© Peuples Noirs Peuples Africains no. 79 (1991) 53-70



L'Absent

(Nouvelle)

José LE MOIGNE

C'est un désert vrai que le ventre de ma mère. Un paysage plat où souffle en permanence le chaud comme le froid, un monde étrange peuplé d'une faune grouillante, vipères, scorpions et tarentules qui m'accompagnent sous les pierres, un lieu où je ne risque malgré tout ni la faim ni la soif, car j'ai été pourvu pour mon voyage jusqu'à la ligne d'horizon de tant de provisions qu'elles me sont à la fin un fardeau. L'espace qui brûle devant moi ondule. J'observe, les yeux mi-clos, mes mains tendues vers la lumière, toutes phalanges jointes. Quelques moutonnements lourds, légèrement tremblants et des lignes profondes figurant le tracé de fleuves asséchés. Dès lors, pourquoi vouloir donner un nom à ce qui ne sera jamais qu'une idée de relief. Ici, taraudé par la peur, les ombres se figent dans le sel. Je bois du sable à même le vent, et je n'avance pas. Voici venu le temps de la longue durée.

Je ne l'attendais plus et le voilà venu; or, malgré tous mes efforts fébriles, ni la tranquillité, ni le recueillement ne s'installent vraiment. Progressivement, à la mesure de la montée du soir, s'élève en moi un désir de paix, l'impérieuse nécessité de figer le moment en un instant parfait, dans le profond renoncement du lendemain matin, comme si la vie ne se composait pas d'une suite infernale de jours et de nuits que rien, hormis peut-être la mort, ne saurait arrêter. Lorsque je me réveille, ayant évacué toute trace de rêve, je suis si lourd de [PAGE 54] solitude et de terreur qu'il me faut bien considérer cela comme le début d'une habitude. Chaque bruit, fût-il le plus infime, devient tout à la fois très dissonant et familier. Or, le hasard ayant voulu que je vive depuis peu dans une propriété dont le parc demeure éclairé jusqu'aux premières lueurs du jour, la lumière qui passe au travers de mes volets mal clos m'interdit le refuge tellement souhaité dans le ventre attiédi de la nuit. Zombi tassé contre le mur, je reste prisonnier au profond d'un caveau d'où filtre quelque chose du dehors par l'interstice d'une dalle, trop lourde pour que je puisse espérer seulement l'ébranler.

La venue de l'hiver me réserve chaque fois une manière de paix. Une douce atonie tranquille et cotonneuse, apaise l'insomnie.
Au printemps, c'est l'enfer. Soudain ivres de joie, tous les oiseaux de la terrasse se mettent à chanter. J'aimerais retrouver cette ancienne torpeur qui finissait par m'apporter un oubli maladif, mais l'aube blanchissante m'oblige à distinguer ce qui n'avait été que la suite imprécise de mirages éloignés. Pour celui qui s'arrache avec calme au sommeil, quel bonheur radieux. Mais moi, comment ne pourrais-je pas trouver dans cette joie collective, cet appétit de vivre, une torture supplémentaire. Alors, avec une simultanéité tout à fait irritante, montent de la descente proche le hurlement des freins des camions à l'approche des feux, le hululement des ambulances grimpant vers l'hôpital de Bois-Guillaume, le roulement des bennes à ordures et la manipulation des sacs de poubelles par les agents de la voirie. Tous les bruits d'une ville qui renaît et que ne filtre plus la ouate épaisse de la nuit. Toute mon angoisse se fige dans cette phrase : "Comme il serait plus simple de se loger une balle dans la tête ".En même temps, il me semble sentir, tandis que résonne sèchement le claquement du chien, la gueule noire et glacée du canon appuyé sur ma tempe. Un jour, une terrible proposition me traversa l'esprit : [PAGE 55] "Et si ta mère avait tué ton père ?" Dès lors ce fut une idée fixe, un subtil poison le véhicule d'une obsession me conduisant je ne sais où. La mort nous frappe sans prévenir, surtout du fond des chemins creux. Et c'est bien de cela, je crois, qu'il s'agissait.

Que dire de toutes ces pages blanches, de leur incantation. Il faudrait posséder l'œil exercé d'un gabier d'artimon pour seulement pressentir une barque à l'horizon. C'était à Orléans, un vendredi en fin d'après-midi. En cherchant mon courrier, je trouvai dans ma boîte aux lettres un avis de passage. Je courus à la poste me faire remettre le télégramme. Il venait de Brest et son laconisme choisi charriait une souffrance qui se cachait derrière les mots : "Alain décédé, désespoir complet, Maman".
Elle n'écrivait plus depuis des mois sinon pour m'injurier; mais je vivais tellement loin, si lourd encore du poids de mon enfance, épuisé par le conflit qu'elle avait allumé dès mon départ que je ne pouvais voir dans le rectangle bleu qu'un immense chagrin et une menace sourde.

*
*  *

A quoi bon à la fin cette montée de souvenirs ? Mon père venait d'atteindre sa cinquantième année et sa mort, bien qu'on n'en parlât jamais, semblait, sournoisement, comme attendue. Des voisins, nous n'avions guère d'amis, affirmaient, sans même se cacher, que c'était la meilleure chose qui pouvait arriver. De quoi se mêlaient-ils, ces donneurs de leçons. Je me demande s'ils aimèrent jamais.

Dès le matin venu, nous partîmes, ma femme, mon fils et moi dans notre 4 L bleue. A cette époque, la route de Bretagne [PAGE 56] n'était pas ouverte comme aujourd'hui. Il fallait traverser des dizaines de villes et comme je ne conduisais pas encore, j'avais plus que le temps d'évoquer le passé. Curieusement, aucune image ne s'imposait à moi. Je me contentais simplement de penser : "Mon père est mort, tout est fini pour lui." C'était une hébétude. Au passage, nous laissâmes l'enfant chez sa grand-mère maternelle. J'avais l'ardent désir de voir une dernière fois mon père, mais ce léger retard dans le fond m'arrangeait. Ainsi, j'éviterais la toilette du corps, l'ultime rasage du cadavre et son habillement, toutes ces obligations qui m'incombaient en qualité de fils aîné. Je n'avais jamais vu de mort de ma vie et c'est bien là ma seule excuse. Quelle âme secourable s'en chargea à ma place, je ne le sus jamais.

Lorsque nous arrivâmes, mon père n'était pas exposé, comme je l'espérais sur son lit d'apparat, vêtu du costume bleu qu'il avait revêtu le jour de mon mariage, avec entre les mains le crucifix de bois noir que ma mère gardait en permanence dans le fond de l'armoire. Aucune bougie non plus ne brûlait près de lui. Les Pompes funèbres étaient déjà passées et sur la couche il n'y avait qu'une boîte oblongue de bois à peine verni, qui ressemblait à s'y méprendre à une caisse de fusil, le cercueil des pauvres.

La plupart du temps, je demeure prostré dans ma maison comme une hase au fond de son terrier. Chaque jour qui passe est un jour de chasse. C'est devenu une habitude, cette peur des autres venue tout droit de mon enfance. De plus, je me sens mal à l'aise dans cet appartement qui ne ressemble en rien à la maison où j'ai grandi, immense baraque de bois aux murs couverts d'humidité. On était vraiment très malheureux mais, quand un souffle de bonheur venait nous réchauffer, c'était une [PAGE 57] merveille à la mesure des jours trop gris. Je la quittai une première fois pour aller travailler puis, définitivement, le jour de mon mariage. Finalement, ma famille avait fini par s'y trouver chez elle et cela avait été comme un arrachement, une manière d'abandon que de laisser le vieux quartier que l'on rasait pour faire place à la nouvelle université. On les avait relogés dans cette tour de H.L.M où je passais leur dire bonjour une ou deux fois par an au hasard des vacances. Quelquefois, refusant de nous voir, ma mère se cachait dans sa chambre, cruel déchirement que je gardais pour moi. Dans ce décor nouveau, seul le mobilier me restait à peu près familier. Surtout cette chambre à coucher, aujourd'hui mortuaire, que mes parents s'étaient offerte lorsqu'ils croyaient encore un avenir possible. Je remarquai que malgré la présence du mort, personne n'avait songé à fermer les persiennes. Pourtant, conformément à la coutume, une main pieuse avait voilé d'un linge blanc la grande armoire à glace.

Après les funérailles, ma mère offrit une collation dans la salle à manger. Nous étions réunis, sœurs et frères, beaux fils et belles filles, et je me préparais déjà à reprendre la route. Tout n'était que silence, une gêne profonde peu à peu s'installait. A nous revoir ainsi, des étrangers les uns aux autres quand l'amour le plus pur nous avait réunis, amour qui subsistait encore, je le savais, au plus profond de nous, je songeais aux repas d'autrefois. Aucun retard ne pouvant être toléré, la tribu s'installait sans que personne n'osât prendre la parole avant que ma mère n'en donne le signal. Ma jeune sœur me disait l'autre jour : "Au fil des ans nous sommes devenus une famille de silencieux".
Ce jour-là pourtant, je demandai m'adressant à ma mère :
– Comment Papa est-il donc mort ?
– On l'a trouvé gelé sur un banc de la place Kennedy.
Son ton était un peu cassant, sa manière de parler tout à fait neutre, il était évident qu'elle ne désirait pas donner de [PAGE 58] plus complètes explications. Je pensai tout aussitôt que traînant une fois de plus de bar en bar, il s'était laissé surprendre par le froid et qu'il était passé, sans même s'en rendre compte, les yeux fixés sur l'océan. Pour rassurante qu'elle parût, je sentais bien que cette version n'était pas suffisante. Je refoulai pourtant toute autre forme de question. Il me sembla que chacun s'en trouva soulagé.

Si je l'avais, hélas, trop peu connu, il prit dès cet instant toute sa place dans ma vie. Présence aux contours incertains, constante et familière, comme une ponctuation qui n'osant s'affirmer, s'en tient aux pointillés.

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J'écris tout bêtement, assis à mon bureau, en me servant de l'un des multiples stylos à plume qui en encombrent la tablette.
Mon tout premier meuble de travail, l'oublierais-je jamais, fut construit par mon père. Habile de ses mains, je le voyais passer des heures innombrables à tenir sa moto en état. Il fabriquait surtout, avec un outillage des plus rudimentaires, une masse d'objets qu'il savait de toute première nécessité. Mon bureau, même s'il ne pouvait s'enorgueillir ni d'un bois noble, ni d'une patine ancienne, était un vrai bureau. Il possédait ses niches, ses tiroirs à secrets qui offrent à ces meubles leur apparence de mystère, les transformant très vite en seconde demeure. Ainsi, par un étrange paradoxe, c'est de mon père qui n'écrivait jamais que je tiens l'habitude d'écrire à mon bureau.
Je l'observais lorsqu'il cassait du bois et lorsqu'il travaillait. Il avait un mouvement de mâchoires semblable à celui des poissons ouvrant et refermant la bouche lorsqu'on les jette – je l'ai vu faire à l'anse Mitan –, encore vivants, sur le sable brûlant. Ce n'est pas sans étonnement, qu'un jour, à [PAGE 59] l'occasion d'un travail banal, je me surpris à en faire de même. Fortuitement. Bien sûr je ne suis pas un bricoleur. Mon père le regrettait. Pour lui, rien ne pouvait surpasser le travail manuel. S'il était fier de me voir poursuivre des études, cela ne fut jamais pour lui un travail très palpable. Quelques semaines avant mon mariage, quand ils se trouvèrent tous deux assez à l'aise pour se laisser aller aux confidences, il déclara à ma future épouse : "Julien n'est bon à rien." Propos dépouvus de malice, il désirait lui faire comprendre qu'elle ne pourrait jamais compter sur moi, pour faire tenir debout ne fût-ce qu'une étagère. A peine voilée, on devinait une forme de déception. Je n'étais pas le fils qu'il avait désiré.

J'en avais eu conscience pour la première fois quand arrivèrent chez nous les marins des Antilles. Tout autant que ma mère, mon père gardait, je le savais, la nostalgie des îles. Il était naturel qu'il recherchât, par toutes sortes de moyens, à renouer les fils de son passé, mais moi, justement parce qu'étant né là-bas, je me sentais exclu, maintenu malgré lui à l'extérieur de ma quête, victime d'une substitution qu'il n'avait pas voulue.

Comme il ne travaillait guère de façon continue, il ne manquait pas de temps pour flâner face à la rade où s'amarraient les grands navires gris qui, les années passant, demeuraient sa passion. Il poussait par la suite jusqu'à la porte Surcouf d'où sortait à heure fixe un flot serré de matelots. Lorsque passait un marin noir qu'il supposait Martiniquais, il l'abordait de dos. "Ban mwen nouvel pays-a" (donne-moi des nouvelles du pays), disait-il à voix forte. L'autre se retournait, étonné de se trouver ainsi interpellé, en pleine métropole, par ce petit bonhomme à cheveux plats et aux yeux [PAGE 60] verts. Le soir même, une nouvelle tête se montrait au foyer. Ma mère croyait revoir son petit frère demeuré au pays, mon père, dans la chaleur du punch, revivait sa jeunesse.
De plus en plus nombreux, ils partaient et revenaient, incessante noria permettant de suivre de chez nous les mouvements de la flotte. Ils faisaient maintenant partie de la famille. A chaque coin de la maison, on ne parlait plus que le créole si bien que moi, à qui cette langue avait été comme arrachée à ma petite enfance, je m'estimais banni, repoussé à jamais dans un domaine flou. Je me forgeais une culture et je me rengorgeais de cet acquis artificiel. Ainsi, sans que je m'en rende compte, s'élargissait une blessure qui aujoud'hui encore n'est pas cicatrisée.

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Il y avait plus de dix ans que nous étions en métropole. Un matin mon père décida que le temps ayant dû faire son œuvre, le péché originel commis par lui en épousant une Antillaise se trouvait à coup sûr effacé. La chose était certaine, il pouvait rompre son isolement pénible et retrouver du même coup le paradis douillet de la tendresse familiale. Un dimanche d'après-midi, nous partîmes donc, lui et moi sur la moto, tandis que nous suivaient en scooter, quelle idée saugrenue, deux marins martiniquais. Nous allions à Pont-Croix, berceau de la famille, où lui-même était né. Je n'ai conservé aucun souvenir de cette journée particulière et tout me porte à croire qu'elle n'apporta rien de bon. [PAGE 61]

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En mai 1989, sans doute parce que nous ne nous sentions ni l'un ni l'autre vraiment bien, j'ai refait le voyage, en automobile cette fois-ci, avec ma sœur cadette. Nous recherchions une atmosphère, une maison quelque chose qui nous reliait à cette génération dont l'attitude hostile ne comblait pas la vacuité d'une tombe de granit moussu qui portât notre nom.
Je l'avoue, j'ai menti en affirmant que personne ne vint jamais nous voir. Il arrivait parfois que notre grand-père prétextant des démarches urgentes, prit le car pour Brest. Il arrivait chez nous en épongeant d'un mouchoir à carreaux son front têtu et dégarni. Il s'asseyait et me prenait sur ses genoux. Il montrait un plaisir sans partage à serrer fort contre son cœur son petit-fils, passait avec tendresse sa main câleuse contre ma joue, glissait ses doigts épais de charpentier dans mes cheveux frisés et murmurait d'un ton ému, tout en m'entraînant dans un balancement dont la chaleur me tient encore "mignonic bihan" – ce que je traduirai dans mon breton approximatif – "gentil petit", et encore : "lagat du" : "les yeux noirs". J'étais pour lui, je le sais maintenant, malgré la dure, l'injuste séparation qu'il subissait aussi péniblement que nous, un petit Breton aux yeux noirs, à peine différent des autres, l'héritier de son nom. Son regard exprimait bien plus que de l'amour quand il partait en bougonnant, de son accent chantant de Breton Bigouden : "Tout cela est trop triste".

Un jour, Grand-père, – car je ne me souviens pas que la rancœur, faudrait-il dire la haine, de ma mère alla jusqu'à nous interdire de l'appeler ainsi –, mourut. Elle s'opposa à ce que nous nous rendions aux funérailles. Cela ne gênait guère, nous n'étions pas conviés. Mon père prit seul l'autobus jusqu'à Pont Croix et nous revint avec son héritage. Un costume bleu marine à fines rayures blanches et un feutre cassé qui lui donnait, avec sa fossette profonde, un air d'Humphrey Bogard. [PAGE 62]

De notre équipée d'autrefois, j'avais gardé le souvenir d'une maison basse dans le fond d'une cour. Il n'y avait pas de puits et cela m'étonna. Ma mère nous l'avait tellement dit que ce fut sur cette margelle là que notre Grand-mère nous refusa quelques gouttes de lait, le jour même de notre arrivée, tout en nous invitant à chercher au plus vite un autre gîte que le sien.
Ma sœur se rappelait que notre père lui avait dit être né Rue des boucheries. Autant y aller tout de suite, ce que nous fîmes en passant par le Grand séminaire, orgueil de la ville. Il s'agissait d'une rue étroite, à faible déclivité, en surplomb d'un ria. Effectivement, toutes les maisons, modestes mais solides, étaient nichées au fond de cours dont l'usage fermier se devinait encore. D'étranges plantes, moitié terrestres, moitié marines, poussaient dans la rocaille. J'avais beau faire appel à toute ma mémoire, je ne retrouvais pas la maison de mon père. Nous étions cependant assez fiers d'avoir circulé dans la rue et ma sœur me dit : "C'est ici que tout a commencé".
Un pudique chagrin feutrait un peu sa voix, une forme de regret, quelque chose d'ancestral venu du plus profond. Moi, tout endurci que je me prétendisse, je partageai ce sentiment. Nous voulûmes voir la tombe familiale, ce devoir que je m'oblige à accomplir à chaque fois que je retourne en Martinique s'imposait là aussi. Malheureusement, vers 1970, l'enclos paroissial avait été détruit et un cimetière neuf s'érigeait maintenant aux confins de la ville. Nous en fûmes déçus. Décidément, notre ascendance paraissait comme par plaisir se dérober à nous.
Ayant fait pour cette fois, du moins nous semblait-il, le tour de la question, nous nous arrêtâmes sur la place, dans un bar-tabac-épicerie comme il en subsiste heureusement au fond de nos villages, pour acquérir quelques cartes postales. Assise derrière son tiroir caisse, plus qu'à demi dissimulée derrière de grands bocaux de caramels, l'épicière était en veine de convivialité. Comme il semblait loin le temps où l'homme de couleur était ici un étranger à rejeter. [PAGE 63]
– Des Pakistanais se sont installés récemment à Pont-Croix, se crut elle obligée de me dire. Peut-être sont-ils de votre famille ?
– Non, lui dis-je, mais nous sommes originaires de chez vous. Mon père est né ici, nous sommes en quelque sorte à la recherche de nos ancêtres
Une complicité s'établit entre nous.
– Le voisin d'à côté, on l'appelle "Tonton", est tout le temps fourré aux archives de Quimper. Il occupe sa retraite à faire des recherches sur les vieilles familles de Pont-Croix. Laissez-moi votre nom, votre adresse ainsi que le prénom et la date de naissance de votre père."
Devant mon air dubitatif, toujours du même ton gentil, elle ajouta : "Vous verrez, c'est sa passion, il va sûrement vous écrire."

Deux mois plus tard, je recevais une grande enveloppe bistre. "Tonton", soulignant au passage un ancien cousinage qui paraît-il, nous liait "à la mode de Bretagne", m'adressait sur de grandes pages blanches, à peine interrompu par quelques croix indiquant des ancêtres qui s'étaient comme fondus dans le passé, mon lignage complet depuis l'année de grâce 1595. Ma carte d'identité bretonne en quelque sorte. Cette revanche sur le passé n'avait pour le présent qu'une importance relative encore que j'en fusse très fier.
Quelque chose pourtant me chiffonna. J'avais depuis toujours pris plaisir à me sentir le fruit d'une famille de matelots. Pécheurs de sardines bien sûr, mais rien n'interdisait à mon esprit nourri d'histoires de corsaires de m'imaginer quelque ancêtre pirate, la signature du tableau en quelque sorte. Là, force me fut de reconnaître que faute de coureur des mers, mon ascendance n'était constituée que d'épiciers et d'artisans. J'eus cependant l'émotion de découvrir que mon arrière Grand-père paternel était un sabotier. Je n'ignorais pas que dans la Bretagne d'autrefois, le sabotier était souvent un conteur émérite. Enfin un signe précis me reliant, du moins me plut-il de le croire, à ma propre parole. [PAGE 64]

Il y a dans le fond de toutes nos provinces, des histoires où le sexe et la mort se mêlent pour produire des effets à jamais refermés sur eux-mêmes, et qui se perpétuent. Le travail de "Tonton" m'apprenait que moi aussi je dépendais de l'une de celles-ci. Soudain un rideau métallique avait été dressé au bout de la venelle où je m'étais de longtemps engagé et, quand bien même la ville m'apparaissait au travers du maillage disjoint, il m'était impossible de sortir. Bien sûr, loisir m'était laissé de faire demi-tour, mais j'acceptais le piège. Ma fatigue était grande, je ne sentais plus rien que la lourdeur de mes pas.

Concernant mon grand-père, "Tonton" avait noté en marge de sa chronologie "Yves-Marie, épouse Marie-Françoise DARCHEN née à MEILARS le 12 juillet 1896 et décédée à Pont-Croix le 23 février 1927. Il épouse en secondes noces, Marie-Louise DARCHEN, née à MEILARS le 31 octobre 1905, sœur de Marie-Françoise, âgée de 22 ans"
Ainsi, ma grand mère n'était pas la mère de mon père. Tout à la fois sa tante et sa marâtre, elle se montra, cela je le savais déjà sans en connaître la cause, incapable de fondre deux amours en un seul. Si la tante avait aimé de tout son cœur son neveu de cinq ans, la belle-mère se prit d'une haine définitive pour le fils de sa sœur qu'on la sommait, à peine sortie de l'enfance, d'élever comme le sien. Oserai-je le dire, là commença pour moi l'histoire de l'absent et quelque chose de diffus qui déjà ressemblait à ma mort. [PAGE 65]

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Je l'ai déjà beaucoup trop dit, mon père ne conservait que rarement un travail régulier. Cela ne l'empêchait pas de rendre des services. A dire vrai, il y prenait même du plaisir. Il mettait ses talents de maçon à la disposition de qui savait le demander et bien des maisons de la banlieue brestoise s'élevèrent grâce à lui. Ce dimanche-là, il devait travailler à la ferme des Louarn au bourg de Gouesnou. Fait rare, il me demanda si je voulais le suivre dans cette virée à la campagne. Je fus bien entendu d'accord.

Les Louarn possédaient une exploitation d'une importance notable pour le pays. Nous arrivâmes pour les neuf heures. Mon père et Pierre Louarn se dirigèrent aussitôt vers la nouvelle étable qu'ils avaient entrepris de construire depuis plusieurs semaines. Madame Louarn en bonne hôtesse décida de me faire visiter les locaux. C'était, si mes souvenirs restent fidèles, une femme très avenante, jolie, bien que déjà un peu forte. Il y avait tout au fond de la cour un grand hangar que surmontait une sorte de grenier. Pierre Louarn y rangeait ses machines agricoles. On montait au grenier par une échelle raide menant à une trappe. Madame Louarn déclara qu'il nous fallait aller là-haut et monta la première. J'étais par la force des choses au dessous de ses jupes et, lorsqu'elle se dressa pour repousser la trappe, je vis qu'elle ne portait pas de culotte. Rien ne m'était caché, ni de ses fesses rebondies, ni de son sexe roux. Lorsque nous fûmes en haut, je vis que le grenier n'était en fait qu'une réserve de paille. J'avais quatorze ans, peut-être quinze. L'invite était précise. Cependant, je demeurais sans faire un geste, roulant des yeux comme des billes. Madame Louarn me demanda de ranger quelques ballots le long du mur. Nous descendîmes sans dire un mot et je fus mal à l'aise le reste de la journée. Je n'ai jamais raconté cette aventure, ni à mon père ni à ma mère.

De sexe, il me faut bien le dire, nous ne parlâmes jamais. Peut-être une seule fois, mais à mots si couverts qu'un tel [PAGE 66] relâchement mérite d'être conté. C'était au temps où la Coupe de France se jouait sur terrain neutre, en match unique au verdict sans appel. Dès les premiers tours, de grosses formations tombaient devant de modestes équipes. Il fallait à ces dernières, beaucoup de chance, beaucoup de volonté et de rage de vaincre. Le charme aujourd'hui disparu de cette compétition, résidait précisément dans sa capacité à créer la surprise. Les équipes importantes n'appréciaient pas non plus de s'affronter dès le départ. L'une ou l'autre devant nécessairement chuter. Cette année-là, le stade de l'Association Sportive Brestoise fut désigné pour abriter le choc entre le Racing-Club de Paris et le Lille Olympique Sporting Club. La moitié de l'équipe de France de football foulerait la pelouse. Pour rien au monde mon père n'aurait raté ce rendez-vous. Il n'imaginait pas davantage que je puisse être exclu de la fête. Le jour dit, nous prîmes donc des places de virage, les moins chères, celles qui permettent d'être près des joueurs tout en interdisant une vision claire du jeu. Ebloui, je me souviens encore de la joie rare de cet après-midi. Les Parisiens, dans leur maillot cerclé de bleu, affichaient une légère arrogance en face de Lillois arborant fièrement l'écusson de leur ville sur leur tenue immaculée. L'herbe grasse, coupée ras, était d'un vert très tendre. Les hurlements sporadiques de la foule n'avaient rien d'effrayant. Jamais, même depuis qu'il m'est possible d'acquérir des places de tribune, je n'ai connu un tel plaisir.

Nous remontâmes par la venelle de Keraloc'h qui serpentait entre de hauts talus plantés de place en place de pommiers à fruits rouges indiquant l'emplacement de vieilles propriétés. Devant nous, au milieu de la pente, grimpait une jeune femme, vêtue d'un jean's moulant qu'elle devait être une des premières à porter. "On voit toutes ses formes" me dit mon père, d'un ton à la fois égrillard et gêné. Ce fut la seule fois que j'entendis de sa bouche quelque chose qui donnait à penser qu'une femme pouvait être tout autre chose qu'une mère ou [PAGE 67] qu'une sœur. Une contre-escarpe de silence élevait entre nous un glacis de pudeur impossible à franchir.

Ce matin, je me suis réveillé prisonnier de mes draps, moulu, entortillé, perclus de courbatures, percé de part en part par un étrange rêve m'enjoignant sans plus de précisions de faire tomber le masque
Ce fut alors une terrible peur qui s'installa en moi avec, en son mitan, à l'endroit même où je l'avais dissimulé, l'épouvantable questionnement : "Et si ta mère avait tué ton père ?". Je me souvenais à quel point sa réponse m'avait paru peu claire le jour des funérailles. Toutefois, étant moi-même assez peu fier de moi, je n'allais pas jouer les procureurs intransigeants. Je découvrais dès cet instant que cette béance était là pour toujours, rageuse dépression créant des archipels aussitôt désolés par la puissance des cyclones.

*
*  *

La vague de froid qui nous tomba dessus au début de novembre ne ressemblait en rien à un orage tropical : "Ça nous change de la pluie" disaient les gens d'ici, ravis de ce soleil glacial qui découpait les ombres comme avec un burin. De ma fenêtre, je regardais le tas de feuilles pourries, non encore ramassées, tombées des rares arbres de la cour et que le gel faisait tenir comme des statues baroques. En bruit de fond montaient de la radio quelques informations que j'écoutais d'une oreille assourdie. Soudain la phrase crue me traversa : "A Lorient, dans le Morbihan, trois vagabonds sont morts de froid cette nuit". Ce fut le terme vagabond qui me fit réagir. Je songeais à mon père mort de la même façon, dix huit années auparavant, dans un jardin public. Inutile à présent de continuer à me vêtir du manteau d'alibis qui m'avait tenu [PAGE 68] chaud toutes ces années durant. Clairement l'évidence se posait : mon père n'était pas un vagabond, il avait un chez lui où pouvoir se chauffer. Dès lors, sa mort n'était plus explicable sauf à plonger dans des arcanes que la prudence m'avait fait jusque là éviter. Bien sûr, tout alourdi d'alcool, il avait pu s'asseoir et s'engourdir comme le font les oiseaux, sans déranger personne. Néanmoins, comment pouvais-je croire un seul instant plausible une pareille fable. Et si je n'y croyais plus, comment dissimuler le rôle de ma mère. Elle n'était pas méchante, mais dans son extrême rigueur, elle pouvait se fermer à tout même si elle devait ensuite le regretter, à tous les sentiments. J'en suis sûr maintenant, quelque chose comme cela avait dû se passer. J'imagine mon père ivre mort, frappant du poing contre la porte et j'entends ma mère lui répondre : "Tu reviendras quand tu auras cuvé ton vin". Elle ne s'était même pas rendu compte de la violence du froid. Alors, mon père était parti de sa démarche lourde, du côté de la mer, face à cet océan qui pouvait tout donner et pouvait tout reprendre. Il s'assit sur un banc en grelottant de peur. Sa décision était-elle prise ? Etait-ce la mort qu'il attendait ? Jamais personne n'aura de réponse pour moi.

Deux ans plus tard, ma mère mourait à son tour dans un hôpital en dehors de Brest. Depuis des mois déjà, le désespoir la consumait. Elle voyait ses enfants soudain devenus grands partir les uns après les autres. Peut-être se rongeait-elle en secret de nostalgie pour son île lointaine qu'elle savait ne plus jamais revoir et aussi de remords et d'amour pour mon père. Je me chargeai du pénible devoir du rapatriement afin qu'elle fût ensevelie sous le même tertre sans monument où reposait mon père. Depuis ce jour, je n'ai jamais passé la grille du cimetière. Quelques années plus tard, je composais ce court poème que je considérai comme une manière de tombeau : [PAGE 69]

Talus herbeux
le tertre dort
sous le soleil

Quelques années déjà
et leurs os confondus
effacent les combats

c'était eux
c'était moi

et c'est toujours
demain

José LE MOIGNE


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