© Peuples Noirs Peuples Africains no. 80 (1991) 1-7



CAMEROUN : DEROUTE SANGLANTE DE LA "DECOLONISATION A LA FRANÇAISE"

P.N.-P.A

Peuples noirs-Peuples africains, après s'être lourdement endetté pour s'équiper de neuf[1] et se réorganiser de fond en comble, reprend sa parution régulière au moment même où la révolution, que nous nous étions donné comme une mission spécifique d'annoncer et d'éclairer est en cours en Afrique – et très particulièrement en Afrique francophone, et encore plus particulièrement au Cameroun. Eclatante mais malheureusement sanglante illustration des analyses que nous développons ici depuis treize ans, envers et contre tous les prétendus africanistes, contre tous les spécialistes autoproclamés, grassement rémunérés par les Etats irresponsables et pleins l'une morgue toute policière, contre tous les grands directeurs de journaux, qui eurent si longtemps pour Houphouët-Boigny les yeux de Rodrigue pour Chimène (ou vice-versa).

Le drame avec nos "amis" français, – il faut bien que Peuples noirs- Peuples africains, au risque de se suicider cette fois pour de bon, ose dire très haut ce que tous les Africains pensent tout bas –, c'est qu'ils se [PAGE 2] croient le peuple le plus intelligent de la planète, et ils sont persuadés que, à ce titre, ils peuvent réussir là où tout le monde a échoué. A nous la quadrature du cercle ! semblaient-ils dire triomphalement, à nous la conciliation des inconciliables ! A nous la colonisation dans l'indépendance !

Il n'y a pas mille façons de maintenir à tout prix un peuple dans le sillage d'une grande puissance : on est contraint bon gré mal gré d'émasculer ses classes dirigeantes par diverses techniques dont la corruption s'est toujours révélée la plus efficiente, d'exterminer son intelligentsia, de terroriser et de marginaliser ses créateurs, d'y ériger une oligarchie bardée de privilèges et docile en réduisant la plèbe à la misère – en un mot comme en cent, de le recoloniser.

N'est-il pas évident aujourd'hui que, quelles qu'aient été les bonnes intentions, dont l'enfer, dit-on d'ailleurs, est pavé, des promoteurs de ce que les Africains viennent d'endurer pendant ces trente dernières années, nous avons vécu la soi-disant coopération franco-africaine comme une tentative de reconquête coloniale, comme la restauration de l'empire français, ô combien anachronique et révoltante en cette fin du vingtième siècle.

La France pouvait négocier en 1955 avec Ruben Um Nyobé au Cameroun, comme la Grande-Bretagne venait de le faire avec Kwamé N'Kruma en Goald-Coast. Elle préféra susciter un Bao-Daï local, à l'image de celui du Vietnam, comme elle avait créé un Ben Youssef l'année précédente au Maroc. Plutôt une créature de l'administration coloniale qu'un leader authentique sécrété par les luttes d'un peuple. [PAGE 3] C'est vrai que le Bao-Daï du Cameroun, au contraire de son homologue du Vietnam, a tenu plus de vingt ans. C'est vrai que lui a succédé un sous-Bao-Daï qui, lui-même, vient de tenir pendant huit ans. Mais au prix de combien de crimes, de combien de forfaitures, de quelles trahisons inexpiables. Mais au prix de quelles souffrances pour les populations, de quels fleuves de larmes pour les paysans écrasés de misère !

Et, au bout du compte, où en est-on aujourd'hui ? On est revenu pratiquement à la case départ : le peuple camerounais a plié l'échine pendant trente ans, mais il n'a jamais abdiqué son droit de propriété sur son destin; pire (ou mieux), il proclame qu'il n'y renoncera jamais. En 1991, le peuple camerounais exige ce que déjà, en 1955, il exigeait : le droit de choisir lui-même, en toute liberté, ses dirigeants. Et que fait le sous-Bao-Daï noir, confronté à ce qui n'est, somme toute, que la revendication banale d'un droit considéré comme allant de soi en cette fin du vingtième siècle ? Il profère des imprécations hors de saison, il tue, il déploie ses régiments, il lance sur les campus ses prétoriens, comme au bon vieux temps de l'administration directe. Néocolonialisme, où est ta victoire ?

Cette coïncidence de notre reparution régulière avec l'accélération de la révolution en Afrique, – et très particulièrement, comme nous venons de dire, en Afrique francophone –, n'a rien de fortuit, cela va sans dire.

C'est un symbole, oh bien involontaire. Nous n'avons pas décidé tout à coup, dans l'improvisation comme tant d'autres qui ne voyaient en nous hier que de doux rêveurs, de prendre le train de la démocratie [PAGE 4] en marche. Simplement, les efforts que nous n'avons cessé de déployer depuis le sabotage dont un certain Elundu Onana s'était fait l'instrument, trouvent aujourd'hui leur couronnement alors que les salves des forces dites de l'ordre assourdissent les campus de Bamako, de Yaoundé, de Kinshasa, et de tant d'autres métropoles francophones.

Le secret de notre force est d'avoir dès le début diagnostiqué et révélé à qui voulait bien nous entendre, au milieu des clameurs, des invectives et des imprécations des faux prophètes et autres imposteurs, d'autant plus effrontés qu'ils étaient plus intéressés, la vraie maladie de l'Afrique : ce n'était pas tant le tribalisme, ni l'arriération de nos sociétés, ce n'était pas tant la démographie galopante, ni même la corruption – Dieu sait pourtant si cette dernière fait des ravages dans nos sociétés, et nous n'avons laissé passer aucune occasion de le crier.

La vraie maladie de l'Afrique, c'est le néo-colonialisme français. Simple comme l'œuf de Colomb. Si néo-colonialisme pouvait rimer avec honnêteté, peut-être M. Pelletier, à l'époque prétendu ministre de la coopération, nous eût-il cités quand il faisait mine en décembre 1989 de découvrir qu'il n'y a pas de développement sans démocratie. Nous le disions, nous, à Peuples noirs-Peuples africains, depuis 1978, quand M. Pelletier usait encore ses fonds de culotte sur les bancs obscurs de l'anonymat.

C'était trop peu dire, au demeurant.

Il n'y aura pas non plus de démocratie en Afrique sans déconnexion de nos Etats à l'égard de la puissance française. Ceux qui pensent ou disent le [PAGE 5] contraire sont de petits rigolos ou des Machiavels de coulisses de ministères.

Il n'y aura pas de démocratie en Afrique sans une révolution dont les remous, les soubresauts, les spasmes peuvent encore faire beaucoup de mal – et, par exemple, porter de nouveaux coups imprévisibles à Peuples noirs-Peuples africains, qui n'est donc pas à l'abri d'autres Elundu Onana. Ce genre de sabotage est le fruit inévitable des liens de dépendance que la France veut maintenir à tout prix avec son Afrique. C'est de là que vient le mal qui asphyxiait peu à peu le continent noir, stérilisait son initiative et sa créativité, paralysait son imagination, anéantissait son dynamisme, minait sa santé en un mot, toutes prérogatives auxquelles le continent aspire aujourd'hui avec une détermination annonciatrice de longues années de confrontation avec ses oppresseurs traditionnels, dont, osons le dire, la France colonialiste au premier rang.

Ne nous leurrons pas en effet : nous ne sommes encore qu'au tout début de la grande saison des tempêtes africaines. Les événements de Bamako, de Yaoundé, de Lomé, et d'ailleurs ... ressemblent fort à ceux qui, aux Etats-Unis, commencèrent en décembre 1955 à Montgomery, Alabama, avec le refus par Miss Parks, une vieille négresse, de céder sa Place à un Blanc dans le bus qui la ramenait chez elle après une dure journée de travail.

Ce fut alors comme une digue qui se rompait et libérait un raz de marée F. Mitterrand et ses conseillers croient, eux, que c'est un torrent tropical qui va bientôt se perdre dans les sables du Sahel, et qu'il n'y a qu'à le laisser pourrir. [PAGE 6]

Que les Africains se souviennent qu'il y eut ensuite Martin Luther King, Malcolm X..., le Black Power, les Black Panthers, bref la révolution noire, quinze années pleines de bruit et de fureur. Eh bien, nous voici en pleine révolution africaine, avec, devant nous, au moins quinze années de boue, de sang et de larmes.

Que ceux qui en doutent encore se mettent donc à l'écoute de Peuples noirs-Peuples africains, et ils verront alors bien des miracles se produire – l'Afrique, ayant secoué définitivement ses chaînes et libéré ses énergies créatrices, bâtir elle-même, et toute seule, comme par miracle, des sociétés harmonieuses (sans tribalisme), des économies prospères (sans subvention ni franc cfa), un idéal d'homme intègre (sans négritude senghorienne) et une image de dignité, aspiration suprême d'un continent dont l'humiliation fut trop longtemps le lot.

On va découvrir avec émerveillement qu'il ne manquait à l'Afrique, pour prospérer, que la liberté.

Pour revenir aux problèmes existentiels de Peuples noirs-Peuples africains, nous venons d'adresser à chacun de nos abonnés une lettre personnelle pour lui expliquer sa situation sur nos tablettes, compte tenu des réaménagements entraînés par nos difficultés des années qui viennent de s'écouler. Nos amis se réabonneront, éventuellement, en tenant compte de ces indications, dont la substance est d'ailleurs très simple : nous avons décidé de compenser le désordre (quand ce ne fut pas le vide) des quatre années qui viennent de s'écouler (1987, 1988, 1989, 1990) par des numéros spéciaux qui seront servis à tous nos anciens abonnés, sans aucune [PAGE 7] contrepartie financière de leur part. Cette opération en est déjà à l'année 1988 – puisque le dernier Spécial (L'Afrique francophone naufragée...) couvrait les nos 63 à 66, c'est-à-dire mai-décembre 1988.[2] Le prochain spécial sera consacré à l'intégralité du récit par Mongo Beti de son voyage de retour au Cameroun après trente-deux années d'exil.

Inutile de dire que nous comptons plus que jamais sur nos amis, abonnés et lecteurs, pour nous permettre de poursuivre cette tâche dont la pertinence et la nécessité ne furent jamais plus manifestes qu'en ce début de l'an 1991. Nous demeurons en effet plus que jamais fidèles à notre éthique originelle : pas de subvention d'aucune sorte ni de nulle part. Plus que jamais, l'argent qui finance la revue sera strictement le nôtre ou celui des recettes de la publication, à moins qu'il ne devienne manifeste un jour que ce financement est définitivement impuissant à faire vivre Peuples noirs-Peuples africains, qui, alors, disparaîtra, point final.

P.N.-P.A


[1] En fait, notre équipement, fruit de conseils peu judicieux, est, comme on dit, surdimensionné. Depuis le dernier spécial (L'Afrique francophone naufragée ...), nous composons et mettons en page tous nos textes nous-mêmes, sur Macintosh II cx, avec Word 4.0, si bien que tant d'autres logiciels acquis à prix d'or (Pagemaker 4.0, Ragtime 3, Textpert 3.5, Works...) ne nous sont d'aucune utilité. En tout cas, surcroît de travail donc pour nous qui n'en manquions déjà pas. Aussi renouvelons-nous à nos amis et abonnés notre prière de ne pas nous adresser de lettres personnelles, auxquelles, de toutes façons, il nous sera matériellement impossible de répondre.

[2] Que ceux de nos abonnés qui se sont déjà étonnés, en recevant le numéro 79, d'un trou de douze livraisons (67-78), se rassurent : il sera comblé peu à peu par des numéros spéciaux.