© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 107-128



L'AVENIR DE LA FRANCOPHONIE
ou
QUE DEVIENNENT LES INTERPRÈTES ?

Marcel AMONDJI

Enfin ces poètes parlèrent grec en français et de tout un siècle on ne s'entendit point dans notre poésie.
Rivarol.      

Enfant, l'une de mes plus grandes surprises fut quand j'aperçus un jour, non loin de la poste de notre petite ville, ville francophone s'il en fut une en Côte d'Ivoire, un homme en boubou qui tirait une lettre de son enveloppe avec l'intention évidente de la lire.

Cela s'était-il jamais vu ? Il faut dire que c'était bien avant la vogue de l'authenticité qui a suivi les indépendances. Depuis lors en effet, on a vu, surtout au Mali et au Niger, mais aussi en Guinée, au Ghana, au Sénégal et même en Côte d'Ivoire, des évolués se produire en boubou ou en pagne dans les actes les plus officiels, voire à l'occasion de visites d'Etat à l'étranger. Mais à l'époque où se situe cette aventure, ce n'était point dans les habitudes des lettrés de se promener dans les rues en costume national même modernisé. D'ailleurs, on ne parlait point de nations encore; pouvait-il y avoir des costumes nationaux ?

Poussé par la curiosité – aujourd'hui je sais qu'il serait plus juste de dire : poussé par ma naïveté – je m'attardai, tournant autour de lui, tendant le cou, me haussant sur la pointe de mes pieds nus, écarquillant les yeux. Je tâchai de comprendre ce spectacle insolite : un homme en boubou qui dépliait une lettre pour la lire, directement, sans l'aide de l'écrivain public !

Mais, lisait-il pour de vrai ? Je finis par voir. Nouvelle surprise : le papier qu'il tenait à la main était couvert d'une écriture que moi, l'écolier, je n'aurais pas su déchiffrer !

Non que cette écriture me fût inconnue. Dans le quartier indigène éloigné où se trouvait notre école, où je me rendais justement, il y avait une école coranique qui se tenait tous les jours dans une rue sablonneuse, en plein vent, au pied d'un arbre chauve – un jeune baobab, je crois – et parmi les étalages d'un groupe de détaillants "Nago" – c'était alors le [PAGE 108] nom que nous donnions indistinctement à tous les ressortissants du sud du Nigeria. Aujourd'hui on dit plus communément Nigérians; identité nationale oblige ! –. Sur le chemin de la maison après l'école (car avant, évidemment, il ne fallait surtout pas flâner !), nous faisions le détour par cette rue à cause des délicieux beignets de haricots d'une vieille "Nago" que nous allions manger en regardant les enfants de cette école ânonner leur étrange récitation, vautrés dans le sable et se balançant au rythme de la psalmodie lénifiante, chacun d'eux fixant son regard dans la direction de son choix comme si tous rêvaient tout haut et en mesure le même songe. Je reconnus cette écriture pour l'avoir si souvent admirée sur les tablettes de ces écoliers qui n'avaient pas une vraie classe, pas de cahier, pas de livre; qui n'apprenaient ni les règles de la grammaire, ni le calcul, mais seulement des récitations. J'ignorais seulement que cela pouvait servir à écrire autre chose que les formules magiques enchâssées dans les talismans que certains élèves de notre école portaient au cou ou en sautoir, et que nous regardions, nous autres catéchumènes, avec des terreurs d'exorcistes.

Mes interrogations ne prirent pas fin après cette découverte. Au contraire, elles se compliquèrent.

Je venais d'apprendre d'un seul coup qu'un "dyula", un de ces commerçants ambulants qui allaient de ville en ville, de village en village, troquer des arachides grillées et des bonbons contre des noix de kola, pouvait aussi lire, et que cette sorte d'écriture, probablement diabolique, qui courait de droite à gauche, pouvait aussi servir à écrire des lettres qui, elles aussi, transitaient par la poste officielle. Comment, me tourmentai-je, un homme qui savait lire pouvait-il se promener en boubou et faire le métier qu'il faisait ? Car, sans rien savoir de cet homme, je ne doutait pas qu'il fût un marchand ambulant, un colporteur comme nous disions en bon français, non sans une pointe de mépris.

Dans ma jeune tête en effet, on ne pouvait pas savoir lire et exercer un métier ignoble, en dehors des bureaux, et se promener en boubou. Ni en pagne d'ailleurs. Si mon personnage avait été non un "dyula", ce que trahissait son vêtement, mais un "Ebrie" ou un "Agni" et vêtu d'un pagne, de le voir lire sa lettre en pleine rue de cet air dégagé qu'il avait, eût sans doute paru aussi irréel à l'apprenti francophone que j'étais, ainsi qu'à tous mes petits camarades de l'école rurale de Gbagba à qui des maîtres zélés inculquaient sans ménagement les rudiments de la langue de Victor Hugo.

Mais, à dire vrai, je ne suis pas si sûr d'avoir tant raisonné en moi même ce jour-là à propos de ma vision. Il y a si longtemps. Il est plus vraisemblable que sur le coup, j'éprouvai seulement une grande culpabilité de tout ce que je venais d'apprendre malgré moi le remords obsédant du garnement imprudent mais non pervers qui a ouvert par mégarde une [PAGE 109] porte et découvert une scène qu'il n'aurait pas dû voir et qui est aussitôt pris de panique à l'idée qu'il a pu être vu en train de voir. Aussi bien, la seule chose dont je sois vraiment sûr, c'est que j'ai gardé ma vision pour moi seul, tel un secret juré.

Pourquoi me sentis-je si coupable ? C'est que, au fond, je n'ignorais pas qu'on pouvait savoir lire et porter le pagne ou le boubou, à l'occasion ou tout le temps, ou être "dyula". J'avais vu mon propre père lire dans cette posture et je n'avais pas été surpris ni peiné de l'y voir.

C'était à l'époque où les Alliés avançaient vers la victoire. Le gouverneur général de l'AOF s'était enfin rallié à la France libre et le père supérieur de la mission s'était enfui après avoir affiché une proclamation pétainiste au portail de l'église. Une précaution valant mieux qu'une, il avait aussi calligraphié son texte furieux sur un tableau noir, de sorte qu'on pouvait le lire de loin même sans en avoir l'air. A cette époque donc une mode nouvelle s'était emparée de la petite ville : la lecture du journal quotidien. Ce journal dont j'ai oublié le nom était un quatre pages, tabloïde, comme on dit maintenant, en papier kraft. Chaque jour un cycliste de la subdivision allait à Abidjan prendre un paquet de journaux pour les distribuer aux abonnés. Le soir, après son travail et son bain, et en attendant l'heure du dîner, mon père, revêtu d'un léger pagne et étendu sur sa chaise longue, lisait son journal à haute voix et le traduisait au fur et à mesure pour les non francophones présents et tous le commentaient. A l'école, notre directeur faisait de même, mais en boubou et à voix basse, pour lui seul. Il s'y mettait plus tôt que mon père et nous pouvions le voir, car notre journée d'étude, continuée par divers travaux manuels, se terminait plus tard que la sienne, sous la surveillance des plus grands d'entre nous, sans qu'il eût besoin d'y veiller spécialement.

Ai-je dit que notre directeur était un "Dyula", autrement dit, à la fois un homme du nord et un musulman, d'où la majuscule. Par conséquent, je n'ignorais pas non plus qu'on pouvait être un "Dyula" et savoir lire au point d'être payé pour l'apprendre aux autres.

Quant au boubou, nous connaissions tous la belle figure d'un vieux Sénégalais long et mince, au parler chantant, qui était tout à la fois importateur de zébus, chevillard, boucher, commerçant et transporteur, et qui nous parlait français quand il nous demandait des nouvelles de notre père avant de nous charger de lui transmettre ses propres salutations. Je n'ai jamais su son nom, ou bien je l'ai oublié. Nous l'appelions : le père de Djibril.

Djibril, son fils aîné, était le véritable transporteur. Il conduisait un antique tacot à gazogène entre notre petite ville et la capitale toute proche. C'est le premier voyou que j'ai connu; mais alors, je ne connaissais pas [PAGE 110] le mot. Autour de moi, on disait plutôt "crapule", ce qui voulait dire : un garçon guère sérieux, mais pas du tout méchant, au contraire ! serviable et débrouillard. Djibril était très populaire à cause de sa façon tout à fait dangereuse de mener son tacot à tombeau ouvert par tout les temps et par tous les chemins (la jeunesse le surnommait admirativement : Trompe-la-mort !); à cause de ses soûleries homériques et à cause de ses histoires de femmes.

J'ai toujours vu le père de Djibril vêtu de la longue soutane des Sénégalais et un chapelet au bout des doigts. En revanche, je ne l'ai jamais vu écrivant ou lisant. Pourtant, si on me l'avait demandé, j'aurais juré qu'il savait parfaitement lire et écrire. En français, cela va sans dire. A cet âge, et dans les conditions que c'était, aurais-je pu imaginer qu'on pût lire et écrire autre chose ? Le latin, qu'on nous chantait à la messe ? Mais je croyais que c'était un français spécial, exprès pour les choses sacrées ! Sinon, pourquoi les missionnaires s'entêtaient-ils à le faire chanter par des gens qui, la plupart, ne les comprenaient déjà pas quand ils parlaient le français profane. Bref, j'aurais juré, parce que le père de Djibril était un homme respectable et respecté, tout comme mon propre père sur la "francolexie" et la "francographie" duquel je ne pouvais pas avoir de doute. Ils étaient de ces personnes que non seulement les jeunes évolués qui courtisaient mes sœurs, mais aussi les gardes-cercle, les missionnaires et même, suprême consécration, le chef de subdivision, respectaient.

Je connaissais aussi beaucoup d'hommes et de femmes respectables qui ne savaient ni lire ni écrire; des habitants des villages "ébrié" qui cernaient notre ville; eux cependant, et tout respectables qu'ils fussent à mes yeux d'enfant "ébrié", ni le chef de subdivision, ni ses gardes, ni les missionnaires, ni même, je le crains, les jeunes évolués de notre ville, ne les respectaient vraiment. Pourtant la francophonie n'est pas sans leur devoir quelque chose, ainsi qu'on va le voir.

L'un de ces hommes était un vague cousin de ma mère et je m'en souviendrai toujours. Je dis : vague cousin parce que francophonie oblige. Si j'écrivais dans ma langue naturelle, mon oncle, autrement dit le frère de ma mère, quoique cet homme et ma mère ne fussent pas frère et sœur par le sang. Peut-être avions-nous réellement une ancêtre commun identifiable; peut-être s'agissait-il seulement d'une ancêtre mythique comme disent les anthropologues; cela ne fait pour nous aucune différence. C'était un homme du même clan et de la même génération que ma mère, donc mon oncle. Il n'était même pas du même village que nous.

Il se trouvait à la maison de passage et, ce jour-là, par hasard, quelqu'un avait apporté un livre, le "Syllabaire ébrié", qui servait à enseigner notre langue dans les écoles du dimanche des communautés méthodistes. C'était un joli livre imprimé en deux couleurs, peut-être en trois ! un objet [PAGE 111] tout à fait extraordinaire à nos yeux d'enfants. Je ne saurais dire pourquoi il en était ainsi, mais je me souviens que la vue de ce livre, de le toucher, l'ouvrir, le feuilleter, y déchiffrer des mots que autour de nous les femmes, et les petits enfants qui n'allaient pas encore à l'école pouvaient comprendre directement sans traduction, nous procurait une émotion intense que nous manifestions par des gambades, des cris, des rires quand, soudain, la voix de mon oncle nous arrêta net :

"Les enfants, tout cela est bien beau, mais sachez bien que ce n'est pas cette langue que vous devez étudier. Cette langue, vous la connaissez déjà. C'est le français que vous devez étudier, car il vous sera plus utile." Il ne parlait pas en français, mais en notre langue, bien entendu.

Je m'en souviens comme si c'était hier. Cette sortie jeta un froid entre nous. J'ai tout de suite conçu une animosité profonde pour mon lointain parent. Non. Non. Vous n'y êtes pas. Ce n'est pas ce que vous imaginez et qui vous fait sourire. Ce n'était pas la manifestation d'un précoce patriotisme linguistique que d'ailleurs je n'ai jamais professé par la suite et pour cause ! Il s'agissait tout simplement de ce sentiment sauvage qu'on éprouve à ces âges à l'encontre de quelqu'un qui a fait exprès de casser sous vos yeux le jouet auquel vous tenez très fort. D'ailleurs, joignant aussitôt le geste à la parole, mon oncle nous avait arraché le livre des mains et celui qui l'avait apporté l'emporta.

Depuis ce jour, ce livre – je dis bien ce livre précisément en tant qu'objet – est un rêve que je poursuis sans cesse. Je me souviens d'avoir essayé, vers 1950, de me le procurer à Londres par correspondance, persuadé, à tort ou à raison, que seuls les anglais pouvaient en avoir eu l'idée; mais hélas, sans succès. Sans trop savoir pourquoi je n'ai jamais cherché à Paris. Pourtant il faudra que je m'y décide un jour; car il n'est pas impossible qu'un malheureux exemplaire de ce livre, que même mon oncle, tout non francophone qu'il fût, jugea subversif, tombé alors sous l'œil vigilant et ombrageux de quelque civilisateur français, soit actuellement classé sous la rubrique : livres subversifs d'origine douteuse...

Mon oncle fut-il, avant l'heure, l'un des croisés de la francophonie si à la mode aujourd'hui ? Cependant c'était un illettré, ce qui veut dire analphabète dans notre pays où ceux qui parlent français sont rares, mais ont le sens du mot juste. On pourra discuter ce jugement, mais je m'en fiche. Illettré ou analphabète; ne pouvant même pas rêver d'être un jour reçu en grande pompe Quai Conti par Edgar Faure plus malicieux que jamais, parce qu'il – je veux dire mon oncle – ignorait jusqu'à l'existence de l'Académie; le simple cultivateur qui censura ma plus belle joie d'enfant et qui pressentit d'instinct la prévalence de la langue française sur notre langue naturelle, était parfaitement désintéressé, lui. [PAGE 112]

Revenons au "dyula" ou supposé tel que, vers cette époque (mais je ne saurais dire si c'était avant ou après l'incident avec mon oncle), j'aperçus lisant sa lettre mystérieuse.

Ce mystère, que j'avais gardé pour moi seul, ne devait s'éclaircir que plusieurs lustres plus tard, dans une ville de l'est de la France où j'étais étudiant vers 1958, ayant vécu presque toutes ces années en dehors de toute nécessité de parler ma langue naturelle, y étant seul de ma nation, ou comment dire ? Ne sachant toujours pas l'écrire; n'ayant sous la main rien que je pusse lire dans cette langue; mais, en, revanche, sachant, outre le français bien évidemment, assez d'anglais et d'espagnol pour lire sans trop de difficulté le théâtre et les poésies d'Oscar Wilde et ceux de Federico Garcia Lorca dans leur texte original. Bref, francophone jusqu'au bout des ongles, mais élargi en somme; débordant de l'hexagone par-dessus le Channel et les Pyrénées... C'est dans ces conditions qu'il me fut enfin donné de comprendre mon vieux mystère intime.

J'avais alors un bon camarade, un Guinéen, brillant chimiste déjà et parfaitement francophone, et je le surpris un jour lisant aussi une lettre rédigée en caractères arabes. Adroitement, je le provoquai à s'en expliquer sans que, en retour, je fusse forcé de lui révéler mon propre secret. La lettre était en "malinké" ou en "soussou" je ne sais plus, sa langue naturelle, dans laquelle il correspondait très normalement avec son père.

J'allai aussitôt rapporter cette chose extraordinaire à un autre de mes camarades, un Camerounais celui-là, un "Douala", fils et frère de pasteurs. A ma grande surprise, il reçut mon scoop avec une indifférence si parfaite que je la jugeai désobligeante. Mais il me rasséréna en m'informant que lui-même écrivait toujours à ses parents en "douala"; qu'il avait appris à lire et à écrire en "douala" dès l'âge de cinq ans; que c'était la tradition, dans les communautés protestantes de son pays, de n'admettre un enfant à l'école française que s'il savait déjà lire et écrire dans sa langue naturelle...

Années fastes ! en 1959, pendant des vacances que je passais dans notre petite ville et qui auraient dû être les dernières avant mon retour définitif avec mon diplôme en poche, ma sœur aînée me conta une aventure dans laquelle elle avait joué un rôle assez ridicule. L'époux de sa meilleure amie, en voyage, avait envoyé par son adresse une lettre à sa chère moitié. Ma sœur apprécia cet honneur et, jugeant qu'elle ne pouvait pas se contenter de transmettre la lettre à sa destinataire – vous pensez, une illettrée ! Par qui se la fera-t-elle lire ? – fit venir son amie. Elle l'installa confortablement, lui montra la lettre encore dans son enveloppe cachetée, enfin, elle ouvrit l'enveloppe, en retira la missive, la déplia lentement et... alors, elle leva sur son amie un regard éperdu, ne sachant que lui dire. [PAGE 113]

Indulgente, l'autre murmura : "Ça ne fait rien, donne". Elle prit sa lettre des mains de ma sœur et se mit à la lire avec aisance, à voix haute. Elle parlait "ébrié"; je veux dire la lettre.

Et c'est ainsi que ma sœur apprit à ses dépens qu'on pouvait ignorer la langue française et être quand même lettré.

Quelques mois plus tard, je racontai cette histoire à un camarade originaire du même village que l'amie de ma sœur. Il s'étonna du grand cas que j'en faisais car, m'assura-t-il, dans leur village, hormis les tout petits et les vieux, la plupart des gens savent lire et écrire dans les deux langues ou au moins dans l'une des deux. Mais, bien entendu, l'enseignement de notre langue y est quasi clandestin, pratiqué seulement par la communauté méthodiste dans ses écoles du dimanche; tandis que la langue française, elle, jouit d'un statut officiel. Ce qui explique que nous, qui sommes catholiques, nous ignorions que notre langue pouvait s'écrire et être lue.

A la différence des méthodistes, les missionnaires catholiques ne firent en effet aucun effort pour alphabétiser leurs ouailles dans leur langue naturelle. Il est vrai que sous leur houlette, nous chantions en latin et même en grec ! L'ébrié ne se faisait entendre à la grand-messe du dimanche que lorsque par l'organe d'un interprète, le propagandiste barbu des valeurs occidentales et chrétiennes nous délivrait sa leçon de morale hebdomadaire. C'était pour nous l'occasion de sentir le poids de l'indignité de notre généalogie biblique et d'apprécier la différence de statut qui sépare la langue de nos maîtres de celle de nos ancêtres. Cette différence se voyait déjà dans le contraste entre la prestance du prêtre enveloppé de fines dentelles, qui nous menaçait de l'enfer, et l'apparence falote de son truchement en chemisette de percale, qui traduisait avec une sorte de passion empruntée ces menaces à l'assemblée des fidèles atterrés.

Ce souci de nous élever, les bons pères le poussaient parfois jusqu'à censurer nos gestes les plus anodins. Je passe sur la chasse qu'ils livraient à ceux et celles qui marchaient en se tenant par la main ou qui se grattaient le conduit de l'oreille avec une plume. Peut-être cela leur donnait-il des idées ... Je connais un cas, par contre, où le censeur était parfaitement désintéressé et ne censura que pour la gloire.

Quand je compte sur mes doigts, je commence, comme tous les "ébrié", par mon auriculaire gauche, que j'écarte de son voisin avec mon index droit et ainsi de suite. Or, c'est tout faux ! C'est de la barbarie pure. Je le sus – mais hélas ! sans être capable de l'admettre ni de me corriger – le jour où le Révérend Père B... consacra toute une heure de catéchisme à nous enseigner la bonne manière de compter sur les doigts de [PAGE 114] la main. Vous l'avez deviné : il faut commencer par le pouce gauche, en le désignant avec l'index droit et ainsi de suite...

C'est amusant comme un souvenir en appelle d'autres. Mais ça sera le dernier de cette sorte, je le promets. Ce même R.P.B... nous conta une version de la création de l'homme qui nous resta en travers de la gorge : il n'y eut pas un, mais trois Adam ! Le Créateur leur désigna au loin une étendue d'eau.

– Courez vous y baigner. Le premier arrivé aura une récompense.

Ils détalèrent. Mais, tandis qu'ils couraient vers elle, l'eau se retirait rapidement. Le plus rapide arriva tout de même à temps pour prendre un vrai bain et il en ressortit blanc comme neige. Le deuxième se roula de son mieux dans une mare bourbeuse et il en devint jaunâtre. Le dernier enfin, vous l'avez deviné, eut juste le temps de sauter à quatre pattes dans le lit presque sec de la mare... Et savez-vous quelle fut la récompense ?

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Dès que la grand-messe prenait fin et pendant les deux ou trois jours suivants, notre jeu de prédilection consistait à mimer les tics de langage de l'interprète de la mission. Interprète le dimanche, catéchiste le reste de la semaine, cet homme qui résidait dans un village voisin, était en somme un fonctionnaire de la religion catholique. Nous n'étions pas les seuls, les enfants, à rire de ses tics. Les adultes eux-mêmes prenaient plaisir à ce jeu. Je ne me souviens pas, en effet, que mon père ou quelqu'un d'autre nous ait réprimandés ou frappés pour cela comme ç'eût été le cas, inévitablement, s'ils avaient jugé cette moquerie déplacée. On ne rit pas impunément d'un adulte devant d'autres adultes ! La tolérance dont nous bénéficiions prouve que, en quelque sorte, nous participions sans le savoir à un règlement de compte entre les adultes.

De quoi lui en voulaient-ils ? D'abord, question de principe : Traddutore, traditore... C'est une opinion universelle. Ensuite, question de goût. C'est que, à comparer les deux discours que nous entendions à la grand-messe du dimanche, notre langue ne valait pas le français pour parler des miracles et des souffrances de Notre Seigneur Jésus Christ ou de la beauté ineffable de sa Sainte Mère. Le prêtre parlait une langue dont nous ne comprenions pas tous les mots, mais, nous paraissait-il, qui convenait d'autant mieux aux sublimes vérités dont il nous entretenait. Au contraire du prêtre, l'interprète parlait une langue dont nous comprenions tous les mots; mais, les phrases qu'il formait avec ces mots sonnaient si étrangement dans nos oreilles qu'elles nous distrayaient au lieu de nous édifier.

Son discours était une continuelle invention de tournures hardies et de constructions périlleuses; de celles qui peuvent ruiner le caractère d'une [PAGE 115] langue en moins d'une génération, si elle ne trouve pas avant son Malherbe pour la redresser. Il ne traduisait pas le français en "ébrié", mais il semblait vouloir inventer une langue nouvelle, originale et personnelle, avec des mots "ébrié" mais une dignité toute française.

Est-ce lui qui inventa cette merveille de mot-à-mot plus délicat que l'original qui se trouve (ou qui se trouvait) dans la version française de l'Ave Maria ? Il s'agit de la formule : "Jésus, le fruit de vos entrailles est béni"... Dans notre langue, l'équivalent du français fruit est un mot composé avec les mots "Arbre" et "Petit", "enfant", "issu de", "produit par". Cela donne : "L'enfant ou le petit de l'arbre de ton ventre" ! Mais, avec les mots de notre langue, c'est tout à fait charmant. Rien à voir avec cette métaphore de tripier : "le fruit de vos entrailles"...

Personne chez nous ne mange – par prudence, je dirais : ne mangeait – de fruits par simple nécessité. Un fruit, c'était une chose rare, une fête aussi solennelle que Noël. Cela nous arrivait, au village rarement d'en manger tout notre soûl. Et puis le mot n'est pas ici mis à toutes les sauces : "fruit du travail"; "fruit de l'imagination"; "fruit défendu"... Tiens ! Impossible de me rappeler comment il traduisait "fruit défendu". Un non-sens d'ailleurs, dans un pays où, à un homme fait, toutes les règles n'interdisent vraiment que les épouses de son père, et celles de ses frères ainsi que leurs filles, les femmes de son clan, ses propres filles, les épouses et les filles de ses enfants. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde y nage – par prudence, je dirais : y nageait – dans le stupre et que toutes les autres femmes lui étaient permises. A l'époque dont il s'agit, nous étions vertueux dans nos villages où la francophonie n'avait guère pénétré encore. Aujourd'hui, c'est autre chose. La francophonie n'y est peut-être pour rien; mais quand même. Avec trois petits mots tout bêtes, Dieu lui-même n'a-t-il pas corrompu la plus parfaite des créatures ?

Ce n'est pas au catéchisme, cela va sans dire, que j'ai su ce que fut vraiment le Péché originel. Encore une fois, c'est grâce aux méthodistes que l'esprit me vint. C'était dans la cour de notre école rurale, pendant une récréation, loin des yeux et des oreilles du maître. Je ne sais à quel propos, mon camarade Etienne, aujourd'hui édile de notre petite ville, qui était un jeune méthodiste, nous explique gravement ce que c'était que cette pomme qu'Eve fit manger à Adam. J'en fus ébahi. Je ne dis que ce qui était de moi, car je ne me rappelle plus comment les autres présents comprirent la chose. Sacré Etienne ! ...

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Si ridicule et si servile qu'il pût être, aujourd'hui, il semble que notre interprète avait en réalité une idée de notre langue qui devançait les idées [PAGE 116] les plus hardies des linguistes de notre Université Nationale ou de celle de Dakar. Peut-être était-il moins soucieux de traduire les semons missionnaires que de profiter de l'assemblée dominicale pour promouvoir l''"ébrié" en en révélant les ressources inexplorées. Peut-être ses improvisations, audacieuses et marquées par une évidente recherche d'originalité, visaient-elles simplement à démontrer qu'il n'y avait pas de concept baptisé en français pour lequel on ne trouverait pas un mot "ébrié" pour le désigner...

C'est pourquoi je juge à présent que nos moqueries étaient injustes. D'autant plus que dans le même temps, d'autres, sans attirer notre attention ou, pis, encouragés par notre admiration, truffaient notre pauvre langue de mots et de locutions tels que : "c'est-à-dire", "donc", "par conséquent", "du moment que", et j'en passe. Ces emprunts n'avaient même pas l'excuse de combler un vide; leur fonction était purement décorative; ils enlaidissaient l''ébrié" sans rien ajouter à sa précision naturelle. Au moins l'interprète des missionnaires ne s'abaissa-t-il jamais à de tels procédés. En cela aussi il fut le devancier d'un Cheikh Anta Diop, l'auteur de "Nations nègres et culture".

Il ne fut pas vraiment compris alors, mais il eut sa revanche une dizaine d'années plus tard, vers le milieu des années cinquante. Le repli de M. Houphouet-Boigny laissa aux "ébrié", entre autres, beaucoup de sentiments et d'énergie nationalistes inemployés. Ils se reconvertirent dans la lutte contre cette francomanie. Les jeunes villageois illettrés imposèrent une amende symbolique à quiconque s'oubliait au village à mêler des mots français à l"ébrié". Il fallait soit parler carrément en français, soit parler exclusivement en "ébrié". Ne furent pas pris que des lettrés ou des citadins ! Nombre de villageois, jeunes ou moins jeunes, donnaient aussi couramment dans ce travers. Du moins en était-il ainsi des hommes. Parmi les femmes en revanche, les illettrées, même quand elles comprenaient le français pour avoir longtemps vécu en ville et qu'elles étaient donc capables de le jargonner aussi habilement que beaucoup d'hommes, elles s'en gardaient cependant avec le plus grand soin. Seules les femmes lettrées succombaient à la tentation de montrer leur français quand elles parlaient l'"ébrié"; mais elles étaient rares alors.

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Y aurait-il aujourd'hui à Québec où se tint le Deuxième Sommet de la Francophonie, des Canadiens parlant le français avec l'accent de Jacques Cartier si leurs aïeux avaient imprudemment multiplié les emprunts à la langue anglaise ?

Curieux tout de même que des gens qui doivent leur originalité et même leur survie à leur acharnement à conserver la langue de leurs pères, soient devenus partie prenante dans une entreprise, la francophonie, qui vise, en enracinant la langue française dans les anciennes colonies, à éliminer [PAGE 117] les langues africaines du patrimoine culturel de l'humanité, non ? C'est une question que je me pose parfois, les jours où je suis presque convaincu que tel est le but véritable de la francophonie. Je n'en suis pas convaincu tous les jours. Pour l'être, il faudrait que je puisse affirmer que, avant de s'associer avec Paris dans cette croisade, Québec a entrepris et est en bonne voie de réaliser la "francisation" du Canada; mais les preuves manquent.

Avant d'aborder l'apprentissage du français, la plupart des écoliers de notre petite ville étaient des polyglottes. Nous parlions tous, notre langue maternelle, le "baulé" et le "malinké". Au moins, la forme rudimentaire dans laquelle ces deux idiomes s'étaient répandus sur les traces de la conquête, et imposés comme langues d'usage, notamment, sur le marché. Naturellement, cela n'est vrai que de ceux dont la langue maternelle n'est ni le "baulé" ni le "malinké"; les autres n'avaient besoin d'apprendre que l'un ou l'autre de ces deux idiomes. Ainsi, nous avions tous deux ou trois langues naturelles, une pour la vie de famille; une ou deux pour le marché et pour la rue. Ces langues, nous les avions apprises sans savoir comment. Sans effort et sans fatigue. Et, naturellement, nous les parlions sans nous soucier le moins du monde ni de leur beauté, ni de leur richesse, ni de leur efficacité expressive. On nous aurait aisément persuadé qu'elles étaient vouées à s'effacer l'année même devant le français. Ce qui ne coûte pas d'effort a-t-il une valeur, et mérite-t-il qu'on y tienne.

Quant au français... Ah ! Le français !

Mon oncle avait bien tort de s'en faire ! Il n'avait pas à craindre de nous voir renoncer à conquérir un bien si précieux, quelques souffrances que cette aventure nous promettait. Chacun de nous conserve dans le vif de sa mémoire les jalons de ses progrès; les stigmates des efforts soutenus pour passer d'une étape à l'autre, et des coups endurés; les cicatrices de sa vanité blessée le jour où il fut le seul à tomber dans un subtil piège grammatical que tous les autres avaient éventé...

Tout ce que nous éprouvâmes, l'interprète des missionnaires l'avait éprouvé avant nous. Lui aussi, il avait couru cette carrière. Puis, pour une raison quelconque, il avait été arrêté, rejeté sur la touche. Et maintenant, il faisait ce métier difficile, et qui avait déjà perdu beaucoup du prestige qu'il eut du temps de l'administrateur S... et de l'interprète principal C.... dont le nom et la fonction, sous des formes à peine altérées, étaient passés dans notre langue pour désigner plaisamment les indiscrets et les importuns; ceux qui s'ingèrent dans les disputes des autres. Grâce à quoi nous savons que les relations entre les derniers "ébrié" libres [PAGE 118] et les conquérants ne furent ni simples, ni dénuées d'humour, au moins de notre côté.

Y a-t-il encore un cadre des interprètes dans les fonctions publiques des anciennes colonies ? S'ils ont été conservés, il serait intéressant de savoir à quoi on les utilise. Et, s'ils ont été supprimés ou si on les a laissés s'éteindre, il serait intéressant de connaître les justifications de ceux qui l'ont fait. Si les commandants d'aujourd'hui, sous les appellations de gouverneurs ou de préfets, sont des nationaux, d'une part ils ne parlent pas toujours la langue d'usage de leurs administrés et, d'autre part, la langue nationale officielle de ces pays reste le français, langue étrangère à leurs populations, aujourd'hui autant qu'elle l'était hier. Du moins l'existence du cadre des interprètes était la reconnaissance de cet état de fait. En la supprimant, c'est une promotion qu'on donne au français : on en fait formellement la langue naturelle du pays; une langue qu'il n'est pas nécessaire de traduire au peuple. Seulement, la suppression des interprètes n'abolit pas cette réalité tragique : la Constitution, les traités, les lois, les discours solennels, les proclamations sont rédigés dans une langue que la plupart des citoyens ne connaissent pas. Sans un cadre régulier d'interprètes qualifiés et assermentés, comment, dans ces conditions, s'assurer que les citoyens connaissent leurs droits et leurs devoirs ? Comment assurer une véritable communication entre les autorités et leur public ? Comment ... dialoguer ?

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Les Français, qui n'écoutaient pas les indigènes et ne voulaient qu'être obéis, avaient une conception originale de la fonction de l'interprète, selon l'administrateur S.... qui a laissé un livre de souvenirs, l'interprète principal C.... ne connaissait aucune des langues parlées dans la région. C'est dire le peu de cas que les autorités de la colonies naissante firent, dans le début, de la culture des gens qui l'habitaient et des supports naturels de la culture, les langues, qu'on dira bientôt vernaculaires, du latin "Verna", esclave né dans la maison de son maître ! Même si un Maurice Delafosse s'intéressa beaucoup à ces langues vers la même époque, il n'est que l'exception qui confirme la règle. D'ailleurs, s'est-on assez gaussé de cet administrateur qui se piquait des linguistes ? Les savants insistaient sur son incompétence en la matière, mais aucun d'entre eux n'alla y voir de plus près.

Pensez donc, des idiomes nègres ! parlez-nous plutôt du sanscrit, de l'arménien, de l'égyptien pharaonique !...

Les langues parlées par les habitants de ces pays qu'on appellerait un jour la France d'Outre-mer ne présentaient aucune espèce d'intérêt pour le conquérant. [PAGE 119]

Plus chanceux que nous, si j'ose dire, les Algériens, puis les Tunisiens et plus tard les Marocains virent arriver chez eux, avec les soldats ou parmi eux, des gens qui parlaient et écrivaient l'arabe, "tirés de l'école des langues orientales ou pris parmi les descendants des Egyptiens et Maronites qui avaient suivi notre armée, à l'évacuation de l'Egypte, sous le nom de Mamelouks..." (M. Beaussier). En Afrique noire, les Français n'ont jamais fait l'effort d'étudier les langues locales. Non sans remords, peut-être. Il est amusant d'entendre Harry Baur et Victor Franken parler avec aisance, dans "L'homme du Niger"[1], la langue des indigènes du cru; mais ce n'était pas la réalité, il s'en faut. Le film date d'une période où le Front populaire faisait rêver le cinéma; il ne doit pas être regardé comme film colonial de plus, mais comme un cas particulier du cinéma du front populaire et des illusions politiques de ce temps.

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Dans les colonies, et non seulement en Afrique noire, les Français se sont toujours conduits comme si, du seul fait de leur présence, leur langue avait disqualifié et remplacé celles de pays qu'ils avaient conquis. Il n'est pas sûr que cette attitude ait parfaitement servi les intérêts de leur langue. Songez à l'espèce de francophones qui, les premiers, foulèrent le sol africain au titre de la Mission civilisatrice : des gens, certes incapables d'accorder le moindre intérêt à un idiome nègre; mais ils étaient surtout incultes dans leur propre système de valeurs. Des Beautés de la langue française, ils ne savaient rien ou peut-être seulement par ouï-dire.

L'histoire de la francophonie n'est pas belle. Il y a à peine cinquante ans, l'un de ces civilisateurs signait un texte qui eut l'honneur d'une mention dans un livre immortel quoique mal connu : "Le nommé l'Anus a travaillé pour moi du 6 juin au 3 septembre. Comme boys (sic) ketté (petit boy) il est assez bon. Mais il a voulu se faire passer pour cuisinier, il est sale, ne sait presque rien faire – sale – et sans savoir, travaille sans goût. Il me quitte ce jour libre de tout engagement ailleurs. D .... sergent. L'Européen qui lira ce certificat est prié de ne pas en donner le sens au détenteur[2].

On devine l'héritage francophone – je n'ose pas dire culturel – que le séjour du sergent D... a pu laisser au Tchad ou ailleurs.

Voici maintenant un autre civilisateur, plus huppé, à qui l'auteur a attribué un patronyme déplorable (peut-être y a-t-il une clé ?), "l'administrateur de deuxième classe Borne", gros travailleur et encore plus jouisseur que travailleur.

"Le patron, sans répit, tape sur sa machine; il tape en président le tribunal, il tape en déjeunant. Mais à cinq heures, il ferme boutique. S'étant fait masser sous la douche, il revêt un pyjama frais et monte, sur la terrasse, [PAGE 120] retrouver sa chaise longue. Gaba-boy verse le whisky, glisse une cigarette entre les lèvres de son maître et lui présente, sur la paume ouverte, un tison. M. Borne lance une bouffée, avale une gorgée, se redresse, et en signe de bonne humeur, décoche quelques swings dans la poitrine de Gaba-boy.

– Aïe ! Aïe ! geint l'autre, caché derrière ses bras.

– Tu es bien à plaindre, bougre d'idiot !

Une cigarette vole.

– Ramasse, imbécile ! crie M. Borne, en malgache. Car vingt ans il habita Tananarive; il aime ses habitudes et son personnel tchadien s'y plie"[3].

Je vous épargne la suite du portrait de ce sybarite...

Tout de même, en malgache ! Et ce : "Ramasse, imbécile" ? Non ? Cela ne vous dit vraiment rien ? Cette réplique rappelle un épisode oublié de l'Histoire du Rassemblement démocratique Africain (R.D.A.).

C'était au moment du débat à l'Assemblée nationale sur les incidents qui ensanglantaient la Côte d'Ivoire depuis un an, le 16 février 1950. Georges Chaffard raconte :

"Le vieil Albert Sarraut ( ... ) se lance dans une période fleurie et redondante où il est plus question du "Coup de Prague" que de Dimbokro. L'élu RDA du Niger, Boubou Hama, l'interrompt :

– C'est de Côte d'Ivoire qu'il faut nous parler.

– Tais-toi, imbécile, répond rageusement l'éminence radicale"[4].

En une dizaine d'années à peine et une guerre mondiale allumée par une bande de racistes dont le procès venait juste de s'achever à Nuremberg quand cette injure fut proférée à la tribune du Palais Bourbon, rien n'avait changé, sauf que les personnages de la farce n'étaient pas un administrateur de deuxième classe et son boy, mais deux élus du suffrage universel siégeant dans la même assemblée souveraine.

Allez comprendre pourquoi un Albert Sarraut, qui avait consacré sa jeunesse à la "mise en valeurs des colonies", ne sut pas distinguer un parlementaire nigérien indubitablement francophone et même cultivé, d'un boy et le traita exactement dans le même terme que M. Borne traitait son esclave domestique Gaba-boy.

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Revenons au Tchad, avec Denise Moran. C'est maintenant une dame qui reçoit. Elle demande à son boy-table de présenter la moutarde. Ce dernier lui montre tour à tour tous les objets contenus dans le buffet, sauf le pot de moutarde. Il n'a manifestement aucune idée de ce qu'on lui a demandé. [PAGE 121] Il s'en suit une scène digne du théâtre tellement la chute en est belle :

"Madame, alors, parmi des explications volubiles, propose de casser la gueule à cet idiot, vers le nez haut perché duquel elle agitait ses bagues. Frémissant, Monsieur se leva :

– Voilà, bougre d'andouille ! Moutarde ! Pot ! Pot ! Pot ! hurla-t-il.

A bras tendu, de toute sa force, il giffla le boy une fois, deux fois, trois fois. Puis il s'écarta pour ne pas l'assommer. L'effort qu'il fit pour se dominer allait jusqu'à la souffrance. Il revint vers la table, y posa le flacon violemment.

– Ce crétin-là, cracha-t-il, ne comprend pas un mot de français !"[5]. .. N'est-ce pas, on dirait du Bedos ?

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Dans le même registre, mais en plus gai, et puisque nous sommes toujours au Tchad, voici comment, à cette même époque, la Marseillaise se chantait à Djimez, non loin des oreilles du monsieur qui ne supportait pas que son boy-table ignorât la moutarde. La scène est dans une école.

"Allez enfants dé patri-i-né
le jour de quoi c'est arrivé"

– Ils comprennent ça : la patrie ?

– Voilà la patrine ! fait un "huit ans", qui se frappe le sternum.

– Et la tyrannie ?

– Tirez le fusil !

– Et l'étendard ?

– Boum, boum, le ciel !

– ?

– Après fait clair, après tomber le "de l'eau"...[6]

Ainsi, en bonne justice, tombe le châtiment après le crime !

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Comment ne pas songer ici à Cheikh Anta Diop : "Le jour où le jeune Africain entre à l'école, il a suffisamment de sens logique pour saisir le brin de réalité contenu dans l'expression : un point qui se déplace engendre [PAGE 122] une ligne. Cependant, puisqu'on a choisi de lui enseigner cette réalité dans une langue étrangère, il lui faudra attendre un minimum de 4 à 6 ans, au bout desquels il aura appris assez de vocabulaire et de grammaire, reçu en un mot un instrument d'acquisition de la connaissance, pour qu'on puisse lui enseigner cette parcelle de réalité."[7]

André Gide passant un jour à Dakar, réveillé un matin et énervé par une bande d'oiseaux qui nichaient dans une arbre trop près de la fenêtre de sa chambre et ne trouvant aucune beauté à leur chant, nota dans son journal que cela n'était point pour l'étonner dans un pays où le langage des hommes est lui-même si disgracieux que, très certainement, nul ne devait prendre aucun plaisir à converser !...

Je suis d'avis que cette opinion provoquée par le chahut d'une colonie d'oiseaux, ainsi que quelques autres qui peuvent se rencontrer ici et là dans les pages de Gide consacra à l'Afrique noire un peu par hasard, ne sont que des conséquences des idéologies scélérates répandues en France au temps de sa jeunesse, et qui furent parmi les armes les plus meurtrières de l'arsenal colonial.

Voici, de Gide encore, mais cette fois un extrait de son "Voyage au Congo" :

"Je tâche d'interroger le chef d'un village où nous nous arrêtons, homme stupide ( ... ) qui tend un livret où je lis de nouveau : "Chef incapable, n'a aucune autorité sur ses gens". Cela se voit du reste. Impossible d'obtenir une réponse à ma question : "Pourquoi n'a-t-on pas récolté le manioc en temps voulu ? "En général le "Pourquoi" n'est pas compris des indigènes; et je doute si quelque mot équivalent existe dans la plupart de leurs idiomes. Déjà j'avais pu constater, au cours du procès à Brazzaville, qu'à la question : "Pourquoi ces gens ont-ils déserté leurs villages ?", il est invariablement répondu "Comment, de quelle manière ...". Il semble que les cerveaux de ces gens soient incapables d'établir un rapport de cause à effet * (et cela, j'ai pu le constater maintes fois dans la suite de ce voyage). [* – Ce que confirme, commente et explique fort bien Lévy-Bruhl, dans son livre : La Mentalité primitive, que je ne connaissais pas encore. (Note d'André Gide)][8].

Gide n'avait pas lu Lévy-Bruhl qui, lui-même, à cette époque, n'avait pas reconnu l'absurdité de ses théories; mais se pouvait-il qu'il n'en fût pas tout imprégné ?

Cependant, quel autre grand écrivain français de son temps fut capable de réagir, avec ses tripes pour ainsi dire, et comme nous l'eussions fait, à une banalité comme un film colonial dans la France de 1936 ?

"Je vis un film anglais colonial, ruisselant d'invraisemblance et de stupidité, où les blancs se posèrent naturellement en champions de courage, de grandeur d'âme et d'honneur; où les noirs observèrent de leurs mieux [PAGE 123] les indications du metteur en scène pour accuser leur barbarie. Pas tous : il y avait le clan de ceux qui, soumis à l'autorité anglaise et conquis aux nobles sentiments, se montraient vraiment dignes de devenir sujets britanniques"[9].

Vous allez me dire que tous les grands écrivains de ce temps n'allaient pas tuer leur ennui dans les cinémas de boulevard. Voire ! Mais peu importe. Mauvaises fréquentations ou pas, je pourrais citer une ou deux pages de tel grand romancier à l'internationalisme éprouvé, qui le ferait ranger sans indulgence parmi les disciples d'un Gobineau, qui n'imaginait les Noirs que dansant, fussent-ils en faction au poste frontière du Perthus pour contenir le déferlement des débris d'une République vaincue. Gide au moins, j'en suis très fermement persuadé, ne fut jamais capable de prendre son parti de l'image du Noir que l'idéologie impérialiste imposa à la conscience collective européenne :

"Assurément, il voulait montrer et se prouver à lui-même que pour consentir à l'humiliation il ne suffit pas d'être nègre. Ah ! J'aurais voulu le suivre et savoir où il allait; mais il n'allait nulle part. Ah ! J'aurais voulu l'aborder, mais je ne savais pas comment faire pour ne pas froisser sa susceptibilité. Et puis je ne savais pas jusqu'à quel point, toi qui m'accompagnais alors, tout ce qui est de la vie et tout ce qui est vivant t'intéresse.
Ah ! Tout de même j'aurais dû l'aborder"[10].

Ah ! cet homme-là, il s'aima peut-être beaucoup, mais c'est parce qu'il aimait ... Tant pis, je prends le risque. Parce qu'il aimait les hommes; tous les hommes.

Cela dit, à sa décharge, qu'est-ce qu'un Gide pouvait savoir de la culture du manioc et du moment de la récolter cette racine ? Je suis d'un pays de mangeurs de manioc et d'ignames. Les deux se plantent en même temps. Les hommes préparent la terre et ce sont eux qui plantent l'igname. Après quoi, dans les sillons, au pied des buttes qui ont reçu les semences d'igname, les femmes enfouissent les boutures de manioc.

Le temps de la récolte venu, les tubercules d'igname s'enlèvent d'un seul coup, en un ou plusieurs jours selon le nombre de bras disponibles, pour être stockés dans des sortes de silos, attachés un à un le long d'une paroi verticale. Dans ces conditions, l'igname se conserve bien pendant un an.

On ne peut pas, en revanche, traiter le manioc de cette façon car, une fois sorti de terre, il ne se conserve que quelques jours seulement, quelles que soient les conditions de stockage, aussi ne récolte-t-on, de semaine en semaine, que la quantité strictement nécessaire aux besoins de la famille, [PAGE 124] tant pour sa consommation directe que pour le commerce après ou sans transformation.

Les villageois stupides de Gide, s'ils avaient récolté leur manioc d'un seul coup, ils eussent, en quelque sorte, brûlé leurs greniers. Et comment se seraient-ils nourris, en attendant la récolte suivante, n'ayant probablement cultivé que le manioc cette saison-là par ordre de l'administrateur ? Voilà la réponse qu'ils eussent pu faire; mais à quoi bon ! alors, outre que les auxiliaires de l'administration coloniale n'étaient point choisis pour leur intelligence ni pour leur dignité, feindre de ne pas comprendre la question pour éviter d'y répondre et, si possible, les coups ? Le théâtre classique français est rempli de telles situations qui nous ont fait aussi rire. Mais, que dis-je ? Racine et Molière n'ont pas voulu peindre les primitifs, puisqu'ils peignaient des blancs.

Mon père nous racontait souvent l'histoire d'un médecin colonial féru de botanique qui profitait de ses tournées dans les villages pour recueillir des simples. Puis il demandait aux villageois de les nommer et il consignait soigneusement ce qu'ils lui disaient. Puis, il venait voir mon père pour s'en assurer. Ce n'était qu'une collection d'injures et de bêtises et, chaque fois, mon père croyait mourir de honte dès que l'autre ouvrait son cahier. La langue fut aussi une arme défensive qui s'utilisait soit en cachant la sienne à l'intrus, soit en feignant de ne rien entendre lorsqu'il parlait la sienne.

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1966. Les indépendances ont à peine six ans, mais, déjà, elles menacent la francophonie, si on en croit l'un de ses zélés pontifes, M. Marc Blancpain :

"Le développement des langues vernaculaires représente pourtant à nos yeux une menace plus évidente encore [que la concurrence de l'arabe M.A.]

"Certes, ces langues sont multiples et, jusqu'ici, ne connaissent pas l'écriture. Mais elles sont parlées, réellement parlées, et par le plus grand nombre.

"Aujourd'hui même, dans les bureaux du Ministère de l'Education Nationale de Dakar, la langue la plus couramment parlée n'est plus le français, mais le wolof.

"Voici plus de cinq ans déjà que j'ai dit ma crainte de voir les peuples africains prendre le même chemin que celui qu'a suivi le peuple des Flandres belges; en Flandre même, il n'y a pas cinquante ans, le flamand n'était que "la langue de l'étable et de la cuisine"; aujourd'hui, il emprisonne le français en Wallonie et lui barre la route. Pour les Gantois de notre temps, Maeterlinck est "un auteur étranger". La situation de Senghor [PAGE 125] dans son pays sera peut-être, demain, celle de Maeterlinck dans le sien."[11]

Pauvre Maurice... Je veux dire que Léopold, au moins, a eu du flair et il n'a pas attendu que ce malheur advienne sans qu'il fût prêt. Réfugié sous l'habit vert et le bicorne de l'académicien, il savoure la consolation et il n'a jamais pâti de l'adversité.

En a-t-il fait, du chemin, le chantre de la négritude, l'éloquent métis ! En 1946, tribun de son peuple, il tonnait : "On proscrit l'usage des langues indigènes que, dans un mépris ignorant, on qualifie le dialecte, ce qui est une monstruosité pour un linguiste." Puis on le créa proconsul à Dakar où, pendant vingt ans et plus, il exerça le pouvoir absolu sans jamais ressentir l'intérêt d'y encourager l'enseignement du "wolof " et du "sérère" dans les écoles.

Les brillants états de services de ce successeur du général Faidherbe lui ont très logiquement attiré d'étranges admirateurs et d'étranges compliments : "Le Président Senghor, (...) représente un autre exemple d'une réussite exceptionnelle au service de l'Afrique et de la France".[12]

On ne peut pas dire que M. de Marenches ne sait pas de quoi il parle, ni qu'il dit là tout ce qu'il sait. M. Diori Hamani non plus, quand il donna récemment une interview à R.F.I. Cet ancien proconsul au Niger, déchu pour avoir osé marchander le prix de l'uranium français en dépôt à Arlit, serait prêt à reprendre du service... dans la francophonie. Mais il estime que cette dernière a eu tendance, dans la dernière période, à ressembler de plus en plus à une forme de néocolonialisme. C'est bien le mot qu'il employa.

Avant lui, c'est M. Philippe Yacé qui opposait aux invités du Sommet du Québec des réticences d'autant plus louables qu'elles sont d'un Ivoirien. A moins que, par excès d'optimisme, j'en juge mal :

"...C'est avec une grande satisfaction que j'ai pris connaissance des déclarations clôturant les travaux du dernier sommet des chefs d'Etats de la francophonie. Passer d'une conception politico-linguistique de la solidarité à des soucis d'harmonie socio-économique me semble être en effet la perspective d'un resserrement des alliances au sein du monde francophone qui pourrait, plus encore que par le passé, devenir le creuset d'une nouvelle conception démocratique des rapports entre les ressortissants de ces divers Etats et leurs organisations socio-économiques. Les efforts qui s'esquissent pour une implantation directe de collectivités locales et des investisseurs des grands pays, dans notre économie, me semblent annoncer des rapprochements de bon augure. [PAGE 126]

"Le phénomène de parenté culturelle peut exercer de façon particulièrement intéressante au sein d'entreprises structurellement voisines ayant instauré des rapports entre leurs diverses composantes permettant une communauté d'objectifs et une juste répartition du travail.

"J'ai souvent évoqué à cette tribune la volonté de promouvoir dans notre pays des unités économiques à l'échelle humaine et je me réjouis de l'écho favorable que ces initiatives trouvent auprès de nos partenaires et amis. Celui qui vous parle fut de longues années durant, responsable d'associations francophones et peut vous dire combien un cadre d'action dépourvu de toute relation verticale peut s'avérer d'une grande fécondité."[13]

Rien n'est simple. Mais, au moins, loin du "huit ans" de Djumez, Tchad, 1934, les interprètes, s'ils renaissent, auront du grain à moudre.

En face, les Canadiens ne font pas mystère de leur volonté d'utiliser la francophonie comme un cheval de Troie pour investir les jeunes et fragiles économies africaines tout en respectant les positions traditionnellement acquises à la France :

"Le Canada compte profiter de son statut de puissance invitante du sommet francophone pour s'imposer en Afrique, pour se hisser aux loges de la coopération aux côtés d'une France qui en a, jusqu'à présent, recueilli les beaux fruits. La France était là avant. Nous sommes arrivés avec un autre type de coopération, et de bravo, car il y a de la place pour tout le monde."[14]

Et que disent les Grecs ?

Voilà, prophétisant la francophonie, le fantôme de Charles Péguy : "Que la Sorbonne le veuille ou non, c'est le soldat français qui lui mesure la terre. C'est le soldat français et c'est le canon de 75 et c'est la force temporelle qui ont jalonné, qui ont mesuré, qui mesurent à chaque instant la quantité de terre où l'on parle français."[15] Et voici M. Jacques Chirac, le 21 mars 1988 : "La francophonie est l'héritage d'un grand passé. Il nous faut le préserver."

Enfin, c'est ce qu'on appelle une histoire de fou. Il se prenait pour un grain de riz et il avait une peur bleue des coqs et autres volailles. Il est guéri; enfin, son médecin l'en a persuadé et le voilà qui sort avec assurance de l'asile. Mais; à peine a-t-il passé le portail qu'il aperçoit un coq dans le champ voisin. Panique ! Il se précipite dans l'asile; fonce au cabinet du médecin; se jette dans son gilet en tremblant.

– Docteur ! Là, ... y'a le coq ...

– Mon ami ! ... Voyons, vous n'êtes pas un grain de riz ! Qu'avez-vous a craindre d'un coq ? [PAGE 127]

– Je le sais bien, Docteur ! que je ne suis plus un grain de riz; mais le coq... Est-ce qu'il le sait ?

Marcel AMONDJI
04 avril 1988


[1] Film de J. De Baroncelli (1939).

[2] D. Moran, Tchad, Gallimard, 1934.

[3] D. Moran, o.c.

[4] G. Chaffard, Les carnets secrets de la décolonisation, Calmann Lévy, 1965.

[5] D. Moran, o.c.

[6] D. Moran, o.c.

[7] Cheikh Anta Diop, Nation nègre et culture, Présence africaine, 1979. Tome II

[8] A. Gide, Voyage au Congo, p. 16.

[9] A. Gide, Journal 27 septembre 1936, La Pléiade, 1954.

[10] A. Gide, Les Nouvelles nourritures, Folio/Gallimard.

[11] M. Blancpain, Avant-propos du Discours sur l'universalité de la langue française de Rivarol, Belfond, 1966.

[12] Dans le secret des princes, Stock, 1986.

[13] Fraternité hebdo du 24 septembre 1987.

[14] Mme Monique Landry, citée par Jeune Afrique No 27.

[15] Cité par P. de Beer, La France colonisatrice, L. Lévi et S. Messinger, 1983.