© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 191-197



LAGOS : CAPITALE DU PARADOXE
LE SYMPOSIUM INTERNATIONAL SUR LES LITTÉRATURES AFRICAINES DE MAI 1988

Guy Ossito MIDIOHOUAN

Du 2 au 7 mai 1988 s'est tenu dans la capitale nigériane un "Symposium International sur les Littératures Africaines", organisé conjointement par le Gouvernement Militaire Fédéral du Nigeria, le Gouvernement Français, l'UNESCO et l'ANA (l'Association des Ecrivains Nigérians).

En fait, il s'agissait d'une initiative de l'Ambassade de France au Nigéria voulant, au départ, organiser à Lagos du 28 mars au 2 avril 1988 un "Colloque sur les Littératures Africaines Anglophone et Francophone". Les dispositions avaient été prises dans ce sens. Un tel projet ne pouvait pas ne pas soulever quelques interrogations parce qu'il ne ressemblait en rien à ce qui relève habituellement des attributions ou de la compétence d'une ambassade, on était légitimement porté à en rechercher les arrière-pensées. Et il y en avait des arrière-pensées, dont la moindre n'était pas d'exploiter au profit du rayonnement de la France en Afrique "le mouvement général d'intérêt pour les littératures africaines, récemment ravivé par l'attribution du Prix Nobel au Nigérian Wole Soyinka"[1]. Ce prix eût été décerné à Senghor dont le nom avait été souvent évoqué, que la francophonie en eût tiré un grand prestige et surtout un argument de poids pour sa croisade. Mais, on le sait en politique, savoir dépasser ses échecs et ses déceptions pour, par ce biais, trouver les raisons et la force de poursuivre sa lutte est aussi important que de gagner. Ainsi l'Ambassade de France au Nigéria se proposait, en lançant l'idée de ce colloque, de montrer à travers une "approche comparée des littératures francophone et anglophone" que 'le français et l'anglais (comme d'autres langues d'origine européennes (sic) sont devenues en quelques générations des langues africaines à part entière, autant en ce qui concerne la communication quotidienne que la création littéraire"[2]. "L'objet du colloque, précise le document présentant le projet initial, sera donc d'explorer, par différentes voies et dans toutes ses implications, ce phénomène qu'est l'appropriation d'une langue, à travers l'expérience de ceux qui font profession de la manier". En [PAGE 192] somme, c'est la francophonie qui, pour faire avancer son idée favorite de "français, langue africaine", convie l'anglais à une alliance tactique. Voilà donc l'Afrique, un continent francophone et anglophone, sa littérature francophone et anglophone, son avenir francophone et anglophone. Qui pense encore qu'en Afrique il existe des langues africaines, une littérature en langues africaines ?

Mais soyons honnêtes : qui peut reprocher à M. Jacques Thibau, l'ambassadeur de France au Nigéria, homme intelligent et dynamique, fonctionnaire zélé et audacieux, de défendre les intérêts de son pays en Afrique ? Si nous, Africains, nous sommes toujours montrés incapables de défendre les nôtres, est-ce sa faute ? Il connaît notre empressement à nous laisser prendre en charge, notre cupidité de larbins affamés en quête d'aides et de subventions, notre inclination pour la compromission, notre pleutrerie légendaire. Rien ne semblait s'opposer à son projet.

Tout laisse croire que le projet avait progressivement pris une ampleur inattendue et que son initiateur se trouva à partir d'un certain moment confronté à la question suivante : comment le Nigéria pouvait-il rester en marge d'une manifestation aussi importante devant se dérouler sur son territoire sans risquer d'être déconsidéré aux yeux de l'Afrique et du monde ? Diplomatiquement, il devenait inconvenant pour l'Ambassade de France à Lagos de se présenter comme l'unique sponsor du projet. Le 1er mars 1988, elle envoya à tous ses invités une "Note d'informations générales" leur annonçant que le "Colloque International sur les Littératures Africaines" (le titre avait donc changé sans que l'on sût pourquoi) ne se tiendrait plus en mars 1988 mais du lundi 2 au vendredi 6 mai, que ce colloque, "lancé à l'initiative de Monsieur Jacques Thibau, Ambassadeur de France au Nigéria, ( ... ) (serait) organisé à Lagos conjointement par le Ministère de la Culture du Nigéria et l'Ambassade de France au Nigéria" et qu'une invitation officielle du Gouvernement nigérian, pays hôte (sic) de cette manifestation (leur) parviendrait prochainement". L'affaire faisait donc l'objet de tractations. Par ailleurs, la "Note" précisait que les rencontres seraient organisées autour de trois grands thèmes suivants :

    1) la langue
    2) les problèmes de la diffusion littéraire
    3) littérature et construction de l'Etat national

et que l'Ambassade de France à Lagos prendrait en charge le voyage et l'hébergement des participants. Elle se terminait par quelques informations et indications pratiques visant à simplifier le travail des organisateurs. Comme cela leur avait été annoncé par l'Ambassade de France à Lagos, les invités à cette manifestation reçurent peu après (sous pli confidentiel, s'il vous plaît !) l'invitation officielle du Gouvernement nigérian [PAGE 193] signée du Ministère Fédéral de l'information et de la Culture; une lettre d'invitation qui laissait quelque peu perplexe : bien que datée, comme la "Note" de l'Ambassade, du 1er mars 1988, elle ne présentait pas les choses de la même manière. On apprenait ainsi que l'UNESCO participait, aux côtés de la France et du Nigéria, au financement du colloque, que ce dernier avait pour thème "la littérature africaine avant et après le Prix Nobel de 1986" et que ce thème principal comprenait trois sous-thèmes.

    a) la langue dans les littératures africaines
    b) production littéraire et distribution
    c) littérature, culture et développement national

La lettre d'invitation du Gouvernement nigérian demandait, par ailleurs, aux invités de communiquer au plus tôt au Ministère de l'Information et de la Culture le nom de leur pays de départ et la date d'arrivée à Lagos alors que l'Ambassade de France disposait de ces informations et avait même déjà fait parvenir à nombre d'invités un planning de ce voyage...

La confusion s'installa. C'est inévitable.

Invité à ce colloque, Mongo Béti a été le premier, plusieurs semaines avant l'événement, à en dénoncer le caractère suspect, déshonorant pour l'Afrique[3]. On fut unanime pour l'accuser de sectarisme, de paranoïa et de toutes les tares propres aux intellectuels africains en exil, coupés des réalités africaines voire de la réalité tout court. On déplora son intransigeance, sa rigidité, son agressivité, son isolement volontaire insensé.

Jusqu'au moment où, à la séance d'ouverture, Wole Soyinka, en l'honneur de qui la manifestation était censée être organisée, monta à la tribune et fit scandale en dénonçant, lui aussi, le caractère suspect de ce type de réunion, en fustigeant l'esprit de compromission des écrivains africains (particulièrement ceux du Nigéria regroupés au sein de l'ANA) avec les pouvoirs totalitaires et les "agences gouvernementales", en traitant les participants d'écrivains parasites venus dîner avec le diable et en les invitant à ne pas se laisser détourner de leur devoir qui consiste, selon lui, à lutter résolument pour la fin de l'injustice et de l'oppression des peuples africains par les régimes dictatoriaux et à militer pour l'avènement d'une démocratie véritable en Afrique avant la fin de notre siècle. Soyinka qui, ces derniers temps, a été souvent critiqué par la presse nigériane pour son esprit de collaboration envers le régime du général Ibrahim Badamasi Babangida, avait lui-même besoin de prouver qu'il n'avait pas vendu son âme au diable afin de se réhabiliter aux yeux du public. La cérémonie d'ouverture de cette manifestation était donc pour lui l'occasion à ne pas manquer. Prononcé en présence du "vice admiral" Augustus Aikhony, chef d'état major général de l'armée et deuxième [PAGE 194] personnage de l'Etat, représentant le président Babangida empêché, et du "vice air-marshall" Ibrahim Alfa, son discours eut l'effet attendu sur l'opinion publique nigériane : le tigre pouvait encore bondir. Dans la salle, il fut paradoxalement salué par les applaudissements nourris de toute l'assistance debout[4]. Après quoi il disparut. Il refit une brève apparition pour remettre le Prix Christopher Okigbo (dont nous parlons plus loin) à Jean-Baptiste Tati-Loutard et on ne le revit plus. Même pas à la séance de clôture, ce que Ahmadou Kourouma déplora publiquement et qualifia d"'attitude contraire aux traditions africaines" !

Chinua Achebe, pourtant présent au Nigéria, se tint à l'écart de ce rassemblement. Ngugi ne fit pas le voyage de Lagos. Sembène Ousmane était absent. On pourrait allonger la liste. Même si la manifestation avait réussi à regrouper environ 90 participants parmi lesquels Bernard Dadié, Breyten Breytenbach, Tati-Loutard, Souleymane Cissé et quelques autres noms célèbres, il faut reconnaître qu'elle a été loin de faire l'unanimité, qu'elle a suscité des réticences légitimes et que les meilleurs, dans leur majorité, avaient choisi d'être ailleurs. C'est pourquoi il me paraît incongru, comme on le lit dans le "Communiqué" final, de la situer dans la lignée des Congrès de Paris (1956) et de Rome (1959)[5], de la Conférence de Nairobi (1962) et du FESTAC '77.

Alors, un colloque pour rien ? Certainement pas. Les interrogations qu'il suscita, les prises de positions auxquelles il donna lieu constituent – c'est là un autre paradoxe de cette réunion, et pas le dernier – le premier aspect intéressant.

Par ailleurs, outre les échanges et discussions autour des trois sous-thèmes retenus[6], diverses activités lui conférèrent une grande valeur culturelle : exposition-vente de livres, de peinture et de produits artisanaux, musique, danse, théâtre (Death and the King's Horseman de Wole Soyinka), lecture de textes poétiques, projections de film (Yeleen de Soleymane Cissé)[7].

Le "Communiqué" final peut être considéré comme un document important. Les participants ne se contentent pas d'y condamner avec la dernière vigueur les conditions intolérables imposées aux écrivains sud-africains par le régime raciste de Prétoria, ils protestent tout aussi vigoureusement contre la culture de la peur et du silence qui règnent dans beaucoup de pays africains, empêchant la libre expression et le plein épanouissement des potentialités intellectuelles et artistiques. Le plus remarquable c'est que le texte condamne sans détours la répression des intellectuels, des étudiants et des dissidents au Nigéria par l'actuel gouvernement militaire, la déportation du Dr. Patrick Wilmot et de Mme F. Adelugba, ainsi que la fermeture des établissements scolaires et universitaires dont il réclame la réouverture immédiate. Il exige la libération immédiate et inconditionnelle de Jack Mapanje du Malawi, de Maina Wa Kianyati et de Wanyiri Kihoro du Kenya ainsi que de tout autre écrivain [PAGE 195] injustement et illégalement détenu en Afrique, et déplore l'exil imposé à des écrivains comme Nurrudin Farah et ... Mongo Béti. Il souligne la nécessité pour l'écrivain de sauvegarder sa liberté de conscience et de création sans perdre de vue ses responsabilités vis-à-vis des luttes démocratiques des peuples africains contre toutes les forces d'oppression, de déshumanisation et d'humiliation. Il invite les associations nationales d'écrivains de tout le continent à travailler pour la constitution... d'une fédération, avec pour objectifs de défendre leurs intérêts communs, de chercher des solutions à leurs problèmes communs comme celui de la diffusion internationale et de la traduction de leurs œuvres, de créer dans un pays africain un Centre de Documentation et d'Information sur la Littérature Africaine, d'établir ou de développer les relations avec les institutions s'intéressant à cette littérature. Il recommande la création, par les Africains eux-mêmes, de prix littéraires nationaux, régionaux et continentaux, une protection adéquate des intérêts des écrivains et des artistes ainsi que de la place et du rôle de leurs productions dans les médias, l'élargissement de ce type de réunion que l'on souhaite annuelle ou biennale aux artistes et créateurs produisant en langues africaines. Il invite les écrivains, intellectuels et artistes africains à prendre part activement aux efforts de l'UNESCO en vue de promouvoir l'intercompréhension et la paix par une meilleure connaissance des cultures africaines. Enfin, il rend hommage à l'œuvre de Cheikh Anta Diop dont il salue la mémoire.

La discussion de ce "communiqué" en séance plénière fut des plus âpres. On craignit un moment que le symposium se terminât mal, tellement les esprits commençaient à se surchauffer, laissant l'impression d'une situation de blocage. Pour les mécontents, bien des points du texte ne relèvent pas de la compétence des écrivains ! Daniel Maximin et quelques autres trouvèrent l'hommage à Cheikh Anta Diop déplacé. Les interventions de certains participants nigérians, notamment celles de M.J.C. Echeruo, étaient apparues à beaucoup comme l'indice soit d'une pression "discrète" du Gouvernement nigérian, soit de l'opportunisme de ces intervenants face à un texte dont chacun pouvait se douter qu'il ne plairait pas aux autorités du pays hôte. Par ailleurs, plus tard, après une séance de clôture, on apprit dans les coulisses qu'ayant pris connaissance du contenu du texte, on aurait tenté du côté de l'Ambassade de France de faire en sorte qu'il n'y eût pas de communiqué sous la forme proposée par le comité de rédaction et qui fut finalement approuvée par la majorité. Il faut dire que l'idée du français et de l'anglais "langues africaines" fut déclarée irrecevable à l'issue de l'atelier qui lui fut consacré. Comme on le voit, ce n'était pas l'harmonie qui caractérisait cette réunion de Lagos.

J'ai entendu plusieurs participants déplorer l'accointance des invités francophones avec l'Ambassadeur de France et ses collaborateurs de qui ils se montraient plus proches que de leurs confrères anglophones. On [PAGE 196] devrait ajouter, pour être exact, que le groupe francophone était lui-même divisé pour la même raison : il y avait ceux que l'on considérait comme des amis et qui, à ce titre, pouvaient être conviés aux réunions restreintes, avaient droit à tous les égards et à toutes les prévenances, même si certains parmi eux passaient le plus clair de leur temps dans les beuveries et les partouzes plutôt que dans les ateliers; et puis les autres dont un certain nombre ne se résolurent à avouer leur impression de deux poids deux mesures qu'au moment de repartir, lorsqu'ils se virent obligés d'aller mendier la taxe d'aéroport dont on avait généreusement et judicieusement remis le montant aux méritants avant le départ de l'hôtel. Lagos aura sans doute permis de nombreux contacts et à beaucoup de mettre des noms plus ou moins familiers sur des visages jusque-là inconnus. Mais il n'y eut pas la vraie rencontre qu'aurait pu occasionner une manifestation d'une telle ampleur : tout était faussé au départ.

Le dernier aspect de ce colloque dont je voudrais dire un mot est l'attribution du Prix de poésie Christopher Okigbo à son premier lauréat, Jean-Baptiste Tati-Loutard. Créé par Wole Soyinka et doté d'une somme de 1 500 dollars, ce prix est décerné par l'ANA. Prévue pour la séance d'ouverture du colloque, la remise ne put avoir lieu en raison de l'absence du lauréat. Elle intervint plus tard, dans les conditions les plus lamentables qui déshonoraient le prix autant que ceux qui le décernaient. C'était, dans le cadre de ce colloque, la seule cérémonie dont l'initiative et l'organisation revenaient entièrement aux écrivains eux-mêmes. Que peut-on, dans ces conditions, attendre des belles résolutions du "Communiqué" final ?

Guy Ossito MIDIOHOUAN


[1] Citation extraite du document présentant le projet initial. Ce document a été publié dans le no 55-58 de Peuples Noirs-Peuples Africains, p. 308.

[2] Ibidem.

[3] Voir le même numéro de P.N.-P.A., pp. 297-309.

[4] Contrairement au texte du discours de l'ambassadeur de France qui fut distribué aux participants, ceux-ci réclamèrent en vain celui de Soyinka. Il leur fallut rechercher The Punch du mercredi 4 mai, le seul journal nigérian ayant publié intégralement ce texte.

[5] Une petite erreur s'est glissée dans le "Communiqué" qui intervertit les dates des conférences de Paris et de Rome.

[6] C'était la formulation de la lettre d'invitation du Gouvernement nigérian qui avait été finalement retenue dans le programme officiel.

[7] Le film de Cissé fut projeté dans de très mauvaises conditions. Le projecteur du National Arts Theatre de Lagos où se tenait le symposium ne marchait pas comme il fallait. On perdit ainsi au moins 50 % de la beauté du film.

Il faut dire que le National Arts Theatre se trouve aujourd'hui dans un état indigne du grand Nigéria. C'est à croire que l'entretien est le dernier des soucis des gérants de ce bâtiment. Les coupures d'électricité sont fréquentes, la climatisation marche mal ou ne marche pas du tout, des W.C. sans papier hygiénique et sans eau ! Nous avons là, encore une fois, la preuve de l'incurie des Africains à l'égard des biens publics.