© Peuples Noirs Peuples Africains no. 80 (1991) 94-102



XALA D'OUSMANE SEMBENE A L'HEURE DES EMEUTES EN AFRIQUE:

Le symbolisme du geste des mendiants

Matiu NNORUKA

    Je suis celui qui souffre
    et qui s'est révolté. (Rimbaud)

La responsabilité de l'écrivain face à son public n'est plus à démontrer. L'étude de l'histoire littéraire nous a révélé deux dimensions littéraires majeures dont s'inspirent les auteurs dans leurs créations artistiques : ou bien ces derniers plaident pour le statu quo et invitent le public à faire siennes les grandes forces structurantes de la société en question, ou bien ils contestent au contraire l'ordre établi parce qu'oppressif et décadent et, par la médiation de l'œuvre d'art, appellent le peuple à revendiquer un monde meilleur. Ces deux formes d'écriture sont dessinées par Roger Carantini (1970) sous le nom de littérature d'acceptation et littérature de refus respectivement.

Naturellement dans le dernier cas, l'écrivain non seulement assume des fonctions de vigile qui observe la société et indique dans quel sens il faut améliorer telle ou telle chose (Ilboudo, 1990); il est aussi, selon le critique nigérien, le miroir de la société, le mobilisateur de conscience.

Comme on le sait, les écrivains négro-africains d'avant 1960 ont su exploiter cette deuxième dimension littéraire dans la lutte des peuples africains contre le système colonial. Sembène Ousmane, romancier-cinéaste, s'en est déjà servi dans ses écrits de cette époque-là et continue de s'en inspirer depuis, notamment dans Le dernier de l'empire (2 vols. 1981) et surtout dans Xala (1973).

Ce n'est donc pas pour rien que l'auteur sénégalais figure parmi les écrivains les plus engagés de la littérature négro-africaine d'expression française.

L'histoire d'El Hadji Abdou Kader Bèye dans Xala est connue de tous, et on n'y reviendra pas en détail. Pour le besoin de cette étude, nous en retiendrons les aspects sinon les plus révélateurs, du [PAGE 95] moins, les plus actuels. Comme le dit Doubrovsky (1972), une œuvre toujours vivante se projette vers un avenir indéfini et ouvert (p. 5). Xala est bel et bien l'exemple de telles œuvres qui refusent de s'enfermer dans leur espace culturel.

Dès la parution de l'œuvre, les critiques s'y sont jetés, l'accueillant comme un véritable roman du moment qui, à l'instar des autres romans de l'époque, Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma, par exemple, traite des préoccupations terre-à-terre de la société africaine postcoloniale. Maintes études ont été faites sur cette maladie – passagère au départ – qui empêche le protagoniste principal de consommer son troisième mariage. D'aucuns, comme Abanime (1979) n'hésitent pas à recourir à Freud pour analyser l'impuissance sexuelle d'El Hadji. Mais le verdict sur le symbolisme de cette impuissance s'avère unanime : celle-ci indique l'échec irréversible de la nouvelle classe dirigeante au Sénégal et ailleurs en Afrique aussi bien dans le domaine socio-politique que dans le domaine économique.

N'Dau (1974) va plus loin; pour le critique sénégalais, tous les pays sous-développés sont atteints de cette impuissance temporaire qu'est le Xala (p. 20).

Quant à l'explication de l'intervention des nécessiteux dans cette affaire, l'opinion semble divisée. Certains critiques lui affichent une connotation métaphysique ou religieuse en s'appuyant tantôt sur la petite phrase du mendiant-meneur : "je suis celui qui t'a noué l'aiguillette, disait celui ci à El Hadji", tantôt sur le non-respect par ce dernier d'un des cinq piliers de l'Islam à propos de l'aumône[1] De ce fait la maladie est un châtiment d'une faute ancienne et cette intervention, un règlement d'un compte où le peuple incarné par les mendiants réclame son dû au bourgeois déchu. D'autres insistent sur la portée marxiste-léniniste de l'intervention : celui-ci symbolise, allègue-t-on, le triomphe final du prolétariat africain sur une élite opulente qui lui fait du tort (Abanime op. cit. p. 33). [PAGE 96]

Tout compte fait, force est de reconnaître que tout est symbolique et métaphorique dans ce roman écrit par un des observateurs les plus attentifs de la littérature africaine de langue française.

Toujours à l'écoute de cette société accaparée par une poignée de parvenus, porte-parole d' une majorité marginalisée, Sembène Ousmane est avant tout un visionnaire. Le portrait d'El Hadji Abdou Kader Bèye en dit plus qu'on ne le croyait jusqu'ici. Ce personnage malade, mais aimant auparavant la belle vie et les réalisations somptuaires, ne symbolise pas forcément l'ensemble des élites africaines post-coloniales, mais celles qui détiennent vraiment le pouvoir ou sont en position de commander : les chefs d'Etat ou présidents à vie et leurs acolytes-ministres, conseillers, administrateurs etc.

Aussi bien pour El Hadji que pour ces derniers, le bilan de leur gestion est identique et lourd de conséquences : la faillite, au bout de treize années d'affairisme sans fond pour El Hadji et de trente ans d'exercice de pouvoir sans partage pour nos sages.

Il a fallu l'arrivée de N'Goné pour qu'El Hadji se découvre comme il a fallu la chute du prix des matières premières et le bouleversement en Europe de l'Est pour que les Chefs d'Etat Africains se démasquent. Dans un cas comme dans l'autre, il fallait des catalyseurs. On y reviendra. Cependant, pour bien comprendre le geste des mendiants et le symbolisme de celui-ci, il est nécessaire de se faire une idée de ce qu'El Hadji représente véritablement pour ces épaves humaines qui font irruption dans sa demeure.

Rama, sa fille, le traite déjà de malhonnête : un polygame, dit-elle, n'est jamais un homme franc (p. 27), alors que pour les mendiants, El Hadji est à la fois arriviste, égocentrique, fraudeur, voleur, corrompu et, par-dessus tout, inhumain, mécréant et oppresseur. Tous ces qualificatifs se vérifient point par point si l'on analyse son comportement ou jette un coup d'œil sur le curriculum vitae de cet ancien instituteur rayé du corps enseignant. Emetteur de chèques sans provision, il s'est également servi de son influence parmi les haut-placés pour duper les membres de son clan et vendre un bien commun.

    Des gens comme toi, lui lance le mendiant-meneur, ne vivent que de vols ... Toute ta fortune passée... était bâtie sur la filouterie. Toi et tes collègues ne construisez que sur l'infortune des humbles et honnêtes gens ( p. 166). [PAGE 97]

Et un lépreux d'ajouter :

    Toi, tu es une maladie infectieuse pour nous tous. Le germe de la lèpre collective. (p. 157).

Ces invectives des nécessiteux contre El Hadji et ses semblables traduisent l'état d'âme d'un groupe en marge de la société et par ce fait, blessé dans son for intérieur. Les mendiants ne sont pas tous nés infirmes; un bon nombre d'entre eux sont victimes du système que leur interlocuteur représente effectivement à leurs yeux. Mis donc au pied du mur, ils veulent en finir avec une structure qui les écrase chaque jour davantage. Ils n'attendent qu'un moment propice, un détonateur pour ainsi dire, pour exploser. On connaît la suite.

Une révolte des ventres vides, sans doute (pour emprunter l'expression d'Aftalion, 1988) si l' on étudie le premier geste des mendiants lorsqu'ils pénètrent chez El Hadji. Telles des abeilles butineuses, ils se précipitent en s'emparant qui des boîtes de lait, qui des pots de yaourt ou encore du pain, de beurre. Tout ceci constitue des éléments nécessaires à la survie. Mais les émeutiers ne s'arrêtent pas là. En s'appropriant les vêtements d'El Hadji et de sa femme détenus désormais comme otages, ils montrent par là qu'ils veulent se vêtir d'autre chose que des haillons habituels. La mère des jumeaux n'a-t-elle pas éventré les coussins du canapé pour en emmailloter un de ses bébés, indication que celui-ci n'a rien apparemment sur le corps. Finalement, le confort ne doit plus être l'apanage des riches, un luxe savouré surtout par des êtres fins et distingués (Lagarde et Michard, 1970, p. 282). Les nécessiteux montrent par leur geste, qu'ils en ont eux aussi besoin, car tous s'installent royalement dans le salon chez El Hadji, avec un cul de-jatte, d'un air vainqueur, se hissant et s'asseyant sur le fauteuil de velours rouge alors qu'un homme tronc transforme le lit en terrain d'amusement, évidemment à la recherche d'une certaine distraction que lui seul connaît. [PAGE 98]

Une révolte des affamés, répétons-le, mais à travers ce geste audacieux sans précédent d'un groupe d'ordinaire silencieux et soumis, on peut voir en filigrane cependant une des premières tentatives révolutionnaires organisées en Afrique noire postcoloniale contre les dirigeants noirs. Peu importe que la société leur refuse l'état civil (aucun d'entre eux n'a de nom propre); néanmoins ces mendiants se présentent en justiciers ou redresseurs de torts[2] qui surgissent de temps à autre dans le monde musulman.

Comme tous les révolutionnaires-justiciers, ils mettent davantage l'accent sur la praxis que sur le logos (expression de Hanafi, 1977, agir/dire, précisément action/résignation). Il est vrai qu'ils n'ont ni fusil ni grenade, encore moins le canon pour se faire craindre et pour se faire ainsi respecter. Pourtant ils possèdent symboliquement des armes autrement redoutables, à savoir leur nombre (majorité silencieuse face à une minorité privilégiée), leur senteur et leur répugnance. Tous ceux qui se trouvent bon gré mal gré sur leur route au cours de l'émeute sont obligés de détaler ou de rebrousser chemin à leur approche; même les agents de la Sécurité dépêchés pour mater l'insurrection n'osent point s'approcher tant la répugnance et le dégoût les font frissonner. Face aux événements qui secouent actuellement les pays du tiers-monde, surtout les pays africains, on ne peut s'empêcher, malgré l'effet Gorbatchev et l'effet Ceausescu, de penser aux nécessiteux du romancier sénégalais particulièrement au symbolisme de leur geste. Certes, une fiction n'est jamais une transposition fidèle d'une réalité sociale donnée. Mais l'auteur d'une œuvre imaginaire crée très souvent le scénario où s'abreuvent les acteurs d'un événement réel. Ce n'est pas pour rien qu'on désigne Voltaire, Diderot, Rousseau etc. comme des pères de la Révolution française de 1789. Plus près de nous, Chinua Achebe, écrivain nigérian, par exemple, avait laissé, dans un de ses romans de désillusion après la période coloniale, L'homme du peuple, des indices dont se seraient inspirés les putschistes du premier coup d'Etat au Nigéria en 1966. [PAGE 99]

Sembène Ousmane n'est donc pas le seul, encore moins le premier à jouer ce rôle de pionnier dans le contexte qui nous intéresse. Mais son mérite c'est d'avoir fait sortir ce problème de désenchantement de ses considérations locales pour lui donner une dimension sinon universelle, du moins internationale. Son mérite, c'est aussi d'avoir largement privilégié l'action (au lieu de la réprobation intérieure) comme moyen pour résoudre les problèmes politiques et économiques graves que connaît le continent africain depuis 1960.

De Dakar à Mogadishio, d'Alger à Lusaka en passant respectivement par Lomé, Cotonou, Libreville et Kinshasa, les émeutiers qui ont déferlé dans ces capitales et ailleurs ces dernières années ont quelque chose en commun avec les révoltés de Xala; les uns comme les autres sont des marginaux sociaux en colère, victimes de la structure qui ne leur offre plus l'espoir d'une vie meilleure. De même, ils brandissent les griefs identiques contre leurs soi-disant dirigeants politiques, accusés pareillement de corruption, de détournements de fonds publics, de gaspillage, de népotisme etc. Quand les Chefs d'Etats africains ne détournent pas l'argent frais à des fins personnelles, dit Fottorino (1990), ils se sont engagés dans des investissements somptuaires sans effets pour la croissance de leurs pays, investissements vus par Amalric (1990) lui aussi comme de grands travaux surréalistes... destinés à satisfaire la mégalomanie des potentats locaux.

Mais ce ne sont pas là les seuls traits en commun entre les deux groupes de contestataires. Outre les doléances similaires qu'ils ont adressées à leurs leaders respectifs, ils se présentent tous deux comme des affamés. On a vu les mendiants révoltés chez El Hadji; que ce soit à Alger (1986), à Lagos (1989) ou à Abidjan et à Libreville (1990), par exemple, la première cible d'attaque des émeutiers de la faim était les magasins, supermarchés ou centres d'achats quelconques. Enfin, ce sont des groupes assoiffés ou, si l'on veut, épris de nouvelles idées politiques et de justice sociale. Car plus que l' homme, comme le laisse entendre Amalric (1990), c'est le système qui est inadéquat, voire anachronique, un système qui permet à El Hadji Abou Kader Bèye et, par extension, aux chefs africains de pratiquer ce que le petit peuple du Cameroun appelle, selon Langellier (1990), la politique du ventre et qui consiste pour celui qui s'est mis debout à accumuler toujours plus de [PAGE 100] richesse avant de la redistribuer plus ou moins, comme bon lui semble, à des gens réduits à l'état de disgrâce (Xala, p. 166).

C'est aussi un système qui permet au chef de gouverner sans partage. Sous le prétexte de barrer la route au communisme et de combattre le tribalisme et d'autres fléaux dans leurs sociétés, les guides au destin réglé par la Providence, installent, grâce à la complicité des impérialistes étrangers, le parti unique, vite transformé en une société de sorcières où les grandes initiées dévorent les enfants des autres (Kourouma 1970). Mais celle-ci n'a jamais empêché ni l'aggravation des inégalités sociales ni les conflits ethniques; quant à la menace soi-disant de communisme, le déclin de ce dernier aujourd'hui est dû plutôt aux bouleversements venant des pays communistes eux-mêmes, comme on le sait, qu'aux efforts déployés par ses adversaires en Afrique.

Depuis 1960, donc, les dictateurs africains – les montreurs de conduite, (Jouvenel, 1990) – exercent les pouvoirs personnels au grand mépris des populations qui de plus en plus en ont raz le bol après tant d'années d'attente. Grâce à un concours de circonstances en cette année du bi-centenaire de la Révolution française – la queue du cyclone Gorbatchev et surtout la chute du prix des matières premières, nous l'avons dit – on découvre que le continent noir est au bord d'une crise grave, frappé par cette impuissance économique qui est le lot d'El Hadji dans Xala. L'Afrique, malade de sa dette, est prise d'assaut par ses créanciers à l'instar du personnage de Sembène Ousmane.

Les mendiants-justiciers ont dû intervenir pour qu'El Hadji puisse retrouver sa virilité et devenir homme à nouveau.

De même, pour sauver l'Afrique, les masses populaires se posent à la fois comme des redresseurs de torts et des facc-katt (guérisseurs). Leurs propositions ces dernières années pour remédier à la situation font réfléchir même si celles-ci nécessiteraient un redémarrage à zéro pour la plupart des Etats concernés : conférences nationales pour débattre des problèmes sociaux, liberté d'expression, démocratie, multipartisme etc. L'Afrique qui bouge, dit Langellier, (1990), revendique en même temps la démocratie et l'économie de marché, consciente que ... le développement se fonde sur l'approvisionnement individuel et collectif.

Cependant, notons-le bien, comme il n'existe aucune garantie, quant à l'efficacité du moyen employé par les mendiants pour [PAGE 101] sauver El Hadji Abou Baker Bèye (c'est à prendre ou à laisser, réplique le mendiant-meneur à Rama qui veut en savoir plus), les propositions des partisans de l'ordre nouveau ne constituent pas une baguette magique pouvant résoudre tous les problèmes. Seulement, il faut faire quelque chose. Le nouveau vent de changement qui balaie le continent oblige. El Hadji n' a plus de choix, l'Afrique non plus.

Matiu NNORUKA
[PAGE 102]

Références

Abanime, Emeka, P. (1979) Le symbolisme de l'impuissance dans Xala d'Ousmane Sembène, Présence francophone, No 19 (pp. 29-35) Sherbrooke.

Achebe, Chinua (1966) A man of the people, Heinemann, London.

Aftalion, Florin (1988) La révolte des ventres vides, Le Point, No Spécial (pp. 1-12), Paris.

Amalric, Jacques (1988) Plaies d'Afrique, Le Monde, Sélection Hebdo du 14 au 20 juin (p. 2), Paris.

Carantini, Roger (1970) L'aventure littéraire de l'humanité No 1, Bordas Encyclopédie (p. 10), Paris.

Doubrovsky, Serge (1972) Pourquoi la nouvelle critique ? Gonthier (p. 5) Paris.

Fottorino, Eric (1990) Plaies d'Afrique, Le Monde, Sélection Hebdo du 7 au 13 juin (p. 7), Paris.

Hanafi, Hassan (1979) Une nouvelle approche de l'islam sunnite, Le Monde Diplomatique (pp. 13-14), Paris.

Ilboudo, Patrick Miroir et mémoire, vigile et voleur de mots, Table ronde de jeunes écrivains, Propos recueillis par Oumarou Almou et C., Notre Librairie No 101 (pp. 82-83), Paris.

Jouvenel, Bertrand (de) cité par Jean-Pierre Langellier (1990) Plaies d'Afrique, Le Monde, sélection Hebdo du 31 mai au 6 juin (p. 6), Paris.

Kourouma, Ahmadou (1970) Les soleils des indépendances, Seuil (p. 23), Paris.

Lagarde, André, Michard, Laurent (1970) XVIIIe siècle, Coll. Littéraire, Bordas, Paris.

Langellier, Jean-Pierre (1990) Plaies d'Afrique, Le Monde, Sélection Hebdo du 31 mai au 6 juin (p. 6), Paris.

N'Daw, Aly Khery (1974) Sembène Ousmane et l'impuissance bourgeoise, Jeune Afrique, No 694 (p. 20), Paris.

Rimbaud, Arthur, cité par Peyre Henri (1974) Qu'est-ce que le symbolisme ? P.U.F. (p. 57), Paris.


[1] Voir surtout Matiu Nnoruka (1983) : Une lecture de Xala, PN-PA, No 36, Paris.

[2] Récemment à Trinité-et-Tobago, par exemple, les militants du groupe musulman Jamaat al Muslimeen ont fait parler d'eux lorsqu'ils se sont emparés du premier ministre, M. Arthur Robinson, et des ministres de son cabinet, tous accusés par le leader du groupe, Abu Baker, de corruption, de détournements de fonds publics, de gaspillage, etc.