© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 103-107



III. – LA FAUTE AUX AFRICAINS

*
*  *

LE CHENE ET LE BAOBAB

Claude IMBERT

L'Afrique fait peur. Elle installe un échec abyssal, un trou noir, au beau milieu d'un univers peu à peu conquis, en trois siècles, et sur tous les autres continents, par l'idée européenne du progrès. Lanterne rouge à tous les hit-parades, avec une part voisine de 1,5 % du commerce mondial et un PIB en recul, égal à celui de la petite Belgique, l'énorme mastodonte africain ne figure plus dans le peloton où l'Asie, désormais, rattrape l'Europe et l'Amérique. Quant à l'Afrique noire proprement dite, elle s'évanouit dans la voiture-balai.

L'Afrique, déjà, campe « ailleurs », hors de notre Histoire. Dans un univers de fatalités contre quoi défaillent nos volontés, nos techniques, nos marchés, nos banques et nos systèmes. Le continent-berceau de l'humanité résiste à tout, vieil éléphant rétif au cirque universel du Progrès, et qui revient à sa savane avec dans l'œil la nostalgie d'on ne sait quelle [PAGE 106] « pré-histoire ».

Dans l'afropessimisme, Noirs et Blancs rivalisent en vains reproches. Les premiers s'imaginent détenteurs d'un éden violé par la conquête coloniale, dilapidé par les prédateurs postcoloniaux. Ils oublient qu'entre les déserts tropicaux et la forêt équatoriale le ciel leur est tombé sur la tête. Et qu'ils sont désormais moins menacés d'être exploités que délaissés. Dernière mauvaise nouvelle : l'effondrement de l'empire communiste vient de ruiner leur ultime ressource – faire chanter l'Ouest et l'Est.

L'Afrique noire a manqué son rendez-vous avec le progrès pour des raisons profondes et implacables. Elles tiennent au choc des cultures trop hétérogènes de l'homme blanc et de l'homme noir. Et devant cette évidence, niée par l'illusion des Noirs et la vanité des Blancs, tous les procès mutuels paraissent dérisoires. Ainsi le monde noir rêve-t-il en vain qu'il aurait pu échapper à l'engrenage accéléré des commerces et des techniques et construire, tout seul, un développement harmonieux hors du temps. Ainsi le monde blanc a-t-il vainement rêvé en Robinson, dans sa période coloniale, de former à son moule des millions de Vendredi. Ainsi, de nos jours, s'étonne-t-il naïvement que règne, sur les nouvelles nations sorties de sa maternité coloniale, cette cohorte de satrapes tropicaux, un œil sur leur sorcier et l'autre sur les veaux d'or du monde blanc où dorment leurs comptes numérotés. La démocratie, en Afrique, n'est pas pour demain : combien de nations d'Afrique pourraient-elles passer au multipartisme sans accroître le multitribalisme ? Une, deux ?

Car l'Afrique noire reste encore dans les limbes de sa "négritude", celle de ses empires passés, de ses grandes fratries matriarcales, de ses solidarités claniques, que n'ont encore effacé ni les langues, ni les armes, ni les lois des visages pâles. Elle garde ses idées, bien à elle, de la famille, du temps, de l'au-delà et une spiritualité qui ne sont point les nôtres. Les mille syncrétismes de l'Afrique moderne ont fabriqué du baroque, de nouveaux clientélismes, des budgets de bâton de chaise, des révolutions d'opérette, des massacres racistes, des religions, des musiques nouvelles et des villes fantômes, [PAGE 107] mais ils n'ont pas supprimé la misère élémentaire, la désespérante alternance des sables et des boues, ni la frénésie des hommes et des éléments. En un siècle d'expériences de toutes sortes – coloniales et postcoloniales – la greffe fragile du chêne sur le baobab a donné cet arbuste chétif qui inquiète, pour l'heure, et les Blancs et les Noirs.

Par une malédiction nouvelle, notre meilleur produit d'exportation, la médecine, n'aura pu éviter que toute l'Afrique centrale se trouve décimée par le sida. Mais la même médecine et ses vaccins, en soulageant des millions de pauvres hères, sont en train d'allumer une bombe démographique plus redoutable que l'asiatique : l'Afrique, jadis peu peuplée, compte aujourd'hui un demi-milliard et, dans vingt-cinq ans, un milliard d'hommes, qu'elle sera bien incapable de nourrir. Nous ne pouvons pas nous détourner d'un tel désastre. Tous nos modèles, vissés sur l'Afrique comme autant de prothèses – et les marxistes furent les pires – ont échoué. Nous avons saccagé – contre l'avis de vieux africanistes sacrifiés à de splanificateurs Gribouille – une paysannerie africaine qui assurait au moins sa propre survie. Nous pouvons aider à ce qu'elle se reconstitue pour que l'Afrique retrouve son mil et son manioc et que cesse vers les villes le flux des déracinés. Sur qui, sur quoi pouvons-nous compter ? Sur ce qui nous reste d'honneur national et de crédit international, sur quelques nouvelles élites noires et sur les Eglises. Mais je crains qu'il nous faille d'abord réchauffer, chez nous, deux vertus peu à la mode : la modestie et la charité.

Claude IMBERT
dans LE POINT
4 juin 1990