force de petites sommes d'argent, de petits cadeaux jamais innocents, dans quelque hangar discret de son établissement. [PAGE 19] Cet homme sait fort bien que le jour où un vrai gouvernement africain s'installera dans la capitale de la République, c'en sera fini de ces fantaisies dans lesquelles s'épanouissent ses plus bas instincts de puissance. Il fait tout, en ce qui le concerne, pour qu'un tel malheur se produise le plus tard possible, de préférence après sa mort et même après la disparition de sa descendance, bref aussi loin que puisse se projeter l'imagination d'un exploitant forestier.

Quant au décor de l'exploitation économique, un jeune Français qui avait séjourné au Cameroun m'interpellait ainsi récemment au cours d'un débat: « Moi, je n'ai pas vu la France piller ton pays, comme tu le prétends. Peux-tu t'expliquer là-dessus ? » « Tu as bien été à la banque de temps en temps, par exemple, camarade ? lui dis-je. N'as-tu pas observé que le personnel, pour ne parler que de cet aspect, était hiérarchisé selon la couleur de la peau, les Noirs occupant le bas de la pyramide et les Blancs, le reste ? » « Peut-être, me répondit-il, mais c'est provisoire: les Blancs sont là pour former les Noirs, ensuite ceux-ci prendront la direction de leur banque. » « Fort bien, lui dis-je, seulement, quand tu y as été, il y avait quinze ans que cela durait[2]. Avoue que c'est tout de même beaucoup pour former des cadres de la banque. Mais laissons cela, qui est peut-être complexe. Prenons un autre aspect : es-tu bien sûr qu'il s'agissait d'une banque des Camerounais, toi qui viens de dire « leur banque » ? » « Mais, certainement, répondit-il, j'en suis absolument persuadé, c'est la Société Camerounaise de Banque ! » « Eh bien, camarade, lui dis-je, tu tombes très mal. La Société Camerounaise de Banque, je t'en fiche mon billet, est une simple agence du Crédit Lyonnais. D'une manière générale, relis bien les accords de coopération franco africaine, et particulièrement franco-camerounaise, tu verras que ces pays qui n'ont pas d'institut d'émission, qui ne peuvent donc pas battre monnaie, ne sauraient avoir une banque autonome. On a caché cette situation scandaleuse en donnant des noms africains, Société Camerounaise de Banque, Société Voltaïque de Banque, Société Ivoirienne de Banque [PAGE 20], Société Gabonaise de Banque, etc. à des simples agences de banques françaises... »

De même, quel coopérant a jamais été intrigué, en traversant la moindre bourgade du Sud-Cameroun, par l'enseigne C.F.A.O., inscrite sur le pignon ou la façade d'une factorerie d'apparence plutôt modeste ? Qui se doute que ce sigle cache ce qui est sans doute la plus puissante multinationale française en Afrique, plus puissante, pour le moment, que Péchiney, I.T.T. et toutes les firmes qu'on cite habituellement comme suceuses du sang du tiers-monde ? Qui sait que la C.F.A.O. (Compagnie Française d'Afrique Occidentale), cotée en bourse à Paris, une des plus vieilles sociétés coloniales, a bâti sa fortune sur l'extorsion coloniale typique, pratiquée aujourd'hui encore malgré les indépendances, consistant, soit directement soit plus souvent indirectement (c'est-à-dire par petits trafiquants grecs, syriens, libanais, très rarement africains interposés), à dépouiller le paysan africain de sa récolte annuelle de cacao, d'arachide ou de palmiste, au prix le plus bas possible, avant de lui vendre, si les impôts de l'Etat lui laissent quelque argent, la camelote importée d'Europe au prix le plus élevé possible. La C.F.A.O. n'ignore pas ce qui adviendrait d'elle et de ses méthodes si les Camerounais, pour ne citer qu'eux, s'émancipaient vraiment un Jour. Il est humain qu'elle s'emploie de toutes les manières à retarder cette éventualité –, on n'a jamais vu personne, individu, collectivité ou institution, renoncer spontanément à de tels privilèges.

Par quel prodige un appareil conçu tout entier, réalisé et longtemps utilisé pour assurer l'esclavage des nègres, se serait-il tout à coup transformé pour se mettre au service de leur émancipation ?

Qu'on imagine un instant ceci – jaloux de l'enthousiasme populaire suscité par feu le Programme Commun de la Gauche, Giscard d'Estaing, qu'on dit fin politique, décide un beau matin de l'appliquer, lui, en commençant par les nationalisations. Il déclare donc nationalisées les usines d'aviation militaire Dassault, mais replace Dassault à la tête de ces entreprises. Il déclare Simca nationalisée, mais en même temps interdit de combattre la C.F.T., Syndicat maison de Simca. Il déclare France-Soir nationalisé, mais en abandonne la direction à Hersant, etc. Il se peut que, lisant dans son quotidien habituel que Giscard d'Estaing est devenu un rouge, un lyncheur de nègres du fin fond de l'Alabama en soit convaincu; [PAGE 21] mais l'O.S. français ou immigré de Simca, lui, n'en croirait rien, ou bien il se réveillerait bientôt de la plus cruelle des illusions.

Il faut dire que le réveil aura été particulièrement cruel pour tant d'Africains qui, imitant comme d'habitude, l'opinion de la « métropole », s'en étaient remis à la sagacité et à l'abnégation supposées du Père à peine apparu. Au lendemain de l'indépendance « octroyée » par le Père, ils se sont très vite trouvés devant cette situation en apparence paradoxale – la violence impérialiste se déchaînait contre nous avec plus de frénésie et d'efficacité que Jamais. Ce retournement était pourtant prévisible.

Sous la colonisation, la responsabilité des affaires africaines incombait au gouvernement de Paris et, en dernier ressort, au Parlement français, où des massacres de populations, des exactions, des rapines répétées, trouvaient parfois un écho, pouvaient provoquer un scandale. A partir de 1946, grâce à une Constitution peu avare de velléités de libéralisme à l'égard des colonies, l'Afrique noire française envoie elle-même dans ce Parlement quelques rares députés, bien peu combatifs, il est vrai, presque tous réduits bien vite au silence par la corruption ou l'intimidation. Mais l'administration coloniale, sur place, subit elle-même désormais le contrôle d'inspecteurs venus de Paris, et qui se montrent souvent tâtillons et soupçonneux.

Dans le climat ambigu de la Quatrième République, c'est à-dire pendant une grande décennie, la classe coloniale, qui, auparavant, avait impunément surexploité le nègre, voit avec une indignation, une colère à peine retenues, les Africains effectuer des progrès non négligeables : des syndicats, des partis politiques se créent et font leurs premières armes, de grands leaders naissent. Le colonat livre bien encore quelques combats d'arrière-garde; mais déjà les travaux forcés, supprimés par la loi, disparaissent dans la pratique –, dans les villages du Sud-Cameroun, je crois pouvoir l'affirmer, les razzias coloniales cessent, à la grande colère, on l'imagine, des gros planteurs blancs, des administrateurs bâtisseurs de routes et de ponts au moindre coût, des entrepreneurs désargentés, des missionnaires. Pourtant, rien n'était définitivement joué, et de Gaulle, le soi-disant décolonisateur de l'afrique, allait en réalité offrir sur un plateau au colonat la revanche à laquelle il avait commencé à ne plus croire. [PAGE 22]

Le messie protecteur des polygames

En 1960, à l'occasion de chaque « indépendance », de Gaulle signa avec chaque République africaine, ou plus exactement avec chaque président africain un traité bilatéral comportant presque toujours des clauses secrètes. Ce réseau de traités bilatéraux créa entre la France et l'afrique noire un ensemble de liens qu'on appela d'abord Communauté franco africaine, puis coopération franco-africaine. C'est ce nom qui est resté.

La pratique gaullienne des affaires africaines fit bientôt subodorer une combinaison ourdie tout entière au gré et dans l'intérêt exclusif du plus fort et s'entourant d'une désinvolte hypocrisie. Les générations à venir se demanderont par quelle prestidigitation un homme dont l'habileté s'employa constamment à réduire les Africains à la condition de sportulaires ahuris et grotesques a pu passer si longtemps pour leur émancipateur.

De la surprise et de l'embarras de Paris devant le coup d'Etat qui, en 1963, renversa à Brazzaville le féal Fulbert Youlou, certains commentateurs bien mal inspirés avaient cru pouvoir inférer la neutralité délibérée du général de Gaulle, dont le désir aurait été de faire de la Communauté franco-africaine un Commonwealth à la française, une association de nations libres et égales. Se produisant seulement quelques mois plus tard, la crise du Gabon et son dramatique dénouement montrèrent, toutes illusions balayées, les limites que le nouveau Machiavel prétendait fixer à la « souveraineté » des Etats africains dits francophones. Le général scella aux yeux du monde son alliance pour le meilleur et pour le pire avec les rois nègres intronisés quelques années auparavant par lui-même, auxquels, pourvu qu'ils se montrent les dociles instruments de la volonté de puissance de leur suzerain, on accorderait le soutien illimité d'une diplomatie alors au zénith et de services secrets d'une efficacité sans exemple en Europe Occidentale.

Mais la vraiment grande leçon de l'intervention militaire française au Gabon en 1964, celle qui échappa à tous les commentateurs, parce qu'elle ne pouvait être perçue que par des Africains, et que les Africains lucides n'avaient pas la parole alors, était plus sociologique que politique; elle allait [PAGE 23] entraîner des conséquences lamentables sur l'évolution de l'Afrique sous influence française. En envoyant à Libreville des parachutistes rétablir Léon Mba dans son palais présidentiel, de Gaulle, c'est-à-dire la France, concluait un mariage de raison avec les fossiles de la société africaine, avec l'incapacité et l'obscurantisme aggravés par l'envie la plus viscérale. Au contraire des autres impérialismes modernes, qui se dissimulent aisément derrière une bourgeoisie nationale, la France, en Afrique noire, sera désormais obligée de se porter au devant de la scène, autrement dit d'intervenir directement, pour accomplir des besognes dont ses protégés, tournés par nature exclusivement vers le passé, crispés sur une tradition paralysante, seront toujours incapables de prendre le relais. La France se condamnait ainsi, pour très longtemps, à des formes archaïques d'intervention, qui l'exposerait de plus en plus à imiter l'Afrique du Sud, à opposer les Blancs aux Noirs[3], les ethnies entre elles, dans le vain espoir de bloquer définitivement tout effort de changement des Africains, de geler le rapport des forces en l'état, en entravant tout progrès, et notamment le progrès économique, incompatible, de toute évidence (et la Côte d'Ivoire elle-même n'échappe pas à la règle, malgré les campagnes du « Monde »), avec l'archaïsme des mentalités des dirigeants.

C'est que, par la faute de la colonisation, génératrice de fantastiques bouleversements, ce qu'on appelle ailleurs le conflit des générations, avait pris en Afrique des allures de guerre des générations. Plus que d'autres distorsions, c'est surtout cet antagonisme qui allait servir de ressort à la vie politique après les indépendances.

L'Afrique était, certes, piégée, mais la France aussi.

Vers 1964, voici donc l'Afrique dite francophone livrée à la démesure des polygames analphabétocrates et sadiques, hâtivement baptisés amis de la France par les psychologues de M. Foccart; on les voit ici associés à quelques caporaux ou sergents éprouvés au feu de Dien-Bien-Phu, là à un agrégé de grammaire mégalomane, ailleurs à quelque docteur en droit fatigué d'avoir faim. [PAGE 24]

Pendant tout le cours des années soixante, l'écoute de l'actualité africaine francophone, si d'aventure elle parvient à filtrer au dehors, révèle bien qu'à Yaoundé, Dakar, Abidjan, Libreville, Bangui, Fort-Lamy, ce que l'on traque avec les armes de la France, avec le savoir-faire des techniciens prêtés par la France, au nom du peuple français et, bien entendu, à son insu, ce n'est pas le prophète des ténèbres, mais l'homme qui veut s'instruire; non point le margoulin et le spéculateur de l'aspirine, mais celui qui s'acharne à soulager la détresse des paysans; non le gangster détournant à son profit la peine de miséreux, mais celui qui s'obstine à cultiver son champ; non le polygame achetant des petites filles pour enrichir son harem personnel, mais l'adolescent qui prétend défendre sa sœur. Epouvantable vérité: sous la férule gaullienne, la France est bien, en Afrique, le mentor de la barbarie et de la rapine, la persécutrice de la vertu et de l'espérance.

Les Ahidjo, les Bokassa, les Bongo, ces caricatures des caricatures, font, paradoxalement, ce que les administrateurs coloniaux, les planteurs blancs, les entrepreneurs sans capitaux, rêvaient sous la Quatrième République, mais ne purent réaliser, bridés qu'ils étaient par l'opinion publique de la « métropole ». L'indépendance a supprimé le contrôle du Parlement français et de l'opinion française, mais non le personnel colonial, maintenu sur place sous des appellations nouvelles, ni l'appareil économique colonial, qui, au contraire y a puisé une nouvelle jeunesse. La colonisation, victorieuse grâce à la magie gaulliste, peut enfin prendre sa revanche sur les mouvements populaires, les syndicats, les militants, les jeunes intellectuels, les partis progressistes africains, qu'elle entreprend méthodiquement d'exterminer.

Une mauvaise politique s'accompagne toujours d'une prolifération de fantasmes destinés sans doute à apaiser le pressentiment de l'échec. Ainsi, les idéologues du néo-colonialisme gaulliste tentent alors de fabriquer de toutes pièces le mythe du vrai chef d'Etat africain dans la tradition léguée par les ancêtres : père autoritaire, soucieux de rassembler autour de lui tous ses enfants, sans aucune distinction.

D'autre part, ne rêve-t-on pas dans les hautes sphères de la coopération d'obtenir un jour l'adhésion des nouvelles générations africaines qui, au contraire de leurs aînés élevés sous la colonisation, ne devraient éprouver aucun ressentiment contre une puissance qui vient de leur accorder [PAGE 25] spontanément l'indépendance. Ainsi raisonnent donc les grands penseurs de la coopération. L'événement n'a pas tardé à faire justice de ces supputations et les jeunes Africains, scolarisés ou non, se sentent encore plus humiliés, plus frustrés, plus amers que leurs aînés, voyant chaque jour bafouer la souveraineté emphatiquement proclamée de leurs Etats, prostituer la dignité de dirigeants qui, pourtant, prétendent s'imposer à l'adoration des foules, vendre à l'encan leur richesses nationales. Ils n'ont même plus la consolation de leurs aînés, attendre, le moment venu, leur entrée dans la fonction publique désormais pléthorique ou réservée aux assistants techniques étrangers. Contraints de s'interroger sur leur avenir, les voici, ainsi qu'il arrive toujours, amenés à remettre en question, parfois très violemment, l'ordre gaullien en Afrique noire, à affronter les assistants techniques français.

Dès la deuxième moitié des années soixante, il devient patent que la France du général de Gaulle est bien prise dans l'engrenage de la violence en Afrique et qu'elle va tenter à tout prix de dissimuler cet enlisement. Interdictions de publications, saisies de livres, expulsions arbitraires se multiplient à l'encontre des intellectuels et des travailleurs africains vivant en France; on s'aperçoit vite que la « coopération franco-africaine » à la mode gaulliste leur dénie tout statut juridique : ils sont passibles de toutes les lois qui punissent, mais ne bénéficient d'aucune de celles qui avantagent. C'est là une tradition que les successeurs du général hériteront avec joie et qu'ils s'appliqueront à consolider, comme on peut le voir sous Giscard.

C'est que, à l'Afrique qui monte, le général ni ses successeurs, n'auront plus désormais à opposer que la répression, et la reprise en main de tous les fils du pouvoir en Afrique même, à défaut d'autre barrage. Ainsi, quand éclatent en mai 1972, les soulèvements des jeunes à Madagascar, toutes les responsabilités de l'économie, toute la haute administration de la Grande Ile se trouvent à nouveau entre les mains des technocrates impérialistes. De même au Cameroun aujourd'hui, les vrais commandements dans l'armée et la gendarmerie, les postes de responsabilité dans l'administration, la magistrature, le vrai pouvoir économique et financier appartiennent non pas même à des assistants techniques, mais à des représentants de la France ès-qualité. [PAGE 26]

L'échec

Parallèlement, on observe une dégradation progressive de l'image du Noir dans l'opinion française, qui n'est pas seulement la conséquence de l'arrivée massive en France des travailleurs originaires d'Afrique noire. N'imaginant de relation avec les Chefs d'Etat africains que de suzerain à vassal, le général de Gaulle place nécessairement ses protégés ainsi que les peuples qu'ils sont censés représenter dans une posture grotesque qui les dévalorise. Il a ainsi réussi à réduire même les pays africains les plus riches, tels que le Cameroun, le Sénégal, le Gabon, au rôle de quémandeurs, en dépit du bon sens économique le plus élémentaire.

A peine plus diffuse que du temps de la colonisation directe, mais non moins pernicieuse, une mythologie de dénigrement refait surface, chloroformant tout sens critique en Europe, prévenant tout élan de sympathie pour les progressistes noirs, y compris dans ce qu'on appelle je ne sais personnellement pour quelle raison « la gauche ».

Ainsi, le 7 février 1973, « France-Soir », journal pro-gouvernemental et qui détient alors le plus fort tirage de la presse française, offre cette histoire à ses lecteurs, dans la rubrique que tient Carmen Tessier, célèbre « commère » : « Deux Noirs Congolais, tous nus et couverts de peinture, sont en train de déguster un Blanc, après l'avoir préparé à l'étouffée dans un grand chaudron. Tout en se léchant les babines, le premier dit au second : « On dira ce qu'on voudra, c'est quand même meilleur qu'au restaurant universitaire. »[4].

Et qu'on n'en doute pas, les lecteurs de « France-Soir » ont dû trouver cette plaisanterie... succulente.

Rien d'étonnant si l'on observe dans la population française elle-même, et dans sa fraction la plus populaire, une [PAGE 27] exaspération des instincts racistes atteignant un degré jamais connu sous la Quatrième République, par exemple, dont j'ai personnellement vécu une grande partie, sinon la plus grande partie sur l'hexagone. Ce n'est là qu'une retombée, parmi d'autres, du véritable esprit de la « coopération franco-africaine ». En ce genre de matières, le petit peuple, dont l'instinct est plus sûr que le psittacisme des talmudistes pseudomarxisants, a vite fait de se mettre au diapason de ses dirigeants politiques, dont il devine les sentiments secrets.

On a donc assisté, pendant ces années de drôle d'indépendance, qui d'ailleurs se prolongent sous le règne des successeurs de de Gaulle, et notamment sous Giscard d'Estaing, à une situation fort déroutante, probablement sans précédent dans la longue et pourtant douloureuse Histoire des Noirs, si l'on excepte l'étrange climat qui, dans les Etats du Sud américain, succéda à la Guerre de Sécession et qui caractérise encore cette période dite de la Reconstruction. Le paradoxe le moins troublant n'en est pas que la première génération de chefs d'Etat noirs, quoique promus au terme de luttes parfois longues de leurs peuples, soient contraints de servir d'instruments à une odieuse entreprise de dévalorisation systématique de l'homme africain. Avortée, l'émancipation des Noirs tourne à leur débâcle spirituelle, tout comme aux Etats-Unis il y a cent ans.

En Afrique noire ex-française du moins, l'impérialisme n'a pas pu éviter, et c'est là surtout son échec, que les regards des observateurs ne se braquent sur un mécanisme crucial de son pouvoir, c'est-à-dire l'assistance technique – non pas la faculté donnée à tout gouvernement réellement souverain de recruter librement ici ou là les spécialistes dont la nation, dûment consultée, estime avoir besoin à un moment donné et pour une période précise, mais cette institution qui concrétise et consacre la dépendance illimitée d'un peuple pauvre en échange d'une maigre fourniture d'hommes plus ou moins qualifiés. L'assistance technique est de plus en plus ressentie comme le problème-clé de l'Afrique noire ex-française. De plus en plus de gens sauront maintenant que l'assistance technique, cela veut dire, entre autres, des dizaines de milliers de diplômés noirs en exil à travers le monde, pourchassés par les polices de régimes africains traîtres, qui leur substituent avantageusement (pour les dirigeants sinon pour les masses) des coopérants étrangers jouant, à leur insu, le rôle des jaunes dans une grève ouvrière. L'assistance [PAGE 28] technique, cela signifie aussi des dizaines de milliers de compétences africaines confinées, en Afrique même, dans des tâches dérisoires, subordonnées à des individus qui, souvent, n'ont même pas leur qualification – en tout cas tenues à l'écart de responsabilités qui sont, dans tous les pays du monde, la prérogative exclusive et inaliénable des nationaux. L'assistance technique, cela signifie, entre autres fléaux aussi dévastateurs les uns que les autres, des ministres africains, des hauts fonctionnaires, des préfets, des professeurs, des ambassadeurs noirs terrorisés par des Pères Joseph attachés à leurs pas, les surveillant constamment de la coulisse et leur interdisant toute attitude, tout propos, toute décision favorables aux masses africaines. L'assistance technique, cela signifie encore un avenir bouché pour les jeunes générations africaines, l'absence d'une politique économique créatrice d'emplois, d'interminables années d'incertitude, de misère, de désespoir.

L'assistance technique, c'est pire que la colonisation, c'est une volstérisation insidieuse, l'amorce d'une sowétoïsation à l'échelle continentale. A condition que ses cadres puissent vivre dans leur pays sans se trouver à la merci des tontons macoutes d'Ahmadou Ahidjo, chacun sait qu'un pays comme le Cameroun possède déjà tous les cerveaux qu'il lui faut pour se passer des assistants techniques et vivre de ses propres ressources humaines, pauvrement, certes, mais dignement, c'est-à-dire de façon autonome, l'essentiel étant, en morale et même en économie, que charbonnier soit maître chez lui.

De plus en plus de gens sauront désormais qu'il faut, d'une façon ou d'une autre, supprimer l'assistance technique – et le plus tôt sera le mieux. Car s'il est vrai que c'est la pérennité de l'appareil économique colonial qui crée la violence en Afrique ex-française, il est non moins vrai que c'est l'assistance technique indéfiniment renouvelée qui, à son tour, nourrit cette permanence de la spoliation économique et donc relance la violence indirectement.

Ce sont ces réalités qu'il importe d'exposer aux gens au moins autant que la théorie marxiste vulgarisée. On ne devrait plus entendre un jeune Français revenant d'Afrique vous dire, comme cet ancien coopérant rencontré il y a quelques mois :

– J'étais professeur dans un lycée de Douala, et ce qui me [PAGE 29] désolait le plus, c'était de ne pas pouvoir entamer un débat politique avec mes élèves, vraiment trop réservés.

– Ah, malheureux ! lui répondis-je, comment n'avez-vous pas compris que ces pauvres garçons vivaient dans la terreur constante ? qu'ils devaient vous considérer au mieux comme un écervelé, au pire comme un flic ou un provocateur – en tout cas comme un individu extrêmement dangereux !

Ce qui est certain, ce qu'on peut proclamer sans le moindre risque de se tromper, c'est que les symptômes d'une grave tragédie s'amassent à l'horizon de l'Afrique noire ex française, comme le suggèrent, parfois entre les lignes, les articles que l'on va lire. La révolte des jeunes générations, à défaut de pouvoir s'exprimer par des moyens légaux, fuse partout en jets, comme la vapeur d'une chaudière; partout le couvercle de l'autoritarisme commence à être ébranlé par la colère accumulée. Nous savons que lycéens, étudiants, jeunes chômeurs des bidonvilles jeunes travailleurs s'agitent partout et que leur contestation est éminemment politique. S'ils rejettent les programmes scolaires et universitaires élaborés et imposés par l'assistance technique, c'est qu'ils refusent un enseignement dont la finalité occulte est d'assujettir les peuples africains au système impérialiste. S'ils exigent la réhabilitation des langues africaines, fussent-elles « vernaculaires », c'est qu'ils entendent dépouiller la France capitaliste et néo-colonialiste du monopole linguistique qu'elle s'est arrogé, grâce à la veulerie des chefs d'Etat noirs, ses protégés, en imposant partout la langue française comme langue « nationale » – et, de ce fait, lui ôter tout prétexte à s'impatroniser dans la politique et l'économie des pays africains hier colonisés par elle. Nous savons que partout les Pouvoirs à façade africaine répondent aux jeunes, étudiants, lycéens, chômeurs, ouvriers et paysans, dans le seul langage que leur dicte Paris : arrestations arbitraires, emprisonnements, torture, exécutions, en un mot le langage de la violence de la répression sanglante.

Tenant compte de l'impatience des jeunes Africains, de l'ampleur des problèmes, de l'inadéquation des régimes politiques, de l'archaïsme des idéologies qui les sous-tendent, et surtout l'acharnement et de l'obstination insensés du protecteur impérialiste à conserver ses exorbitants privilèges, n'est-on pas fondé à prédire l'avènement, à brève échéance, d'une période de chaos ? [PAGE 30] Cette perspective ne peut que réjouir les Africains lucides ainsi que les vrais amis de l'Afrique. La révolte de la jeunesse africaine, sans doute inéluctable désormais, sonnera définitivement le glas d'une servitude millénaire ainsi que la ruine des roitelets nègres et de leur protecteur impérialiste. Elle sera le signal de la grandiose mêlée d'où l'afrique doit se relever sans doute sanglante, mais du moins libre enfin. Elle apportera une nouvelle illustration à cette éternelle vérité, que les ensorceleuses jongleries du général et de ses successeurs n'auront point fait oublier: puisque l'humanité, en dépit qu'elle en ait, demeure prisonnière de ses appétits et de ses égoïsmes primitifs, l'esclave, aujourd'hui comme hier du temps de Spartacus, ne peut briser ses chaînes que sur les champs de bataille, en affrontant ses maîtres.

Mongo BETI


[1] J'ai abondamment reproduit dans « Main basse sur le Cameroun » des citations de deux journalistes de la page africaine du « Monde », journal se disant à gauche et même un peu progressiste, Philippe Decraene et Pierre Biarnès, par lesquelles on voit sans ambiguïté qu'au cours des années soixante, ces deux journalistes ont fait, dans les colonnes d'un journal « progressiste » de Paris, l'éloge de la rigueur avec laquelle M. Ahidjo qui ne répugne pas au massacre de populations désarmées, réprimait l'U.P.C, c'est-à-dire l'opposition révolutionnaire clandestine.

[2] Quinze ans depuis l'indépendance ! Mais combien d'années, de siècles parfois, depuis la conquête coloniale, qui, on l'oublie trop souvent, proclamait, elle aussi, qu'elle se faisait sans le but d'éduquer, de civiliser les sauvages africains.

[3] Les Républiques francophiles d'Afrique noire sont, après l'Afrique du Sud, les pays africains où le racisme blanc est le plus virulent. Cette observation vaut notamment pour le Gabon et la Côte-d'Ivoire, où sévit une sorte d'apartheid rampant; mais elle vaut aussi, quoiqu'à une moindre mesure, pour le Cameroun, le Congo-Brazzaville, etc.

[4] La publication de cette « histoire » par « France-Soir » rappelle tristement une méthode utilisée dans la colonie belge du Congo au cours des années quarante et surtout des années cinquante pour enrayer la montée de la revendication nationale et surtout discréditer ses leaders. A chaque poussée de la lutte anti-colonialiste, l'administration coloniale belge répondait par la diffusion de faits divers de cannibalisme congolais, bien entendu controuvés. Vers 1957-1958, il devint particulièrement aisé de juger de l'intensification du combat des nationalistes du Congo Belge : il suffisait d'évaluer l'accélération et l'insistance des prétendues révélations des faits de cannibalisme. Décidément, avec le néocolonialisme, il est bien difficile d'affirmer que l'imagination est enfin au pouvoir en Afrique.