© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 310-314



L'ETRANGE BIENNALE DE DAKAR...

LETTRE OUVERTE A MONSIEUR LE MINISTRE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION DU SENEGAL

Mongo BETI

Monsieur le Ministre,

Je vous prie de bien vouloir considérer cette lettre comme un message de vigoureuse protestation venant d'un homme qui se sent en droit de penser que vous vous êtes livré envers sa personne à une tentative de manipulation en m'invitant à la Biennale de Dakar 1990 dans des circonstances qui me laissent croire qu'il s'agit d'une manifestation de simple francophonie, c'est-à-dire d'un rite bien connu du chauvinisme français à l'égard duquel je n'ai pas cessé de dire mon hostilité.

J'ai sous les yeux vos deux lettres d'invitation – celle du 20 avril 1990 et celle du 9 mai 1990. Dans cette dernière vous insistez sur le caractère africain de la rencontre. Permettez-moi de vous citer : "Le point focal de la Biennale 90 sera le colloque international sur Aires culturelles et Création littéraire en Afrique".

D'ailleurs l'un des sous-thèmes du colloque ne s'intitule-t-il pas "Culture et intégration africaine (fondements culturels du Panafricanisme)" ?

Quelle n'a donc pas été ma surprise l'autre jour en recevant le programme de la Biennale ainsi que la liste des participants. J'y cherche en vain les noms de personnages hautement représentatifs de la littérature africaine, et en particulier les anglophones Achebe, Soyinka, Ngugi, sans compter les Sud-Africains. [PAGE 311]

En revanche – et ceci me paraît extrêmement significatif – je trouve les Jacques Chévrier les Fernando Lambert, et tutti quanti.

Qu'avons-nous à faire de ces gens-là dans une manifestation culturelle africaine ? Par quelle malédiction les Africains ne peuvent-ils se réunir sans être aussitôt encadrés par des gens qui ne sont jamais à la peine à nos côtés, mais prétendent toujours être de la fête ?

Certains vont prétendre que je récuse les Blancs par principe. Je signale donc que je compte au moins un grand ami parmi les Blancs qui seront à l'honneur à cette Biennale : c'est Bernard Mouralis.

Ce que je combats, c'est le système, non les individus. Certains de ces invités se sont toujours comportés comme des agents de la domination culturelle française, n'hésitant pas à agir en véritables saboteurs. Deux d'entre eux, au moins, ont combattu ouvertement Peuples noirs-Peuples africains, la revue que j'ai fondée en 1978, et sont pour une part responsables de ses difficultés actuelles. Pourquoi faudrait-il que je vienne parader à leurs côtés ?

A l'évidence, la manifestation a été financée par une puissance occidentale qui s'est persuadée que le destin lui a confié pour mission de "protéger l'Afrique". C'est cette puissance qui a imposé certains invités. On savait que bien des créateurs africains seraient rebutés à l'idée d'assister à cette nouvelle grand'messe de la francophonie, une entreprise dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne compte pas que des admirateurs en Afrique. Aussi lui a-t-on donné une façade africaine.

Je m'abstiendrai donc, comme je l'ai toujours fait en de telles circonstances, de participer à ce que j'ai personnellement le mauvais goût de considérer comme une mascarade.

Je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, en l'expression renouvelée de mes sentiments respectueux.

Mongo BETI

[PAGE 312]

La réponse du Ministre :

Dakar, le 14 décembre 1990

Cher Monsieur,

Votre lettre m'a beaucoup surpris et franchement déçu.

Comme si une hirondelle faisait le printemps, vous vous empressez, à la vue seulement de deux noms sur les 150 que comporte la liste des participants, de faire un procès de cette grande manifestation que vous accusez d'être une grand-messe francophone. Sans doute, vous méprenez-vous sur les objectifs et la dimension de la Biennale qui a une vocation panafricaine.

Votre décision est grave. Outre les perturbations que cela provoque dans l'organisation de nos travaux, elle prive le public dakarois, en particulier ces nombreux étudiants et professeurs qui ont au programme vos œuvres, d'une rencontre tant souhaitée et annoncée. Savez-vous que nous avons invité tous les pays africains à la Biennale sans exception et que toutes les aires culturelles y sont représentées : francophone, lusophone, hispanophone, anglophone et arabophone.

D'ailleurs, il ne pouvait en être autrement, puisque, le thème du Colloque est précisément : "Aires culturelles et Créations littéraires".

Soyinka, Achebe que vous cherchez en vain sont pourtant en bonne place sur la liste[1], et le premier est venu tandis que le [PAGE 313] second, selon les informations que nous avons reçues, n'a pu faire le déplacement pour des raisons de santé.

Nous avions également invité cinq écrivains sud-africains, dont votre confrère Breyten Breyten Bach. L'Argentine, les Etats-Unis, le Portugal, l'Italie, l'Espagne sans oublier l'Ethiopie, le Mozambique et les pays du Maghreb sont de la fête. Vous apprécierez vous-même le nombre et la diversité des participants, quand nous vous ferons parvenir les actes du colloque.

Certes, nous n'avons pas la même conception que vous de la francophonie. Pour ce qui nous concerne, nous ne nions pas nos attaches francophones, mais nous nous réclamons africains avant tout et sans animosité ni complexe[2] vis-à-vis des autres.

Je crois sincèrement qu'une information erronée parce que [PAGE 314] partielle vous a amené à prendre cette décision fâcheuse, et qu'à la prochaine Biennale, vous nous rendrez justice en venant. Car vous y avez votre place, comme écrivain africain qui n'a pas le droit de se couper de son public.

Je vous prie de croire, Cher Monsieur, à mes sentiments cordiaux.

Mustapha KA


[1] Voilà qui est trop fort ! M. le Ministre ignore peut-être que je conserve précieusement le long document – le seul qui m'ait été adressé – où sont énumérés le calendrier de la Biennale 90, le programme de chaque journée, les noms des "modérateurs" (17 Africains, un Blanc, francophone et canadien), ceux des présidents de séance, ceux des conférenciers (dont une foultitude de Canadiens, de Suisses, de Français bien sûr). Et dans tout ce beau monde pas un seul nom d'anglophone connu, à moins d'appeler ainsi un ou deux braves universitaires. M. le Ministre accepte-t-il que nous soumettions ce document à l'examen impartial d'un jury d'honneur ? Ou bien faut-il croire que les documents envoyés aux invités dans ce genre d'événement ne signifient rien ? C'est précisément ce contre quoi je proteste : on vous invite pour une chose et vous vous retrouvez devant tout autre chose. C'est ça que j'appelle une manipulation. (M.B.)

[2] S'il fallait une preuve supplémentaire du détournement de la Biennale 90, elle serait ici, dans cette mauvaise foi caractéristique des croisés de la francophonie. On leur fournit des faits, ils répondent par la psychanalyse. J'avais cité la contre-publicité faite à Peuples noirs-Peuples africains par certains agents de la francophonie officielle (je pense notamment à Jacques Chevrier qui, en présence d'étudiants africains du Canada, s'est répandu en propos menaçants contre la revue, qui venait d'être créée) pour illustrer le sabotage de notre créativité par le néo-colonialisme hypocrite. M. le Ministre m'accuse d'être complexé. C'est le langage même des agents du néo-colonialisme. A moins que M. Mustapha Ka, ou son éventuel successeur, ne change de langage (et donc de point de vue sur ces questions), je n'irai certainement pas à la prochaine Biennale à supposer que je sois encore en vie, ni à aucune autre. (M.B.)