© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 199-211



POUR UNE NOUVELLE MANIÈRE DE VIVRE LE FRANÇAIS

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Dans un article intitulé "Vous avez dit "professeur de français" ?", publié dans Ehuzu, quotidien national béninois, du 19 février 1986, je montrais que l'habitude qui consiste, en Afrique francophone, à assimiler le professeur de lettres au professeur de français amène généralement à confondre la littérature et le français. Mon intention était d'attirer l'attention du lecteur sur certaines aberrations de notre système d'enseignement, aberrations dont j'analysais les causes et les conséquences. Les erreurs dénoncées sont si grossières qu'elles appelaient une mise au point ferme. J'avais donc délibérément pris le parti de ne point m'embarrasser de nuances : je voulais choquer – ce qui me vaut aujourd'hui d'être considéré comme un "anti-français" dans certains milieux de Cotonou...

Je me réjouis que la réponse de mon collègue Bio Sénon Gabriel Orou-Bagou, parue dans Ehuzu du 12 mars 1986 sous le titre "A propos de l'article "Vous avez dit professeur de français ?" soit venue apporter un éclairage attendu aux concepts de "professeur de lettres" et de professeur de français", tant d'un point de vue théorique que par rapport à la nécessité – indéniable, tout au moins dans les conditions actuelles – pour les apprenants d'Afrique francophone de maîtriser le français qui est à la fois médium de l'enseignement et de la littérature.

Mais le débat est loin d'être clos. A vrai dire, il ne fait que commencer et je me propose ici de le porter devant vous.

Si, comme je le soulignais dans mon article cité plus haut, la conception de l'enseignement du français chez nous est souvent source d'aberrations et que, comme on s'accorde généralement à l'affirmer, l'amélioration de la compétence des apprenants en français est l'une des premières conditions du relèvement tant souhaité de leur niveau, il y a lieu de s'interroger sur la pédagogie de cette super-matière. Dès lors la question fondamentale à laquelle nous devons répondre est la suivante : quel français pour nos apprenants ?

Cela ressemble à un truisme mais il importe de le dire : les fondements et les objectifs de l'enseignement du français en Afrique ne sauraient être les mêmes qu'en France. Là-bas, l'élève évolue dans sa langue maternelle, comme un poisson dans l'eau. Ici, bien que l'on tente aujourd'hui d'infirmer cette idée (nous y reviendrons), le français est une [PAGE 200] langue étrangère, héritée de la colonisation, que l'élève apprend en dehors de sa langue maternelle et au détriment de cette dernière. "Langue officielle" ou "langue de travail" – peu importe l'appellation – la nécessité de maîtriser le français ne doit pas nous cacher les conditions particulières de sa pratique chez nous. C'est dire que nous ne pouvons apporter une réponse correcte à la question posée (quel français pour nos apprenants ?) sans réfléchir, au préalable, sur le rapport du locuteur africain au français, ou, en d'autres mots, sans une conscience claire de ce que le français représente pour nous. C'est à cette tâche que je vous convie.

Que représente le français pour nous ?

Pour répondre en toute objectivité et en toute liberté à cette question, il importe tout d'abord de neutraliser les analyses que l'on nous propose de l'extérieur et qui participent d'une campagne de propagande autour de la langue française susceptible de parasiter notre réflexion.

En effet, depuis l'accession des anciennes colonies françaises d'Afrique à l'indépendance, la langue française est devenue le cheval de bataille de la politique étrangère de la France qui, pour suppléer à l'éclatement de l'Empire colonial, s'est attelée à la construction de la francophonie, dans le but de sauvegarder et d'étendre son influence dans le monde. "Nous devons, écrit Xavier Deniau, nous français, être des témoins actifs au partage moderne du monde qui n'est plus celui des terres, comme au temps du Pape Urbain IV et de François 1er, mais celui des idées, des progrès et des techniques. Aucune clause du testament d'Adam ne nous exclut de ce partage"[1].

De même, le 27 novembre 1979, dans une allocution retransmise par T.F.1, le président de la République Française, M. Valéry Giscard d'Estaing, alertait la conscience patriotique du peuple français en ces termes : "D'ici vingt ans, il y aura un Français sur cent. Quand nous voudrons influer sur les autres, nous serons un contre quatre-vingt-dix-neuf. Il y a un problème de survie. Est-ce qu'on parlera notre langue, est-ce que notre culture sera connue dans le monde, pourra se défendre ?" Le 4 décembre 1979 le chef de l'Etat français présida un conseil restreint consacré à la relance de l'action culturelle de la France dans le monde; puis à la session parlementaire qui suivit, une "Commission de la Langue Française" fut mise sur pied.

En fait, cette volonté du gouvernement français de travailler au rayonnement de la langue française remonte plus loin. C'est en 1966 qu'un décret présidentiel créa le "Haut Comité pour la Défense et l'Expression de la Langue Française". Cette appellation sera modifiée par la suite en raison de la connotation suspecte des mots "défense" et "expansion". On parle aujourd'hui du "Haut Comité de la Langue Française" qui a pour mission d"'étudier et de recommander des mesures propres à assurer la [PAGE 201] défense et l'expansion de la langue française; d'établir les liaisons nécessaires avec les organismes publics et privés compétents, notamment en matière de coopération culturelle et technique; de susciter ou d'encourager toutes initiatives se rapportant à la défense et à l'expansion de la langue française et d'en évaluer les résultats"[2]. La disparition des mots "défense" et "expansion" de l'appellation de cet organe et leur maintien dans la définition de ses tâches dénotent une manœuvre politique dont l'objectif n'échappe à personne ici.

Il n'y a aucun doute que l'Afrique constitue la cible privilégiée de cette offensive. L'histoire du français sur le continent indique, avant toute chose, le désir de sensibiliser les locuteurs et surtout les pouvoirs au fait que cette langue ne doit plus être perçue comme "la langue du colonisateur". Il faut convaincre les Africains que désormais le français leur appartient aussi, et qu'en tant que membres à part entière de la "communauté francophone", ils sont responsables, au mêmes titre que les Français, de l'avenir de cette langue...

De là à affirmer que le français est une langue africaine, il n'y a qu'un pas que l'on a de moins en moins de scrupule à franchir comme en témoigne l'Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire[3] dans l'introduction duquel Willy Bal écrit : "La Francophonie commence enfin à prendre conscience et possession de son espace et de sa langue. Son espace, transcontinental, soumis à des conditions écologiques bien diverses et peuplé d'univers culturels multiples. Sa langue, qui est son bien commun. Un phénomène d'appropriation se produit dans les deux sens du terme. Propriété indivise, on admettra de plus en plus malaisément, sans pour cela rejeter son histoire, qu'à ce point de son expansion la langue française puisse encore être régentée de façon exclusive par une minorité socialement, culturellement et géographiquement limitée. Sans cesser de fonctionner comme instrument universel, on estime qu'elle doit s'approprier à des besoins communicatifs et expressifs variés, en même temps que s'adapter à des situations sociolinguistiques diverses. Pour satisfaire ces exigences nouvelles, relever ce défi de l'Un et du Multiple, elle se devra notamment d'accueillir les mots qui font partie du patrimoine culturel des divers peuples ou régions, ceux qu'on ne pourrait rejeter sans refuser tout esprit créatif aux sujets parlants et sans porter atteinte à leurs moyens d'expression"[4].

L'analyse de Willy Bal, président du conseil scientifique de l'IFA[5] est fondée, il faut le reconnaître, sur une générosité émouvante. C'est précisément cette générosité qui constitue le piège à éviter absolument. Tout le branle-bas de la francophonie doit éveiller notre méfiance, c'est notre histoire qui l'exige : nous ne savons que trop ce qu'il en coûte d'être "tirailleurs sénégalais" pour que nous nous laissions encore embarquer dans la francophonie, cette guerre de position dans laquelle la France attend des peuples du tiers-monde qu'ils viennent à son secours renforcer ses [PAGE 202] unités combattantes. Notre rapport au français, nous devons le définir au regard de nos réalités spécifiques et non en fonction de préoccupations qui nous sont étrangères. La défense et l'expansion de la langue française, exigences dictées par les rivalités inter-impérialistes au niveau mondial, ne peuvent constituer pour nous une priorité, l'Afrique n'étant pas condamnée à demeurer éternellement le supplétif de la grandeur de la France dans le monde. Il n'est pas vrai que l'usage du français en Afrique est la preuve, comme l'écrit Xavier Deniau, d'une "grande vénération" des Africains pour cette langue qui "posséderait une sorte de supériorité, par rapport à toutes les autres langues employées dans le monde"[6], ou la preuve d'un "hommage au génie français" (Jean Rousselot). Il n'est pas vrai que le français pourra un jour se substituer aux langues africaines et que la francophonie est le moyen d'accomplissement de la culture africaine.

Il se trouve des Africains qui apportent un concours actif à la "bataille de la francophonie". Ceux-ci ne manquent pas, eux aussi, de faire l'éloge du français qu'ils présentent comme "langue de culture" [7] langue de gentillesse et d'honnêteté (formule empruntée à Jean Guéhenno), "langue à vocation universelle" voire comme "langue des dieux" ! Tout le monde connaît la phrase de l'académicien français Léopold Sédar Senghor : "A sept ans, quand j'ai commencé de l'apprendre, ( ... ) je la mangeais délicieusement comme une confiture"[8]. Mais ils sont une minorité d'intellectuels et si leurs propos, souvent délirants, se prêtent aux interprétations les plus tendancieuses, ils n'éclairent toutefois pas sur la situation réelle du français en Afrique.

Certes, le français joue un rôle important chez nous, tant au niveau national que dans les rapports inter-africains et internationaux. Dans la plupart des Etats francophones du continent, il est la langue de l'enseignement, de l'administration, de la justice, du travail, de la presse. Par rapport aux langues africaines parlées dans chaque Etat, le français se trouve en situation de diglossie et exerce deux fonctions principales : une fonction référendaire qui en fait le ciment de la cohésion nationale et une fonction mythique, mystique voire mystificatrice que le linguiste zaïrois N. M. Ngalasso explique comme suit : "signe extérieur de savoir, il est la clé magique qui donne accès à la réussite sociale et au pouvoir. Son utilisation correspond rarement à une nécessité absolue sauf celle qui consiste à montrer qu'on est "arrivé" à un niveau de compétence linguistique autorisant une légitime revendication du pouvoir et, éventuellement à mystifier son prochain. Là résident les fonctions d'ostentation et d'occultation dont parle De Boeck"[9] dans son ouvrage Langue et démocratie en Afrique noire[10].

Mais si le français, langue étrangère, minoritaire et élitaire, exerce presqu'exclusivement toutes les fonctions "supérieures" assurant le savoir et [PAGE 203] le pouvoir, l'information et le droit à la parole, le prestige et la promotion au détriment des langues nationales majoritaires, nous mettant ainsi en situation de "diglossie déséquilibrée" (Ngalasso), ce n'est pas en raison de l'incapacité des langues africaines à s'adapter au monde moderne ou à servir efficacement le développement. Cette situation s'explique selon Ngalasso par le fait que "le français, comme tout ce qui vient d'Europe, est surévalué, même quand son utilisation est inadéquate à la situation de parole, tandis que les langues africaines, comme tout ce qui tient aux traditions ancestrales, sont dévalorisées, même dans les situations où leur rentabilité optimale apparaît avec évidence"[11]. A ces séquelles de la colonisation il faut ajouter l'absence de politique linguistique claire et cohérente avantageant les langues nationales dans les secteurs où celles-ci sont les mieux implantées et dans les milieux porteurs de prestige (niveaux élevés de l'école, administration centrale, parlement, grande presse, concours littéraires, etc.)"[12].

Le français, tel qu'il fonctionne aujourd'hui dans nos sociétés, s'apparente donc à une anomalie, voire à une infirmité. Nous sommes, écrit pertinemment Richard de Medeiros, les "heureux survivants d'une histoire d'horreurs et de sang. / Et de langue"[13]. Il nous incombe de veiller à ce que cette infirmité ne devienne un atavisme. C'est pourquoi l'heure est partout à la revalorisation des langues africaines, nos langues, les seules que nous aimons vraiment, et dont la promotion est perçue de plus en plus comme la condition nécessaire de l'affirmation de la culture africaine et du progrès.

Cette exigence répond aux aspirations des masses populaires et l'impossibilité temporaire de substituer les langues africaines au français fonde l'ambiguïté de notre rapport à cette langue étrangère introduite chez nous par le colonisateur et que nous ne saurions revendiquer, malgré près d'un siècle de pratique, comme notre langue sans éprouver de la honte et conforter la thèse séculaire et largement répandue de notre infériorité congénitale. Le français apparaît dans ces conditions comme "un mal nécessaire", condamné à se résorber avec le temps. C'est cette réalité, et elle seule, qui doit déterminer la pédagogie du français chez nous.

Quel français pour les apprenants ?

Répondre à cette question, c'est définir, au regard de ce que nous avons dit plus haut, les tâches prioritaires qui s'imposent aux institutions et personnes chargées de concevoir et de dispenser l'enseignement de cette matière.

1. Démythifier le français

Cette tâche m'apparaît comme la plus importante. C'est aussi la plus délicate : notre élan nationaliste, au demeurant salutaire, nous conduit souvent [PAGE 204] à perdre de vue qu'elle doit être menée sans passion et en toute connaissance de cause.

Ainsi, au Benin, après le 26 octobre 1972, et sur la base du Discours-programme du 30 novembre dans lequel le président Mathieu Kérékou définissait "une politique nouvelle d'indépendance nationale", a été conçu un "Programme National d'Edification de l'Ecole Nouvelle" d'une haute portée patriotique. Mais "malheureusement, écrit Marius Thomas Dakpogan dans un mémoire sur la Situation actuelle de l'enseignement du français en République Populaire du Bénin[14], l'euphorie des premières années de la Révolution, la hâte de voir s'opérer des changements radicaux dans notre pays et dans tous les domaines ont fait perdre de vue à plus d'un la stratégie à adopter en ce qui concerne l'exécution du 'Programme National d'Edification de l'Ecole Nouvelle'. Beaucoup de personnes avaient pensé que la cible visée par 'l'Ecole Nouvelle' était le français. Aussi sont-elles allées en guerre sans coup férir contre la langue française dont elles n'hésitaient pas à bafouer entièrement l'emploi sous prétexte que cette langue n'était pas leur langue maternelle. Cette situation n'était pas restée sans contaminer les milieux scolaires, surtout à une époque où la question de la baisse de niveau était déjà préoccupante. Par ailleurs, sur le plan national, le français perdait son statut de 'langue officielle' pour devenir la 'langue de travail'. Cette appellation est venue en ajouter au discrédit jeté sur une langue pour laquelle les gens ne cachaient plus leur aversion" (p. 42). "'Le programme National d'Edification de l'Ecole Nouvelle', poursuit Marius Thomas Dakpogan, (...) en mettant un accent particulier sur la revalorisation de nos langues nationales avait donné à beaucoup de personnes l'occasion d'œuvrer à la diminution de l'importance de la langue française dans l'enseignement" (p. 43). Aussi certaines dispositions et directives pédagogiques ont-elles eu pour effet de favoriser un laxisme général à l'égard du français alors même que la mutation nominale de celui-ci de "langue officielle" en "langue de travail" n'a rien changé à sa fonction sociale et que l'on n'est pas encore en mesure de lui substituer les langues nationales dans l'enseignement. La passion et la précipitation ont ainsi conduit à des erreurs graves que l'on essaie aujourd'hui de rattraper tant bien que mal.

Cette tendance à dénigrer le français n'est toutefois pas propre au Bénin et ne tient pas exclusivement à des facteurs politiques. Dans presque tous les pays francophones d'Afrique, la place qu'occupe la langue française par rapport aux langues locales crée un sentiment de frustration qui se retourne de plus en plus ouvertement contre la première, même chez les intellectuels. On se venge du français, instrument de brimade des cultures locales, en le brimant, c'est-à-dire en le parlant mal, en le déformant; en l'agressant, ce qui, à la longue, risque d'aboutir à un créole[15] impropre aux relations inter-africaines et internationales et de réinstaller chaque Etat dans l'isolement que le maintien du français est censé [PAGE 205] éviter. Comme on le voit, il importe que le français parlé dans chaque Etat africain soit le plus proche possible du français international et qu'il soit d'emblée compréhensible pour tout locuteur francophone.

Démythifier le français, ce n'est donc pas le dénigrer, ni le négliger.

Cela dit, l'enseignement du français ne doit en aucun cas prendre les allures d'un culte à la culture française, au génie du Blanc. Le but à viser ne doit pas être de cultiver chez les apprenants l'amour du français (langue pour laquelle ils éprouvent presque tous une aversion plus ou moins consciente, tout en se soumettant à la nécessité de la connaître), mais de leur fournir les moyens de vaincre le handicap que constitue pour eux cette langue pour mener une vie à peu près normale.

Le souci constant de tous ceux qui ont la responsabilité de l'enseignement du français en Afrique, et particulièrement du professeur africain de français, doit être d'éviter que l'apprentissage de cette langue étrangère ne détourne les élèves d'eux-mêmes, ne débouche sur un francotropisme. Car, maintenant nous le savons, "le français ne constitue pas une discipline aux frontières bien définies, mais réunit sans grande cohérence une mosaïque de savoirs hétérogènes. En français l'objet du savoir est un continent sans frontières : la culture"[16] : et la culture, comme l'a écrit quelque part le romancier argentin Julio Cortazar, "n'est pas autre chose, au fond, que la présence et l'exercice de notre identité dans toute sa force". Le but de l'enseignement du français doit être d'amener l'élève à maîtriser cette langue sans s'aliéner et sans devenir un névrosé.

S'agissant de l'aliénation, elle ne s'observe pas seulement chez nos frères et sœurs qui, revenus de Touin-Touin-les-oies où ils furent envoyés jeunes et où ils ont pu apprendre le vrai français de France, le français français, chrouï-chrouïnent devant leurs parents fiers à en éclater et leurs amis émerveillés, mais sont incapables pour la plupart de se situer par rapport aux réalités africaines dont ils ne pensent que des âneries : une forme de mutilation difficile à rattraper et souvent définitive. L'aliénation s'observe aussi dans les lycées et universités où par exemple, les apprenants ne savent pas définir la poésie sans remonter à la Grèce et sans se référer à la littérature française, ignorant qu'elle existe bel et bien dans leur environnement immédiat. C'est la preuve que la pédagogie du français chez nous ne s'est pas encore débarrassée de l'allégeance à la culture occidentale et plus particulièrement à la culture française.

Quant à la névrose, elle a été évoquée par Paulin Hountondji dans son article intitulé "Charabia et mauvaise conscience : psychologie du langage chez les intellectuels colonisés"[17]. "Le langage ordinaire, écrit à ce sujet Paulin Houtondji, ne sépare pas, il unit. Il est une médiation sous-entendue dont la fonction paradoxale est de promouvoir, en s'effaçant, une communication immédiate. Il ne faut pas s'y arrêter, mais se laisser [PAGE 206] porter par lui vers l'Autre, qui est seul véritablement visé. Le rapport normal du sujet parlant n'est pas au langage mais à l'interlocuteur. Au contraire de cela; l'intellectuel colonisé s'arrête au langage. Il en est obnubilé ! Son attention s'y porte entièrement ou au moins en grande partie et se détourne d'autant de l'Autre. Le chemin lui cache le but, en raison de ses aspérités; le moyen lui dérobe la fin. L'intellectuel colonisé vit ainsi une communication tronquée, avortée. L'Autre, pour lui ce n'est pas l'interlocuteur, c'est le langage ( ... ). Il est vécu comme une opacité, comme une matière rebelle sur laquelle il faut concentrer ses efforts en les détournant de tout autre objet. Disons le mot : le comportement linguistique de l'Africain quand il s'exprime en français, a tous les caractères d'une névrose"[18]. Cette situation s'exprime par le fait que le locuteur africain est non seulement extérieur à la langue française puisqu'il ne se trouve presque jamais, en Afrique, dans un "bain linguistique" français, mais aussi extérieur à la société française qui lui est présentée comme un modèle; situation d"'extériorité double" (Paulin Houtondji) ignorée pendant longtemps par une pédagogie inadaptée qui érige le français en une valeur en soi.

L'usage du français nous impose une allégeance à la culture française qui risque de nous cacher à nous-mêmes, une allégeance à la France qui s'emploie à nous cacher le monde, une allégeance au Blanc qui ne cesse de nous cacher depuis trop longtemps l'homme. Le francotropisme est un appauvrissement incommensurable. La nouvelle pédagogie du français doit être fondée sur un nouvel humanisme élargi ayant sa source et son aboutissement en Afrique.

2. Mieux connaître l'Afrique pour mieux l'aimer

C'est une exigence qui s'est traduite, depuis le début des années 70 et dans tous les pays francophones d'Afrique noire, par l'introduction des textes d'auteurs africains dans les programmes d'enseignement, du primaire au supérieur. Cette réforme capitale a pour objectif de restituer aux Africains la parole que le colonisateur a longtemps confisquée, de nous permettre de cesser d'être simplement des objets pour devenir des sujets pensants et maîtres de notre destin – malgré le handicap de la langue.

Il est donc pour le moins surprenant d'entendre certains enseignants faire un procès à l'introduction des textes africains dans les programmes français, allant parfois jusqu'à tenir cette réforme pour responsable de la baisse du niveau des élèves.

Ainsi, selon Celestin F. Nekpo, auteur de Comment parlons-nous français ?[19], ouvrage au demeurant opportun et fort utile, si nous avons de plus en plus tendance à mal parler le français c'est parce que "l'enseignement de 'la littérature africaine d'expression française' a pris le pas (dans nos établissements secondaires) sur l'enseignement de la [PAGE 207] grammaire en tant que telle"[20]. Cette situation serait imposée par le "Pouvoir Politique" à l'enseignant à qui C.F. Nekpo "fait justice" en le présentant comme un simple "exécutant sans grande liberté de manœuvre, même s'il a eu à participer, dans des 'Commissions ad hoc', à l'élaboration des contenus qu'il devra enseigner par la suite"[21].

Cette opinion appelle quelques observations.

D'abord on peut se demander pourquoi C.F. Nekpo incrimine uniquement la littérature africaine alors que la littérature française continue, elle aussi, de faire partie du programme – avec une importance réduite, il est vrai. La littérature française serait-elle plus apte à l'enseignement de la grammaire ? On incline à croire que Nékpo rejoint certains professeurs de français qui pensent qu'on ne peut apprendre le français sans les auteurs français de Lagarde et Michard ! Il va même un peu plus loin puisqu'il écrit ceci : "Nous sommes pour la reconnaissance et le respect – par l'Occident colonisateur et 'civilisateur' – de l'identité culturelle de l'Afrique, toutes choses qui passent par la promotion effective des langues africaines à la dignité de langues d'enseignement, et véhiculaires de notre culture propre. Mais en attendant l'avènement du 'Grand Soir', faisons ce que nous faisons depuis la colonisation, et faisons-le bien. C'est notre credo !"[22].

Ensuite, comme on ne saurait considérer les facteurs politiques qui ont pu contribuer à la dégradation du français, particulièrement au Bénin, comme la cause exclusive du phénomène, de même l'introduction de la littérature africaine dans les programmes d'enseignement ne doit pas être perçue comme un simple décision des pouvoirs politiques. C'est plutôt la conséquence d'une remise en cause de l'enseignement colonial par les intellectuels, plus particulièrement les enseignants, et cette décision s'inscrit dans un programme d'adaptation de l'enseignement au milieu, programme souhaité par tous et qui est encore loin d'être réalisé.

Enfin, sous prétexte de "faire justice" aux enseignants, Nekpo ne fait que les flatter par esprit de corps en leur donnant bonne conscience. Car les enseignants ont bel et bien leur part de responsabilité dans la dégradation subie par le français comme l'a écrit Senghor qui, parfois, ne manque pas de lucidité : "La faute essentielle de cette dégradation nous revient, à nous professeurs. Comme on le sait, dans les lycées et les collèges, même dans le premier cycle ( ... ), les professeurs, dédaignant la grammaire, se jettent dans la littérature (sic) et la distribuent à pleine bouche. La mode est d'abandonner la dissertation pour le compte-rendu de lecture, qui tourne souvent au bavardage stérile. Il est temps de revenir à l'enseignement vrai, qui est d'apprendre à parler et écrire correctement, à penser et à s'exprimer justement. Les professeurs doivent enseigner la grammaire jusqu'en seconde, et même au delà, c'est-à-dire apprendre à observer les règles de vocabulaire, de la morphologie et, surtout de la syntaxe. Il est temps qu'en littérature, on cesse de paraphraser, [PAGE 208] mal, les écrivains pour étudier les techniques de leur écriture et les enseigner, qu'on finisse de s'extasier devant un poème pour dire par quels moyens stylistiques il est beau et nous charme"[23].

Si le français se dégrade, ce n'est pas parce que la littérature africaine prend le pas sur la grammaire; c'est bien, dans une large mesure, parce que les professeurs de français ne savent pas enseigner, ne savent pas se servir de la littérature, qu'elle soit africaine ou française. On peut bien enseigner "la grammaire en tant que telle" à partir de textes d'auteurs africains. La solution ne réside donc pas dans un retour à la pédagogie coloniale, ni dans la réduction de la part de la littérature africaine dans les programmes, mais dans la définition d'une nouvelle pédagogie qui réponde aux nouveaux objectifs de l'enseignement du français.

Il faut reconnaître toutefois que la réflexion pédagogique sur l'enseignement de la littérature africaine s'est effectuée dans l'ensemble, dans la précipitation et demeure largement insuffisante. L'accent a été mis beaucoup plus sur le contenu de cette littérature (et même sur ce point on note de graves erreurs qui attendent d'être corrigées) que sur la langue, son moyen d'expression; démarche inspirée par le sursaut en faveur de notre culture dominée, méprisée, baillonnée et pourtant revendiquée. Il est temps de faire un premier bilan et de corriger le déséquilibre dont nous déplorons tous les effets négatifs, tout en renforçant la place de la littérature africaine dans les programmes afin de faire de l'Afrique, de toute l'Afrique, le centre de nos préoccupations.

3. Créer les conditions pour un enseignement plus efficace

Ce qui est dit plus haut montre déjà assez clairement que les conditions pédagogiques sont loin d'être remplies pour un enseignement efficace.

La crise ne se limite d'ailleurs pas à l'enseignement secondaire. Elle sévit aussi dans l'enseignement de base (primaire) où elle prend souvent la forme d'une guerre de méthodes (Davesne, Tranchart, "IPAM"...), laissant la porte ouverte à tous les désordres, à toutes les improvisations. Est-il besoin d'ajouter que les manœuvres des éditeurs français pour conquérir le marché juteux des manuels scolaires sont beaucoup plus déterminantes dans cette guerre que les préoccupations d'ordre pédagogique ?

Aux errements méthodologiques, viennent s'ajouter l'incohérence des programmes, la faiblesse des horaires impartis à la matière, le manque de matériel didactique, les insuffisances de la formation du personnel enseignant qui ne bénéficie souvent d'aucune possibilité de recyclage, sans oublier la faiblesse du pouvoir d'achat des parents pour qui les livres coûtent trop cher et les problèmes matériels et moraux des enseignants dont la situation s'apparente à celle de laissés-pour-compte. [PAGE 209] La solution à tous ces problèmes nécessite une mobilisation des ressources intellectuelles et une volonté politique affirmée.

L'université ne doit pas, bien entendu, être simplement considérée comme l'héritière de la crise de l'enseignement du français dans le primaire et le secondaire; elle fait objectivement partie, en tant que pourvoyeuse d'enseignants, de ce qu'il faut bien appeler le cycle de dégradation du français. Mais, en raison de la place qu'elle occupe dans le système éducatif, elle doit non seulement travailler à une amélioration de la situation dans le supérieur, mais encore jouer un rôle de premier plan dans la recherche et l'élaboration d'une nouvelle pédagogie du français dans le secondaire et le primaire; c'est-à-dire qu'elle doit sortir de son isolement et se sentir concernée par la situation du français à tous les niveaux. C'est aux enseignants et chercheurs africains que revient l'élaboration de cette nouvelle pédagogie et non à des prétendus experts étrangers, incompétents en raison de leur position d'extranéité, car désormais l'avenir du français en Afrique ne regarde que les Africains et eux seuls. On ne saurait trouver d'experts en dehors d'eux.

La mise au point et l'efficience de cette nouvelle pédagogie du français sont subordonnées à une volonté politique affirmée. L'Etat ne doit pas seulement octroyer les moyens matériels et financiers nécessaires à la réalisation du projet. Il doit créer des conditions économiques et sociales plus favorables. Il doit surtout comprendre l'enjeu afin d'élaborer une politique linguistique cohérente et réaliste, car il ne s'agit plus de traiter le français comme notre unique langue de salut, mais de la traiter en fonction de l'ambition que nous concevons pour nos propres langues.

4. Promouvoir les langues africaines

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'amélioration de la situation du français dans nos écoles dépend de l'effort constant et soutenu qu'appelle la revalorisation des langues africaines. C'est la seule façon, non pas d'empêcher, mais de limiter le phénomène de rejet dont l'importance dans la dégradation du français est incontestable.

C'est un fait que l'utilisation exclusive du français comme langue officielle (ou de travail) et comme véhicule de l'enseignement à tous les niveaux ne correspond pas à la situation réelle chez nous. De plus, le français, contrairement à ce que l'on affirme généralement, ne peut être en Afrique une langue de développement dans la mesure où elle n'est pratiquée que par la minorité ayant fait des études assez poussées. Enfin l'utilisation d'une langue étrangère dans tous les secteurs de la vie publique pose un problème d'identité sur lequel on ne peut fermer les yeux. Méditons ces vers du poète français Jacques Peletier qui, en 1547, s'adressait ainsi à un confrère qui n'écrivait qu'en latin : [PAGE 210]

    "J'escri en langue maternelle,
    Et tasche à la mettre en valeur :
    Affin de la rendre éternelle,
    Comme les vieux ont fait la leur :
    Et soutien que c'est grand malheur
    Que son propre bien mépriser
    Pour l'autruy tant favoriser."

La langue française vient pourtant du latin vulgaire...

C'est un fait : le français tire son statut privilégié chez nous du manque de foi des élites intellectuelles et des dirigeants politiques dans la capacité de nos langues à s'adapter aux exigences du monde moderne, à être des instruments de développement, d'où l'inadéquation que l'on observe entre la volonté proclamée de promouvoir les langues nationales et l'hésitation ou la prudence à traduire cette volonté dans les faits par les décisions et les mesures appropriées. Le problème linguistique chez nous ne doit plus faire seulement l'objet d'un débat théorique, ni relever de la seule compétence des linguistes. Il importe de reconnaître aux langues nationales majoritaires leur place et leur importance, de prendre des décisions politiques qui entérinent leur dominance de fait sur l'échiquier linguistique national, et d'œuvrer, sans précipitation et sans démagogie, mais activement à leur promotion effective.

Comme on le voit, la tâche est énorme. Mais la sauvegarde, pour le temps nécessaire, du français international en Afrique est à ce prix

Guy Ossito MIDIOHOUAN
International symposium on African Litteratures Lagos (Nigeria) 2-7 May 1988


[1] DENIAU (Xavier), La Francophonie, Paris, P.U.F; 1983, "Que sais-je" no 2111, p. 123.

[2] C.f. Decret no 80-414 du 11 juin 1980 modifiant ceux de 1966 et de 1973.

[3] Equipe IFA, Inventaire des particularités lexicales du Français en Afrique noire, AUPELF/ACCT, 1983.

[4] Idem, pp. XVIII-XIX.

[5] I.F.A. : Inventaire du Français en Afrique.

[6] DENIAU (Xavier), op, cit., p. 19.

[7] Concept équivoque et absolument critiquable, comme d'ailleurs les suivants.

[8] C.f. Liberté 3, p. 545.

[9] NGALASSO (N.M.) "Etat des langues et langues de l'Etat au Zaïre", in Politique Africaine, no 23, (Editions Karthala), sept, 1986, p. 15.

[10] Bruxelles, Editions Dialogue des peuples, 1984.

[11] NGALASSO (N.M.), op. cit., p. 15.

[12] Ibid., p. 16.

[13] Cf. Préface à Comment parlons-nous français ? de Célestin F. NEKPO, Cotonou, Edition ABM, 1984. p.III.

[14] Université Nationale du Bénin, E.N.S., juin 1986.

[15] On a reproché au "Projet AFA" dont nous avons parlé plus haut de favoriser cette tendance à la créolisation du français en Afrique. Les responsables du projet s'en défendent, mais le danger est réel qui consiste, à travers "l'inventaire des particularités du français en Afrique", à légitimer le (ou plus précisément les) français d'Afrique.

[16] HALTE (J.F.) et PETITJEAN (A.), "Pour un nouvel enseignement du français", in Pour un nouvel enseignement du français Ed. A De Boeck, Duculot, 1982, p. 15.

[17] In Présence Africaine, no 61, 1er trim. 1967, pp. 11-31.

[18] Ibidem, p. 13.

[19] op. cit.

[20] Ibidem, p. XVIII.

[21] Ibidem, p. XIX.

[22] Ibidem, p. XIV. C'est nous qui soulignons (G.O.M.). L'ironie de l'auteur ne laisse aucun doute sur son manque de foi dans la capacité des langues africaines à devenir langues d'enseignement.

[23] SENGHOR (L.S.), "l'enseignement du français" in Liberté 3, p. 515.