© Peuples Noirs Peuples Africains no. 80 (1991) 15-22



TROIS ARTISTES AFRICAINS AMERICAINS DANS L'AMERIQUE D'HIER ET D'AUJOURD'HUI

(1e PARTIE : LOIS MAILOU JONES)

Jocelyne JOSSELENT

PORTRAIT D'UNE DOUBLE AMERIOUE : RENIEMENT ET RECONNAISSANCE

L'Amérique est en proie à une recrudescence de discrimination raciale. La récente "victoire" écrasante de l'armée américaine dans le Golfe ne doit surtout pas nous leurrer et nous faire oublier les aspects plus obscurs d'une politique sociale qui refuse à la communauté noire américaine ses droits à la réussite sociale. On constatera, avec ironie, que cette même armée qui est allée libérer le Koweit au nom de la démocratie, était en majorité composée de militaires noirs. Car, en cette période de récession économique et face à la menace du chômage, l'armée est souvent considérée par la nouvelle génération africaine américaine comme le moyen d'échappatoire le plus sûr. Sans doute, y-a-t-il parfois derrière cette ultime décision le vague espoir d'être enfin reconnu comme citoyen américain à 100%. Mais là aussi les chances d'une promotion sociale sont fragiles. Hors de l'armée, les tensions parmi les membres de la communauté africaine américaine sont innombrables et inlassablement liées au problème de la drogue. Les noirs américains sont en effet parmi les premières victimes du trafic de drogue et de la criminalité.

A cela viennent s'ajouter les signes néfastes et symptomatiques d'une société américaine qui, aux prises avec des difficultés économiques, se laisse, dans certains cas, séduire par des personnalités telles que celle de l'actuel représentant à la législature de la Louisiane : David Duke, ex-membre du Ku-Klux-Klan. Au cours des dernières élections sénatoriales étatiques, Duke est devenu une des figures les plus populaires de la Louisiane avec à son actif plus de 607 000 voix. Le succès électoral de Duke et le très récent scandale qui vient d'impliquer un policier de Los Angeles dans le [PAGE 16] passage à tabac d'un simple citoyen noir américain ont de quoi inquiéter la communauté noire américaine.

Au même moment, certaines chaînes de la télévision américaine, telles que P.B.S, et une poignée d'intellectuels réactualisent les "grands moments" de l'histoire américaine tels que la guerre civile de 1861. Sur les grands écrans, le film Glory d'Edward Zwick fait remonter à la surface le douloureux souvenir du massacre "sacrificiel" du 54 ème régiment noir du Massachussetts qui participa à la guerre de Sécession[1]. Le film remporte un succès unanime; il émeut et tranquillise en même temps les consciences[2]. Le nombre des publications d'ouvrages et des expositions consacrées aux thèmes de la culture et de l'histoire socio-politique africaine américaine s'est considérablement accru depuis ces deux dernières années. Dans le contexte artistique présent, on notera l'importance de l'exposition organisée par le Musée des Beaux-Arts de Philadelphie sur l'œuvre du peintre Henry Ossawa Tanner[3] et le Virginia Museum of Fine Arts vient de clore une importante exposition intitulée Black Art, Ancestral Legacy. [PAGE 17] La nostalgie d'une culture exotique semblable, à certains égards, à celle qui s'était développée dans les milieux intellectuels et artistiques européens des années 1920, revient incontestablement en force dans l'Amérique d'aujourd'hui. Comme toujours le risque encouru est celui de pardonner trop vite et trop facilement les injustices commises envers une communauté noire américaine largement défavorisée par rapport aux autres ethnies établies aux Etats-Unis. Mais ce regain d'intérêt permettra-t-il au moins à quelques représentants de cette minorité de gagner une considération et un respect longtemps refusés, et de défendre plus que jamais leur rôle dans l'histoire de la civilisation américaine ?

Nous avons donc voulu présenter ici au moins trois artistes africains américains qui ont accepté de témoigner de leur expérience d'artiste dans l'Amérique contemporaine (des années 1920 à aujourd'hui) :

LOIS MAILOU JONES : DE L'EUROPE A L'AFRIQUE

Lois Mailou Jones (née en 1905 à Boston), artiste peintre, a aujourd'hui 84 ans. Elle assiste avec joie à ce regain d'intérêt récent pour l'art africain américain; un regain qui lui a largement profité puisque le Metropolitan Museum of New York vient d'acquérir une de ses œuvres de jeunesse : Cauliflower and Pumpkin (1938)[4]. Mais Lois Jones, malgré sa réussite qu'elle considère tardive, n'a pas oublié les années dures d'humiliation qu'elle a dû affronter avec patience et détermination car, affirme-t-elle : Dans les années 1930 et 1940, il y avait, aux Etats-Unis, beaucoup de préjugés contre les femmes. Mais être noire et une femme m'a toujours donné un double handicap. Le témoignage qu'elle offre sur son passé d'artiste et de femme noire mélange fierté – d'avoir accédé au Metropolitan Museum – et ressentiment contre les actes de discrimination raciale de son pays. Son histoire personnelle pourrait se [PAGE 18] résumer ainsi : issue d'une famille d'origine modeste et intéressée par les arts, Lois Jones se lance très tôt dans l'étude du design à l'Ecole du Musée des Beaux-Arts de Boston. Pendant cette période d'apprentissage qui dure de 1923 à 1926, Harlem passe par une époque glorieuse baptisée sous le nom de Harlem Renaissance[5].

Le mouvement du Harlem Renaissance qui rassemble aussi bien des artistes peintres et sculpteurs que des écrivains, revendique son affiliation avec la culture de ses ancêtres africains. En 1921, le philosophe Alain Locke avait publié un véritable livre-manifeste, The New Negro, qui avait provoqué une réaction immédiate dans le milieu artistique de Harlem. Le livre de Locke incitait tous les artistes noirs américains à décaper leur art de toute référence à cette tradition académique longtemps prônée par les institutions d'art américaines. Il était temps, selon lui, de réutiliser les qualités décoratives et le riche matériel purement symbolique de l'art africain. Le modèle africain devait aussi donner aux artistes africains américains une leçon de discipline et de rigueur sophistiquée jugées encore trop laconiquement présentes dans le travail des artistes africains américains. L'art africain américain ne devait plus être synonyme de : "naïveté" et de "sentimentalisme". Bref, ajoutait Locke, l'artiste noir américain devait enfin prendre conscience de la richesse de son patrimoine culturel et se placer au niveau des artistes européens – tels Picasso – qui avaient su exploiter, avant même les artistes noirs américains, le répertoire iconographique africain.

Mais Lois Jones ne participa pas au mouvement du Harlem Renaissance. Sa rencontre avec Alain Locke se fera environ douze ans plus tard.

Ses études terminées et après un séjour dans le Sud où elle enseignera aux siens les arts, elle se prépare à partir à Paris pour poursuivre sa carrière. La décision a été prise à la suite d'une conversation avec une autre artiste femme d'importance, Meta Fuller, et le compositeur de Negro Spirituals Burleigh. Lois Jones rapporte ainsi les paroles de Meta Fuller : "Lois, me dit elle, tu as [PAGE 19] du talent mais jamais tu n'auras de succès dans ce pays car la situation ne contribue pas réellement à la promotion du travail des artistes noirs, je souhaite tant que tu puisses aller à Paris, car c'est là que tout devient possible."

L'expatriation "temporaire" de Lois Jones à Paris n'a alors rien de singulier. La plupart des artistes noirs américains devaient à cette époque, rappelle Jones, fuir les Etats-Unis et travailler quelque part en Europe, en Espagne ou en France. Là seulement pourraient-ils s'affirmer dans leur création et obtenir le droit de participer à n'importe quel concours ou exposition, ce qui n'était pas toujours le cas aux Etats-Unis où la couleur de la peau comptait souvent comme un des premiers critères dans la sélection des concurrents. Ce mouvement d'émigration vers la France, en particulier, avait commencé dès la fin des années 1890. Le peintre Ossawa Tanner, élève de Thomas Eakins, et Meta Fuller qui de manière très intéressante travailla sous l'influence stylistique d'Auguste Rodin[6], furent les tout premiers artistes noirs américains à s'installer à Paris. Tanner qui avait trop souffert du racisme pour vouloir revenir sur ses pas, demeura à Paris jusqu'à sa mort; quant à Meta Fuller, elle retourna aux Etats-Unis où elle continua à sculpter en catimini, décevant les ambitions d'une famille et d'un mari qui auraient préféré qu'elle se limitât à un dilettantisme artistique et qu'elle se dévouât plus exclusivement à son rôle de femme au foyer.

Lois Jones, appartenant à la génération des années 1930 et soutenue moralement autant par sa mère que par son père, n'a pas eu à combattre les mêmes difficultés. Arrivée donc à Paris seulement quelques jours avant la mort de Tanner qu'elle devait rencontrer, elle découvre une existence de liberté exceptionnelle qu'elle n'oubliera [PAGE 20] jamais. Elle étudie la peinture à l'Académie Julian de 1937 à 1938 avec pour maîtres Joseph Berger, G. Maury et Pierre Montézin. Mais tandis que l'art français expérimente de nouvelles formes esthétiques avec le surréalisme et l'art abstrait, Lois Jones reste plus traditionnellement attachée aux leçons de l'impressionnisme, peignant des scènes de plein air telles que Rue Norvin, Montmartre et la Place du Tertre. Une seule œuvre tranche vigoureusement à l'intérieur de cette période impressionniste : Les Fétiches (1938). Comment expliquer une œuvre qui d'ailleurs étonne son proche entourage ? Lois Jones raconte que Les Fétiches est le résultat de plusieurs esquisses de sculptures africaines vues dans les galeries et musées parisiens. Et quand on lui demande d'expliquer ce passage surprenant à un style cubiste et à une iconographie africaine, elle s'empresse de répondre que si Matisse, Picasso, Modigliani se sont inspirés de l'art africain, n'a-t-elle pas, elle, encore plus de raisons d'utiliser le langage esthétique de ses ancêtres ? Cette œuvre d'inspiration africaine qui arrive environ trente ans après les premières peintures africanisantes de Picasso, témoigne en fait de la difficulté que beaucoup d'artistes noirs ont eu pour affirmer leur identité d'artistes africains américains. Un siècle avant, la situation était pis encore, puisque l'artiste noir devait se limiter à peindre des portraits de familles blanches. Et jusqu'au début du siècle, la représentation picturale de l'homme noir par les artistes américains est très souvent entachée par des considérations racistes. S'il fallut donc du temps à l'artiste africain américain avant d'oser représenter sa communauté, il lui en fallut encore plus avant de pouvoir témoigner de ses affiliations avec le monde africain.

La fidélité de Lois Jones à l'impressionnisme qui persistera jusque dans certaines œuvres des années 1960, pourrait aussi être interprétée comme l'expression d'une détermination chez cette artiste à démontrer les preuves de son talent auprès du public américain. On évalue d'autant plus la fierté de Lois Jones lorsqu'elle apprend que ses peintures seront exposées au Salon des Artistes Français. Car pour un artiste africain américain, l'entrée au Salon des Artistes Français était considérée comme un événement prometteur.

Mais le retour au pays fut pour Lois Jones marqué par une série de désillusions; en France, dit-elle, j'avais oublié que j'étais noire. [PAGE 21] De retour chez elle, elle redevenait comme la plupart des autres artistes noirs qui avaient tenté l'expérience française, un artiste marginal et négligeable.

Malgré tout, Lois Jones persiste à poursuivre sa carrière. D'un ton volontaire, elle ajoute : J'aurais pu devenir une personne très amère mais je n'ai jamais laissé ce sentiment dominer et affecter mon travail. Sa rencontre avec Alain Locke semble au contraire avoir renforcé sa détermination. Ses discussions avec le philosophe l'incitèrent à s'orienter vers un style et surtout une iconographie moins européens. Il souhaitait, dit-elle, me voir travailler davantage à partir de mon héritage ancestral. Il l'encouragea aussi à traiter de sujets relatifs à la vie des siens. Dans sa période lockienne, période plus politique, elle peignit Méditation (1944) :le portrait d'un homme noir condamné à être lynché.

Dans les années 1940, dit Lois Jones, j'étais révoltée par l'idée du lynchage; aussi ai-je senti la nécessité de le dénoncer. A l'origine, le personnage était représenté avec une corde autour du cou; mais Lois Jones, sans doute peu encline à peindre des images trop violentes, a supprimé cette corde. Après Méditation, les témoignages sur l'Amérique noire contemporaine deviennent plus fréquents. L'œuvre de Lois Jones doit être considérée dans le nouveau contexte socio-politique de l'Amérique de l'après-guerre. Les mouvements de protestation de la communauté africaine américaine se multiplient. Dans le Sud des Etats-Unis, là où le racisme est le plus tenace, le Civil Rights Movement se lance dans une série d'actions directes. Pour protester contre la politique de ségrégation pratiquée dans les bus, le Civil Rights Movement décide de boycotter les bus de Montgomery, en Alabama. C'est dans cette ambiance de contestation que Lois Jones peint, en 1964, Challenge America, une œuvre inspirée par la célèbre Marche sur Washington de 1963 organisée en réaction aux diverses violations des droits civils à l'endroit de la communauté africaine américaine.

Depuis sa rencontre avec Alain Locke, Lois Jones n'a cessé d'exploiter les ressources esthétiques de l'art africain. A son contact, elle éclaircit considérablement sa palette. En 1956 et 1957, on retrouve Lois Jones à Haïti où elle a entrepris une étude sur l'art haïtien contemporain. Fascinée par les rites qui entourent le culte du Vaudou, elle exécute une série de peintures inspirées par ces figures [PAGE 22] surnaturelles tracées sur le sol pendant le déroulement des cérémonies. Dans ses œuvres haïtiennes, elle se plaît à combiner l'art haïtien et l'art africain. L'expérience haïtienne est complétée par un séjour d'un an en Afrique où elle est envoyée par son Université, Howard University – pour mener des recherches sur l'art africain contemporain. Les œuvres consécutives à ce voyage, tels que Bird, Beast and Fish (1972), s'inspirent largement des motifs décoratifs de l'art africain.

Aujourd'hui, Lois Jones est donc fière de ses accomplissements à titre d'artiste mais aussi de professeur, car Lois Jones n'a cessé d'encourager jeunes hommes et jeunes femmes africains américains à affirmer leur talent de peintre et sculpteur. Elle regarde avec faveur – mais sans perdre sa lucidité – le déroulement de cette mode africaine américaine qui, certes, lui permettra de rentrer dans les annales de l'histoire de l'art. En même temps, elle suit avec espoir et inquiétude le lent et difficile processus de démocratisation entrepris à Haïti par le Père Aristide.

(à suivre)

Jocelyne JOSSELENT
(Cambridge, Massachusetts, U.S.A.)


[1] Malgré la discrimination raciale et un salaire très inférieur à celui des soldats blancs, les Noirs constituèrent environ 10 à 12% des forces de l'Union vers la fin de la guerre.

[2] L'une des images finales s'attarde, dans un ralenti, sur la mort de l'officier blanc responsable du régiment. Dans sa chute, son corps vient symboliquement rejoindre celui d'un soldat noir.

[3] Henry Ossawa Tanner fut un des premiers artistes noirs (1859-1937) à pouvoir se forger une réputation internationale. Mais c'est seulement après avoir quitté Philadelphie pour s'installer à Paris qu'il réussit sa percée dans le monde artistique. Ses peintures – pour la plupart religieuses – sont peintes dans la tradition européenne et ne se réfèrent pas à une iconographie africaine; la revendication d'une identité noire américaine unique et la volonté de ressouder les liens avec l'Afrique, la "Terre-Mère", s'expriment au contraire dans l'œuvre contemporaine du sculpteur Meta Fuller. La génération des artistes des années 1920 à aujourd'hui préservera fermement ses affinités particulières avec le monde africain.

[4] Cauliflower and Pumpkin est bien caractéristique de la période parisienne de Lois Jones. L'influence de la peinture impressionniste française et des natures mortes de Cézanne se manifeste ouvertement dans ses premières œuvres.

[5] Le mouvement du Harlem Renaissance se manifesta dans les années 1920.

[6] Il est impossible d'établir un lien de maître à élève entre Auguste Rodin et Meta Fuller, mais il est admis que Rodin a rendu visite à la jeune artiste et qu'il l'a fortement encouragée à poursuivre sa carrière. L'œuvre de Meta Fuller qui porte la marque stylistique de Rodin anticipe de plusieurs années le mouvement du Harlem Renaissance par sa représentation de figures africaines et par la tonalité politique de ses œuvres.