© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 30-46



CAMEROUN : LE CULTE DE LA CONTINUITE

Un pays sans problèmes ?

Philippe DECRAENE

M. et Mme Giscard d'Estaing sont attendus jeudi 8 février à Douala, capitale économique du Cameroun, première étape de leur voyage officiel de trois jours dans ce pays. Ils se rendront ensuite à Yaoundé, puis à Garoua, principale ville du nord du Cameroun. Notre envoyé spécial dresse, dans une série de trois articles, un tableau de la situation politique et économique de ce pays aux destinées duquel M. Ahidjo préside depuis plus de vingt ans.

Yaoundé. – Né dans la guerre civile, l'Etat camerounais entend bien, pour préserver la paix, ne plus entendre parler de ces débuts difficiles. Le 1er janvier 1960, au moment même où l'ancien territoire sous-tutelle accédait à l'indépendance, de violentes manifestations éclataient dans les rues de Douala. Et le 13 septembre 1958, dans la région de Boumnyebel, un détachement de tirailleurs « sénégalais » avait tué Ruben Nyobe, « l'Ho Chi Minh camerounais »[1], chef de la rébellion en Sanaga-Maritime, portant ainsi un coup très grave à l'insurrection [PAGE 31] animée par l'Union des populations du Cameroun (U.P.C.). Ainsi, contrairement à la grande majorité des Etats d'Afrique noire, le Cameroun a accédé à la souveraineté internationale dans le sang et les larmes.

Vingt ans après la mort d' « Um », la rébellion a laissé de profondes séquelles, mais la plupart des Camerounais ne les évoquent qu'à contre-cœur : « Tout est calme désormais ... Tout est bel et bien terminé... Il n'y a même plus de banditisme dans les campagnes » Certains minimisent les aspects politiques du drame et le ramènent à dessein, aux dimensions d'un simple conflit tribal. Un habitant de Yaoundé, capitale du pays et de la province du centre-sud, qui resta toujours à l'écart des combats, affirme : « La véritable guérilla se déroula exclusivement en pays Bassa, en Sanaga-Maritime. Et puis aussi en pays Bamiléké[2] où il y eut beaucoup de règlements de comptes personnels. Mais le mobile essentiel n'était pas politique. Les hommes de main étaient plus nombreux que les maquisards proprement dits. »

Pour une jeune femme originaire de Douala, cadre contestataire, il n'y a pas de doute : « Les gens ont été sonnés, très sévèrement sonnés, à l'époque, et c'est pourquoi aujourd'hui ils avalent tout en silence... ». Comme notre interlocutrice, certains Camerounais estiment indispensable de remonter aux années 60 pour expliquer le climat de morosité et de lassitude qui, selon eux, pèse sur la vie politique de leur pays. Et de dénoncer, à cette occasion, l'atmosphère de conformisme qui règne dans les milieux officiels où la déférence excessive et la crainte révérencielle constatée à l'égard des puissants s'accompagnent, comme dans la plupart des capitales du tiers-monde africain, du verbalisme de certaines "élites" maniant volontiers des formules comme « la restructuration de l'espace national », la « responsabilisation des masses » ou « le développement autocentré » Tout au plus le tempérament personnel du président Ahidjo, fait de prudence et de réserve, contribue à [PAGE 32] donner un ton feutré aux conversations des « dîners en ville »...

Ministre d'Etat chargé des forces armées depuis juin 1961, ce qui constitue un bel exemple de longévité ministérielle, proche collaborateur du chef de l'Etat, M. Sadou Daoudou est particulièrement compétent pour parler des conséquences d'un drame dont il a suivi, heure par heure, le déroulement. Il affirme : « Il n'y a plus ici la moindre exaction de l'U.P.C. depuis plus de cinq ans. Les dernières remontent à l'exécution publique d'Ernest Ouandié, le dernier chef historique de la rébellion, en 1971... Ce sont de tristes souvenirs sur lesquels on préfère jeter le voile de l'oubli. C'est une histoire qui reste à écrire. Tout au plus est-on en droit d'estimer que la guérilla a fait plusieurs milliers de victimes civiles ».

Pour M. Sadou Daoudou, toutefois, « ce ne fut pas une querelle tribale ou régionale, mais un affrontement de caractère politique qui eût pu être fatal à l'unité nationale sans l'action personnelle du président. »

S'il existe un point sur lequel les Camerounais paraissent unanimes, c'est sur le rôle unificateur[3] et centralisateur du chef de l'Etat. « Il est le seul qui puisse maintenir l'équilibre entre le Nord et le Sud du pays, entre le Cameroun occidental anglophone et le Cameroun oriental francophone, entre les musulmans et les catholiques ... » entend-on fréquemment répéter. Il est clair en tout cas que la question de l'unité nationale est particulièrement épineuse dans ce pays aux multiples aspects.

Il a d'abord fallu amener à cohabiter harmonieusement les habitants du Cameroun autrefois placés sous tutelle britannique et ceux du Cameroun qui connut la tutelle française. Le gouvernement de Yaoundé procéda par étapes, unifiant [PAGE 33] d'abord, dès 1966, les partis politiques des deux régions au sein de l'Union nationale camerounaise. Les deux Camerouns constituèrent, le 1er octobre 1961, une fédération qui subsista jusqu'au 20 mai 1972, date à laquelle après une consultation par voie de référendum, fut créée l'actuelle République unie du Cameroun[4].

Plus de 67% de scolarisés

Le pays a deux langues officielles, l'anglais et le français. Longtemps théorique le bilinguisme devient progressivement une réalité. M. Njoya qui, après avoir été vice-ministre des affaires étrangères, détient le portefeuille de l'éducation nationale, nous indique à ce sujet : « Nous avons résolument opté pour le bilinguisme. A l'Université, si le professeur est anglophone, c'est en anglais qu'il s'adresse aux étudiants, et s'il est francophone, il fait son cours en langue française. Dans l'enseignement primaire, des écoles bilingues existent dans chaque province et les lycées entièrement bilingues se multiplient. Tout cela est capital dans un pays dont le taux de scolarisation dépasse 67 % et est considéré comme l'un des plus élevés d'Afrique ... »

« La coupure linguistique s'estompe » nous dit M. Victor Ayissi Mvodo, ministre de l'administration territoriale : « Ce qui contribue beaucoup au succès du bilinguisme, c'est l'unicité du parti. »

Bien entendu, la réunification politique – qui figurait au programme de l'U.P.C. – ne tenait pas d'abord à des raisons linguistiques. Les gouvernements des Etats fédérés se sont révélés incapables d'expédier les affaires courantes. Deux budgets régionaux, un budget fédéral, trois premiers ministres, [PAGE 34] trois gouvernements, trois assemblées constituaient une charge financière excessive.

Un autre aspect de la recherche de l'unité nationale est le maintien de l'équilibre tribal et régional imposé à tous les niveaux de l'Etat, de l'administration, des affaires. Si le chef de l'Etat est originaire du Nord et musulman, son premier ministre, M. Paul Biya, est originaire du Centre-Sud et catholique. Au sein du gouvernement, on a cherché à éviter, par de subtils dosages, qu'une ethnie puisse céder à la tentation d'assujettir les autres[5].

Un adroit équilibre

C'est également le point de vue d'un directeur de banque camerounais qui nous précise à propos des principaux établissements bancaires du pays : « C'est un originaire du Nord qui dirige la BICIC, un originaire du littoral est à la tête de la S.C.B. tandis que les directeurs de la BIAO, de la S.G.B.[6] et de la Cameroon Bank sont respectivement des originaires du Centre-Sud, de l'Ouest et de la partie anglophone du pays ... Vous observerez le même souci de dosage scrupuleux si vous vous faisiez communiquer la composition détaillée de chaque conseil d'administration ... ».

Beaucoup de gens du Sud détiennent encore des postes de [PAGE 35] responsabilité dans le Nord. Cela tient à la différence considérable des taux de scolarisation suivant les provinces (30,90 % dans le Nord et 92,1 % dans le Centre-sud). Cependant, l'antagonisme entre les deux parties du pays, même s'il est attisé par certains éléments qui veulent en faire une arme politique, existe ... Les « Nordistes » considèrent les Camerounais du Sud comme des phraseurs, comme des fantaisistes, voire des irresponsables. Les « Sudistes » traitent en illettrés leurs compatriotes du Nord et leur reprochent de manquer de dynamisme. Ils s'irritent de ce que, pour combler le fossé existant entre les élites des deux parties du pays le gouvernement prenne parfois des mesures de nature à accroître le nombre des cadres « nordistes » ... Surtout ils prétendent qu'une sorte de « shadow cabinet » nordiste mène, en accord direct avec le Président, les affaires de l'Etat. Or, en fait, le président de la République gouverne à peu près sans partage et n'a guère la réputation de se laisser influencer. Au demeurant plusieurs de ses très proches collaborateurs sont des gens originaires du Sud.

Le sens de l'Etat, la ténacité et la capacité de travail ne sont guère contestés à M. Ahidjo qui dirige le Cameroun depuis février 1958, époque à laquelle il succéda au premier ministre André-Marie Mbida aujourd'hui retiré de la vie politique. Le président de la République, qui est aussi chef des armées et chef du gouvernement, a beaucoup de services importants sous son autorité directe et il coordonne lui-même l'action de plusieurs ministères, dont celui des forces armées. Il conduit seul la politique extérieure, dispose de plusieurs ministres d'Etat chargés de mission et d'un ministre délégué chargé des relations avec les assemblées, qui travaillent directement sous ses ordres. La délégation générale à la sûreté, rattachée au secrétariat général à la présidence, traite, en outre, un nombre considérable d'affaires, à tous les niveaux.

Cette concentration des pouvoirs, la rigueur policière du régime, sa longévité aussi, exaspèrent les contestataires[7]. « Il y a des mécontents dans le pays comme partout à travers le monde, [PAGE 36] mais pas d'opposants[8]. Quant à ceux qui résident à l'extérieur, ils sont dépourvus de tout moyen d'action », entend-on fréquemment dire dans les milieux officiels. Pour l'un des « hommes du président », « la seule subversion qui subsiste est externe. Elle est divisée sans emprise sur la population, opère loin du Cameroun. Elle est le fait d'individus, mais ni de partis ni de mouvements organisés. »

« Cinquante six détenus politiques »

A propos de l'U.P.C., un haut fonctionnaire camerounais affirme : « Ce qui reste de ce mouvement nationaliste ne comporte plus que des aigris qui ne pardonneront jamais au président Ahidjo d'avoir réalisé les deux principaux points de leur programme : indépendance et réunification ... Ces minoritaires rêvent surtout de s'emparer des places et accessoirement d'imposer leur idéologie marxiste. S'ils ont le droit d'être marxistes, ils doivent s'incliner devant le fait que la majorité des Camerounais condamnent une telle option... »

Excepté M. Woungly-Massaga, c'est un fait que la plupart des dirigeants « upécistes» ont disparu, comme Ruben Um Nyobe. Félix Moumié est mort empoisonné à Genève en 1960, [PAGE 37] Abel Kingué est mort de maladie au Caire. Ernest Ouandié a été exécuté publiquement en 1971 à Bafoussam, Mgr Ndongmo, ancien évêque de Nkongsamba accusé de complot et de complicité avec l'U.P.C., condamné à mort en 1970, puis gracié, vit en exil au Canada, M. Tchapchet, qui fut l'un des compagnons de combat d'Um Nyobe[9], dirige un Institut interafricain de formation de fonctionnaires à Tanger. Quant à M. Mayi Matip, fondateur de l'« U.P.C. légale », élu député en 1959, il est rallié au régime depuis vingt ans, après avoir proposé, sans succès, en 1960, d'élire « Um » « président de la République camerounaise à titre posthume ».

Lorsqu'on évoque avec les officiels camerounais les attaques de l'opposition en exil, qui affirme que les prisons sont pleines et que le pays est couvert de camps de concentration[10], l'impatience est manifeste. Le ministre de l'administration territoriale (intérieur) assure à ce propos : « Nous avions deux centres de rééducation civique (C.R.C.), l'un à Mantum, près de Foumban, que nous avons aujourd'hui transformé en centre de production agricole, et celui de Tchollire, dans le Nord, qui fonctionne encore... Même à l'époque de la plus grande extension de la rébellion, le Cameroun n'a jamais eu plus de mille détenus politiques ... Au moment où je vous parle, nous n'avons plus aucun détenu du fait de la rébellion... Nous avons en tout cinquante-six prisonniers politiques, dont trente-quatre à Tchollire, parmi lesquels des Témoins de Jéhovah qui ont refusé de chanter l'hymne camerounais ou de saluer le drapeau national ... ». [PAGE 38]

Le développement du chômage

L'Université elle-même ne semble guère s'agiter. Il y a pourtant neuf mille étudiants à Yaoundé et quatre centres universitaires existent à Douala, Dschang, Buea et Ngaoundéré. Résolument optimiste, le ministre de tutelle assure : « Ici nous avons, pour l'instant, totalement échappé au virus contestataire. La préoccupation essentielle est la réussite aux examens ». Il est vrai qu'apparemment on peut s'exprimer beaucoup plus librement que certaines rumeurs tendraient à le faire croire. C'est ainsi que M. Bernard Fonlon, universitaire anglophone bien connu pour son franc-parler, ne cache pas ses préférences pour ce qu'il appelle « le socialisme démocratique ». Il est l'auteur d'une Lettre ouverte aux étudiants africains que l'on peut acheter dans toutes les bonnes librairies qui proclame notamment : « Le socialisme est inévitable en Afrique » et tire à boulets rouges sur la doctrine officielle du « libéralisme planifié ». A ses visiteurs, M. Fonlon déclare : « Lorsque je ne suis pas d'accord, je le proclame. C'est à tort que les gens ont peur ... » Et il cite une pièce jouée dans les théâtres populaires[11] qui ne ménage pas ses sarcasmes à l'encontre du personnel politique camerounais : Africopolis – de l'écrivain Philombe.

Il n'est pas question pour autant d'ignorer les tensions sociales dues notamment au développement inquiétant du chômage dans une population qui vit pour près de 30 % en milieu urbain. De même le maintien de trop grands écarts entre le niveau de vie d'une minorité et les masses suscite de lourdes rancœurs. En 1976, 73,9 % des Camerounais s'éclairaient encore à la lampe à pétrole. Enfin, en dépit de tous les efforts du gouvernement, les rivalités ethniques subsistent et le problème bamiléké paraît particulièrement épineux.

Originaires du sud-ouest du pays, les Bamilékés représentent près du quart de la population totale du Cameroun. Comme les Ibos du Nigeria, ils se sont particulièrement bien [PAGE 39] adaptés aux structures économiques modernes[12]. Excellents commerçants, ils contrôlent la plupart des grandes affaires et des entreprises. Mais ils sont également de plus en plus nombreux dans l'administration, l'enseignement, l'armée. « C'est une chance pour le Cameroun » disent les optimistes. Dans certains milieux populaires, l'impatience à l'égard des Bamilékés va croissant et pourrait conduire à des heurts. En tout état de cause, sans nier les difficultés, les officiels les mettent entre parenthèses, tous convaincus que cette attitude est la seule qui permette à leur pays d'aller de l'avant. Sans doute gagné à ces vues, un diplomate occidental auquel nous demandions quels étaient les problèmes actuels du pays nous répondit : « Aucun. Il n'y a même pas de problème de succession, car le président est quinquagénaire et n'a nullement l'intention de se retirer. » [13]

(Le Monde, 6 février 1979)

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CAMEROUN : LE CULTE DE LA CONTINUITE

Pas de miracle, mais ...[14]

Douala. – « Ici, vous ne verrez ni boom ni miracle économique à l'ivoirienne », nous dit un des chefs d'entreprise français installés depuis de nombreuses années à Douala. « Le gouvernement a opté pour le libéralisme planifié. Il entend ainsi contraindre les investisseurs à s'intéresser à des secteurs choisis par l'Etat ... » Bien qu'à leur indépendance les deux pays aient eu des atouts économiques comparables, la guerre civile a entravé le développement du Cameroun. Son style tient peut-être aussi pour une part à la personnalité du chef de l'Etat, dont le goût de la discrétion et du secret s'accommodait mal d'initiatives spectaculaires et de démonstrations trop voyantes.

Dix-neuf ans après la proclamation de l'indépendance, la France reste le premier client et le premier fournisseur du Cameroun. Plus de 26 % des exportations sont destinées au marché français et plus de 43 % des importations camerounaises viennent de France. Le déséquilibre des échanges entre les deux pays est important, puisque les importations venues de France représentent plus de 83 milliards de francs C.F.A., et les exportations destinées à la France environ 46 milliards de francs C.F.A.

En dépit des difficultés et des handicaps résultant de la guerre civile, un climat d'optimisme prévaut à peu près partout, notamment dans les milieux d'affaires de Douala. Un banquier, originaire du nord du pays, nous dit : « Nous n'avons [PAGE 41] pas succombé au mythe du développement à l'européenne ou à l'américaine. Nous sommes restés africains. Nous entendons sortir progressivement du sous-développement, mais sans perdre notre âme » L'un de ses collègues ajoute : « Compte tenu de la modicité de l'héritage que nous ont laissé les colonisateurs, notre réussite est incontestable... »

Le directeur d'une des plus grosses sociétés internationales de Douala ne dissimule pas sa satisfaction devant les perspectives d'avenir. Il cite quelques chiffres significatifs : « Depuis un an le nombre des entreprises étrangères qui se sont installées au Cameroun a doublé. Le trafic aérien entre Douala et l'Europe a augmenté de 15 % en un an alors qu'au cours de la même période il diminuait de 20 % avec Libreville... La consommation camerounaise de carburant a augmenté de 20 % par rapport à l'année dernière... Les importations du port de Douala sont passées de 1 à 2 millions de tonnes de 1977 à 1978, ce qui témoigne d'un gros effort d'équipement. »

La méfiance obsessionnelle du président Ahidjo à l'égard de toute forme de « développement sauvage », le souci de maintenir un équilibre aussi équitable que possible entre les diverses régions, sa détermination récente de privilégier « la révolution verte » en stimulant le développement de l'agriculture se retrouvent à tous les échelons de l'appareil gouvernemental et administratif.

Le vice-ministre de l'économie et du plan, M. Robert Naah, observe que « le plan quinquennal (1976-1980), dernière partie du plan de vingt ans (1960-1980), accorde une place particulière au développement des ressources agricoles, même si les chiffres ne semblent pas toujours traduire cette priorité » ... Dans le domaine agricole, deux secteurs retiennent l'attention : celui du cacao et celui du sucre. Après une période relativement difficile due aux ravages de l'exode rural, au vieillissement général des cacaoyères à l'insuffisance des traitements phytosanitaires pratiqués sur les plantations, la production de cacao est de nouveau en accroissement. La récolte 1977-1978 a dépassé 115 000 tonnes contre 84 000 tonnes pour la récolte précédente. Dans les plantations villageoises, les rendements [PAGE 42] ne dépassent guère 250 kilos à l'hectare, mais dans les plantations pilotes financées par l'Etat, ils sont déjà, dans certains cas, de l'ordre de 1500 kilos à l'hectare.

Toute la partie méridionale du territoire camerounais est terre d'élection pour la culture du cacao. Dans cette région, près de 15 % de la population est constituée par des planteurs, et la vente du cacao et celle du café représente plus de 65 % des recettes d'exportation. Ceci explique que le président Ahidjo veille personnellement à la mise en œuvre de la politique cacaoyère, et notamment à l'évolution des prix payés aux producteurs – passés de 220 F C.F.A. pour la campagne 1977-1978 a 260 F C.F.A. pour la campagne 1978-1979.

La première tonne de sucre camerounais a été produite en 1976. La campagne 1977-1978 a permis la production de 8 750 tonnes de sucre, et celle de 1978-1979 devrait si les prévisions sont respectées, permettre d'en produire 15 000 tonnes. Comme la Côte-d'Ivoire, la Haute-Volta, le Tchad ou le Congo, le Cameroun entend développer rapidement la culture de la canne. Le sucre est l'un des aliments de base de la population et les progrès de la consommation provoquent chaque année une importante hémorragie de devises.

A 120 kilomètres au nord-est de Yaoundé, à proximité du fleuve Sanaga et de la voie ferrée reliant la capitale à Ngaoundéré, s'étendent les champs de cannes de la CAMSUCO (Cameroon Sugar Company Corporation), société anonyme à majorité camerounaise dont l'Etat détient plus de 27% des actions. Un des cadres européens nous explique : « Main-d'œuvre bon marché, pluviométrie excellente, terre de qualité, devraient permettre à cette zone de devenir le grenier à sucre du pays... Les variétés que nous cultivons sont originaires de l'archipel antillais des Barbades... Au cours de la dernière campagne sucrière nous avons fourni du travail à 4 000 salariés... Actuellement, 85 % de la coupe se fait manuellement, mais certaines hausses de salaires prévisibles nous incitent à prévoir une mécanisation progressive... » [PAGE 43]

La deuxième usine d'aluminium d'Afrique

Les investissements nécessités par les projets de la CAMSUCO) sont de l'ordre de 18 milliards de francs C.F.A. pour la construction d'une sucrerie dont la capacité quotidienne sera de 4 000 tonnes de sucre, et de 1 milliard 600 millions de francs C.F.A. pour la construction d'une raffinerie d'une capacité journalière de 320 tonnes. Mais la consommation annuelle de sucre du pays est actuellement estimée à 80 000 tonnes, et on estime que, en 1984, les besoins camerounais seront couverts grâce a la production cumulée de la CAMSUCO, qui sera alors de 50 000 tonnes, et de la SOSUCAM (Société sucrière du Cameroun) qui sera de 30 000 tonnes.

Bien que les exportations industrielles représentent encore moins de 25% de l'ensemble des exportations camerounaises les dirigeants de Yaoundé ne se désintéressent pas de l'industrie, et notamment de celle de l'aluminium.

A Edéa, au cœur de la forêt tropicale, a été coulé, par la société ALUCAM, le 1er janvier 1957, le premier lingot d'aluminium camerounais. Aujourd'hui l'usine d'Edéa est la deuxième d'Afrique, et vraisemblablement la vingtième du monde. Après avoir traité de l'alumine française, importée de Gardane, elle traite aujourd'hui de l'alumine guinéenne, transportée depuis Fria. MM. Soso, sous-directeur des services administratifs, et Titi, ingénieur de fabrication, indiquent :

« Sur plus de 172 milliards de francs C.F.A. d'exportations camerounaises, le secteur de l'aluminium représente environ 8 milliards... Initialement, on avait prévu de produire annuellement 45 000 tonnes d'aluminium en utilisant 208 cuves à électrolyse; en 1978, nous avons produit 50 000 tonnes dans 220 cuves... Le courant électrique, grâce à la turbulence de la rivière Sanaga, est produit à un prix particulièrement faible. L'usine hydraulique installée ici fournit chaque année un milliard de kilowatts-heures dont les trois quarts sont consommés par ALUCAM ... »

A quelques kilomètres d'Edéa, prend lentement forme un [PAGE 44] projet qui permettra la création d'une usine de pâte à papier traitant les essences tropicales. Le maître d'œuvre de cette opération est une société autrichienne travaillant avec un financement international auquel participent des Suédois, des Polonais, des Britanniques, des Yougoslaves, des Allemands de l'Est, des Français et des Autrichiens. Ce type d'installation, qui existe déjà à Taïwan et au Brésil, devrait permettre le broyage annuel de 500 000 mètres cubes de bois fournissant 122 000 tonnes de pâte à papier, entièrement destinées au marché européen. L'emplacement, sur lequel travaillent actuellement près de deux mille personnes, a été choisi en raison de la proximité des ressources forestières et énergétiques. La forêt qui sera reconstituée au fur et à mesure de sa mise en exploitation, entoure le site de l'usine, et l'électricité sera fournie par les eaux de la Sanaga[15].

Actuellement, les autorités de Yaoundé déploient des efforts considérables dans l'ancien Cameroun sous tutelle britannique, plus précisément dans la région de Victoria. Les perspectives économiques s'y révèlent en effet excellentes dans deux domaines très différents : les cultures de plantation et l'exploitation pétrolière.

Sur les flancs du mont Cameroun, dont le cratère culmine à plus de 4 000 mètres d'altitude, dominant la ville de Victoria, s'étendent les plantations de la Cameroon Development Corporation (C.D.C.). Cette société, qui fait [PAGE 45] travailler plus de 20 000 personnes, est le plus grand employeur du pays et distribue annuellement 330 millions de francs C.F.A. de salaires. Sa gestion a assuré plus d'un milliard et demi de francs C.F.A. de bénéfices en 1978, grâce à un chiffre d'affaires en hausse constante, et une production croissante qui font de la C.D.C. une entreprise modèle. Elle produit les deux tiers du latex et la moitié de l'huile de palme du pays couvre la consommation nationale de thé, exporte des bananes en Italie et en France, du poivre en Grande-Bretagne, et ses dirigeants caressent mille projets d'extension.

Au large de Victoria, dans les zones maritimes récemment contestées par le gouvernement fédéral nigerian qui a renoncé à ses revendications, plusieurs puits de pétrole sont en production. En 1978, le Cameroun a exporté 600 000 tonnes de brut alors que la consommation nationale est actuellement de 500 000 tonnes environ par an. Entré en activité en novembre 1977, le gisement de Kole-Marine, qui compte quatorze puits, est particulièrement riche. Les redevances pétrolières inscrites au dernier budget du Cameroun atteignent 4 milliards de francs C.F.A soit 2,7% de l'ensemble des recettes budgétaires.

Des recherches pétrolières se poursuivent en mer et sur le cours de la Sanaga. Les optimistes parlent d'une production annuelle de 3 millions de tonnes avant 1981. Mais, prudemment, les représentants locaux de la société Elf se taisent. Le président Ahidjo, pour sa part, sourit et affirme : « Je ne suis pas indifférent à une production pétrolière qui constitue un apport précieux pour nos finances publiques, mais je n'ai pas l'intention de fonder l'économie du Cameroun sur l'exploitation du pétrole... »

Cependant, non loin du site prévu pour l'implantation d'un village de vacances, s'achève la construction d'une raffinerie qui entrera en production en novembre 1980. Elle traitera annuellement 1 million de tonnes de brut, et exportera vers le Tchad. Le maître d'œuvre de cette opération, qui nécessite plus de 65 milliards de francs C.F.A. d'investissements, est la société Total.

Contrairement à beaucoup de ses voisins, le Cameroun bénéficie d'une situation économique et financière relativement [PAGE 46] saine. Tandis que le Tchad et l'Empire Centrafricain sont au bord de la banqueroute, le Cameroun a, pour l'exercice 1978-1979, un budget en parfait équilibre, de 165 milliards de francs C.F.A., dont un tiers est réservé aux investissements.

« Vingt ans de progrès, vingt ans de paix », chantonne le speaker de la radiodiffusion camerounaise avant chaque bulletin d'information. Le slogan semble, en tous cas, avoir convaincu les déposants dans les banques qui ont augmenté leurs apports de près de 30% en un an[16].

Quant au chef de l'Etat, après avoir laissé circuler certaines rumeurs faisant état de son possible retrait de la vie politique, il observe depuis plusieurs années déjà, un mutisme total dont tous les observateurs avertis savent qu'il signifie clairement : « Je reste ».

Philippe DECRAENE
(Le Monde, 8 février 1979)


[1] Voir « la Mort de l'Ho Chi Minh camerounais », dans les carnets secrets de la décolonisation, Georges Chaffard, tome II, Caman Lévy, 1967.

[2] Situé dans le sud-ouest du Cameroun, le pays bamiléké constitue la zone de peuplement la plus dense et l'une des régions agricoles les plus riches.

[3] M. Ph. Decraene a beau tenter d'en attribuer la paternité à l'opinion camerounaise (dont l'authenticité est ici pour le moins sujette à caution), c'est là un mythe dont il a été avec Le Monde, son journal, le créateur et un des rares usagers. Il est maintenant établi suite à la chute du despote d'abord, puis sa disparition aidant, que tout l'édifice de sa politique, pendant près d'un quart de siècle, reposa au contraire sur l'art de diviser les ethnies, notamment en favorisant outrancièrement la sienne, les Peuhls. (NDLR)

[4] Le processus n'a été ni consensuel ni indolore : c'est à force de violations brutales de la constitution, de procès politiques déguisés, de faits accomplis, de meurtres d'opposants, que le dictateur s'est finalement octroyé la totalité des pouvoirs, sans aucune exception, comme d'ailleurs l'avouera plus bas M. Decraene son grand admirateur (et d'ailleurs son ami personnel). (NDLR)

[5] Ce soi-disant équilibre tribal (sic) est "imposé" par qui ? Le chef de l'Etat, forcément, puisque celui-ci, comme le reconnaîtra tout à l'heure M. Decraene, gouverne sans partage. Etant donné que cet homme qui gouverne sans partage appartient lui-même forcément à une ethnie (les Peuhls), comment prétendre sérieusement que son ethnie ne cédera pas à la tentation d'assujettir les autres ? Pour éviter à tout prix de poser le problème de la démocratie c'est-à-dire du multipartisme, voilà à quelles contorsions sophistiques on aboutit. (NDLR)

[6] BICIC : banque industrielle et commerciale du Cameroun. S.C.B. : société camerounaise de banques. BIAO : banque internationale pour l'Afrique occidentale. S.G.B. : société générale de banques.

[7] Oh, les vilains ! Comment ne seraient-ils pas exaspérés ? Encore est-ce un euphémisme. (NDLR)

[8] Ah bon ! Après cela M. Decraene aurait dû se faire un devoir d'aller interroger les opposants dont il connaissait parfaitement les noms (et pour cause ! (ils lui avaient souvent écrit pour protester contre sa conception partisane et surtout hostile aux opposants camerounais, du journalisme) et même souvent, les adresses. Il s'en abstint soigneusement. Son projet n'était pas de faire des enquêtes objectives, mais de faire l'éloge d'un dictateur "ami" de la France tout en discréditant subtilement (?) les opposants. Par malheur, en ces temps-là, Le Monde journal anti-colonialiste (sic) bien connu, et même progressiste (re-sic), donnait curieusement le ton au moins en ce domaine dans la presse française pourtant réputée pour son conservatisme. Bref, ce fut le paroxysme de la confusion. Comme chacun sait, les grandes personnes transmettent leurs névroses à leurs enfants. Comment les Africains, ces grands enfants, auraient-ils échappé à la confusion mentale généralisée ? (NDLR)

[9] Tout est erroné ici ou bien très approximatif. C'est vrai que beaucoup de dirigeants upécistes avaient disparu mais comme dans tout mouvement politique, ils avaient été remplacés par d'autres et ainsi de suite. C'est la vie. (NDLR)

[10] Ce sont surtout les sections anglo-saxonnes (canadienne et britannique, notamment) d'Amnesty International qui l'affirmaient (et l'affirment toujours). Elles ont toujours demandé en vain faut-il le dire ?, d'être autorisées à se rendre sur place pour procéder à des enquêtes objectives. (NDLR)

[11] Pure affabulation ! Si la pièce mentionnée existe effectivement il n'y avait alors aucun théâtre populaire à Yaoundé. (NDLR)

[12] Tiens donc ! C'est à M. Gilbert Comte qu'il faudrait expliquer ça. (NDLR)

[13] Moins de quatre ans plus tard, sic transit gloria mundi, il allait se retirer dans des circonstances particulièrement obscures, n'hésitant d'ailleurs pas à se lancer dans l'aventure d'un come-back atrocement sanglant... Ce n'est pourtant pas ce cuisant démenti des faits qui persuada M. Ph. Decraene de renoncer au journalisme africain, mais d'autres affaires sur lesquelles nous ne manquerons pas de revenir un jour. Car le mal que, pendant vingt ans, firent à l'Afrique M. Decraene, et tous ceux de son acabit, ne sera jamais assez puni. (NDLR)

[14] C'est la suite du reportage précédent. (NDLR)

[15] C'est la trop fameuse Cellucam (Cellulose du Cameroun) qui est ainsi évoquée, en termes déjà pudiques; par la suite, elle ne sera d'ailleurs l'objet d'aucune publicité, et pour cause. C'est l'exemple même de ce que des auteurs spécialisés, comme Pierre Péan (cf. L'argent noir) appellent les éléphants blancs : la Cellucam n'a jamais produit de pâte à papier, en dépit des milliards qu'elle a engloutis. Créée en 1975, elle devait cesser toute activité en mai 1983 pour des raisons mystérieuses; elle ne fut cependant dissoute qu'en 1986, dans la plus parfaite discrétion. La plupart des entreprises décrites ici avec un enthousiasme de bon ton souffrent déjà des maux dont la révélation fera sensation dans dix ans dans la presse française, et dont les symptômes, mal dissimulés, n'auraient pas échappé à un journalisme d'enquête. (NDLR)

[16] En somme, tout va très bien. CQFD. (NDLR)