© Peuples Noirs Peuples Africains no. 63-66 (1988) 21-29



INQUIETANTE AFRIQUE

Gilbert COMTE

Après avoir analysé le comportement mercantiliste des pays occidentaux se portant à l'aide des Etats africains, puis les données internes qui condamnent ces derniers à subir les interventions étrangères( Le Monde des 30 et 31 août), Gilbert Comte conclut son étude sur l'avenir de l'Afrique.

Les troubles, les désordres inextricables aux rebondissements inattendus de l'Afrique noire, déconcertent si souvent les meilleurs calculs qu'ils entraînent l'esprit public à rechercher, entre deux crises, quelques grandes explications commodes capables de tout clarifier. Las de mystères trop complexes, il se rebute de ne rien comprendre et s'abandonne alors aux schémas confortablement simplificateurs d'où naissent les fausses perspectives.

Une interprétation manichéenne de l'histoire attribue ainsi les remous exotiques aux anciennes métropoles coupables, selon elle, d'avoir accordé naguère l'indépendance à des fantoches manipulables, ou soutenu plus tard des prétoriens dociles ou incompétents, mais tout pareillement impropres à leurs tâches. La même théorie impute une bonne part de leurs épreuves aux frontières absurdes tracées par les colonisateurs et prétend qu'une rectification courageuse de ces sots découpages réglerait bien des conflits, puis désamorcerait automatiquement les ingérences russes ou américaines[1]. Comme toute [PAGE 22] erreur séduisante, ces thèses contiennent quelques vérités. Mais si exagérées qu'elles en deviennent abusives et promettent de rendre les malheurs de tout un continent définitivement inintelligibles.

Entre 1958 et 1960, l'ébullition générale du tiers-monde n'accordait guère aux Français, aux Anglais ni aux Belges le choix de se désigner des successeurs à leur guise aussi facilement qu'il semble vingt ans plus tard[2]. Avec la guerre d'Algérie, le vent soufflait de toutes parts au libéralisme. Le long de l'Equateur flamboyaient de soudaines et confuses espérances collectives. Non pas celles de nations inexistantes, mais la ferveur d'une race entière, bouleversée de se sentir admise dans la famille humaine après des siècles de mépris.

Son émotion gagna l'Europe. Si secs de cœur qu'ils soient habituellement, les politiques flairent ces mutations profondes et répugnent à s'y opposer par conservatisme professionnel. Il ne s'agissait pas pour eux de traiter avec un Houphouët-Boigny, un Senghor par simple connivence idéologique, mais selon les forces qu'ils représentaient. L'accord porta sans doute au pouvoir des traditionalistes comme Ahidjo au Cameroun, mais aussi des réformistes comme Diori Hamani au Niger, et des marxistes comme Sekou Touré en Guinée, Patrice Lumumba au Congo[3], Kwame N'Krumah en Côte de l'Or devenue ensuite [PAGE 23] Ghana. L'enthousiasme de l'époque n'aurait d'ailleurs pas supporté de comparses falots sans appuis populaires.

Sur le moment, nul ne s'y trompa. Les hommes, les partis métropolitains les plus ardents à traquer par la suite toute trace de néo-colonialisme considérèrent les réformes d'alors, et l'émancipation du monde africain, comme l'aboutissement de leurs propres campagnes, le triomphe définitif du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Personne ne contesta une seule fois la légitimité[4] des chefs des nouvelles républiques ni ne les traita comme de pauvres marionnettes, même si quelques-uns allaient le devenir au cours des années suivantes, sous le poids d'une adversité supérieure à leur caractère.

L'inadaptation structurelle de sociétés tribales, médiévales, parfois même archaïques, aux disciplines d'Etats nationaux[5] contenait à elle seule les germes d'orageuses discordes. Les présidents parvenus au pouvoir vers 1960 ne manquaient pas pour autant de clairvoyance, de courage ni de civisme. Très vite, hélas ! leurs qualités individuelles s'usèrent, disparurent dans le combat quotidien sans relâche, harassant, qu'il leur fallut soutenir semaine après semaine, pendant des années, contre les mœurs et l'esprit traditionnels indifféremment hostiles à l'organisation moderne ou à l'hégémonie régionale [PAGE 24] qu'ils représentaient.

Pour ne prendre qu'un exemple typique, parmi beaucoup d'autres, un François Tombalbaye se réclamait d'un patriotisme résolu, sincère lorsqu'il parvint à la direction du Tchad en 1969. Originaire du Sud, il n'en toléra pas moins les rapines, les abus des fonctionnaires méridionaux, dans le Nord, par solidarité native avec eux[6]. Le malheureux ne souhaitait pas plus la guerre civile ouverte par sa tolérance[7] qu'il ne détenait personnellement les moyens de l'éviter. Comme tant d'autres, il compensa plus tard ses faiblesses par une féroce dictature[8]. Responsable et victime tout ensemble, il paya de sa vie la rare infortune d'avoir dû organiser son pays selon des principes inassimilables par la vieille Afrique.

Les frontières coloniales

Le mercantilisme occidental exploita ces contradictions, poussa les plus riches des nouvelles républiques vers un endettement sans mesure. Ici et là, des putschs rapides renversèrent opportunément des interlocuteurs discrédités ou irréprochables, mais rétifs, comme Moktar Ould Daddah, tombé en juillet à Nouakchott dans la honteuse indifférence de presque tous ses pairs. Cette dégradation ne débuta cependant qu'après plusieurs années d'indépendance, quand les gouvernements locaux étalèrent tant d'incurie qu'il devint possible de les abattre en quelques heures, ou en quelques minutes. Imputer à leurs chefs toutes les fautes sous prétexte qu'ils acceptèrent le pouvoir des colonisateurs équivaut à confondre deux époques, à se tromper sur les effets comme sur la cause.

Avec tout le sens péjoratif qu'il comporte depuis un quart de siècle, le terme colonial jette, pour des raisons semblables, un discrédit analogue sur les frontières du même nom. Les ministres [PAGE 25] européens rassemblés sous la présidence de Bismarck, au congrès de Berlin, connaissaient effectivement peu les populations qu'ils se partagèrent en 1884. Ils les distribuèrent d'après le seul droit de conquête, sans aucun égard pour elles, exactement comme Napoléon charcutait l'Allemagne soixante-quatorze ans plus tôt.

Pourvus d'une bien meilleure expérience du terrain, leurs descendants ne sont guère en état d'exposer, par de mauvais conseils, les Etats africains aux dangereux aléas des remaniements territoriaux, dans l'espoir d'acquérir auprès d'eux une réputation d'honorable progressisme propre à les satisfaire. Cependant, ils le font. Sans doute, aucune chancellerie ne se prononce encore officiellement sur ce scabreux projet. Mais, enfin, des idées, des soupirs, des résignations circulent...

Par peur d'éventuelles interventions soviétiques dans plusieurs conflits sous-jacents pareils à ceux de l'Ogaden, de l'Erythrée, du Shaba, bien des diplomates estiment qu'il conviendrait de favoriser le règlement de ces litiges à l'amiable dans le calme, au lieu d'attendre qu'ils tournent à la catastrophe. Après tout, le gouvernement tchadien n'exerce plus aucun contrôle sur le tiers septentrional de son territoire depuis 1974, sans qu'il en résulte aucun dommage, sauf pour son prestige, indifférent au reste du monde...

Si séduisants qu'ils paraissent de tels raisonnements supposent une naïveté sans bornes ou beaucoup d'illusions. Capricieuses, mal situées, les frontières de l'ancien régime renfermaient effectivement des peuples disparates dans des démarcations arbitraires. Si détestables qu'elles demeurent, elles représentent probablement un moindre mal par rapport aux guerres en cascade, aux rebondissements sans fin qu'entraînerait leur modification. D'un bout à l'autre de l'Afrique, des centaines d'irrédentismes mal contenus, vivaces, n'attendent qu'une occasion d'exploser. Ils la trouveront quand l'un d'eux triomphera quelque part.

Les « révolutionnaires » avec les « modérés »

En 1963, ce spectre effraya tellement les fondateurs de l'Organisation [PAGE 26] de l'unité africaine – O.U.A. – qu'ils préférèrent le maintien du système en place aux risques d'un remaniement. Sur ce compromis, toutes les opinions s'accordèrent. Les « révolutionnaires » Kwame Nkrumah, Modibo Keita, Nasser, Sékou Touréa dotèrent le prudent conservatisme de leurs adversaires « modérés », qu'ils s'appelassent Félix Houphouët-Boigny ou Léopold Sedar Senghor. Nul n'osa soutenir qu'ils se soient inclinés par complaisance néo-colonialiste. Toutes nuances confondues, ils se prononcèrent à l'unanimité d'après un intérêt continental si clairement établi qu'il n'appartenait à personne de le méconnaître.

Un opportunisme diffus ne désarmera jamais les intrigues des grandes puissances par une concession sur ce principe-là. Des rectifications de frontières n'ôteraient rien à leurs appétits. Par les nouveaux mécontentements créés, elles leur fourniraient au contraire d'autres occasions d'agir, sous couvert de soutenir l'inaliénable droit des peuples à disposer d'eux-mêmes naturellement. L'Union soviétique, les Etats-Unis n'interviennent pas seulement au Sud du Sahara parce qu'ils y trouvent des situations favorables, mais parce que leurs forces leur en donnent les moyens, sans qu'il soit nécessaire de beaucoup s'inquiéter des prétextes. Le heurt des empires n'a jamais connu d'autres lois.

Entre le fédéralisme et l'économisme

Si la cohabitation de peuples antagonistes les condamne à s'exterminer, mieux vaut naturellement recourir à quelques combinaisons fédérales où leurs droits se compléteraient au lieu de se combattre. Sous des latitudes fort distantes, avec des mentalités dissemblables, l'autonomie provinciale italienne, celle de l'Inde respectent ainsi à peu près leurs minoritaires, qu'il s'agisse de ceux du Sud-Tyrol, d'ascendance germanique, ou de quarante millions de Tamouls répartis entre Madras et le cap Cormorin. Ces expériences assez réussies méritent suffisamment de considération pour offrir des modèles. [PAGE 27]

Les traditions autoritaires du pouvoir en Afrique[9] se prêtent mal à de semblables compromis. Une diplomatie européenne habile, efficace, essayerait néanmoins d'y encourager ses partenaires, au lieu de se résigner par lassitude à des rectifications territoriales d'où jailliront inévitablement d'autres convoitises et de nouvelles souffrances. Malheureusement, les dimensions, les fureurs shakespeariennes des conflits du monde noir échappent encore aux dirigeants occidentaux. Formés à une froide gestion des finances, de l'économie, ils n'imaginent pas aisément qu'au vingtième siècle, une crise quelconque se prolonge et s'aggrave, alors que des investissements rationnels peuvent développer l'industrie, le commerce et orienter les énergies vers la consommation.

Puisque, à partir de 1947, les milliards du plan Marshall relevèrent l'Europe occidentale de ses ruines avant de l'arracher à la tentation communiste, quelques-uns d'entre eux rêvent maintenant de renouveler l'expérience au sud du Sahara. Avec cette idée d'apparence novatrice, la réflexion sur les rapports entre les deux continents régresse de vingt-cinq ans. Elle nous ramène en effet au temps où de jeunes technocrates mendésistes attribuaient le sous-développement à la seule insuffisance des capitaux, et pensaient qu'il suffirait d'en injecter à hautes doses pour déterminer un essor général.

A court terme, leurs illusions entraînèrent d'ailleurs de réels progrès. Elles bousculèrent de vieilles routines, arrachèrent des territoires entiers à leur somnolence, complétèrent intelligemment par des crédits indispensables les réformes politiques réalisées en 1956 par la IVe République finissante, à l'instigation de MM. Defferre et François Mitterrand. Plus tard, elles inspirèrent encore la coopération gaulliste dans ses projets les plus audacieux, sous la conduite de deux excellents ministres : MM. Jean Foyer puis Raymond Triboulet, assistés l'un et l'autre par M. Jean-Pierre Danaud, l'un des grands administrateurs libéraux de l'époque. [PAGE 28]

Malgré les sommes engagées, ces dépenses ne produisirent cependant aucun miracle. Elles rendirent la décolonisation française plus souple, plus facile. Elles favorisèrent l'équipement de quelques pays privilégiés comme la Côte-d'Ivoire. Trop souvent, elles s'évaporèrent en coûteuses opérations de prestige, projets écrasants, somptueux gaspillages pour le profit d'une bourgeoisie locale jouisseuse et parasitaire. Par complexes moraux envers leurs anciens sujets, les Européens feignirent longtemps d'ignorer ces dilapidations surtout si leur commerce en retirait d'énormes avantages. Avec un peu d'argent, ils espéraient réparer les torts imaginaires[10] ou réels de leurs ancêtres envers le monde noir.

Les temps ont changé. Dans l'ensemble des nations industrialisées, la peur du chômage, le spectre de la crise remplacent la mauvaise conscience à l'égard des peuples pauvres. L'opinion publique n'envisage plus aussi bien qu'en des jours plus heureux de distraire une partie de ses revenus au profit d'une étrange et lointaine humanité, en effervescence perpétuelle. Mais, simultanément, l'équilibre de l'Afrique nécessaire à la paix du globe réclame toujours des sacrifices puisque aucun résultat ne s'obtient sans frais.

Un avenir lugubre

Même avec une bonne volonté infinie, la France ne saurait suffire seule à d'aussi vastes demandes. Un accord entre Européens dégagerait plus aisément les ressources convenables, c'est-à-dire supérieures aux moyens garantis par les conventions de Lomé. Mais ni les Allemands, ni les Hollandais, ni les Anglais ne souhaitent guère s'en imposer le sacrifice. S'ils changeaient, les Occidentaux se dépouilleraient-ils simultanément de leur désastreux mercantilisme, et d'une propension continuelle à confondre la politique et les affaires ? [PAGE 29]

Rien n'annonce une telle conversion des mentalités, ni la naissance d'une morale plus saine parmi les utilisateurs. La classe dirigeante africaine ne manifeste aucun désir de réformer ses habitudes. Nul ne saurait s'en charger à sa place. Des investissements plus volumineux ne produiraient aucun effet positif s'ils aboutissaient simplement à multiplier les dépenses excentriques, les gaspillages, pour ne rien dire des fameux comptes dans les banques suisses.

Entre la destabilisation du continent qu'elle redoute et le prix d'un équilibre précaire qu'elle hésite à payer, l'Europe ne dégagera pas aisément une voie moyenne. Le contrôle à peine dissimulé qu'elle envisage d'étendre sur l'économie zaïroise esquisse les grandes lignes d'une stratégie intermédiaire. Sans doute remet-il en cause bien des idées admises depuis vingt-cinq ans. La politique s'en soucie peu. Elle définit, développe d'abord des rapports de forces, non des intentions.

La récente rencontre organisée à Kinshasa entre le général Mobutu et son adversaire du printemps, M. Agostinho Neto, confirme d'ailleurs qu'au-dessus de leurs Etats respectifs, de puissants protecteurs américain et soviétique poussent maintenant à la paix, après avoir admis la guerre auparavant. La réconciliation des Grands sur ce terrain-là n'assure pas forcément celle de leur clientèle. Les uns et les autres se disputent, s'embrassent puis se déchirent à nouveau sans souci de la veille ni du lendemain, et un rapprochement précède toujours d'autres crises. Dans ces convulsions, l'Afrique cherche péniblement sa route. L'expérience annonce qu'elle se dessine quelque part entre la servitude et la tragédie.

Gilbert COMTE
(Le Monde, 1er septembre 1978)


[1] Aucune mention des ingérences françaises pourtant scandaleuses. Tout se passe comme si dans l'esprit de l'intelligentsia française, la France avait reçu du Destin (avec un grand D, s'il vous plaît) on ne sait quelle mission sacrée sur le continent noir de sorte que, quoi qu'elle y fasse, sa présence et son action sont d'avance légitimées. Dommage que cela commence par des prémices aussi erronées. La suite révélait un effort sérieux de réflexion sur l'actualité, sinon sur l'histoire. (NDLR)

[2] N'est-ce pas faire trop bon marché de deux cas pourtant exemplaires : Ahidjo, installé au Cameroun en 1960 par un corps expéditionnaire français (l'affaire est passée inaperçue en France, mais les Camerounais, eux, s'en souviennent fort bien encore, et pour cause !), et en 1964, le vieux Léon Mba qui venait d'être renversé par un coup d'Etat militaire rétabli par des parachutistes français ? Avec quelle désinvolture l'histoire de l'Afrique (notre histoire, ce qui nous tient le plus à cœur) est traitée ! (NDLR)

[3] Ces deux exemples infirment catégoriquement la thèse que l'on veut soutenir ici. Il est impossible à moins de forcer malhonnêtement les termes et de violer l'histoire récente dont les images sont encore dans beaucoup de mémoires, de parler d'accord à propos de Sékou Touré et de Patrice Lumumba. (NDLR)

[4] C'est tout à fait inexact : un Ahidjo fut très régulièrement contesté dans la presse française de gauche au début des années soixante. C'est Le Monde, avec les articles de Philippe Decraene, comme l'a montré Mongo dans "Main basse sur le Cameroun" qui, en 1960, par une mutation aussi brusque qu'inintelligible pour toute intelligence honnête en fit un héros de modération et de patriotisme. (NDLR)

[5] Ce préjugé qu'on a fini par inoculer aux esprits africains eux-mêmes, est sans doute à l'origine du désastre actuel : c'est cette idée, qui est plutôt une pétition de principe, qui a entraîné cette autre, qui fait toujours des ravages chez les présidents africains, que la démocratie ce n'est pas pour leurs peuples. Derrière ce bouclier idéologique, il leur fut facile de s'adonner sous l'œil condescendant des chroniqueurs et des ethnologues (sans compter les assistants techniques) européens, à toutes les extravagances que l'on étale aujourd'hui, sans jamais avoir à rendre compte à personne. (NDLR)

[6] Mais alors en quoi consistait ce "patriotisme résolu, sincère" ? (NDLR)

[7] Qu'en termes exquis ... (NDLR)

[8] On dirait Tacite un jour de méforme. (NDLR)

[9] Encore un préjugé mais aussi un prétexte commode pour promouvoir et soutenir des despotes mégalomanes et incapables. (NDLR)

[10] Et voilà les débuts du révisionnisme dans l'interprétation de l'histoire africaine. Il ne pointe encore ici que le bout de son nez. Mais quelles monstrueuses proportions ne va-t-il pas bientôt prendre ! (NDLR)