© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 213-217



V. – LA FRANCOPHONIE AU QUOTIDIEN

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CRAYON ROUGE A YAOUNDÉ

Pierre HASKI

DOUALA, CAMEROUN

Heureux comme un vendeur de journaux au Nigéria ! Les gamins qui profitent des nombreux embouteillages de Lagos pour proposer de la lecture aux Nigérians, tiennent entre les mains une bonne vingtaine de titres différents de quotidiens, tous tabloïds, allant du meilleur au pire. Des journaux pour la plupart privés, qui jouissent d'une longue tradition de liberté, tempérée toutefois par l'assassinat en 1987 d'un journaliste audacieux, Dele Giwa, a d'occasionnels accès d'autoritarisme des militaires au pouvoir.

Voyager de Lagos à Douala, le grand port francophone situé plus au sud, fait passer du trop plein au désert. Un seul quotidien dans les kiosques : le très officiel Cameroun Tribune, avec sa rituelle citation du chef de l'Etat à la une tous les jours, vendu au côté des principaux titres de la presse ... française ! Pas un quotidien indépendant ici. Une situation que l'on retrouve dans les ex-colonies françaises. Y compris le Sénégal, où la liberté de la presse est pourtant plus grande.

Quelques manchettes fracassantes attirent toutefois le regard dans les kiosques de Douala. "Horreur" titre le Combattant en gros caractères, "L'Etat se met au régime" annonce le Messager, "Ces milliardaires accusés d'avoir mis les banques à genoux" révèle la Gazette... Autant de titres de petits hebdomadaires privés locaux, en ventes limitées (10 000 à 15 000 exemplaires chacun) dont l'espace de liberté fluctue au gré du pouvoir.

Dans son petit bureau de Douala, encombré de papiers et de vieux : journaux, Pius Njawe, le patron jovial du Messager, tient enfin entre les mains le dernier numéro de son journal, avec son logo mauve et sa devise : "A l'écoute du peuple". Le Messager numéro 136 a été mis en vente avec huit jours de retard. Motif : il était retenu par une censure tatillonne.

Comme tous les journaux au Cameroun, Pius Njawe est obligé de soumettre à la censure les pages montées avant l'impression. "La loi prévoit qu'on nous les rende au bout de quatre heures, mais ça peur traîner des jours entiers, parfois jusqu'à deux semaines. On ne [PAGE 216] sait plus quelle date mettre sur le journal !" ironise-t-il. Une fois imprimé, le journal doit retourner à la censure pour vérifier que rien n'a été modifié, avant d'être enfin mis en vente ... Le tampon et la signature sur chaque page sont de rigueur.

Complication supplémentaire : le siège du Messager, comme des autres hebdos, se trouve à Douala, la capitale économique, mais la censure sévit à Yaoundé, la capitale politique, à 250 km plus au nord... Erik Essousse, le censeur, occupe le bureau 312 du ministère de l'Administration territoriale (Intérieur), la bien nommée sous-directice des libertés publiques au sein de la Direction des affaires politiques...

Huit jours ont été nécessaires pour éplucher les seize pages du Messager, le titre le plus turbulent de la presse camerounaise, et opérer trois coupes claires. A la une, le journal avait reproduit le sujet de géométrie de l'examen d'entrée en 6ème, contenant une contradiction entre l'intitulé et le croquis... Interdit ! En page 3, le journal affirmait, non sans audace, dans une page inspirée du "café du commerce" de Marcel Dassault, que "les mœurs politiques des trente dernières années du Cameroun n'ont que rarement permis à d'anciens ministres d'avoir la conscience tranquille. Sauf ceux qui étaient fous ou marginaux pendant l'exercice de leur fonction". Interdit ! En pages 14 et 15, enfin, un long article estimait notamment que "les rentiers sont restés maîtres du parti et surtout de l'administration". Interdit aussi !

Pour boucher les trous, le Messager publie trois fois la même caricature, un encadré bordé de beaucoup de blanc, et des longues lignes sautées en page 3 ... Dans sa longue "guerre" contre la censure, Pius Njawe a tout essayé. Il a laissé les passages censurés en noir puis en blanc, avant de combler les vides avec une citation savoureuse du président Paul Biya : "Au Cameroun, il n'est plus nécessaire, pour exprimer ses opinions, de prendre le maquis, de vivre en exil ou de quitter sa famille. " Aujourd'hui, Njawe est forcé de boucher les trous comme si de rien n'était.

Le directeur du Messager se défend pourtant d'être un opposant au régime. Il a fondé son journal tout seul, en 1979 à Bafoussam, dans l'ouest du pays, dont il est originaire, mais l'a basé à Douala en 1983, lorsque Paul Biya a remplacé Ahmadou Ahidjo à la tête du pays. "Le discours politique avait changé, on nous avait promis la liberté. Le ton de la presse s'est alors modifié, elle est allée plus loin qu'avant, dérangeant les partisans du statu quo au sein même du régime. Ce clan des privilégiés s'est organisé."

Pius Njawe réaffirme avec force son soutien au "projet de société" présenté par Biya. "Au sein du régime, il existe des gens favorables à une plus grande liberté de la presse, je suis optimiste ", affirme-t-il. Tout l'art du journalisme indépendant au Cameroun consiste à critiquer sans en avoir l'air. [PAGE 217]

"Le meilleur moyen de faire passer une critique est de commencer l'article par une citation de Biya", souligne, avec un éclat de rire tonitruant, Abodel Karimou, le prudent patron de la Gazette, le plus ancien hebdo privé. "On loue les idées de Biya, mais on dénonce ceux qui font le contraire. C'est une vraie gymnastique intellectuelle ".

Le Combattant avait cru échapper aux soucis en se spécialisant dans le fait divers sanglant, avec des titres racoleurs; : "Douala, peur sur la ville "Explosif : les pasteurs échappent à une tentative d'assassinat"... Le journal a même reçu, en février dernier, le Prix du meilleur journal privé, décerné pour la première fois par la radio d'Etat, un diplôme fièrement affiché à l'entrée de ses misérables bureaux sans téléphone. Mais il a suffi d'un billet sarcastique, façon Canard enchaîné, sur une partie de chasse au Cameroun de Valéry Giscard d'Estaing, au début de l'année, avec me lourde insistance sur son goût supposé pour les "belles négresses" pour envoyer l'auteur de l'article, Samuel Zang Desjoies, et le directeur du journal Joseph Benyimbe, en prison. La censure avait pourtant laissé passer l'article...

Arrêtés le 23 février pour le premier, le 2 mars pour le second, les deux hommes ont croupi en détention quatre mois. Interrogés le premier jour, ils ont été littéralement oubliés par la suite, sans inculpation, dans la salle d'attente de la gendarmerie à Yaoundé. Le directeur du Combattant dormait sur une banquette, et son rédacteur dans la carcasse d'une voiture dans la cour.

Un arbitraire dont sont régulièrement victimes les journalistes, même dans la presse officielle, comme l'a expérimenté David Ndachi Tagne, chef du service culturel du Cameroun Tribune, détenu une semaine l'an dernier après une table ronde à l'université. Le compte rendu dans le journal, touchant au délicat sujet de la place de l'ethnie bamiléké, avait déplu. Ce jeune intellectuel a raconté son expérience dans un livre publié à Paris, mais interdit au Cameroun, (La vérité du sursis, Ed. Silex). "Dérapage policier", a commenté le président Biya, en confirmant sa "volonté de libéralisation et de démocratisation".

En attendant, les journalistes-fonctionnaires de la presse officielle restent dociles. Quant à la presse privée, par manque de liberté, de moyens et de formation, elle demeure médiocre et amateur, contrainte aux compromis, voire aux compromissions. Son principal mérite reste celui de faire exister ce modeste espace de liberté, sans cesse menacé.

Dans son bureau, Pius Njawe a affiché un dicton conforme à la situation d'un journaliste au Cameroun : "Quand tout va bien, l'optimisme est un luxe, quand tout va mal, c'est une nécessité"...

Pierre HASKI
LIBÉRATION 8 AOÛT 1988.