© Peuples Noirs Peuples Africains no. 79 (1991) 53-70
(Nouvelle)
José LE MOIGNE C'est un désert vrai que le ventre de ma mère. Un paysage plat où souffle en permanence le chaud comme le froid, un monde étrange peuplé d'une faune grouillante, vipères, scorpions et tarentules qui m'accompagnent sous les pierres, un lieu où je ne risque malgré tout ni la faim ni la soif, car j'ai été pourvu pour mon voyage jusqu'à la ligne d'horizon de tant de provisions qu'elles me sont à la fin un fardeau. L'espace qui brûle devant moi ondule. J'observe, les yeux mi-clos, mes mains tendues vers la lumière, toutes phalanges jointes. Quelques moutonnements lourds, légèrement tremblants et des lignes profondes figurant le tracé de fleuves asséchés. Dès lors, pourquoi vouloir donner un nom à ce qui ne sera jamais qu'une idée de relief. Ici, taraudé par la peur, les ombres se figent dans le sel. Je bois du sable à même le vent, et je n'avance pas. Voici venu le temps de la longue durée.
Je ne l'attendais plus et le voilà venu; or, malgré tous mes efforts fébriles, ni la tranquillité, ni le recueillement ne s'installent vraiment. Progressivement, à la mesure de la montée du soir, s'élève en moi un désir de paix, l'impérieuse nécessité de figer le moment en un instant parfait, dans le profond renoncement du lendemain matin, comme si la vie ne se composait pas d'une suite infernale de jours et de nuits que rien, hormis peut-être la mort, ne saurait arrêter. Lorsque je me réveille, ayant évacué toute trace de rêve, je suis si lourd de [PAGE 54] solitude et de terreur qu'il me faut bien considérer cela comme le début d'une habitude. Chaque bruit, fût-il le plus infime, devient tout à la fois très dissonant et familier. Or, le hasard ayant voulu que je vive depuis peu dans une propriété dont le parc demeure éclairé jusqu'aux premières lueurs du jour, la lumière qui passe au travers de mes volets mal clos m'interdit le refuge tellement souhaité dans le ventre attiédi de la nuit. Zombi tassé contre le mur, je reste prisonnier au profond d'un caveau d'où filtre quelque chose du dehors par l'interstice d'une dalle, trop lourde pour que je puisse espérer seulement l'ébranler.
La venue de l'hiver me réserve chaque fois une manière de paix.
Une douce atonie tranquille et cotonneuse, apaise l'insomnie.
Que dire de toutes ces pages blanches, de leur incantation. Il faudrait
posséder l'œil exercé d'un gabier d'artimon pour seulement
pressentir une barque à l'horizon. C'était à
Orléans, un vendredi en fin d'après-midi. En cherchant mon
courrier, je trouvai dans ma boîte aux lettres un avis de passage. Je
courus à la poste me faire remettre le télégramme. Il
venait de Brest et son laconisme choisi charriait une souffrance qui se cachait
derrière les mots : "Alain décédé, désespoir
complet, Maman".
* * A quoi bon à la fin cette montée de souvenirs ? Mon père venait d'atteindre sa cinquantième année et sa mort, bien qu'on n'en parlât jamais, semblait, sournoisement, comme attendue. Des voisins, nous n'avions guère d'amis, affirmaient, sans même se cacher, que c'était la meilleure chose qui pouvait arriver. De quoi se mêlaient-ils, ces donneurs de leçons. Je me demande s'ils aimèrent jamais.
Dès le matin venu, nous partîmes, ma femme, mon fils et moi dans notre 4 L bleue. A cette époque, la route de Bretagne [PAGE 56] n'était pas ouverte comme aujourd'hui. Il fallait traverser des dizaines de villes et comme je ne conduisais pas encore, j'avais plus que le temps d'évoquer le passé. Curieusement, aucune image ne s'imposait à moi. Je me contentais simplement de penser : "Mon père est mort, tout est fini pour lui." C'était une hébétude. Au passage, nous laissâmes l'enfant chez sa grand-mère maternelle. J'avais l'ardent désir de voir une dernière fois mon père, mais ce léger retard dans le fond m'arrangeait. Ainsi, j'éviterais la toilette du corps, l'ultime rasage du cadavre et son habillement, toutes ces obligations qui m'incombaient en qualité de fils aîné. Je n'avais jamais vu de mort de ma vie et c'est bien là ma seule excuse. Quelle âme secourable s'en chargea à ma place, je ne le sus jamais.
Lorsque nous arrivâmes, mon père n'était pas exposé, comme je l'espérais sur son lit d'apparat, vêtu du costume bleu qu'il avait revêtu le jour de mon mariage, avec entre les mains le crucifix de bois noir que ma mère gardait en permanence dans le fond de l'armoire. Aucune bougie non plus ne brûlait près de lui. Les Pompes funèbres étaient déjà passées et sur la couche il n'y avait qu'une boîte oblongue de bois à peine verni, qui ressemblait à s'y méprendre à une caisse de fusil, le cercueil des pauvres.
La plupart du temps, je demeure prostré dans ma maison comme une hase au fond de son terrier. Chaque jour qui passe est un jour de chasse. C'est devenu une habitude, cette peur des autres venue tout droit de mon enfance. De plus, je me sens mal à l'aise dans cet appartement qui ne ressemble en rien à la maison où j'ai grandi, immense baraque de bois aux murs couverts d'humidité. On était vraiment très malheureux mais, quand un souffle de bonheur venait nous réchauffer, c'était une [PAGE 57] merveille à la mesure des jours trop gris. Je la quittai une première fois pour aller travailler puis, définitivement, le jour de mon mariage. Finalement, ma famille avait fini par s'y trouver chez elle et cela avait été comme un arrachement, une manière d'abandon que de laisser le vieux quartier que l'on rasait pour faire place à la nouvelle université. On les avait relogés dans cette tour de H.L.M où je passais leur dire bonjour une ou deux fois par an au hasard des vacances. Quelquefois, refusant de nous voir, ma mère se cachait dans sa chambre, cruel déchirement que je gardais pour moi. Dans ce décor nouveau, seul le mobilier me restait à peu près familier. Surtout cette chambre à coucher, aujourd'hui mortuaire, que mes parents s'étaient offerte lorsqu'ils croyaient encore un avenir possible. Je remarquai que malgré la présence du mort, personne n'avait songé à fermer les persiennes. Pourtant, conformément à la coutume, une main pieuse avait voilé d'un linge blanc la grande armoire à glace.
Après les funérailles, ma mère offrit une collation dans
la salle à manger. Nous étions réunis, sœurs et
frères, beaux fils et belles filles, et je me préparais
déjà à reprendre la route. Tout n'était que
silence, une gêne profonde peu à peu s'installait. A nous revoir
ainsi, des étrangers les uns aux autres quand l'amour le plus pur nous
avait réunis, amour qui subsistait encore, je le savais, au plus profond
de nous, je songeais aux repas d'autrefois. Aucun retard ne pouvant être
toléré, la tribu s'installait sans que personne n'osât
prendre la parole avant que ma mère n'en donne le signal. Ma jeune
sœur me disait l'autre jour : "Au fil des ans nous sommes devenus une
famille de silencieux".
Si je l'avais, hélas, trop peu connu, il prit dès cet instant toute sa place dans ma vie. Présence aux contours incertains, constante et familière, comme une ponctuation qui n'osant s'affirmer, s'en tient aux pointillés.
* *
J'écris tout bêtement, assis à mon bureau, en me servant de
l'un des multiples stylos à plume qui en encombrent la tablette.
J'en avais eu conscience pour la première fois quand arrivèrent chez nous les marins des Antilles. Tout autant que ma mère, mon père gardait, je le savais, la nostalgie des îles. Il était naturel qu'il recherchât, par toutes sortes de moyens, à renouer les fils de son passé, mais moi, justement parce qu'étant né là-bas, je me sentais exclu, maintenu malgré lui à l'extérieur de ma quête, victime d'une substitution qu'il n'avait pas voulue.
Comme il ne travaillait guère de façon continue, il ne manquait
pas de temps pour flâner face à la rade où s'amarraient les
grands navires gris qui, les années passant, demeuraient sa passion. Il
poussait par la suite jusqu'à la porte Surcouf d'où sortait
à heure fixe un flot serré de matelots. Lorsque passait un marin
noir qu'il supposait Martiniquais, il l'abordait de dos. "Ban mwen nouvel
pays-a" (donne-moi des nouvelles du pays), disait-il à voix forte.
L'autre se retournait, étonné de se trouver ainsi
interpellé, en pleine métropole, par ce petit bonhomme à
cheveux plats et aux yeux [PAGE 60] verts. Le soir même, une nouvelle
tête se montrait au foyer. Ma mère croyait revoir son petit
frère demeuré au pays, mon père, dans la chaleur du punch,
revivait sa jeunesse.
* * Il y avait plus de dix ans que nous étions en métropole. Un matin mon père décida que le temps ayant dû faire son œuvre, le péché originel commis par lui en épousant une Antillaise se trouvait à coup sûr effacé. La chose était certaine, il pouvait rompre son isolement pénible et retrouver du même coup le paradis douillet de la tendresse familiale. Un dimanche d'après-midi, nous partîmes donc, lui et moi sur la moto, tandis que nous suivaient en scooter, quelle idée saugrenue, deux marins martiniquais. Nous allions à Pont-Croix, berceau de la famille, où lui-même était né. Je n'ai conservé aucun souvenir de cette journée particulière et tout me porte à croire qu'elle n'apporta rien de bon. [PAGE 61]
* *
En mai 1989, sans doute parce que nous ne nous sentions ni l'un ni l'autre
vraiment bien, j'ai refait le voyage, en automobile cette fois-ci, avec ma
sœur cadette. Nous recherchions une atmosphère, une maison quelque
chose qui nous reliait à cette génération dont l'attitude
hostile ne comblait pas la vacuité d'une tombe de granit moussu qui
portât notre nom.
Un jour, Grand-père, car je ne me souviens pas que la rancœur, faudrait-il dire la haine, de ma mère alla jusqu'à nous interdire de l'appeler ainsi , mourut. Elle s'opposa à ce que nous nous rendions aux funérailles. Cela ne gênait guère, nous n'étions pas conviés. Mon père prit seul l'autobus jusqu'à Pont Croix et nous revint avec son héritage. Un costume bleu marine à fines rayures blanches et un feutre cassé qui lui donnait, avec sa fossette profonde, un air d'Humphrey Bogard. [PAGE 62]
De notre équipée d'autrefois, j'avais gardé le souvenir
d'une maison basse dans le fond d'une cour. Il n'y avait pas de puits et cela
m'étonna. Ma mère nous l'avait tellement dit que ce fut sur cette
margelle là que notre Grand-mère nous refusa quelques gouttes de
lait, le jour même de notre arrivée, tout en nous invitant à
chercher au plus vite un autre gîte que le sien.
Deux mois plus tard, je recevais une grande enveloppe bistre. "Tonton",
soulignant au passage un ancien cousinage qui paraît-il, nous liait
"à la mode de Bretagne", m'adressait sur de grandes pages blanches,
à peine interrompu par quelques croix indiquant des ancêtres qui
s'étaient comme fondus dans le passé, mon lignage complet depuis
l'année de grâce 1595. Ma carte d'identité bretonne en
quelque sorte. Cette revanche sur le passé n'avait pour le
présent qu'une importance relative encore que j'en fusse très
fier.
Il y a dans le fond de toutes nos provinces, des histoires où le sexe et la mort se mêlent pour produire des effets à jamais refermés sur eux-mêmes, et qui se perpétuent. Le travail de "Tonton" m'apprenait que moi aussi je dépendais de l'une de celles-ci. Soudain un rideau métallique avait été dressé au bout de la venelle où je m'étais de longtemps engagé et, quand bien même la ville m'apparaissait au travers du maillage disjoint, il m'était impossible de sortir. Bien sûr, loisir m'était laissé de faire demi-tour, mais j'acceptais le piège. Ma fatigue était grande, je ne sentais plus rien que la lourdeur de mes pas.
Concernant mon grand-père, "Tonton" avait noté en marge de sa
chronologie "Yves-Marie, épouse Marie-Françoise DARCHEN
née à MEILARS le 12 juillet 1896 et décédée
à Pont-Croix le 23 février 1927. Il épouse en secondes
noces, Marie-Louise DARCHEN, née à MEILARS le 31 octobre 1905,
sœur de Marie-Françoise, âgée de 22 ans"
* * Je l'ai déjà beaucoup trop dit, mon père ne conservait que rarement un travail régulier. Cela ne l'empêchait pas de rendre des services. A dire vrai, il y prenait même du plaisir. Il mettait ses talents de maçon à la disposition de qui savait le demander et bien des maisons de la banlieue brestoise s'élevèrent grâce à lui. Ce dimanche-là, il devait travailler à la ferme des Louarn au bourg de Gouesnou. Fait rare, il me demanda si je voulais le suivre dans cette virée à la campagne. Je fus bien entendu d'accord.
Les Louarn possédaient une exploitation d'une importance notable pour le pays. Nous arrivâmes pour les neuf heures. Mon père et Pierre Louarn se dirigèrent aussitôt vers la nouvelle étable qu'ils avaient entrepris de construire depuis plusieurs semaines. Madame Louarn en bonne hôtesse décida de me faire visiter les locaux. C'était, si mes souvenirs restent fidèles, une femme très avenante, jolie, bien que déjà un peu forte. Il y avait tout au fond de la cour un grand hangar que surmontait une sorte de grenier. Pierre Louarn y rangeait ses machines agricoles. On montait au grenier par une échelle raide menant à une trappe. Madame Louarn déclara qu'il nous fallait aller là-haut et monta la première. J'étais par la force des choses au dessous de ses jupes et, lorsqu'elle se dressa pour repousser la trappe, je vis qu'elle ne portait pas de culotte. Rien ne m'était caché, ni de ses fesses rebondies, ni de son sexe roux. Lorsque nous fûmes en haut, je vis que le grenier n'était en fait qu'une réserve de paille. J'avais quatorze ans, peut-être quinze. L'invite était précise. Cependant, je demeurais sans faire un geste, roulant des yeux comme des billes. Madame Louarn me demanda de ranger quelques ballots le long du mur. Nous descendîmes sans dire un mot et je fus mal à l'aise le reste de la journée. Je n'ai jamais raconté cette aventure, ni à mon père ni à ma mère.
De sexe, il me faut bien le dire, nous ne parlâmes jamais. Peut-être une seule fois, mais à mots si couverts qu'un tel [PAGE 66] relâchement mérite d'être conté. C'était au temps où la Coupe de France se jouait sur terrain neutre, en match unique au verdict sans appel. Dès les premiers tours, de grosses formations tombaient devant de modestes équipes. Il fallait à ces dernières, beaucoup de chance, beaucoup de volonté et de rage de vaincre. Le charme aujourd'hui disparu de cette compétition, résidait précisément dans sa capacité à créer la surprise. Les équipes importantes n'appréciaient pas non plus de s'affronter dès le départ. L'une ou l'autre devant nécessairement chuter. Cette année-là, le stade de l'Association Sportive Brestoise fut désigné pour abriter le choc entre le Racing-Club de Paris et le Lille Olympique Sporting Club. La moitié de l'équipe de France de football foulerait la pelouse. Pour rien au monde mon père n'aurait raté ce rendez-vous. Il n'imaginait pas davantage que je puisse être exclu de la fête. Le jour dit, nous prîmes donc des places de virage, les moins chères, celles qui permettent d'être près des joueurs tout en interdisant une vision claire du jeu. Ebloui, je me souviens encore de la joie rare de cet après-midi. Les Parisiens, dans leur maillot cerclé de bleu, affichaient une légère arrogance en face de Lillois arborant fièrement l'écusson de leur ville sur leur tenue immaculée. L'herbe grasse, coupée ras, était d'un vert très tendre. Les hurlements sporadiques de la foule n'avaient rien d'effrayant. Jamais, même depuis qu'il m'est possible d'acquérir des places de tribune, je n'ai connu un tel plaisir.
Nous remontâmes par la venelle de Keraloc'h qui serpentait entre de hauts talus plantés de place en place de pommiers à fruits rouges indiquant l'emplacement de vieilles propriétés. Devant nous, au milieu de la pente, grimpait une jeune femme, vêtue d'un jean's moulant qu'elle devait être une des premières à porter. "On voit toutes ses formes" me dit mon père, d'un ton à la fois égrillard et gêné. Ce fut la seule fois que j'entendis de sa bouche quelque chose qui donnait à penser qu'une femme pouvait être tout autre chose qu'une mère ou [PAGE 67] qu'une sœur. Une contre-escarpe de silence élevait entre nous un glacis de pudeur impossible à franchir.
Ce matin, je me suis réveillé prisonnier de mes draps, moulu,
entortillé, perclus de courbatures, percé de part en part par un
étrange rêve m'enjoignant sans plus de précisions de faire
tomber le masque
* * La vague de froid qui nous tomba dessus au début de novembre ne ressemblait en rien à un orage tropical : "Ça nous change de la pluie" disaient les gens d'ici, ravis de ce soleil glacial qui découpait les ombres comme avec un burin. De ma fenêtre, je regardais le tas de feuilles pourries, non encore ramassées, tombées des rares arbres de la cour et que le gel faisait tenir comme des statues baroques. En bruit de fond montaient de la radio quelques informations que j'écoutais d'une oreille assourdie. Soudain la phrase crue me traversa : "A Lorient, dans le Morbihan, trois vagabonds sont morts de froid cette nuit". Ce fut le terme vagabond qui me fit réagir. Je songeais à mon père mort de la même façon, dix huit années auparavant, dans un jardin public. Inutile à présent de continuer à me vêtir du manteau d'alibis qui m'avait tenu [PAGE 68] chaud toutes ces années durant. Clairement l'évidence se posait : mon père n'était pas un vagabond, il avait un chez lui où pouvoir se chauffer. Dès lors, sa mort n'était plus explicable sauf à plonger dans des arcanes que la prudence m'avait fait jusque là éviter. Bien sûr, tout alourdi d'alcool, il avait pu s'asseoir et s'engourdir comme le font les oiseaux, sans déranger personne. Néanmoins, comment pouvais-je croire un seul instant plausible une pareille fable. Et si je n'y croyais plus, comment dissimuler le rôle de ma mère. Elle n'était pas méchante, mais dans son extrême rigueur, elle pouvait se fermer à tout même si elle devait ensuite le regretter, à tous les sentiments. J'en suis sûr maintenant, quelque chose comme cela avait dû se passer. J'imagine mon père ivre mort, frappant du poing contre la porte et j'entends ma mère lui répondre : "Tu reviendras quand tu auras cuvé ton vin". Elle ne s'était même pas rendu compte de la violence du froid. Alors, mon père était parti de sa démarche lourde, du côté de la mer, face à cet océan qui pouvait tout donner et pouvait tout reprendre. Il s'assit sur un banc en grelottant de peur. Sa décision était-elle prise ? Etait-ce la mort qu'il attendait ? Jamais personne n'aura de réponse pour moi.
Deux ans plus tard, ma mère mourait à son tour dans un hôpital en dehors de Brest. Depuis des mois déjà, le désespoir la consumait. Elle voyait ses enfants soudain devenus grands partir les uns après les autres. Peut-être se rongeait-elle en secret de nostalgie pour son île lointaine qu'elle savait ne plus jamais revoir et aussi de remords et d'amour pour mon père. Je me chargeai du pénible devoir du rapatriement afin qu'elle fût ensevelie sous le même tertre sans monument où reposait mon père. Depuis ce jour, je n'ai jamais passé la grille du cimetière. Quelques années plus tard, je composais ce court poème que je considérai comme une manière de tombeau : [PAGE 69]
le tertre dort sous le soleil
Quelques années déjà
c'était eux
et c'est toujours
José LE MOIGNE
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