© Peuples Noirs Peuples Africains no. 79 (1991) 105-126



LIVRES LUS

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HISTOIRE DE RIRE

Odile TOBNER

On se demande s'il vaut la peine de parler du "livre" de Bernard Lugan : Afrique, l'histoire à l'endroit (Perrin, 1989). N'est-ce pas faire trop d'honneur à des élucubrations destinées à sombrer rapidement, et de leur propre fait, dans le ridicule et le mépris. Nul n'est besoin de les y aider.

Bernard Lugan est cependant maître de conférences en Histoire à l'Université de Lyon III. Voilà qui ne fait honneur ni à l'Université française en général, ni, en particulier, aux jurys qui lui ont décerné des titres de "docteur en Histoire" ou de "docteur ès lettres", si peu significatifs que soient ces titres élastiques qui peuvent être décernés à des travaux qui vont du meilleur au pire et au-delà du pire. Ce Bernard Lugan, théoricien de la supériorité collective de l'Occident est quant à lui, personnellement, un minus – ceci explique d'ailleurs cela par besoin de compensation –; ce partisan de l'élitisme, qui mesure le "caractère performant" de facs comme "Dauphine" ou "Assas" au fait qu'"elles ne recrutent guère sous les Tropiques" (p.31), n'est pas agrégé, ce qui n'est pas très bon signe, ce concours difficile étant, en France, une des rares garanties indiscutables de niveau. Pour se pousser dans les hautes sphères de l'enseignement, il a remplacé cette peu réjouissante compétition, où il a dû se casser les dents, par un détour sous les Tropiques et a sévi pendant dix ans à l'Université du Rwanda. On comprend, mieux alors pourquoi les étudiants des Tropiques sont si faibles. Selon l'adage "major e longinquo reverentia", il en est revenu paré des qualités d'"africaniste" et d'"archéologue", dont personne, ne peut dire [PAGE 106] ce que cela peut conférer comme compétence, tant ces domaines ont servi – hélas pour les gens de talent qui s'y consacrent honnêtement – de "refuge des pécheurs" aux rejetons de la bourgeoisie incasables dans des filières sélectives, et qui croiraient déchoir en se consacrant utilement à l'oblitération du courrier. L'Afrique a quand même du bon pour leur éviter cette intolérable issue.

Bernard Lugan peut donc claironner : Ce n'est pas au pillage du sud que nous devons notre prospérité, mais à notre travail, à notre esprit d'invention, à notre génie culturel. (p.266). Cette affirmation, martelée compulsionnellement sur plusieurs centaines de pages, constitue, dans son insistance, à la fois le plus parlant des symptômes névrotiques dans la dénégation-aveu, et un effort assez pathétique d'auto-persuasion selon la méthode Coué.

Quelques détails, en effet, permettent de se faire une idée de la qualité du "travail" de Bernard Lugan. Si son livre regorge de toutes sortes de citations, les références en sont parfois absentes, bévue qu'on ne pardonne guère à un apprenti-chercheur, avant même de vérifier si les citations qu'il fait ont un intérêt quelconque. Une longue citation, p.39, est donnée comme venant de Libération sans autre précision. Paresse ? négligence ? incapacité à prendre des notes utilisables ?; p.50 il cite Ludovic de Varthena, l'un des compagnons de Vasco de Gama, ces propos ne sont assortis d'aucune référence de provenance, peut-être parce qu'ils sont recopiés dans des compilations de dixième main.

Il est vrai que Bernard Lugan supplée largement à l'ingratitude d'un travail méticuleux par un "esprit d'invention" effectivement époustouflant. Il se livre aux p.48-50 à une description du passé des Khoisan, sans aucune référence scientifique autre que "les Européens ont pu observer" mais avec un grand sens du pittoresque qui mériterait qu'on lui confie la rédaction du scénario d'une prochaine Guerre du feu. C'est avec une véritable intrépidité qu'il se livre aux affirmations les plus hardies telle celle selon laquelle les "deux millions de métis du Cap" sont une "population tout à fait originale résultant du croisement de colons hollandais et [PAGE 107] de femmes khoisan (Hottentots)". Ce gros mensonge, inventé par les propagandistes de l'Afrique du sud à destination d'Européens ignares, est destiné à masquer le fait, bien connu des gens un peu curieux d'histoire, de l'introduction massive de populations d'esclaves issus d'Extrême-Orient, d'Inde, d'Indonésie, de Mozambique, d'Angola par les colons hollandais dès le début de leur implantation au Cap. Il n'y a pas un "métis du Cap" sur cent mille qui vienne d'une autre origine que celle de ces esclaves. Les colons hollandais n'eurent guère de contact autre que guerrier avec les Hottentots, qui étaient indomesticables et qui se trouvèrent repoussés dans des "réserves", tels les Indiens d'Amérique du Nord.

C'est en effet à toute une mythologie, de type "western archaïque" que renvoient les fantasmes de Bernard Lugan sur l'Afrique : les pauvres Noirs stupides, les très méchants Arabes, les valeureux et bienfaisants Européens. Nous avons beau être en matière africaine, cela prête à rire dans le discours pseudo-historique, qu'on croirait sorti tout droit des textes frénétiquement racistes qui ont accompagné, depuis le XVIe siècle, la conquête coloniale. Le retour offensif de ce discours, souvent d'une débilité confondante, qui s'en prend violemment, à un "tiers-mondisme" caricaturé pour les besoins de la cause le révisionnisme facile d'une histoire, dont les plus énormes évidences en sont encore à être acceptées par les plus honnêtes, révisionnisme tout à fait grossier chez Bernard Lugan, mieux dissimulé sous un discours scientifique plus "habile" (?) chez beaucoup d'autres – tel cet inévitable J. Marseille, que Lugan cite dévotement –, doivent être signalés. Ils ont de quoi inquiéter. Il faut dire, en effet, qu'ils constituent l'effort de légitimation d'une sujétion renforcée dans tous les domaines. Régression durable qui est la conséquence du processus historique mystificateur des "indépendances" ? Ultime soubresaut d'un impérialisme qui ne veut pas lâcher une proie désormais exsangue et qui met tout son venin dans ce dernier effort voué à l'échec pour cacher ses méfaits ? L'avenir le dira.

On serait tenté d'être plutôt optimiste à lire Bernard Lugan comme risible représentant du "génie culturel" de l'Occident. [PAGE 108] Son génie propre ne va pas, en effet, jusqu'à lui faire parler correctement sa propre langue, mais il lui fait créer des termes qui disent la vérité de son esprit. A la p.17, il nous parle de "péjoration climatique" et à la p.268 de "péjoration de condition". Cette faute répétitive attire l'attention, moins sur sa prétention latinisante et son ignorance du mot "détérioration", purement français et latinisme authentique, même s'il n'est accessible qu'aux connaisseurs, que sur ce qui fait la qualité essentielle, pour laquelle la langue n'a pas de mot, de son esprit, et qui ne peut être exprimée que par ce néologisme d'un comparatif de supériorité dans la bassesse ; une bassesse telle dans la "péjoration" qu'elle va jusqu'à lui faire mentionner ses "amis africains" (p.268) au terme de ce livre-crachat sur l'Afrique.

Odile TOBNER

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Quand l'Etat pénètre en brousse
Les ripostes paysannes à la crise

Ambroise KOM

L'avant-dernier ouvrage de Jean-Marc Ela s'intitulait fort opportunément : Cheikh Anta Diop ou l'honneur de penser. Si l'on devait aujourd'hui écrire un essai sur Jean-Marc Ela lui-même, on pourrait tout aussi bien le titrer : Jean-Marc Ela ou le devoir de penser. En effet, dans une Afrique où nombre d'élites universitaires, affamées par des Etats prébendiers, produisent massivement des textes hagiographiques pour avoir droit de cité dans les systèmes monocratiques qui dévastent le continent, Jean-Marc Ela se distingue comme un penseur [PAGE 109] infatigable, un travailleur intellectuel acharné. Son objectif : rappeler aux oppresseurs et aux dictateurs de tout poil que l'Afrique tremblera quand le petit peuple s'éveillera.

Quand l'Etat pénètre en brousse ...[1] s'intéresse à la paysannerie comme "case in point" car au-delà, c'est le point de vue de tous les laissés pour compte des régimes postcoloniaux qui sont ici décryptés. Pour Ela, les classes dirigeantes en Afrique postcoloniale sont des classes exploiteuses, liées par le nombril au capitalisme périphérique. Tout comme l'Etat colonial hier, l'Etat postcolonial, fait d'intellectuels corrompus, monarques absolutistes, se trouve être un simple instrument de domination et d'inégalité. A coups de motions de soutien, les Etats africains se gèrent comme les patrimoines familiaux à la tête desquels trônent des élus de Dieu, les Moïse de l'Afrique ou les Apôtres de la Paix (p. 50).

Au commencement était le parti unique dont le dirigeant auto-proclamé père de la nation, avait la faculté de penser pour tous en marginalisant par la censure, l'exil et l'intimidation policière tout intellectuel anticonformiste. Ce fut la seule manière d'instituer un régime de consensus. Heureux d'entendre à travers les medias qu'ils contrôlent jalousement l'écho de leurs discours, les nouveaux dirigeants africains refusent d'aborder les questions essentielles pour se satisfaire d'une phraséologie creuse.

Incapables de s'adapter à la modernité, les dignitaires africains enferment les nouveaux Etats dans la sphère du sacré pour mettre leur pouvoir à l'abri de toute contestation. On cultive l'infaillibilité du Chef de l'Etat et l'on invoque l'unanimité négro-africaine traditionnelle pour cautionner l'instauration des pouvoirs personnels et des climats de force. De plus, tout geste du monarque traduit sa sollicitude constante à l'en de son peuple qui a beaucoup de devoirs et presque jamais de droits. En Afrique postcoloniale, poursuit Jean-Marc Ela, on fait croire aux gens que le pluralisme politique est un luxe pour pays riches et que nous sommes faits pour subir [PAGE 110] l'autocratie. La construction nationale n'est qu'un prétexte pour installer ici et là une sorte de stalinisme banania (p.34). Il s'agit pour la bourgeoisie politique improductive mais consommatrice effrénée, de garantir la sécurité du capital extérieur qui lui assure des revenus 10 à 100 fois supérieurs à ceux des masses qu'on exploite impunément.

Jean-Marc Ela propose de démasquer les idéologies du développement qui s'ordonnent autour des mythes de l'unité nationale et de la stabilité. (p.41)

En Afrique, l'Etat nourrit le peuple de mensonges. Car, d'après Ela, une économie de développement ne peut se concevoir sans une analyse qui assume les conflits et les contradictions (p.43) internes au système. Or, ici plus qu'ailleurs, le langage politique est contrôlé, voire confisqué par une poignée de gangsters aux allures de gentlemen. On prétend protéger de précieux acquis alors que s'instituent la corruption et l'impunité.

Pour Ela, le moment semble venu d'interroger les mythes fondateurs de l'Etat postcolonial en tenant compte des attentes et des inquiétudes des sans voix : chômeurs, étudiants, paysans et autres vendeurs à la sauvette. Il faut mettre fin à l'émasculation des intellectuels et des pouvoirs traditionnels qui sont devenus de simples auxiliaires de l'administration : mettre fin au concept de père de la nation à qui le peuple doit tout, y compris l'air qu'il respire. Le désaccord avec l'oligarchie gouvernante ne doit plus être considéré comme signe de délinquance nécessitant une rééducation civique. Bref, halte à l'immobilisme de fait et à l'unidimensionnalité instituée.

Au terme d'un diagnostic serré des dictatures postcoloniales, Jean-Marc Ela en vient à une analyse tout aussi serrée du monde paysan dans les rapports de celui-ci avec l'Etat et le parti. Tout part du principe en vertu duquel le monopole de l'Etat sur le surplus paysan impose un système ou toute contestation doit être écartée. Aussi a-t-on décidé d'encadrer les paysans, c'est-à-dire d'étouffer toute initiative, toute créativité et tout dynamisme interne. [PAGE 111]

Aujourd'hui comme hier, l'agriculture reste organisée sur le modèle colonial. On produit pour l'exportation, pour obtenir les rentes qui permettront de financer les appareils de pouvoir. Une étude récemment publiée montre d'ailleurs que le paysan camerounais perçoit à peine 31,5% du prix de ses produits (Changer le Cameroun-Pourquoi pas ? 1990, p.232). Il se trouve ainsi être le citoyen le plus taxé. Ela montre comment les offices de commercialisation ont institutionnalisé l'exploitation des paysans. Car si les gouvernements africains tiennent, c'est très souvent grâce au travail des paysans. La pauvreté rurale, loin d'être une fatalité de la nature, résulte donc d'une stratégie de domination savamment mise au point par les classes qui ont fait main basse sur l'Etat. C'est dire que pour le paysan africain, la crise n'est pas conjoncturelle mais se vit de manière permanente.

Depuis toujours, en effet, le travail du paysan a été détourné pour l'érection des palais de marbre occupés par des potentats fêtards invétérés et vulgaires adeptes de la politique du ventre, qui ne légueront à leur peuple qu'une société de corruption et le souvenir des camps de torture (p.137). Pour survivre et pour résister à l'aliénation, le paysan a dû s'armer contre certains projets imposés d'en haut. Il a développé des cultures vivrières et mis au point des réseaux clandestins de commercialisation. Ce qui a engendré des conflits entre lui et le représentant de l'Etat.

Jean-Marc Ela s'inscrit également en faux contre les thèses de René Dumont reprises par Houphouët, Biya, etc., thèses qui préconisent une sorte de despotisme des complexes agro-industriels contrôlés par ceux que l'auteur appelle cultivateurs aux souliers vernis, ou par des trusts internationaux. Pour Ela, le salariat agricole consacre la fin de la paysannerie et confirme l'exploitation de l'Etat et des trusts multinationaux qui prennent ainsi la relève des sociétés concessionnaires. L'auteur cite à juste titre les misérables conditions des ouvriers de la CDC, d'Hévécam, de la Sosucam, de la Socapalm, etc.

La marginalisation du monde rural se confirme aussi avec l'apparition des revendeuses et d'autres intermédiaires. Le développement d'une agriculture sans paysans, du fait de [PAGE 112] l'extension de l'agro-industrie, engendre les sous-prolétaires qui encombrent les agglomérations urbaines. L'on se rend rapidement compte que travailler dans une plantation agro-industrielle ne permet jamais d'accéder à la promotion rêvée. Le capitalisme agraire prolonge la logique de l'Etat post-colonial et institue l'exploitation à domicile. Il s'agit ni plus ni moins d'un nouvel esclavage.

La conclusion à laquelle aboutit Jean-Marc Ela est on ne peut plus accablante. Depuis trente ans, le paysan d'Afrique noire travaille pour nourrir ceux qui vivent à l'ombre du pouvoir. Dans nombre de cas, la terre qui était entre les mains des paysans est devenue, par décret, la propriété de l'Etat. Lequel Etat a fait la preuve de son inefficacité et de son incompétence dans la gestion de l'économie du pays. Retranchés derrière un totalitarisme bureaucratique, les Africains sont en train de reproduire les résultats désastreux de l'agro-business d'Amérique latine.

La situation est d'autant plus dramatique que l'Etat qui veut tout régenter se refuse à tout débat libre sur démocratie et développement. Tout se passe comme si en dehors des savoirs et des pratiques étatiques, tout est déviance, indocilité, désordre, subversion et même folie. Après la violence coloniale, le dynamisme du petit peuple a été étouffé par les prébendiers de l'indépendance, instigateurs d'un gangstérisme d'Etat.

Au moment où les bunkers de marbre se fissurent sous la poussée des masses démunies en quête d'un espace de liberté, le livre de Jean-Marc Ela est d'une opportunité prophétique. Quiconque s'intéresse un tant soit peu aux mutations actuelles sur le continent noir ne peut s'empêcher de lire et de méditer l'ouvrage d'un sociologue qui n'a cessé de nous surprendre par la profondeur de ses analyses.

Ambroise KOM
[PAGE 113]

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A PROPOS D'UNE AUTRE GUERRE DU GOLFE (869/255 DE L'H., 883/270)

Laurent GOBLOT

"Un groupe de quatre mille hommes attaque les rebelles. L'armée Zendj n'a que trois sabres, et on voit l'un des insurgés s'élancer dans le combat armé d'une assiette".
Alexandre Popovic, La révolte des esclaves en Iraq au IIIe/IXe siècle.

Comme l'actuel conflit du Colle causé par le pétrole, que l'on appelle or noir, le conflit auquel Bagdad eut à faire face alors, au IXe siècle de notre ère, fut causé par une autre richesse, le sucre, dont la culture, sur de grandes surfaces, avec des esclaves noirs, avait été importée de l'Inde.

La Guerre des Zendjs commença l'année même de la mort de Abu Utman Amar ibn Bahr Al Djahiz (voir le Dictionnaire de la Négritude de Mongo Beti et Odile Tobner, éd. L'Harmattan, p.92), mais il ne faudrait pas voir dans son livre Fierté du Soudan vis-à-vis des Blancs[2] et la Guerre des Zendjs un rapport de cause à effet – bien que les insurgés aient fait de la ville de Djahiz Basra une de leurs places fortes. La guerre des Zendjs avait été précédée d'une révolte d'esclaves africains à Médine en 762; à Basra même, il y a eu des révoltes africaines en 70/689 et 77/696. [PAGE 114]

La guerre des Zendjs est l'équivalent, pour Bagdad en 869, de la révolution haïtienne de Toussaint-Louverture en 1793 pour les Français. A ceci près qu'elle se produit dans l'empire lui-même, qu'elle parvient à entraîner les "petits Blancs" de ce temps-là, et enfin qu'après elle, la culture sucrière sera effacée de la région; les Arabes ne cultiveront le sucre qu'au Maroc, avec les mêmes procédés – en employant comme contremaîtres des Européens dont la férocité provoqua d'autres rébellions à l'issue desquelles ces derniers s'emparèrent de la ressource et des marchés, pour les exploiter sur une plus grande échelle; en ce sens, la guerre des Zendjs aura, à l'inverse du conflit actuel, eu un résultat positif dans la région du Golfe.

Il y eut un Etat Zendj avec sa flotte, son armée, son commerce, sa diplomatie, qui put battre monnaie (261-264 de l'Hégire), qui menaça La Mecque et Bagdad, et mit à mal la dynastie des Abbassides. Les Editions Geuthner (Paris, 1976) ont publié un livre d'Alexandre Popovic sur ce sujet.

ILS SE PLAIGNENT DU C.N.N.

A la suite de l'actuelle guerre du Golfe, des journalistes – Claude Hudelot, Jean Lebrun... – se sont plaints amèrement des émissions de C.N.N., qui faisaient vivre le monde entier avec une oreille et un œil américains, sans se rendre le moindre compte que leur plainte occasionnelle était encore bien plus fondée pour les Africains au sujet des émissions françaises, depuis que la francophonie existe.

Au sujet de l'ancienne guerre du Golfe – qui a nom "Guerre des Zendjs", Zendj serait, chez les Arabes, un nom péjoratif d'origine éthiopienne, du verbe "zanega" signifiant baragouiner, bredouiller, ânonner... – on ne peut que comparer avec l'actuelle guerre du Golfe; les événements de 869-883 sont enregistrés par les dominants de l'époque, avec leur optique.

Il n'est que de comparer ce qu'en disent Al Mas'udi, Al Tabari, Al Biruni, Ibn Hazm, etc., qui sont repris par Devic, Ferrand, Quatremère, Gaudefroy-Demombyne, etc. Et il suffit de comparer les uns et les autres avec ce qu'a publié Présence [PAGE 115] Africaine, numéros 94 et 98, sur la guerre des Zendjs et les plantations de canne à sucre, sous la signature de Oruno D. Lara, qui mériterait d'être republié aujourd'hui sous le titre La première guerre du Golfe (869-883).

Ce que j'écris à propos de la première guerre du Golfe, on peut le dire aussi à propos de Djahiz, sur lequel on s'exprime avec le même ethnocentrisme, en reprenant en Europe les mêmes stéréotypes qui sévissaient de son temps... Sauf Charles Pellat et Alexandre Popovic. Ce dernier, par exemple, écrit qu'il est intéressant qu'Al Djahiz mentionne également cette révolte (celle de 75/694) dans son épître sur les mérites des Noirs[3]. Il n'écrit pas Supériorité des Noirs sur les Blancs, comme d'autres.

INTERPRETATIONS DE DJAHIZ

Même Charles Pellat, que je n'ose pas critiquer, car il aime Djahiz qu'il connaît le mieux, je le suspecte pourtant, tout en pensant que c'est peut-être moi qui me trompe ...

Djahiz les (les Noirs) cite assez souvent, mais ce n'est certainement pas à eux qu'il songe en écrivant son épître sur le mérite des Noirs.[4]

Pourquoi écrit-il la même chose que Bernard Lewis dans Race et couleur en pays d'Islam en termes moins choisis ? Dès le [PAGE 116] titre, Fakhr as Sudan ..., il s'agit bien du Soudan, et non de la Chine ou de l'Inde; il s'agit des mérites du Soudan, et non des mérites des Zendjs, mot qu'il n'emploie pas dans son titre. L'emploie-t-il dans son texte ?

J'entends bien qu'il y a un curieux passage du Fakhr as Sudan... que cite ainsi B. Lewis :

Il y a plus de Noirs que de Blancs, plus de pierres que de boue, plus de sable que de terre, plus d'eau salée que d'eau douce .

Et B. Lewis ironise : Les Noirs sont plus nombreux que les Blancs si, comme Djahiz, on y inclut les habitants de l'Inde, de l'Asie du Sud-Est et de la Chine (!).

Cette ironie facile me paraît établie sur un ethnocentrisme à la fois géographique et historique, qui ne cherche pas à se mettre au temps et à la place de Djahiz; à son époque, l'Indochine était occupée par la civilisation du Champa depuis le IIIe siècle de notre ère, dont la sculpture montre un type humain très proche de celui des Africains, qu'on peut voir au Musée Guimet, à Paris, culture dont les peuples étaient originaires de l'Inde.

Djahiz a pu prendre, de ce nom, Cham, et de cette apparence, l'idée que ces gens étaient des Noirs. Au temps de Djahiz, le Pacifique, la région la plus à l'est qu'il connaissait, se nommait la mer de Chine, dont les îles innombrables sont toujours peuplées de Noirs. Djahiz savait que la terre est ronde, et comme les régions les plus à l'est et les plus à l'ouest sont peuplées de Noirs, il pouvait penser que le secteur inconnu l'était également. Sans doute, Mas'udi reproche à Djahiz de s'occuper de géographie sans avoir suffisamment voyagé; mais est-ce une raison pour ne pas prendre au "sérieux" le Fakhr as Sudan..., et pour dire qu'il ne concerne pas les Noirs ?[5]

Est-ce à cause de cette réputation d'humoriste que le Fakhr as Sudan... n'est toujours pas traduit, alors que Le livre de la [PAGE 117] Couronne l'est, bien qu'il soit seulement "attribué" au grand écrivain basrien ?

Devic, le premier auteur européen qui, à ma connaissance, parle de ce texte de Djahiz, fait deux choses que Charles Pellat aurait évitées : il cite le titre Supériorité des Noirs sur les Blancs en 1884, et il conclut ce passage par un proverbe arabe insultant : Affamé, le Zendj vole; rassasié, le Zendj viole, qui a peut-être un rapport au temps de la guerre des Zendjs, et qu'on rencontre partout, écrit Alexandre Popovic.

Djahiz a décrit deux villes, Basra et Al Ahwaz; ces descriptions, à travers leurs traductions, laissent peut-être entrevoir le "sérieux" de Fakhr as Sudan ... Il conclut le portrait de la ville de Basra par cette mention curieuse : ... et on y fait des émeutes extraordinaires. Mas'udi, Tabari auraient employé d'autres adjectifs : épouvantable, effroyable, atroce. Quant à la seconde cité, Al Ahwaz, qui est une ville de garnison, fondée pour surveiller les esclaves noirs des plantations de canne à sucre, il en fait un lieu repoussant : Les enfants n'y ont pas de bonnes joues roses, ni rien d'approchant... Cette ville est une machine à tuer les étrangers.

Quelle impudence ! Voilà qu'il prétend mieux comprendre Al Djahiz que les meilleurs arabisants ! ... Revenons au Golfe

Pendant l'actuel conflit, dans l'océan de bêtise aux accents du C.N.N. – mais l'information européenne était-elle meilleure ? – un des rares bémols a été apporté par Julia Wright, journaliste américaine, dans Le Monde du 9 février, sous le titre : Américains, mais noirs :

En 1940, mon père, le romancier noir américain Richard Wright, pouvait faire dire au jeune héros noir d'Un enfant du pays, à la vue des prouesses d'un aviateur : "J'apprendrais vite à voler dans un de ces trucs si on me laissait".

Cinquante ans et trois grandes guerres plus tard, il faut vraiment bien chercher pour trouver un visage noir parmi les pilotes américains dans le Golfe montrés à la télévision. Et, pourtant, les Noirs américains, qui constituent aujourd'hui 12 % de la population des Etats-Unis représentent 25 % des troupes américaines dans le désert. [PAGE 118]

L'opposition à cette guerre chez 51 % des Noirs américains (sondage cité par Time (4 février) s'explique, premièrement, par le souvenir cuisant d'avoir « servi de chair à canon » au Vietnam; deuxièmement par le fait que la communauté noire est proportionnellement plus atteinte par le chômage, la drogue, le sida et la mortalité infantile que la communauté blanche (même l'espérance de vie est en baisse pour les Noirs américains ... ); troisièmement, parce que ce sont les meilleurs éléments de la communauté noire qui tendent à se porter volontaires pour échapper à l'engrenage de la délinquance et de la pauvreté.

Parmi les leaders noirs, les uns seraient plutôt rassurés que vingt-six des quatre cent sept généraux de l'armée américaine (dont le général Powell) soient noirs, mais les autres font remarquer que la masse des troupes noires se retrouvent traditionnellement dans l'armée de terre, exposées aux pertes les plus élevées, et que le retour au pays dans la récession qui s'installe risque d'être aussi décevant qu'il l'a été pour d'autres vétérans noirs d'autres guerres.

Laurent GOBLOT

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QUESTIONS AFRICAINES ET LANGUE DE BOIS MARXISTE

Guy Ossito MIDIOHOUAN
Ancien secrétaire général de la Fédération des Etudiants d'Afrique Noire en France (F.E.A.N.F.), le mathématicien guinéen Sékou Traoré est l'auteur de plusieurs ouvrages sur les problèmes politiques africains : Responsabilités historiques des étudiants africains (Paris, Editions Anthropos, 1973), Afrique socialiste (Paris, Editions Anthropos, 1979), Les intellectuels africains face au marxisme (Paris, Edition L'Harmattan, 1983), La Fédération des Etudiants d'Afrique [PAGE 119] Noire en France (Paris, Editions L'Harmattan, 1985). Le dernier en date, Questions africaines (Paris, Editions L'Harmattan, septembre 1989), se situe dans la droite ligne de ses opinions marxistes et se propose "de répondre à des questions posées à l'auteur par des militants africains (de quel mouvement ? on n'en sait rien), questions relatives à la francophonie, aux langues nationales africaines, aux prix littéraires, au rôle des intellectuels africains dans le processus révolutionnaire (lequel ? on n' en sait rien), à l'O.U.A., etc.". Cela donne un petit livre de 82 pages qui ordonne les réponses en trois chapitres.

Intitulé La néo-colonisation de l'Afrique le chapitre 1 donne une brève définition du néocolonialisme avant d'établir une liste détaillée de ses instruments et de se pencher plus particulièrement sur l'intervention du Fonds Monétaire International dans les affaires intérieures des pays africains, sur les sommets franco-africains, sur la francophonie avec ses différentes organisations et associations face à l'épineux problème des langues africaines et enfin sur les déchets toxiques déposés en Afrique par l'impérialisme.

Le chapitre 2, pour condamner la récupération des intellectuels africains par l'impérialisme, s'intéresse aux écrivains africains lauréats du Grand Prix littéraire de l'Afrique noire de l'A.D.E.L.F. (Association des Ecrivains de Langue Française), aux intellectuels africains fonctionnaires dans les organisations internationales et aux anciens militants de la F.E.A.N.F qui ont trahi la révolution africaine en se ralliant aux gouvernements africains réactionnaires.

Quant au chapitre 3, il s'en prend aux principes de non-subversion de la Charte de l'O.U.A.; des principes contraires au panafricanisme tel que conçu par Kwame N'Krumah et qui ont entraîné la fin du soutien aux réfugiés politiques et aux partis progressistes africains. Il réclame l'abrogation de ces principes réactionnaires et se prononce pour une O.U.A. des peuples et non des Etats.

La conclusion générale montre bien la légèreté de l'ouvrage. C'est un énoncé des quatorze propositions devant [PAGE 120] permettre à l'Afrique de se libérer de l'impérialisme et du néo-colonialisme et d'accéder à une indépendance véritable :

1) Dénonciation par les Etats africains des mesures préconisées par le Fonds Monétaire International;

2) Dénonciation de la francophonie et adoption, développement, transcription et enseignement des langues nationales africaines;

3) Non-participation des chefs d'Etat africains aux sommets franco-africains et aux sommets francophones;

4) Retrait des Etats africains de l'Agence de Coopération Culturelle et technique (A.C.C.T.);

5) Démission des intellectuels africains du Haut Conseil de la Francophonie;

6) Démission des écrivains africains de l'Association des Ecrivains de Langue Française (A.D.E.L.F.) et création d'une Union Panafricaine des Ecrivains;

7) Retrait des universités africaines francophones de l'Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue Française (A.U.P.E.L.F.);

8) Dénonciation par les Etats africains du traité instituant le Conseil Africain et Malgache pour l'Enseignement Supérieur (C.A.M.E.S.);

9) Retrait des maires africains francophones de l'Association Internationale des Maires Francophones (A.I.M.F.);

10) Refus de l'entreposage des déchets toxiques en Afrique;

11) Refus par les écrivains africains du Grand Prix littéraire de l'Afrique noire de l'A.D.E.L.F. et création d'un Grand Prix Littéraire de l'O.U.A.;

12) Non-participation des intellectuels africains (notamment des anciens militants de la F.E.A.N.F.) aux gouvernements néo-colonialistes africains;

13) Abrogation des alinéas 2 et 5 de l'article 3 de la Charte de l'O.U.A. relatifs aux principes de non-ingérence et de non-subversion;

14) Transformation de l'O.U.A. en une O.U.A. des peuples.

"Ainsi, ajoute l'auteur pour terminer, l'Afrique, totalement indépendante et unie, se développera économiquement, [PAGE 121] culturellement et socialement et, dans un délai relativement court, se classera parmi les plus grandes puissances mondiales " !

Cette manière de conjurer nos maux par des mots, sans jamais poser les vrais problèmes et en proposant des solutions de bonimenteur, laisse le lecteur quelque peu perplexe. Certes, tout n'est pas à rejeter dans ce livre et le désir de l'auteur d'aider l'Afrique à recouvrer sa dignité et sa place dans le concert des nations est tout à fait digne de respect. Mais le discours est, à proprement parler, ahurissant par son caractère schématique, dogmatique, brutal. C'est l'exemple parfait du vieux discours stalinien qui fonctionne par anathèmes, prescriptions et injonctions, et qui s'autorise d'un manichéisme réducteur pour éluder les problèmes les plus complexes. Si Sékou Traoré donne l'impression que les problèmes qu'il soulève sont très simples à résoudre, c'est qu'il ne prend pas la peine de les étudier vraiment, dans toutes leurs dimensions, qu'il se contente d'une analyse superficielle qui laisse intactes ses propres idées reçues et qui n'avance le lecteur à rien.

Car, à quoi cela nous sert-il, aujourd'hui encore, d'aborder les questions africaines à travers le schéma Afrique/Occident, Noir/Blanc, Révolution/ Impérialisme ? Voici trente ans qu'unanimement nous accusons l'Occident, les Blancs, l'Impérialisme ("aux mains gantées de sang") d'être la cause de nos malheurs et cela n'a rien changé à nos conditions de vie; au contraire, nous ne cessons de nous enfoncer et notre image internationale est plus pitoyable que jamais. Le moment est venu pour l'Afrique de comprendre que le mal, ce n'est pas que l'autre, ce n'est pas toujours l'autre, qu'il est aussi, pour une large part, en nous-mêmes et qu'il demande à être diagnostiqué et soigné.

Il ne suffit plus aujourd'hui d'affirmer "se placer du point de vue du militant africain politiquement engagé dans le combat anti-impérialiste et anti-néocolonialiste", de dogmatiser au nom de "la révolution africaine" pour détenir la vérité. A vrai dire, ce mot révolution n'impressionne plus personne dans notre continent d'échecs et de confusion. Ce dont nous avons véritablement besoin pour sortir de l'ornière, c'est [PAGE 122] d'une pensée libre, exigeante et audacieuse, et non du ressassement stupide d'une langue de bois prétendument "révolutionnaire".

Guy OSSITO MIDIOHOUAN

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DEUX ROMANS HISTORIQUES

Laurent GOBLOT

"Je perds les notions de temps et de lieu. Je me sens suspendu sur une nappe de peur dans un univers d'hostilité".
Joseph Cinque, Le Nègre de l'Amistad.

Pour nous rendre les notions de temps et de lieu, chez les Noirs comme chez les Blancs, les romans historiques sont nécessaires.

A la Libération, j'ai réagi pour la première fois à la présence des Africains en France. Dans un trolleybus de Lyon, de jeunes Africains très gais entrèrent dans le véhicule, et ma tante, assise près de moi, me raconta qu'un jour de grève, pendant l'occupation nazie, quatre Noirs firent grève. L'occupant leur demandant pourquoi ils ne travaillaient pas, ils répondirent : "Le maquis l'a dit !" ils furent aussitôt fusillés. La gaieté de ceux qui étaient devant nous, et en même temps ce souvenir de ma tante, me changèrent. J'y repensais en lisant L'étoile noire de Michèle Maillet, F. Bourin éd., 1990, roman sur une Antillaise en déportation, prise chez une famille juive où elle travaillait. Le livre est dédié à son père. A l'inverse de ce qui se passe souvent, la page de couverture que l'éditeur [PAGE 123] consacre au roman n'offre rien à redire, et je ne prétends pas faire mieux :

Décembre 1943, près de Bordeaux : parce qu'elle travaille dans une famille juive, Sidonie, jeune Antillaise, et ses deux enfants sont arrêtés par les Allemands. L'effroyable déportation ne s'achèvera pour elle que dans l'horreur du camp de Ravensbruck.

Arrivée au camp, Sidonie va secrètement consigner dans un petit carnet tout ce qu'elle voit et ce qu'elle éprouve : le désespoir et l'avilissement des prisonniers; son amitié avec Suzanne, jeune et généreuse résistante dont la force de caractère l'impressionne; son incommensurable douleur à la mort de l'un de ses enfants et à sa séparation d'avec l'autre; sa foi chrétienne, personnifiée par la Vierge Marie, modèle de l'amour maternel. Enfin, elle raconte Agénor, le dieu noir, qui ressuscite peu à peu en elle le passé tragique de sa race, d'esclavage en colonisation, et aussi la puissance rebelle de la négritude.

Ce roman si vrai, si poignant, imaginé à partir de faits authentiques, nous révèle un aspect inconnu de la Seconde Guerre mondiale : que les Noirs, eux aussi, ont été victimes de la barbarie nazie.

Née à la Martinique, Michèle Maillet a travaillé quatre ans à la télévision. Elle est aujourd'hui comédienne et écrivain. Elle a déjà publié une autobiographie : Bonsoir, faites de doux rêves. L'Etoile noire est son premier roman.

J'avais déjà vu une estampe abolitionniste représentant la mort du capitaine Ferrer, le capitaine de "l'Amistad", et les Africains révoltés qui avaient reconquis le navire, obtenant finalement leur retour en Afrique.

Melville J. Hreskovits écrit, dans L'héritage du Noir (1941), à ce propos :

    Les récits fourmillent à tel point de récits de soulèvements, révoltes en tous genres, grèves de la faim, suicides, qu'il est surprenant que la thèse de la docilité de l'Africain ait pu prendre corps.
[PAGE 124]

Dans son troisième roman, dédié "à la mémoire de son père, qui croyait irrévocablement à la Constitution des Etats-Unis d'Amérique", Barbara Chase-Riboud replace l'importance de l'événement dans l'histoire de la nation, et cela vous saisit comme si vous étiez un témoin au procès.

On peut ajouter à ce que dit M.J. Herskovits que justement, c'est à cause de l'occultation de l'histoire des noirs par les manuels officiels que le mythe de leur docilité à corrompu nos cerveaux.

D'où la nécessité de ce roman, pour les Blancs.

Roman qu'il ne faut pas prendre pour une "fiction". La Virginienne, La grande sultane sont des œuvres qui ont nécessité les recherches les plus consciencieuses. Elles apparaissent aussi dans celle-ci, en Afrique comme aux États-Unis.

Cet événement mettant en cause trois puissances – l'Angleterre abolitionniste, les U.S.A. et l'Espagne, métropole de Cuba –, le bateau étant espagnol, les insurgés ont conservé deux Blancs pour guider le navire en Afrique. Ceux-ci étant parvenus à les amener sur la côte américaine, un procès en résulte, qui préfigure dès 1839 la guerre de Sécession.

En attendant le procès, on les a exhibés, comme on le faisait alors au jardin des Plantes de Paris. L'auteur publie leurs portraits, dessinés en ombres chinoises lors de ces exhibitions, et elle imagine une discussion à ce propos, dans un refuge du "chemin fer clandestin" :

    – C'est un scandale ! déclara Henry Braithwaite, ses abondants favoris bouclés tremblant d'indignation. Exhiber des hommes comme des animaux en cage... faire payer l'entrée ! Prendre des empreintes pour des masques ! Ce vieux bandit de Pendleton vendrait sa propre mère ! On raconte en ville qu'il projette de faire un musée itinérant. J'ai entendu dire que le sculpteur qu'il a engagé a failli asphyxier un des Africains. Et maintenant, voilà ce Dr Fletcher qui se présente comme un phrénologiste de New York et prend leurs mensurations crâniennes pour deviner leur caractère ! Il est vrai que nous ne comprenons pas leur langue mais il est évident qu'ils en ont une – ce qui signifie que nous devons trouver un [PAGE 125] interprète sans délai ! Sinon, ce ne sont plus que de misérables curiosités, pas même des humains. Imaginez... une exposition voyageant dans tout l'est du pays et jusque dans les territoires !

    Increase Braithwaite échangea un regard avec Vivian. Elle espérait qu'en dépit de sa fascination pour l'Amistad, Vivian tiendrait sa langue. Mais c'était trop demander.

    – Ce n'est pas de la curiosité malsaine, dit Vivian, butée. Chaque jour j'avais l'impression que si seulement j'avais eu la... clé pour libérer la parole de Cinque, pour débloquer son terrible mutisme, j'aurais pu répondre à la question.

    – De quelle question s'agit-il, ma fille ?

    – Je ne sais pas, dit Vivian.

    Elle décrit l'attente de Joseph Cinque (son nom d'esclave retenu au procès, mais Sengbe Pieh en Afrique), et la défense des insurgés par le cinquième président des U.S.A., John Quincy Adams – est-ce un parent de l'Anglais qui reçut Jefferson en Angleterre dans La Virginienne – dontle talent remporta l'acquittement :

    « C'est dur à comprendre et plus dur encore à supporter. Je commence à douter de moi. Je perds les notions de temps et de lieu. Je me sens suspendu sur une nappe de peur dans un univers d'hostilité. Je reste assis jour après jour, la tête et les mains vides, à attendre Je ne sais quoi, tandis que reprennent les défilés de visages blancs, curieux et repoussants, comme une invasion de sauterelles face auxquelles tout ce qu'on peut faire est d'attendre qu'elles passent, en se cachant, tandis qu'elles ravagent l'œuvre de notre vie. Je deviens morbide. Je me vois au milieu d'une procession sous un vaste linceul, le corps oint d'huile de palme, entouré de mes parents et de ceux de mon peuple. je vois le prêtre qui implore les pierres sacrées et appelle sur moi les faveurs de l'esprit poro : « Père Siaffa, laisse cela parvenir jusqu'à Toi, laisse-le parvenir jusqu'à Kanga; laisse-le parvenir au sommet du Très-Grand. C'est ce que Levi a fait descendre voilà [PAGE 126] enfants, que nous tirons aujourd'hui du Poro, ne permets pas qu'il leur arrive du mal; ne permets pas qu'ils tombent des palmiers; fais-leur des corps puissants; donne-leur la sagesse de veiller sur leurs enfants; fais qu'ils suivent le bon chemin; permets-leur de devenir des hommes ! ». Je me vois lié par des fils et de la mousse aux autres initiés. Je sens en moi un élan d'affection pour les hommes qui m'entourent. Nous sommes une seule chair et un seul esprit. Ils ne m'abandonneront pas et ne me trahiront jamais.

    « Je combats le mal du pays chez mes hommes à grand renfort de cruauté et de dérision. Ils pleurent mais je refuse de les écouter. Car si l'Amérique brise nos esprits, sape notre volonté, pervertit nos souvenirs, nous n'accomplirons jamais le Retour. Alors je deviens froid et insensible, dissimulant mon désespoir pour le tuer chez les autres. jusqu'à aujourd'hui, je me jugeais à l'abri de la mort et même de la tragédie. Mais de plus en plus je commence à voir que l'homme est une créature si dangereuse qu'il n'y a pas de limites à sa cruauté ni de moyen de lui échapper.

    « Les hommes se languissent des femmes. Souvent dans la nuit la sombre grange se réchauffe sous l'effet d'une brise chargée de senteurs familières qui, venues d'une savane lointaine et familière, m'étreignent et bondissent comme dans une embuscade des bords de la rivière Kalwara. Je suis chez moi. »

La couverture du livre représente Sengbe Pieh, d'après une charmante aquarelle faite d'après le modèle, revenu dans sa patrie; elle montre le héros du roman vu par un abolitionniste, sûrement...

Laurent GOBLOT


[1] Quand l'Etat pénètre en brousse ... Paris, Karthala, 1990, 268 p.

[2] Premier texte qui prétende discréditer ce que les Blancs pensent des Noirs. Il s'agit du vrai titre; je l'ai d'abord connu sous la forme Fakhr as Sudan wala al buldan, puis, ayant trouvé le texte original, j'ai appris la ressemblance entre al buldan, les pays, et al bidan, les Blancs. Ce texte est répertorié sous le titre Tria opuscula, imprimé à Leyde (Hollande) à la bibliothèque des Langues Orientales.

[3] Il y a une lacune, dans L'image du Noir dans l'art occidental, l'absence de Djahiz et de son texte. Pourtant, si l'on excepte Esope, c'est le premier écrivain à s'être préoccupé de l'image des Noirs pour les autres peuples; son texte a été pris au sérieux par les Arabes, qui l'ont imité jusqu'à cinq siècles après sa mort.

[4] Il y a pourtant au moins un passage qui ne concerne qu'eux dans le texte de Djahiz, celui où il s'en prend au mythe de Cham, dont il écrit : La couleur noire ne saurait être une punition.

[5] Mas'udi reste mesuré envers Djahiz, mais Ibn Qutaiba, son ennemi personnel, déblatère : Le plus grand menteur que l'Islam ait connu.