© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 239-253



L'édition et la production littéraire en Afrique noire francophone

Jamary M. MOLUMELI

L'édition littéraire est l'un des facteurs de censure qui se veut très déterminant dans la production du matériau littéraire en Afrique. Le sort d'une œuvre littéraire africaine semble dépendre, jusqu'à un certain degré, du message qu'elle véhicule, de l'écriture ou de la forme d'expression avec laquelle elle est bâtie, de la disponibilité, sur le continent africain, des maisons d'édition, ainsi que de la disposition de ces dernières pour l'apprécier. Le lieu de publication semble prédéterminer le public visé par l'œuvre à publier, amplifiant ainsi l'influence de l'édition sur l'écrivain et son écriture, tant sur le plan de la forme et du contenu de son œuvre que sur celui de la langue de communication employée.

Si cela est, comment en effet l'édition se présente-t-elle comme facteur de censure ?

On a coutume de percevoir la censure comme contrôle des publications, des produits littéraires déjà achevés. Par exemple, on parle des Bureaux de Contrôle des Publications dans bien des pays où la liberté d'expression est limitée (cf. Hollyer et Luther, 1988), donc des Bureaux qui ont pour objet l'exercice de la censure en regard des produits littéraires. Mais il nous semble que ce contrôle ne se manifeste de façon ostensible qu'au niveau des produits déjà prêts pour la consommation intellectuelle du public, alors qu'en effet, il s'amorce dès le moment où l'écrivain se met à écrire et soumet son manuscrit à l'éditeur. Car lorsque ce dernier reçoit le manuscrit, il l'examine suivant ses propres critères de jugements des critères idéologiques portant sur le contenu du manuscrit, des critères linguistiques destinés à la forme de l'expression ou de l'écriture, et [PAGE 240] bien sûr des critères financiers qui déterminent la rentabilité, dans le marché du livre, de l'œuvre à produire, (car il ne faut pas perdre de vue qu'un livre est aussi une "livraison", c'est-à-dire un produit industriel soumis aux contre-coups d'une crise économique dont les conséquences se font durement sentir à travers les pays en voie de développement). Assez souvent, ces critères ne correspondent pas pour autant aux intentions de l'auteur, ni à l'intentionnalité de l'œuvre en question. En d'autres termes, les critères qu'applique l'éditeur ne coïncident pas souvent avec la psychologie et la sociologie de création selon lesquelles fonctionne l'écrivain. Par conséquent, il arrive que l'éditeur impose à l'écrivain des modifications ou sur le plan de la forme de l'expression ou sur celui de la forme du contenu, ou encore l'éditeur peut rejeter le manuscrit dans son ensemble, en fonction de l'un ou l'autre des critères indiqués plus haut. Ainsi, la liberté d'expression de l'écrivain se trouve limitée, non pour des raisons d'esthétique ou de pertinence contextuelle de son œuvre, mais pour des raisons propres à l'éditeur.

La manière dont travaillent les éditeurs illustre à fond ce point. Par exemple, dans un entretien avec Le Français dans le Monde, Jérôme Lindon, un éditeur des Editions de Minuit, témoigne de la façon de lire de l'éditeur, façon qui est en soi une contrainte pour l'écrivain, surtout s'il s'agit d'un écrivain encore inconnu de l'éditeur :

    On ne lit pas, bien entendu, un manuscrit du même œil qu'un livre. Et non plus le manuscrit d'un écrivain qu'on connaît de la même façon que celui d'un anonyme. A l'un des pôles, donc, le volume imprimé sur la couverture duquel figurent au moins deux labels de qualité, le nom de l'éditeur prestigieux et d'un auteur célèbre. A l'autre, une liasse de pages dactylographiées plus ou moins lisibles, plus ou moins raturées, dont la première porte un nom dépourvu de toute signification... Mais le subterfuge peut rappeler malgré tout que la façon de lire dépend dans une large mesure de ce qu'on sait qu'on lit (Cité par Conort et Pavet, 134-135).

On s'aperçoit donc sans effort que les éditeurs n'abordent [PAGE 241] pas les manuscrits sans préjugés. Car si l'éditeur préfère lire ce qu'il sait déjà, donc les travaux des écrivains célèbres, il ne fait nul doute qu'il ne se propose pas du tout de promouvoir et de faire avancer la création littéraire en encourageant les auteurs les moins connus, mais il vise plutôt à ramasser les gains que va lui apporter l'ouvrage d'un auteur déjà connu. Heureusement les éditeurs ont des perceptions différentes, autrement s'ils appréciaient tous les manuscrits à la manière de Lindon, toute la production littéraire serait morte d'une mort naturelle depuis longue date. On comprendrait mieux un éditeur comme Maurice Nadeau, directeur des Editions Juillard et Denoël, qui dit que pour juger d'un manuscrit d'un roman d'"un anonyme", il ne dispose pas de critères nettement définissables, que de toute façon,

    il y a l'écriture tout d'abord, mais ce n'est pas pour moi le critère essentiel. Il faut que je sois touché ou par le sujet ou par la manière de le traiter. Je suis à l'écoute, quelqu'un me parle, que j'entends ou que je n'entends pas. C'est à partir de là que mon intérêt s'éveille ou non. Le contexte de l'époque oriente aussi notre jugement. Il fut un temps par exemple où il y avait de grandes tendances : d'un côté celle de l'"engagement" avec Sartre et le roman existentialiste, de l'autre, celle qu'on pourrait qualifier d'esthétique avec le goût stendhalien de la belle écriture dont Jacques Laurent est un représentant. Moi je me trouvais entre les deux : Je ne voulais ni de l'esthétisme ni d'une certaine langue de bois. L'"engagement", je ne le voyais qu'à la façon de Kafka : dans une expérience d'écriture et de vie... Au moment de la lecture, on ne se dit rien de tout cela. On reçoit un manuscrit, on le lit, on trouve que c'est publiable ou non, que l'auteur est à encourager ou qu'il aurait pu faire autre chose. Ma lecture est en grande partie empirique (cité par Conort et Pavet, 138).

Bien qu'il ne soit pas aussi catégorique dans son jugement que Lindon, Maurice Nadeau nous laisse tout de même comprendre [PAGE 242] que l'écrivain ne doit pas choisir son écriture dans un arsenal intemporel de formes littéraires, mais que, comme le constate en revanche Roland Barthes, son écriture doit refléter la pression qu'exercent l'Histoire et la Tradition sur l'écrivain. Sa langue de communication ne doit pas non plus être "une certaine langue de bois". Tout cela revient à dire que l'écrivain doit bâtir son œuvre de sorte qu'elle réponde, tant dans son contenu que dans sa forme, aux horizons d'attente de l'éditeur, faute de quoi son manuscrit risque de subir de profondes modifications, s'il n'est pas rejeté.

Cette exigence est en soi une contrainte de la part de l'écrivain qui en fait s'adresse, dans son écriture, au lecteur, et non à une autorité restrictive quelconque qui s'imposerait entre lui et le destinataire de son message. Autrement dit, lorsqu'il conçoit son œuvre dès le moment de la création, l'écrivain s'engage dans une communication idéalement directe avec un lecteur qui se situe plus ou moins quelque part dans le temps et dans l'espace, un lecteur qui peut le comprendre aussi bien sur le plan du contenu que sur celui de la forme de l'expression avec laquelle est bâtie son œuvre. Et si la liberté d'expression des fruits de l'imagination y est, cet écrivain ne pense pas du tout à l'éditeur, mais plutôt au lecteur, destinataire unique de son message. L'éditeur ne devrait intervenir que pour faciliter la communication entre les deux. Or, il est une autorité littéraire qui se place à mi-chemin entre l'écrivain et le lecteur et qui détient le pouvoir presque absolu d'examiner et, par le fait même, de déterminer, selon ses propres critères, le sort de toute œuvre destinée à la consommation intellectuelle du lecteur. Par conséquent, l'écrivain est obligé de le garder toujours à l'esprit, lorsqu'il se met à créer une œuvre, car le sort de cette dernière, nous l'avons déjà dit, dépend dans une très large mesure de la perception critique de l'éditeur.

Pour mieux apprécier à quel point l'édition influe sur l'écrivain, on n'a qu'à se souvenir de Diderot et de sa fameuse Encyclopédie(cf. Proust, 1967). L'audace de Diderot en tant qu'écrivain lui a coûté des nuits blanches dans la prison de Vincennes, suite à la publication de sa Lettre sur les Aveugles. Et afin que l'Encyclopédie soit publiée sans trop de modifications [PAGE 243] de la part de l'éditeur, Diderot a dû avoir recours à toutes les ruses, employant la méthode de renvoi ou traitant sous des titres banals des sujets autrement sérieux. On comprend donc sans effort que l'Encyclopédie, toute révolutionnaire qu'elle est, l'aurait été davantage si l'éditeur n'était pas intervenu.

Un autre auteur du XVIIIe siècle français qui a connu l'effet de l'édition est Voltaire. Il a été enfermé à deux reprises à la Bastille pour avoir osé écrire sur le Régent.

Ce pouvoir de l'éditeur ne s'est pas limité au seul le XVIIIe siècle français, car il se fait toujours sentir de nos jours malgré la prétendue "liberté d'expression" dans les pays dits démocratiques. L'écrivain peut bien mettre sur papier ce que son imagination lui inspire, mais c'est à l'éditeur d'accepter et d'imprimer le manuscrit tel que présenté devant lui, ou d'y apporter des modifications que lui-même juge bonnes, s'il ne le rejette pas.

Comme tous les autres écrivains, l'écrivain africain a intérêt à prendre en compte les exigences de son éditeur lorsqu'il se met à écrire. Néanmoins, il semble que pour un seul problème auquel se heurte un écrivain européen, un écrivain africain en rencontre quatre, notamment les problèmes de langue ou d'écriture, de contenu, de public visé par l'œuvre et surtout celui de la disponibilité et de la disposition des maisons d'édition existantes sur le continent pour publier son travail. Par exemple, il existe en Europe plusieurs maisons d'édition et l'écrivain dispose toujours d'une grande marge de choix, de sorte qu'il peut donner son manuscrit à un autre éditeur au cas où il est rejeté par un. Et bien souvent si problème il y a, il ne peut se présenter qu'au niveau du contenu du manuscrit, et non à celui de la langue/l'écriture ou du public. Mais la situation se présente différemment en Afrique, puisqu'il existe actuellement un nombre très limité de maisons d'édition, ce qui fait que l'écrivain n'a pas beaucoup de choix.

Pour ne parler que de l'Afrique noire francophone, il existe une infrastructure éditoriale très jeune, car elle n'a vu le jour qu'après 1960. On peut signaler deux maisons d'édition principales, vu le nombre d'ouvrages qu'elles ont publiés : d'abord les [PAGE 244] Editions du Centre de la Littérature Evangélique (CLE) de Yaoundé, au Cameroun. Comme l'indique son nom, ce Centre était auparavant destiné à la publication des ouvrages de piété, puisque lancé par les églises protestantes de Hollande et d'Allemagne en 1964. Mais au fil des années, à mesure que la demande de publication de la part des écrivains africains se faisait sentir, le Centre s'est rapidement orienté vers la production de récits de fiction, de pièces de théâtre et d'essais répartis entre cinq collections : CLE-Théâtre, CLE-Poésie, CLE-Points de vue, CLE-Pour tous et CLE-Etudes et Documents africains. On notera avec intérêt que ce Centre a pu publier une quatre-vingtaine d'ouvrages en l'espace de dix-sept ans, soit entre 1964 et 1981, et presque la moitié des publications sont des romans.

En second lieu se situent les Nouvelles Editions Africaines, les NEA, mises sur pied à Dakar, au Sénégal, en 1972, à l'initiative du Président Léopold Sédar Senghor. Elles ont des agences à Abidjan, en Côte d'Ivoire, et à Lomé, au Togo. Les NEA ont vite rattrapé leur retard sur le CLE en publiant une soixantaine d'ouvrages en neuf ans (1972-181), et elles deviennent de plus en plus importantes dans la promotion de la production littéraire en Afrique de l'Ouest Francophone.

Il importe de noter toutefois qu'à côté de ces "grands" de l'édition installés sur le sol africain, se trouvent quelques "petits". Il s'agit d'abord du Centre d'Edition et de Diffusion Africaine, le CEDA, qui est une société d'économie mixte fondée en 1974 sur l'initiative mutuelle du groupe Hatier et du gouvernement ivoirien. Ensuite, il y a, au Mali, les Editions Populaires du Mali et les Editions et Imprimeries du Mali. Et finalement, on trouve au Zaïre, les Editions Alpha-Oméga, Okapi, Lokolé et les Editions du Mont-Noir qui répondent toutes pour une faible part aux besoins en livres du second pays francophone après la France.

Cela fait au total un médiocre chiffre de neuf maisons d'édition significatives œuvrant dans l'Afrique noire francophone. Et on se rend bien compte que ce chiffre est extrêmement insignifiant par rapport au nombre de maisons d'édition implantées en France. Il ne fait donc aucun doute que la marge de [PAGE 245] manœuvre est très réduite pour l'écrivain africain.

En outre, ces maisons connaissent des problèmes de diffusion très marqués. La diffusion est très lente, du fait de la médiocrité de leurs caisses de fonds. Les conséquences sont que, d'une part, un livre publié chez Mont-Noir, par exemple, met trop longtemps pour parvenir aux lecteurs et ainsi devient non rentable pour son auteur. D'autre part, un universitaire qui aimerait, par exemple, initier ses étudiants à l'œuvre de Ngal, "Giambatista Viko ou le Viol du discours africain" publié par les Editions Alpha-Oméga, doit finalement renoncer à l'entreprise, faute de pouvoir se procurer l'ouvrage. Ou le cas échéant, l'universitaire doit faire recours à une maison d'édition en France qui aurait réalisé la réimpression de l'ouvrage en question. On s'aperçoit assez bien que le problème de la production littéraire en Afrique se veut en fin de compte double, touchant et l'écrivain producteur du matériau littéraire et le lecteur consommateur de ce matériau, et tout cela à cause de l'intervention, dans le processus de communication écrivain lecteur, de l'éditeur autorité, approbatrice/désapprobatrice de l'existence littéraire.

Par ailleurs, les maisons d'édition implantées en Afrique ne sont pas pour autant objectives dans leur perception de l'édition du livre africain. Elles sont plutôt très politisées, surtout étant donné que la plupart d'entre elles ont été lancées avec le concours des autorités gouvernementales qui sont, on le sait bien, dépendantes d'un parti unique sans nuances et extrêmement despotiques. Ainsi, seuls les ouvrages qui plaisent aux autorités sont publiés, le reste étant rejeté et oublié puisque critiquant le gouvernement en place; ou pire encore, les auteurs de ces derniers finissant par être incarcérés : Diderot, Voltaire et leurs contemporains ont eu leurs propres expériences en France, ce qui constitue bien du monde dans un seul pays. Alors, combien d'auteurs sur le vaste continent africain auraient été jetés en prison ou se seraient trouvés en exil, forcé ou volontaire, à cause du manque de liberté d'expression dans leurs pays respectifs. Un bon nombre, bien sûr !

Toutefois, on notera avec intérêt que cette situation est plus vieille que l'indépendance elle-même des pays africains. Elle [PAGE 246] a toujours été inévitable parce que depuis sa naissance, la littérature africaine se veut un cri tonitruant et étourdissant. Avant 1960, donc pendant l'époque du joug colonial, on entendait crier tous à la fois poésie, roman, théâtre :

    Révolte contre le colonialisme qui a pillé l'Afrique. Révolte contre les conditions de vie réservées au sous-prolétariat noir. Révolte contre le Blanc qui a trompé, humilié, trahi la confiance du noir. Révolte enfin contre la passivité ou l'ignorance excessive des victimes (Lecherbonnier, 8).

Aux dires de Bernard Mouralis, cette littérature constituait, à l'époque, une "révolte contre le pouvoir colonial et religieux". Et l'œil critique des écrivains africains se fixait effectivement sur le colonisateur .

En revanche, après 1960, l'année conventionnellement nommée par les Africains "L'Année des Indépendances", surtout à partir des années 70, la littérature africaine trouve un souffle nouveau. L'euphorie ou les illusions soulevées par les Indépendances ne pouvant publier son roman, "Les Soleils des Indépendances", en Côte d'ivoire en 1968 – il n'y avait pas, à l'époque, de maison d'édition sur place; mais de toute façon le roman n'aurait pas vu le jour, compte tenu de son ton politique et ouvertement critique envers le gouvernement ivoirien –, Ahmadou Kourouma a dû envoyer son manuscrit en France. Mais aucune maison ne l'a publié parce que les éditeurs français avaient constaté que le roman était écrit en un Français dont la structure était à outrance influencée par la langue maternelle de l'auteur – le joula. Il était naturellement difficile pour ces éditeurs de le comprendre. Le lectorat français se heurterait aussi au même problème, et ainsi l'investissement dans la publication de cette œuvre aurait été très dispendieux mais sans grand bénéfice, puisque peu de lecteurs allaient l'acheter.

Finalement, Kourouma a réussi à faire publier son roman en 1968, chez les Presses de l'Université de Montréal, au Québec, où l'on parle un Français différent de celui parlé en France. Ce ne sera que deux ans plus tard, soit en 1970, que les Editions du Seuil, à Paris, réaliseront la réimpression de ce roman. Et ce fait laisse à penser que les Editions du Seuil se sont intéressées [PAGE 247] à ce roman seulement après l'appréciation éclatante qu'il a reçue dans le monde de la critique littéraire. Et si cela est, on se retrouve encore avec Jérôme Lindon quand il dit plus haut que l'éditeur "ne lit pas un manuscrit du même œil qu'un livre", surtout un livre d'un auteur célèbre. Et comme le nom de Kourouma n'était plus, pour reprendre la formule de Jérôme Lindon, "dépourvu de toute signification" en 1970, il a été facile pour les Editions du Seuil de publier son roman.

Il reste toutefois que Kourouma a écrit en français, certes, mais la structure grammaticale, les proverbes et les images qu'il emploie, sont empruntés à sa langue maternelle, si bien qu'un Joula qui parle et lit le français, lorsqu'il lit "Les Soleils des Indépendances" peut le comprendre très bien, même mieux qu'un Ivoirien qui parle baoulé ou peul.

Il faut le voir pour le croire. Par exemple, de prime abord, le titre tout seul échappe à la compréhension instantanée d'un lecteur français. Il s'agit bien d'une expression typiquement joula – qui pourrait ressembler à des expressions de ce genre dans d'autres langues africaines – pour dire "l'ère ou la succession des jours de l'Afrique indépendante". Ensuite, viennent les titres des chapitres : "Le molosse et sa déhontée façon de s'asseoir" (p.7); "Le cou chargé de carcans hérissés de sortilèges comme le sont de piquants acérés, les colliers du chien chasseur de cynocéphales" (p.30); "Mis à l'attache par le sexe, la mort s'approchait et gagnait; heureusement la lune perça et le sauva" (p.83); "Les soleils sonnant l'harmattan et Fama, avec des nuits hérissées de punaises et de Mariam, furent tous pris au piège; mais la bâtardise ne gagna pas" (p.124), et finalement, "Ce furent les oiseaux sauvages qui, les premiers, comprirent la portée historique de l'événement" (p.177), pour ne signaler que quelques uns. Voilà, il s'agit de longues phrases qui, certes, racontent déjà l'histoire du chapitre respectif, mais le message n'est pas très évident pour un lecteur français.

Le récit en tant que tel de ce roman n'est pas moins difficile à comprendre. Par exemple, le tout premier paragraphe du premier chapitre est si obscur qu'on ne saisira son sens qu'au cours de la lecture du second chapitre. Il se lit comme suit : "Il y avait une semaine qu'avait fini dans la capitale Koné [PAGE 248] Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké : il n'avait pas soutenu un petit rhume..." (p.7). Tout cela pour dire que Koné Ibrahima est mort. Et comme on peut le remarquer, le narrateur ne cache pas qu'il évoque des expressions typiquement malinkés, mais les interprétant en français : "disons-le en malinké", dit-il; d'où l'obscurité dans laquelle se trouve un lecteur qui ne parle pas la langue malinké. En outre, le procédé de singularisation qu'a employé l'écrivain ivoirien rend le récit de son roman encore plus obscur, plus désautomatisé. Car Kourouma emploie de façon singulière le style indirect libre, à tel point que le lecteur pense, par endroit, à l'écriture d'un Claude Simon, Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Michel Butor...; bref, à l'exploit de l'écriture littéraire des romanciers du Nouveau Roman français.

C'est en raison, il nous semble, de cette forme de l'expression que Les Soleils des Indépendances ont été rejetés par les éditeurs, puisqu'eux-mêmes ainsi que le lectorat français ne pouvaient rien comprendre à tous ces proverbes et nuances.

Quoi qu'il en soit, l'expérience de Kourouma met à jour le problème auquel se heurte l'écrivain africain de langue française dès qu'il essaie de créer une sorte de français "africanisé/africaniste". Il ne peut pas, à l'instar du Nigérian Chinua Achebe qui remanie la langue anglaise à sa guise, plier la structure de la langue française suivant les exploits de son imagination et espérer voir son manuscrit publié en France. Comme l'a bien indiqué Maurice Nadeau plus haut les éditeurs français ne supportent pas "une langue de bois". Or, les écrivains africains anglophones, tels Amos Tutuola (The Palm Wine Drinkard) et Okara (The Voice), réussissent à faire publier leurs œuvres aux Etats-Unis comme en Angleterre, et ces œuvres se sont même créé une place de choix parmi les chefs-d'œuvres de "l'expérimentation ou le jeu avec la langue anglaise". Car pour les éditeurs anglophones, loin d'être l'anéantissement de la langue anglaise, cette sorte d'écriture constitue une contribution à l'enrichissement de la langue.

Outre le problème de la langue de communication littéraire, les écrivains africains de langue française se heurtent, toujours en Europe, au problème du thème de leurs écrits. Car [PAGE 249] c'est souvent l'éditeur qui décide quels ouvrages seraient intéressants pour ses lecteurs européens. "Le Devoir de Violence" d'Ouologuem est un bel exemple à cet égard. C'est l'un des romans qui traitent de l'aspect exotique de l'Afrique. Par conséquent, ils sont publiés en livre cartonné, donc dispendieux, et ainsi vendus aux Européens qui peuvent supporter le prix élevé. Et s'ils paraissent rentables en matière d'achats, ils sont publiés sous une couverture moins chère et diffusés et vendus en Afrique, à prix modique.

En revanche, si l'écrivain se veut très anti-anglais ou anti-français dans le contenu de son ouvrage, et s'il ose envoyer son manuscrit aux éditeurs de ces pays qu'il a antagonisés, il va sans dire que ces éditeurs rejetteront le manuscrit, ou y apporteront de profondes modifications qui peuvent aller jusqu'à changer sensiblement la structure originale de l'ouvrage.

On s'aperçoit donc que, que ce soit en Afrique ou en Europe, l'écrivain africain ne fait pas un chemin facile pour publier son manuscrit. Un choix de lieu de publication s'impose par conséquent à l'écrivain africain : où serait-il le plus facile pour lui de faire publier son manuscrit : en Afrique ou en Europe ?

Un bon nombre d'écrivains africains francophones publient leurs œuvres en France, chez Présence Africaine, chez Seuil, Plon, Julliard, L'Harmattan, Armand Collin, Nathan, P.-J Oswald, chez La Pensée Universelle et chez Saint-Germain-des-Prés, pour ne mentionner que les éditeurs qui reviennent le plus souvent dans les bibliographies. Il faut noter que ces écrivains sont condamnés à soumettre leurs manuscrits à des éditeurs étrangers parce que les conditions et les exigences des éditeurs œuvrant en Afrique s'avèrent trop sévères. Et il ne fait aucun doute que dès qu'il écrit en français et publie son ouvrage en France, l'écrivain africain choisit d'ores et déjà le public pour son travail.

Un écrivain sénégalais fort politiquement inspiré, Pathé Diagne, reconnaît que "le lieu de publication constitue déjà le choix du public, bien qu'on ne choisisse pas en Afrique. Puisqu'il y a un nombre limité de maisons d'édition en Afrique, dit-il, on est obligé de publier en Europe. Le lieu de publication est important dans la mesure où l'on saurait comment s'adresser [PAGE 250] à tel ou à tel autre public, ce qui évidemment influe sur le travail de l'écrivain". (Cité par Egejuru, 43).

Un autre écrivain-cinéaste sénégalais, Ousmane Sembène, publie ses œuvres en France, mais il n'a pas de penchant pour un éditeur particulier. Cependant, il avoue que les éditeurs français suggèrent quelques modifications aux textes, mais lui, il ne les a jamais acceptées : "je n'ai jamais accepté de modifications. Tous les éditeurs sont des écrivains ratés", observe-t-il. Il exprime néanmoins ses appréhensions à l'égard de la condition possible de l'édition en Afrique en général et au Sénégal en particulier :

    étant donné la forme de gouvernement qui est parti unique au Sénégal, il va sans dire que tout manuscrit qui y est publié devra répondre aux mêmes exigences. On ne peut écrire que ce qui plaît à la maison d'édition. C'est normal; c'est un problème politique puisqu'à tout moment que l'écrivain se met à écrire, il véhicule une idéologie. (Cité par Egejuru, 44).

Egejuru interviewe également le Président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, qui dit catégoriquement que le lieu de publication n'influe aucunement sur le travail de l'écrivain. Au sujet du genre d'édition qu'il envisage en Afrique comme au Sénégal, le Président répond : "Nous sommes obligés de créer auparavant ces maisons d'édition avec le concours financier et technique des éditeurs européens. Ce n'est que petit à petit que nous apprendrons à les gérer nous-mêmes, mais cela demande une formation assez longue et continue". L'entretien se poursuit comme suit :

    QUESTION : Pensez-vous que cette maison d'édition serait sous le contrôle du gouvernement ?
    Senghor : Oui, mais partiellement.
    QUESTION : Voulez-vous dire par là que le gouvernement imposera une censure ?
    Senghor : Non. Elle ne sera pas orientée vers les politiques, mais on ne pourra pas publier n'importe quoi. (Cité par Egejuru, 44).

On constate une contradiction dans les réponses de Senghor. Car si le gouvernement ne permet pas aux écrivains de faire publier "n'importe quoi", naturellement ces derniers seront obligés d'apporter des modifications à leurs manuscrits, surtout [PAGE 251] eu égard au contenu, ou l'alternative sera d'envoyer leurs travaux ailleurs; ce qui serait nourrir, hélas !, les imprimeries européennes avec des "matières premières" en provenance de l'Afrique. Et c'est ce qui se passe en effet. Par exemple, un livre publié chez CLE, le roman de Jean-Pierre Makouta Mboukou, "En quête de la liberté" se lit comme suit sur le colophon : "Achevé d'imprimer le 3 avril 1970 sur les Presses des Imprimeries Réunies - 26 - Valence - France". Et cette collaboration des éditeurs africains-européens a pour inconvénient, nous l'avons déjà dit, une lenteur insupportable dans la publication d'une œuvre d'un écrivain africain désireux de publier son travail chez l'un ou l'autre des éditeurs en Afrique.

Tout cela sont des problèmes auxquels se heurtent les écrivains africains de langue française. Et comme on peut s'en rendre compte au cours de cette réflexion, l'écriture constitue un dialogue entre l'écrivain et son public, et l'édition, qui s'occupe en même temps de la diffusion du livre, devrait encourager cette communication écrivain-lecteur. Mais on s'aperçoit qu'au contraire, elle fonctionne comme les Bureaux de Contrôle des Publications, se voulant ainsi un élément de censure. La production littéraire en Afrique demeurera pour toujours handicapée et médiocre, à moins que l'infrastructure éditoriale ne s'améliore en matière de nombre de maisons d'édition implantées sur le sol africain, mais surtout à moins que le climat politique dans les pays africains ne favorise la création littéraire de leurs hommes et femmes de Lettres. Cela est une considération qu'il ne faut pas perdre de vue. Car, comme le dit bien à propos Diderot :

    Si l'on bannit l'homme ou l'être pensant et contemplateur de dessus la surface de la terre, ce spectacle pathétique et sublime de la nature n'est plus qu'une scène triste et muette, l'univers se tait, le silence et la nuit s'en emparent. Tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés se passent d'une manière obscure et sourde. C'est la présence de l'homme qui rend l'existence des êtres intéressante : et que peut-on se proposer de mieux dans l'histoire de ces êtres que de se soumettre à cette considération ? Pourquoi n'introduirons-nous pas un centre commun ?... [PAGE 252] L'homme est le terme unique d'où il faut partir, et auquel il faut tout ramener. (Cité par Leutrat, 7).

Jamary M. MOLUMELI
(Département de français
Université Nationale du Lessotho)

Oeuvres citées

BARTHES, Roland. 1972. Le Degré zéro de l'écriture, suivi de Nouveaux essais critiques. Paris : Seuil. Coll. "Points".

CONORT, B. et PAVET, J.-R. 1988. Propos recueillis sur "Vous qui décidez, comment lisez-vous ?" : Entretien avec Jérôme Lindon (pp. 134-137), et Maurice Nadeau (pp. 138-141), in Le Français dans le Monde, Numéro Spécial de février-mars 1988.

DIDEROT, Denis. 1972. Lettre sur les Aveugles, dans le vol. intitulé Le neveu de Rameau ou satire seconde. Paris : Librairie Générale Française. 153-228.

EGEJURU, P.A. 1972. Black Writers, White Audience. New-York : Exposition Press.

HOLLYER, B. et LUTHER, C. 1988. Théâtre et censure. Europe, No. 708, avril, 131-136.

KOUROUMA, A.. 1968. Les Soleils des Indépendances. Montréal : Les Presses de l'Université de Montréal. 1970. Les Soleils des Indépendances. Paris : Seuil.

LAMBERT, F. 1983. Révolte contre les nouveaux maîtres. Notre Librairie, No. 68, jan.-avril, 63-68.

LECHERBONNIER, B. 1973. Introduction à la littérature négro-africaine. Le Français dans le Monde, No. 94, jan.-fév., 6-10.

LEUTRAT, Jean-Louis. 1967. Diderot. Paris : Editions Universitaires.

MAKOUTA-MBOUKOU, J.-P. 1970. En quête de la liberté. Yaoundé : CLE.

MOURALIS, B. 1983. Révolte contre le pouvoir colonial et [PAGE 253] religieux. Notre Librairie, No. 68, jan.-avril, 57-62.

NGAL, M.M. 1975. Gaimbatista Viko ou le viol du discours africain. Lumumbashi : Alpha-Oméga.

OKARA, G. 1970. The Voice. London : Heinemann.

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PROUST, Jacques. 1967. Diderot et l'Encyclopédie. Paris : Colin. Voir aussi L'Encyclopédie. Paris : Colin (1965), par le même auteur.

TUTUOLA, Amos. 1952. The Palm Wine Drinkard. London : Faber.