© Peuples Noirs Peuples Africains no. 80 (1991) 110-126



L'EXIL APRES L'EXIL ?

L'exil est un songe...

Mongo BETI

Je me suis beaucoup interrogé : pourquoi faire un récit de tout ceci ? Qui cela peut-il bien émouvoir ? C'est si personnel, si anecdotique au fond. On m'encourageait de tous côtés, c'est vrai. Gustave Massiah, qui m'a fait l'immense amitié de m'accompagner là-bas, à ses frais, me disait :

– Mais si, mais si, c'est utile, tu ne te rends pas compte, mais c'est extrêmement utile.

Je me suis quand même interrogé, d'autant que, me disais-je, je ne pourrais jamais tout dire. Il y a des choses qu'on ne dit pas, non qu'elles soient tabou ou leur aveu contraire à la pudeur, mais surtout parce qu'on est impuissant à les dire. Quand on a gardé de sa mère l'image d'une femme jeune et jolie, et qu'on la retrouve en vieillard accroupi sur un lit de bambou, le crâne rasé ainsi qu'il est de tradition ici pour le très grand âge sans distinction de sexe, l'œil vitreux, comment dire ce que l'on ressent, toute la haine qui vous monde d'un seul coup, ce besoin de vengeance dont on est submergé brusquement contre le système, contre les hommes qui sont à l'origine de ce gâchis que sont trente-deux années d'exil bien comptées. Trente-deux années passées en exil, c'est une chose dont personne ne peut concevoir l'idée, même après l'avoir vécue, comme moi, et, a fortiori, si on ne l'a pas vécue. Quel être, monstre ou mutant, ange lumineux ou King-Kong, m'habitait à mon insu, qui a accepté, enduré sans en périr et finalement surmonté cette indicible souffrance ?

J'en revoyais tout à coup le film, car j'ai une mémoire atroce des événements : l'assassinat de Ruben Um Nyobé [PAGE 111] en septembre 1958, alors que, comme par un fait exprès, je séjournais au Cameroun;

janvier 1960 : l'indépendance proclamée sous un déluge de sang des patriotes, suivie aussitôt par les dévastations du corps expéditionnaire français que de Gaulle a dépêché pour aider Ahidjo, le précédent dictateur, à écraser ses adversaires;

1961-1970 : les longues années de répression qui s'ensuivirent dans le silence ou, pire encore, avec l'approbation de la presse française (comment oublier les meurtrières campagnes de Philippe Decraene dans Le Monde, contre les progressistes africains, l'U.P.C. en particulier ?);

1966 : la mort héroïque d'Ossendé Afana les armes à la main dans le maquis qu'il venait de créer dans le Sud-Est du Cameroun. La tragédie d'Ossendé m'a affecté comme rien, peut-être, ne l'avait fait auparavant. Il avait été mon camarade d'école sinon de classe, et nous nous connaissions bien, liés d'ailleurs par une estime mutuelle. Comme tout le monde, j'avais toujours été émerveillé par sa brillante intelligence, mais en même temps amusé par son peu de prestance, sa gaucherie de clerc que chacun croyait voué à jamais à la réflexion. J'aurais pu l'imaginer dans toutes les situations qu'un esprit puisse se représenter, excepté celle dans laquelle il allait trouver la mort : commandant de maquis révolutionnaire. Il avait été, dit-on, capturé dans la jungle, ayant perdu ses lunettes sans lesquelles il était littéralement aveugle. Obéissant aux consignes, la soldatesque lui avait tranché la tête et l'avait portée jusqu'au palais du dictateur qui tint, nouveau Sylla, à en repaître ses yeux. J'ai découvert dans l'affaire non seulement la haine qui nous vouait tous, intellectuels rebelles, à l'extermination, mais aussi une sorte de prémonition du destin qui m'attendait. Qu'au moins, me dis-je ce jour-là, je vende ma peau le plus cher possible. [PAGE 112]

1971 : l'incroyable procès Ouandié-Ndogmo, que j'allais décrire, à mes risques et périls dans Main basse sur le Cameroun, autopsie d'une décolonisation, le long procès contre la censure de l'Etat français auquel le livre donna lieu, et que je ne pus gagner qu'au prix d'une ruine rampante de ma famille;

1982 : l'avènement de Paul Biya, qui, pour être la créature de François Mitterrand, président français réputé de gauche, n'en apparut pas moins très vite, aux yeux d'un militant averti, comme un dictateur aussi immobiliste, tyrannique et sanguinaire que son prédécesseur. A preuve les interminables années de pressions, orchestrées par les conseillers "socialistes" français de Paul Biya, pour me contraindre au ralliement. C'est ainsi que, à force de harcèlements, ils avaient fini par me faire tomber en 1984 dans le piège d'une escroquerie qui m'avait ruiné une deuxième fois, stoppant d'ailleurs net l'essor que la revue Peuples noirs-Peuples africains, fondée en 1978 et financée uniquement par ma femme et par moi-même, commençait à prendre. Un certain Elundu Onana, domicilié à Douala où il était un important cadre de banque, nous avait d'abord inspiré confiance en entretenant avec nous pendant plus d'une année des relations commerciales satisfaisantes, réglant toutes ses commandes de numéros de revues et de livres (car nous faisons aussi un peu d'édition) rubis sur ongle. Puis, tout à coup, à la veille de Noël 1984, il nous adressa une très grosse commande que j'eus la faiblesse d'accepter et de servir, mais que le nommé Elundu Onana, cadre de banque à Douala, ne régla jamais malgré toutes nos démarches, y mettant des conditions politiques évidemment inacceptables. Voilà comment, de France, nous avons, ma femme et moi, bien avant que l'opinion internationale ne découvre la pourriture des classes dirigeantes africaines et n'en fasse ses choux gras, appris à nos dépens que l'escroquerie impunie était là-bas un sport florissant. Aussi en extrapolant simplement [PAGE 113] [...] auxquelles cette affaire étonnante nous avait conduits, avons-nous pu annoncer avant tout le monde, et en connaissance de cause, la faillite économique et l'effondrement social et politique du système ignoble échafaudé en 1960 par le général de Gaulle, sous couleur de coopération et d'aide aux Etats africains, et dont François Mitterrand, homme de gauche, n'avait pas un seul instant hésité à s'encombrer. C'est à partir de l'affaire Elundu Onana que, ce qui n'avait d'abord été pour moi qu'un pari, devint une certitude, une évidence : non seulement ce système n'était pas viable, n'avait jamais été viable, mais, mieux encore, il était condamné à brève échéance.

Enfin, depuis 1989, c'était la déroute accélérée chaque jour du nouvel empire dans la consternation de la classe politique française qui avait vu un chef d'œuvre d'habileté diplomatique dans ce monument de naïveté et de cécité collectives. Malgré son silence sans doute dépité, devant les drames dont l'Afrique est aujourd'hui le théâtre par son impéritie, je n'ai point de peine à imaginer François Mitterrand dévorant le remords de sa bévue et l'amertume de son échec, lequel dépasse au demeurant tout ce que le président de gauche peut se figurer : n'est-il pas à craindre, en effet, qu'une société (ou une culture, ou une civilisation, appelez cela comme vous voudrez) qui a pu cautionner en connaissance de cause le cauchemar africain de ces trente dernières années, n'ait ainsi trahi son propre déclin ?

Pendant que le monde entier décolonisait à tour de bras, que fit le petit Français plus malin que tout le monde ? Il recolonisa, lui, à bras raccourcis. Les medias étaient submergés d'images qu'on avait crues d'un autre âge : le président de la République française (de Gaulle, Pompidou, Giscard d'Estaing, François Mitterrand, immuablement) bombait le torse comme un péquenot au mariage de sa fille sur le perron de l'Elysée, ou devant [PAGE 114] quelque palais de dictateur africain, entouré d'une cour de roitelets nègres. Irrésistiblement, le public était ramené au début du siècle, au temps de l'Exposition Coloniale avec ses estampes d'un charme qu'on dit inoubliable, parce qu'elles rappellent une époque bénie où l'homme blanc était un maître incontesté. Les costumes, peut-être, avaient seuls changé : aujourd'hui les roitelets-cannibales étaient exhibés en complet-veston. Ceux d'autrefois ceignaient un pagne, costume ancestral venu de la nuit des temps, dit-on.

Qu'apportait à ceux qui les consommaient la récurrence forcenée de cette imagerie ? La conviction désirée qu'au fond rien n'avait changé; les choses demeuraient immuablement les mêmes, la France étant toujours une grande puissance immuablement. Et qui consommait vraiment ces images avec avidité ? Non pas le petit peuple français, qui, en réalité, s'est toujours passé des commodités dispensées par l'Outre-Mer et ne s'est jamais impliqué dans cette aventure de privilégiés, mais l'élite au sens le plus large, l'establishment, et en particulier ses clercs, toujours prompts à trahir leur mission pour un peu d'or : éditorialistes de la grande presse, écrivains prix Goncourt comme Patrice Grainville ou Georges Conchon qui trouvaient la matière première de leurs produits de supermarché dans les souffrances de l'Afrique; cinéastes, universitaires comme Jean Imbert, qui fit au Cameroun, à la demande du dictateur, un séjour bref mais grassement rémunéré, à charge pour lui d'écrire un dithyrambe mensonger à l'honneur du grand chef ami de la France, ce qu'il fit sans sourciller[1]. Il faut ajouter à cette cohorte les [PAGE 115] grands entrepreneurs allergiques aux combats à armes égales, genre Bouygues, qui préféraient orienter leurs ambitions timorées vers ces paradis de la surfacturation et de l'entourloupette. Et que dire des virtuoses de la politique politicienne, tels François Mitterrand qui, à peine élu par les Français, se précipita à Abidjan pour s'enivrer des applaudissements de soi-disant militantes dont les fesses frémissaient sous le poster d'un dictateur. Une classe dirigeante doutant d'elle-même cédait mollement à la tentation d'une illusoire jouvence à travers la domination de peuples démunis et candides, qu'elle prétendait protéger, mais qu'elle asphyxiait lentement. C'est la vieille coquette qui s'obstine à mettre ses charmes à l'épreuve en aguichant les éphèbes.

Tout cela est tabou, je le sais, mais je le dis quand même. Tant qu'à raconter mon retour au pays, il faut bien expliquer pourquoi j'en fus si longtemps absent, n'est-ce pas ? Et pourquoi me gêner ?

Voici quarante cinq ans que les Français racontent, comme une histoire unique et inépuisable, leur Résistance pendant l'occupation allemande, laquelle n'a duré que quatre ans. On peut s'attendre que, pendant les cent ans qui viennent, nous racontions notre histoire unique et inépuisable, je veux dire notre Résistance à nous pendant l'occupation néo-coloniale, cette drôle d'indépendance des rafles, des déportations, des milices des partis uniques, de la censure des livres et des journaux, des exactions quotidiennes, de la terreur, des exterminations des ethnies rebelles. Et notre Résistance à nous aura duré non pas quatre ans, mais trente, qui furent sans [PAGE 116] doute, au moins dans nos âmes et nos intelligences, les années les plus cruelles de notre histoire, sans aucune comparaison avec ce que les Français ont vécu sous l'occupation allemande. Chez nous les rafles furent le pain quotidien des populations; les camps de concentration étaient situés sur le territoire même de la nation, et non à l'étranger. Nous n'eûmes pas un Pétain d'âge canonique, mais bien deux jeunes Nérons pleins d'entrain l'un comme l'autre. Nos Juifs à nous ne représentaient pas une minorité, mais la masse, la foule des Camerounais : il y avait les militants de l'Union des Populations du Cameroun, l'âme de cette Résistance; il y avait les intellectuels, il y avait les petits commerçants, il y avait les ethnies d'origine des chefs nationalistes, soupçonnées, souvent accusées de ce seul fait d'être complices ou instigatrices; il y avait les familles des intellectuels et des créateurs éminents, souvent soupçonnées, et même accusées de ce seul fait d'être de connivence avec eux, et châtiées sans autre forme de procès. Il y avait tant de monde. En fait, les juifs, c'était nous tous, c'était tout le peuple camerounais, et cela a duré trente ans. Et nous n'avions aucun espoir d'être jamais libérés par des légions venues d'ailleurs.

Si les Français se bouchèrent jadis les oreilles, quand nous tentions de leur conter l'histoire somme toute fade de notre résistance sous la colonisation, niant que celle-ci ait jamais eu le visage que nos plumes perverses s'obstinaient à tracer, que feront-ils a fortiori lorsque nous en viendrons fatalement à conter l'histoire atroce de trente ans de néo-colonialisme ? Ils ne se boucheront plus seulement les oreilles, ils nous chasseront de l'arrière-cour de leur francophonie où nous étions déjà confinés par leurs éditeurs et leurs critiques; ils ne voudront même plus entendre parler de nous; alors ce que Samir Amin appelle joliment la déconnexion sera vraiment accompli. Nous serons définitivement libérés, guéris de cet héliotropisme [PAGE 117] qui nous faisait chercher ailleurs notre salut, notre inspiration, et même notre régénération. Tant il est vrai qu'il est impossible qu'un long divorce moral ne succède pas à tant d'oppression, le temps pour les plaies à vif de se cicatriser.

Il faut nécessairement que nous la racontions, cette histoire-là. A nos enfants d'abord, parce que c'est un devoir de se transmettre de génération en génération les histoires sans lesquelles il n'y a pas d'histoire ni de mémoire collective.

Il faudra bien que nous racontions cette histoire aux autres peuples ensuite, et surtout à leurs gouvernements, car une société régénérée par une révolution, comme celle que nous vivons, qui aura tout chamboulé, se doit de fonder sa légitimité internationale en invoquant le long martyre subi, le sacrifice de ses enfants les meilleurs, l'exil des autres, les larmes des mères. C'est toujours un long plaidoyer, grondant d'imprécations, plein de fureur et de déballage.

Les vrais connaisseurs des affaires de l'Afrique francophone savaient le château de cartes branlant en 1989, miné qu'il avait été trop longtemps par la corruption des dirigeants. Il chancela tout à coup, secoué par une rafale du vent d'Est nommée chute du mur de Berlin.

Le ciel s'est soudainement éclairci pour les opposants de toutes les dictatures à travers le monde, belle démonstration de la solidarité des peuples, en dépit qu'ils en aient. Le petit dictateur du Cameroun, protégé de François Mitterrand, perdit comme par miracle ce que M. Philippe Decraene, docteur ès flagorneries des tyrans africains, appelait en son temps charisme, en même temps que le peuple du Cameroun recouvrait la parole. Un comité d'intellectuels m'avait invité à donner une série de conférences. J'avais dit oui comme le voyageur mourant de soif dans le Sahara se jette sur la gourde du Bédouin. [PAGE 118]

Dire que pendant ces trente-deux ans, j'aurais pu être aux côtés de ma pauvre mère, je l'aurais vue vieillir; elle ne serait pas un vieillard à mes yeux, mais une femme âgée. Une femme âgée, cela peut être très beau, comme l'image de la sérénité, à condition de l'avoir vue vieillir, c'est-à-dire, au fond, de n'avoir rien vu du tout. Vous ne voyez pas se défaire ce qui se défait peu à peu sous vos yeux, c'est bien connu. On croit que c'est toujours la même chose, et pourtant c'est déjà très différent, c'est déjà autre chose. Mais, tout à coup, trente-deux ans, d'un seul bloc, comme si le ciel tombait sur votre tête ... c'est horrible.

C'est vrai que c'est là un triste record. J'ai beau presser mes souvenirs d'histoire, au moment de commencer ce récit, je ne vois pas que, dans aucune autre histoire, dans aucune autre culture, et Dieu sait pourtant si j'en connais des cultures, la grecque, la romaine, la française, l'africaine[2] je n'ai pas connaissance qu'un homme ou une femme ait été séparé des siens pendant trente-deux ans et qu'il les ait revus. Ulysse est revenu après vingt ans seulement, et pourtant quel remue-ménage ! Victor Hugo, même pas vingt ans, le pauvre ! Qui encore ? Ovide ? Il est mort en exil, lui, c'est peut-être la meilleure solution. Non, je cherche en vain, je ne trouve pas, à moins que peut-être parmi nos frères sud-africains ... Eux, ils sont surtout réputés pour les longues durées de leurs emprisonnements. Voilà qui me fait tout à coup souvenir d'Abraham Serfati, en prison depuis seize ans, vient-on d'annoncer avec emphase à la radio, dans le vain espoir d'apitoyer Hassan II, son bourreau.

Je suis une espèce de monstre, au moins sous ce rapport-là. Parfois, je me dis : « Trente-deux ans d'un refus [PAGE 119] hermétique, sans le moindre soupçon d'un doute, voilà qui postule une telle rigidité d'âme, une telle confiance dans ta cause, un tel dogmatisme, que, à bien y regarder, tu n'es peut-être qu'un paranoïaque, comme on t'en a accusé ... »

Il n'y a qu'une considération qui me rassure : je ne suis pas le seul; des milliers de Camerounais ont subi cette torture, à un degré semblablement cruel. Mon vieux camarade N'Deh N'Tumaza, domicilié aujourd'hui à Londres, après avoir longtemps erré d'un pays à l'autre depuis 1962, chassé à peu près de partout sauf de la prétendue perfide Albion, a en quelque sorte blanchi sous le harnais, quand, personnellement, je ne traversais d'incertitude que judiciaire. Au nom du moins de ces milliers de compatriotes, dont certains sont morts en terre étrangère, alors que d'autres comme moi savoureront peut-être bientôt la douceur (ou l'amertume ?) de la terre ancestrale sans peut-être pouvoir raconter cette terrible expérience, je me devais de rédiger ce témoignage

*
*  *

Je n'avais jamais mis les pieds dans un local appartenant à l'Etat camerounais depuis l'indépendance, ni rencontré dans aucune circonstance un de ses dignitaires, ni même serré la main à aucun de ses fonctionnaires. Entre ces gens-là et nous autres exilés politiques, ce fut longtemps une guerre froide impitoyable. L'angoisse sourde de m'éveiller enfin à la réalité après un long coma me surprend à Paris, au consulat du Cameroun, dans le seizième arrondissement, ce quartier que je hais sans le savoir, comme tous les pauvres, parce qu'il se confond dans mes [PAGE 120] fantasmes un peu avec la planète Mars. Ne connaissant même pas le chemin de cette administration, je m'étais fait accompagner par un autre exilé camerounais, un camarade de longue date, homme de sang froid, à la parole douce. Ce n'est pas cette incursion qui me réconciliera avec le seizième arrondissement. Pourquoi un pays aussi pauvre que le Cameroun, me disais-je à part moi, doit-il venir installer son consulat dans le quartier des nantis ? L'entrée n'est pas moins solennelle et cossue que celle de la légation des Etats-Unis d'Amérique. Mais la comparaison s'arrête-là; car l'accueil, sans être vraiment scandaleux, est d'une vulgarité qui me révulse. Je trouve derrière un comptoir un jeune fonctionnaire, sapé comme un musicien de jazz en représentation, roulant les mécaniques comme Mike Tyson, aux prises avec une jeune mulâtresse parlant français avec l'accent des Iles. Il faut dire que j'aime beaucoup les gens des Iles, moi.

    – Tiens, tiens, dit le fonctionnaire en lisant sa demande de visa vous allez même à M'Balmayo !
    – Oui, monsieur, répond timidement la mulâtresse.
    – Et vous êtes religieuse...
    – Oui, monsieur.
    – Et vous allez à M'Balmayo pour la religion...
    – Oui, monsieur.
    – Il faut croire que vous n'avez vraiment rien à faire.

Il faut avoir entendu ou vu ces choses-là pour les croire. (Dans combien de circonstances ne me ferai-je pas cette réflexion-là durant mon voyage au Cameroun).

Je dois pourtant reconnaître qu'au consulat de Paris, les fonctionnaires en ont usé avec moi non sans un certain doigté. Aucun étonnement apparent en prenant connaissance de mon dossier bien que je sois connu de ces messieurs comme le loup blanc, sans doute parce que ma démarche était dans l'air depuis des mois. On a quand même dû en référer en haut lieu, car j'ai dû revenir de Rouen, où j'habite, quelques jours plus tard pour reprendre [PAGE 121] mon passeport français dûment revêtu du sceau qui m'ouvrait désormais comme, un sésame, le chemin de mon pays. Les camarades rencontrés les jours suivants exprimeront tous la même surprise sceptique.

    – Non, c'est vrai ? Tu as ton visa ? Ils ne t'ont rien dit ?
    – Pourquoi ? répondais-je. Ils auraient dû me dire quelque chose ? Quoi donc ?
    – Je ne sais pas, au fond.

Avec des systèmes politiques comme furent si longtemps les nôtres, comment savoir en effet ? De quoi être sûr ? A quoi s'attendre ? Dans la vie de tous les jours, ce fut si longtemps l'incertitude. On reparlera d'ailleurs beaucoup de mon visa et de mon passeport français dans la suite de mon voyage, et dans des circonstances très différentes. Durant mon séjour là-bas, la télévision d'Etat s'en saisira pour mener campagne contre ma personne et m'accuser de reniement.

Pour l'heure, nous nous concertons Gustave et moi pour choisir une compagnie aérienne. C'est un sujet sans grand intérêt pour mon camarade, grand voyageur habitué aux aléas du transport dans les pays les plus divers, et qui ne voit pas où est le problème. Je lui explique.

La guerre du Golf étant imminentissime, je propose de prendre un avion de la Sabena, compagnie d'un pays neutre en l'occurrence : ne disait-on pas que les compagnies de transport aérien des nations occidentales engagées dans les hostilités allaient être la cible des terroristes arabes manipulés par Sadam Hussein ? Qui ne connaît l'efficacité et la détermination desdits terroristes. Alors mourir pour le pétrole du Koweit ? Très peu pour moi, merci. Quant à la Cameroon Airlines, elle a une réputation exécrable, comme tous les services publics de ce charmant pays : ses agents, m'avait-on dit, trafiquent sur tout, sur le prix des billets, sur le tonnage, sur le nombre des passagers... [PAGE 122]

Le fait est que, sur l'avion de la Sabena, nous avons fait un voyage de rêve, du moins jusqu'à l'aéroport international de Douala, capitale économique du Cameroun, de loin sa métropole la plus importante et, bien entendu, la plus politisée, où notre avion atterrit à la nuit tombée.

Entre l'avion et les bureaux de l'aéroport, il faut marcher à pied, très longtemps, dans une espèce de galerie de béton dont le sol fait monter la lourde chaleur tropicale par bouffées dans les jambes de mon pantalon. Arrivant de contrées où sévit l'hiver – car nous sommes le 25 février –, le voyageur, aussi légèrement vêtu soit-il, est évidemment surpris. Requis par ce premier effort d'adaptation, je n'ai accordé qu'une attention limitée à trois jeunes beautés africaines décrépées, toutes dents dehors, qui s'avancent à notre rencontre; leur uniforme devrait ôter tout mystère à leur approche; je m'étonne quand même de les voir marcher avec détermination vers nous deux, tout en se concertant à voix basse. Pas de doute, c'est bien nous deux qu'elles ont mission d'aborder. L'une d'elles, s'adressant à moi et à moi seulement – non sans m'avoir dévisagé avec soin –, me dit dans un accent que je retrouve avec des sentiments mitigés :

    – Donnez-moi votre passeport, monsieur.

Comme j'ai l'air surpris (pourquoi moi et pas Gustave ?), mon compagnon, dont l'optimisme joyeux n'est jamais à court de réplique, me dit :

    – Ces dames veulent sans doute nous faciliter les formalités, tu le mérites bien, va. Ne t'en fais donc pas, donne-leur ce qu'elles demandent.

Je m'exécute.

    – Suivez-moi, nous fait la même personne, en se saisissant de mon passeport..

Quelques minutes plus tard, on nous pousse tous deux dans un local où l'air est conditionné.

    – Tu vois bien, me fait Gustave, c'est le salon d'honneur. [PAGE 123]

Ma foi, il est impossible de douter que nous sommes plutôt au frais ici, pourquoi ne serait-ce pas bon signe en effet ? Nous nous installons dans de larges fauteuils moelleux, devant une table basse garnie de cendriers qu'on a pris soin de nettoyer. Il y a avec nous un couple d'Européens grands et blonds, moyennement âgés, des gens à l'aspect éminemment respectable. Que demande le peuple ? Pourtant, il y a comme un mystère. Les dames en uniforme se sont éclipsées sans nous donner aucune explication. L'attente, qui se prolonge, alors que je suis impatient de fouler enfin la poussière de mon pays natal après une si longue absence, finit par me mettre la puce à l'oreille. Je dis à Gustave :

    – Mon vieux, nous sommes séquestrés.
    – Cela m'en a tout l'air, fait Gustave en pouffant de rire.

Entre enfin un fonctionnaire, de sexe masculin cette fois, qui ne s'occupe pas du tout de nous, mais se livre à de menues activités qui, apparemment, relèvent de sa routine quotidienne. Il a un talky-walky, qu'il a posé sur un meuble tenant du comptoir de bar et où résonnent des voix entrecroisées.

L'attente se prolonge toujours, puis, tout à coup, nous entendons distinctement, venant du talky-walky :

    – Vous nous avez dit de les retenir dix minutes; voilà, c'est beaucoup plus que dix minutes maintenant. Alors il faut prendre une décision.

C'est de nous qu'il est question, sans aucun doute. Il s'agit donc bien d'une séquestration. Gustave avait pourtant raison d'être optimiste, car l'attente ne durera plus longtemps. La jeune beauté revient et me tend mon passeport.

Et nous voici au guichet de l'immigration. Aucune difficulté pour Gustave, qui franchit la barrière pratiquement sans aucun contrôle, et se met en devoir de m'attendre, à quelque dix mètres peut-être, de telle sorte que mon tête-à-tête avec le fonctionnaire de l'immigration lui échappera. [PAGE 124] Je suis en effet soumis à un interrogatoire interminable. Où êtes-vous né ? Quand ? Que faites-vous dans la vie ? Qu'est-ce que vous venez faire ici ? Où avez-vous résidé ? Pourquoi revenez-vous ? Comment s'appelle votre père ? Il est mort ? En quelle année ? Donnez-moi son nom quand même. Comment s'appelle votre mère ? Où réside-t-elle ? Quel âge a-t-elle ? Où allez-vous résider ? Chez un ami ? Son adresse ? Sa profession ? Etc.

Je réponds d'abord sagement, puis, tout à coup, je me rebiffe et refuse de répondre davantage.

    – Il faut bien que je fasse mon boulot me dit le fonctionnaire.
    – A quoi riment toutes ces questions ? lui dis-je; votre police sait tout ça.
    – Moi je ne suis pas la police; la police c'est la police, et moi c'est l'immigration.

Je craque vraiment, Gustave n'étant pas près de moi pour retenir mes élans, et m'apprête à dire à mon bourreau : "Police, immigration, j'en ai rien à foutre".

Mais un autre personnage s'est vivement approché de mon interrogateur, apparemment son supérieur hiérarchique et penché à son oreille lui dit : "Allons, plus vite ! pourquoi tu es lent comme ça ?".

    – Bon, c'est fini, me fait l'autre.

Ce qui se passe ensuite n'est pas vraiment clair dans mon souvenir, puisque, sur le moment même je n'ai pas du tout compris où ces messieurs voulaient en venir. Je me vois cerné d'hommes en uniforme. Combien sont-ils ? vingt, peut-être plus. Leurs regards me paraissent briller d'une lueur étrange, qui n'exprime peut-être qu'une curiosité intense, mais elle pourrait traduire aussi l'impatience de fauves prêts à bondir sur leur proie. Dans la confusion des ordres qu'ils se donnent les uns aux autres, ou qu'ils reçoivent, je crois deviner qu'on veut m'entraîner dans une direction inhabituelle, qui pourrait être une porte dérobée débouchant sur une sortie discrète, [PAGE 125] mais peut-être aussi une pièce écartée où me séquestrer cette fois pour de bon, la tentative précédente ayant tourné court. Bref, me voilà pris de panique. Le voyageur indésirable escamoté par la police d'un dictateur à sa descente d'avion, c'est une situation classique de la littérature ou du cinéma du tiers-monde. J'ai vu cela mille fois à la télé, à propos du Chili du général Pinochet, de l'Argentine du général Videla, du Zaïre du maréchal Mobutu Sese Seko, à propos de tant d'autres dictatures musclées. J'aperçois Gustave là-bas qui m'attend toujours de l'autre côté de la barrière. Je l'appelle à la rescousse..

    – Eh oh, Gustave, au secours !

Et Gustave d'accourir. Je ne jurerais pas aujourd'hui que ces messieurs se proposaient vraiment de m'escamoter. N'empêche, dès que mon compagnon est là auprès de moi, le paysage se métamorphose comme par enchantement, les hommes en uniforme renoncent à leur manœuvre, deviennent aussi doux que des agneaux. On nous pousse enfin vers la douane, au milieu de la foule des autres voyageurs. Ouf ? Que nenni. Mon parcours du combattant n'est pas terminé.

(à suivre)

Mongo BETI


[1] Paru en 1970 dans la collection Que sais-je des P.U.F., cet ouvrage, intitulé Le Cameroun demeurera sans doute comme le témoignage de la folie qui, pendant ces années-là, s'est emparée de l'intelligentsia française à propos de l'Afrique, l'amenant à professer, de sang froid et en toute connaissance de cause, les plus consternantes absurdités, les mensonges les plus éhontés, tout l'arc-en-ciel des reniements qui trahissent une atmosphère fasciste. On oublie un peu trop aujourd'hui que l'Afrique francophone traversa dans les années 70 une atmosphère de réel fascisme, fascisme rampant peut-être, mais fascisme quand même.

[2] Et voilà que, occupé à écrire ce récit, je tombe sur Libération du mercredi 22 mai 1991, dans lequel je lis que le Guinéen Alfa Condé, exilé depuis trente-cinq ans, avait regagné son pays ! Nous détenons de bien tristes records, nous autres Africains. Et ceci depuis quasiment toujours.