© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 109-111



SI BONGO SAUTE, CE SERA LE CHAOS

Mireille DUTEIL

Ancien ambassadeur de France au Gabon, après une longue carrière dans les services de renseignement, Maurice Robert, 71 ans, a derrière lui cinquante ans d'expérience africaine. Proche du légendaire Jacques Foccart, éminence grise du général de Gaulle pour le continent noir, il continue de suivre ce dossier au sein du Club 89. Pour Le Point, il porte un regard critique sur trente ans de politique africaine française et analyse les raisons de la crise actuelle.

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Maurice Robert : Première raison : l'usure du pouvoir. Dans tous ces pays, certains ministres sont là depuis trop longtemps, et je ne parle pas des chefs d'Etat dont certains, en place depuis l'indépendance, sont plus préoccupés par la protection de leurs privilèges que par les affaires de l'Etat. Deuxième raison : le petit peuple est persuadé qu'il est seul à supporter la rigueur financière imposée par le FMI. Troisième raison : l'existence d'une élite bien formée qui sait exprimer ses revendications et vient grossir les rangs des mécontents.

Le Point : Ce qui se passe maintenant est aussi un peu l'échec de la France. Qu'aurait-il fallu faire ?

MR : Etre plus vigilant. Nos conseillers n'ont pas été assez consciencieux. Ils ont fait de la politique quand ils auraient dû se soucier de problèmes de gestion.

LP : Pour quelle raison ? Parce que ces chefs d'Etat votaient « bien » à l'Onu ?

MR : Oui, alors on passait sur beaucoup de choses. On aurait du être plus ferme.

LP : Vous est-il arrivé de l'être ? [PAGE 110]

MR : Oui, dans l'affaire Bokassa, par exemple. Bokassa a été démis et les Africains nous l'ont beaucoup reproché. Résultat : nous avons été ensuite moins fermes quand nous aurions dû l'être.

LP : Par exemple ?

MR : Quand nous avons laissé la Côte-d'Ivoire construire cinq raffineries de sucre...

LP : Et la basilique ?

MR : Cela fait partie des fantaisies contre lesquelles on ne peut pas grand-chose.

LP : Il y a aussi le poids du lobby industriel...

MR : Ce lobby est une évidence. Il fallait à la fois défendre les intérêts économiques de la France et aider ces pays à se développer. C'est en fait contradictoire. Il aurait fallu des responsables français qui sachent résister aux industriels.

LP : C'est ainsi qu'on a laissé se développer la corruption.

MR : C'est vrai que certains chefs d'entreprise ont été les premiers à la favoriser pour obtenir des marchés. Cette corruption aurait pu ne pas être antiéconomique si elle avait servi à créer des investissements et des emplois. Mais si une bourgeoisie a bien été créée, les capitaux sont partis à l'étranger et les pays ont manqué d'argent pour financer leurs investissements. C'est vrai aussi qu'en Afrique dès qu'un homme a un peu de pouvoir, il est sollicité financièrement par tout le village. Il n'a pas le droit de refuser. Même les jeunes générations sont soumises à ces sollicitations. C'est ce que j'appelle le « poids du passé ».

LP : Il va donc être difficile de créer un système où la notion de bien public aura un sens. Pourtant, les jeunes disent vouloir plus de transparence, plus de démocratie.

MR : C'est vrai, mais je pense que ces aspirations vont se heurter aux contraintes ethniques. Les jeunes vont essayer de s'en dégager un peu, mais cela prendra du temps. C'est pourquoi l'Occident ne doit pas pousser les chefs d'Etat à bousculer les événements. Ne précipitons pas des réformes politiques qui entameraient une déstabilisation.

LP : Comme au Gabon ?

MR : Ce que je redoutais se produit. Cela tourne à la lutte [PAGE 111] tribale. Les Miénés, cette ethnie très turbulente du Sud, ne reculeront plus, jusqu'à ce qu'ils obtiennent le départ de Bongo. Je suis très pessimiste.

LP : Mais les populations reprochent aussi à la France de soutenir des dictateurs.

MR : En tant qu'anciens colonisateurs, nous serons toujours condamnés, quoi que nous fassions. Maintenir la stabilité politique ne veut pas dire tout accepter de ces chefs d'Etat. La France peut dire : « C'est l'intérêt général que vous restiez en place, mais faites des réformes. » On peut dire : « Monsieur le Président, on connaît le montant du compte en banque de votre Premier ministre " ...

LP : Que va-t-il se passer maintenant ?

MR : Au Gabon, il y a de nombreux candidats pour remplacer Bongo, mais aucun n'en sera capable. S'il saute, ce sera le chaos.

LP : Au Cameroun ? En Côte-d'Ivoire ?

MR : Plusieurs personnalités camerounaises ont une stature de chef d'Etat. En Côte-d'Ivoire, je ne vois que Konan Bédié. Mais il a un gros handicap : il est baoulé. Or les Bétés en ont assez des Baoulés. D'ailleurs, je ne crois pas à la démission d'Houphouët-Boigny. Il est très influencé par les sorciers. Ceux-ci lui ont dit il y a longtemps : « Si tu désignes ton successeur, tu mourras dans les six mois. » Et il n'a pas envie de mourir...

LP : Finalement, n'est-il pas trop tard pour sauver l'Afrique ?

MR : Il n'est jamais trop tard. Mais ne laissons pas ce continent aller à la désespérance.

Propos recueillis par Mireille Duteil
Le Point, 4-10 juin 1990