© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 85-95



L'ORDRE DES MOTS
LANGUE FRANÇAISE ET FRANCOPHONIE

Odile TOBNER

La culture et la politique font rarement bon ménage. L'art de gouverner ne fait pas partie de ce qu'on appelle les beaux-arts. Ceux-ci ont quelque chose de gratuit, obéissant à une nécessité purement spirituelle, cette part supérieure de l'être dont on se passe si facilement et si dangereusement. Celui-là ne vise que ce que l'intérêt de l'homme a de plus grossièrement et matériellement digestif, dans son rapport à son environnement et à ses semblables. L'homme cependant forme un tout dont on ne peut guère diviser les aspirations et les besoins, sinon dans le discours, qui est théoriquement la fonction de l'esprit qui discerne, éclaire et domine. Mais le discours trahit bientôt son origine et sa vocation et restaure à son profit une confusion qui n'a plus rien de naïf, qui montre seulement la force matérielle essayant de se faire passer pour la force de l'esprit. Effort dérisoire. Il lui manquera toujours l'essentiel : la beauté. Ceux dont la vocation est d'imposer matériellement leur puissance, les politiques, croient qu'il suffit d'imposer matériellement un discours pour régner dans l'ordre du discours. Mais il ne suffit pas d'être imprimé ni d'être diffusé pour régner dans cet ordre où le ridicule finit toujours par accabler la nudité des royautés de parade.

LE REGNE DE L'ESPRIT

La puissance matérielle de la France déclinant, ses politiques se dirent : nous régnerons par l'esprit. C'était une excellente idée. Rien n'est en effet plus sublime, dans l'humanité, que le règne de l'esprit.

Mais c'est un règne sur lequel on ne se rabat pas faute de mieux, parce qu'il est bien au-delà, et non en deçà de la puissance matérielle. En fait il n'est même pas du tout sur la même ligne qu'elle, ni en deçà, ni au delà mais ailleurs.

Il se produit comme supplément à tout ce qu'elle peut produire, ou comme compensation miraculeuse à son absence. Mais ce qui est hélas visible jusqu'à présent c'est l'absence du règne de l'esprit dans les pénibles contorsions intellectuelles que la francophonie a produites depuis qu'elle s'est elle-même ainsi désignée et intronisée. Cela repose sur la fondamentale confusion qui fait assimiler la puissance de la parole à la puissance d'un canon et croire par conséquent qu'elle se fabrique comme on fabrique un canon, où la part de l'esprit est minime : un peu de calcul, beaucoup de technique et de très gros moyens matériels. Avec la parole, au contraire, le pilonnage assuré grâce à la puissance technique et matérielle est impuissant à transformer un atome d'esprit en Hiroshima ravageur fondant une souveraineté d'ordre intellectuel. [PAGE 86]

Ce qui marque la supériorité d'un homme dans l'ordre de la parole c'est la plus ou moins grande puissance qu'il a de concevoir une pensée et de l'exprimer. Il accède à ce pouvoir par le talent et par l'éducation. Si dans l'homme moyen la part de l'éducation est essentielle, l'homme de génie se signale par la façon qu'il a d'outrepasser les conditionnements qu'il a reçus. Les nations n'ont de grands hommes que malgré elles et le plus grand des paradoxes est de les voir s'enorgueillir de ce dont toutes leurs forces tendent à les priver. Pour ce qui est de l'expression courante, toutes les langues se valent, leur destin est lié aux conditions matérielles les plus élémentaires et ce n'est pas la peine de discourir là-dessus. Pour ce qui est du prestige culturel c'est très différent. Il n'a rien à voir avec le nombre de ceux qui parlent une langue, mais uniquement avec le génie des quelques grands qui imposent une œuvre. Il y a donc deux façons d'entendre la puissance du français. Ou contraindre le plus de gens possible à le parler, par la puissance des armes et de l'argent, et les langues de demain conserveront des traces, comme des cicatrices, de cette puissance, qui passionneront les archéologues; ou cultiver la connaissance des génies qui ont écrit en français pour apprendre à discerner ce qu'est le génie, de façon à le reconnaître et non à l'étouffer partout où il cherche à s'exprimer en français, ce qui pourra toujours arriver tant qu'un seul homme parlera français avec suffisamment d'esprit pour que tous les hommes aient envie de l'entendre.

PROMOTION DU FRANÇAIS : DES DISCOURS AUX ACTES

La politique culturelle doit en effet choisir entre la politique et la culture. Que la francophonie ait choisi la politique et non la culture c'est ce que l'examen de ses produits culturels de propagande montre surabondamment. La promotion du français comme langue de culture a eu de grands moments dans l'histoire. On peut les exposer à titre de modèle et de comparaison, tout en soulignant ce qu'a de redondant ou de parasitaire le discours de promotion, réduit dans tous les cas de figure à sa propre vanité; la présence du chef-d'œuvre le rend inutile, l'absence du chef-d'œuvre le rend ridicule. Le premier Monument de ce narcissisme est la Défense et Illustration de la langue française, publiée par Du Bellay en 1549. Il est étonnant qu'on n'invoque pas plus bruyamment, dans les célébrations francophones, le patronage de cette œuvre enthousiaste. Il est vrai que la solution qu'elle prône pour assurer le destin de la langue est à la fois très simple et très difficile : Il suffit, pour illustrer une langue, d'écrire des chefs-d'œuvre dans cette langue. Les poètes se mirent à la tâche, le plus beau c'est qu'ils y réussirent, époque bénie ! On peut rêver de Renaissance ...

Un autre célèbre moment narcissique est celui du Discours de l'Universalité de la langue française écrit par Rivarol en 1784. Beaucoup plus fastueux dans son titre, il est beaucoup moins précieux dans son contenu [PAGE 87] et moins admirable dans son auteur que la Défense. Autant celle-ci était prospective, autant le discours de Rivarol est rétrospectif. L'universalité de fait du français dans les élites européennes aura duré un siècle et demi. Elle s'achève à la fin du XVIIIème siècle. Cependant si le discours de Rivarol n'est pas l'œuvre d'un génie, c'est-à-dire d'un grand esprit, elle est celle de ce qu'on appelle un homme d'esprit. Du goût et de la justesse dans la réflexion, de l'élégance et de la netteté dans l'expression. Mais aussi l'esquisse de ces généralités fades et chauvines qui font parler de la langue française comme d'une entité métaphysique chargée par ses qualités propres de suppléer à des individualités falotes. Les qualités que Rivarol attribue à la langue française, qui étaient, comme par hasard, les qualités de son propre style, vont devenir un des lieux communs des discours académiques les plus ressassés, perdant toute élégance et virant au bla-bla-bla. Au même moment, tout près de Rivarol et complètement ignoré par lui, un Suisse autodidacte, Jean-Jacques Rousseau, créait un français ensorcelant dont les qualités étaient tout à fait différentes de celles que Rivarol avaient définies comme propres au français et construisait une des œuvres qui feront qu'on lira encore le français dans dix siècles.

Du Discours sur l'Universalité de la langue française de Rivarol il n'y a pas grand chose à retenir, sinon qu'il fut proposé par l'académie de Berlin et que l'auteur nota en épigraphe : "On sent combien il est heureux pour la France que la question sur l'universalité de sa langue ait été faite par des étrangers; elle n'aurait pu, sans quelque pudeur, se la proposer elle-même. "Heureuse époque, qui savait encore ce que c'est que la pudeur en matière d'esprit ! Il affirme ensuite dans son ouverture : "Une telle question, proposée sur la langue latine, aurait flatté l'orgueil de Rome". Esprit sec mais ni plat ni complaisant, Rivarol établit une très nette séparation entre la politique de puissance : "C'est avec les sujets de l'Afrique que nous cultivons l'Amérique et c'est avec les richesses de l'Amérique que nous trafiquons en Asie". Et la puissance culturelle, sur laquelle il voudrait revenir : "La France méconnaît son génie quand elle se livre à l'esprit de conquête. "Le discours se termine sur une envolée oratoire de la plus belle venue : "L'histoire de l'Amérique se réduit désormais à trois époques, égorgée par l'Espagne, opprimée par l'Angleterre et sauvée par la France". Ou comment faire contre mauvaise fortune bon cœur. Ce n'est pas dans son Discours c'est dans ses Maximes, d'une pensée plus consistante, que Rivarol exprime sur la littérature et la langue un jugement précieux. Elles débutent ainsi : "On appelle livres classiques les livres qui font la gloire de chaque nation en particulier et qui composent ensemble la bibliothèque du genre humain. Ils ne sont pas nombreux" et poursuivent : "Comme souveraineté signifie puissance conservatrice, on sent bien que les peuples n'ont pas la souveraineté du langage; mais ils en ont la propriété; comme la propriété est le droit d'user à son gré, les peuples, en usant des langues, les ont altérées [PAGE 88] et les altèrent toujours en tous lieux. Les grands écrivains sont seuls les vrais conservateurs du langage." On ne saurait mieux dire et, comme Du Bellay, Rivarol pose comme vital le seul et unique problème culturel : avoir ou ne pas avoir de grands écrivains.

LE RÈGNE DE LA CONFUSION

On a honte, mais on n'a pas le choix, de tomber de cette hauteur de vues dans la célébration de la francophonie telle qu'elle s'exhibe officiellement aujourd'hui. Il s'est trouvé en effet un certain Thierry de Beaucé qui n'a pas craint de produire un Nouveau discours sur l'universalité de la langue française, Rivarol n'est pas un grand esprit mais il paraît gigantesque auprès de celui qui s'affiche comme son épigone. Or, pour citer Baudelaire, modèle tutélaire en matière de critique : "Pour taper sur le ventre d'un colosse il faut pouvoir s'y hausser". Le grand écrivain rend transparent le monde des profondeurs parce que sa richesse, comme sa lumière, est inépuisable. Rivarol, écrivain de second rang, est de pensée limitée mais a l'honnêteté d'une clarté qui ne laisse rien ignorer de ses limites. La plupart des gens à prétention qui publient des livres aujourd'hui cachent sous la confusion de la langue leur absence de pensée. Thierry de Beaucé ne fait pas exception à la règle. Qu'il parle en charabia des cours du pétrole, des intrigues de cabinets ministériels ou des méandres de la politique extérieure de la France, tous sujets que leur ésotérisme réserve à quelques curieux qui ne lisent pas pour s'instruire mais pour vérifier que, moins on parle pour dire quelque chose, plus on s'élève dans les sphères du pouvoir et pour affiner en conséquence leur propre galimatias, cela ne nous offenserait guère, mais il parle de la langue, noble sujet auquel chacun est en droit de s'intéresser, attendant de l'écrivain qu'il parle de façon intelligible, de ce qui est l'instrument de l'intelligibilité.

Lorsque Finkielkraut intitule un ouvrage : La défaite de la pensée, il désigne non le sujet qu'il traite mais, involontairement et significativement le contenu de son livre, qui est la meilleure illustration du titre. De même quand, dans le chapitre "Pathologie verbale" Thierry de Beaucé proteste, lui, contre cette expression sévère de Littré, il l'illustre lui aussi involontairement. Le chapitre s'ouvre en effet sur la phrase suivante : "Goût de l'élite, origine monarchique, dogmatique, primauté de l'écrit, inhibitions exotiques, le français est confronté aujourd'hui à la nécessité des vertus opposées." Après mure réflexion on devine que l'énumération initiale, qui n'a pas de fonction logique bien claire, pourrait bien être le complément de l'adjectif "opposées". On se rend compte que le mot "vertu" ne convient pas exactement pour désigner le contenu de l'ensemble qui juxtapose par ailleurs allègrement noms et adjectifs dans une même absence de fonction. L'inélégance et l'inintelligibilité de la phrase sont patentes et la plus élémentaire décence aurait dû interdire de servir ce magma à un lecteur qu'on respecte tant soit peu, ne serait-ce que parce [PAGE 89] qu'il achète cette marchandise. Tout le livre est de la même farine. Un bref coup d'œil sur d'autres ouvrages du même auteur révèle qu'il ne peut utiliser que la proposition indépendante et la phrase nominale, que, dans ses phrases, tout est apposition ou parenthèse. Les mots et les lambeaux de phrases se succèdent et s'agrègent au rythme de l'idéation qui vagabonde autour de vagues sujets. Dans le livre sur le français on finit par comprendre que le propos général de l'auteur est : "tout va très bien". Il va même jusqu'à affirmer "La syntaxe tient". On frémit de ce qu'on aurait à lire si elle ne tenait plus.

Thierry de Beaucé, à l'évidence, ne sait pas écrire. Bon, ce n'est pas cela qui empêche de faire carrière dans l'administration et la politique. Que cela n'empêche pas de se faire éditer chez Gallimard est déjà plus inquiétant. Toutes ses idées sur la langue sont fausses. Il prend le laisser aller pour l'évolution ou même le style, incapable probablement de faire la différence entre le sabir qu'il parle et la langue de Céline ou celle de Christiane Rochefort. Il ne nous viendra cependant pas à l'idée de prendre l'exemple de son livre pour un signe de la décadence de la langue française, seulement pour l'incongruité, qui existe depuis que l'imprimerie existe, qu'il y a à se prendre pour un écrivain quand on ne sait pas ce que c'est que l'acte d'écrire une langue par passion de l'écriture et de la langue. Bien loin que son cas soit exceptionnel dans l'histoire du français et pour nous rassurer pleinement sur l'avenir de cette langue nous citerons l'appréciation que Baudelaire porte sur la façon d'écrire de Villemain, qui fut, au XIXème siècle ministre de l'instruction publique et secrétaire perpétuel de l'Académie française : "La phrase de Villemain, comme celle de tous les bavards qui ne pensent pas (ou des bavards intéressés à dissimuler leur pensée, avoués, boursiers, hommes d'affaires, mondains), commence par une chose, continue par plusieurs autres, et finit par une qui n'a pas plus de rapport avec les précédentes que celles-ci entre elles."

Si les considérations sur la langue française de Thierry de Beaucé ne sont qu'un papotage culturel sans queue ni tête c'est que sa véritable pensée est ailleurs. De son livre Le désir de mort, dont l'ambition est d'embrasser les enjeux planétaires actuels sur lesquels se jouent le destin de l'humanité en général et de la France en particulier, (surpopulation, faim, armements, etc...) – Comme disait Baudelaire : "Villemain n'écrivant que sur des thèmes connus et possédés de tout le monde, nous n'avons pas à rendre compte de ce qu'il appelle ses œuvres." – nous retiendrons simplement une phrase, sur l'exégèse de laquelle nous nous arrêterions volontiers si nous ne savions que l'art d'écrire est d'abord celui de donner des bornes au sujet qu'on traite." Les guerres que la France ne fait pas mais que les autres font pour elle en utilisant les armes qu'elle leur vend prêchent finalement mieux pour sa compétence que trop de combats menés qui finiraient par la perdre (car interviendraient d'autres notions [PAGE 90] intérieures de moral (sic) de choix politique ou de hasard)." C'est assez mal dit mais cela exprime une pensée et elle est bien vilaine.

CESAIRETSENGHOR

Que la francophonie n'ait pas choisi de fréquenter les crêtes du sublime de l'esprit c'est ce qui serait excusable si ce n'était pas dissimulé sous la prétention contraire. Qui songerait à se scandaliser qu'un politique soit politicien, même de la façon la plus basse qui est aussi la plus ordinaire ? Ce qu'on peut se borner à observer c'est que la bassesse ne paie pas forcément très bien, même en politique. Mais ce qu'on ne peut pardonner à la francophonie c'est d'avoir, par exemple, porté Senghor au pinacle alors qu'elle étouffait Césaire. Il y a en effet un problème Césaretsenghor que nous allons essayer d'exposer parce qu'il est au cœur de la question de la francophonie. A la radicale duplicité politico-culturelle de cette entité correspond en effet la création de cet être double, emblématique, qu'est l'entité Césairetsenghor. Toutes les équivoques et les ruses de la francophonie sont dans l'aventure de ce couple. Les données de base sont simples. Césaire est un génie poétique et il pense profondément, Senghor est un laborieux gratte-papier capable, comme tant d'autres, de brasser des mots, des mots, des mots. Il y a en littérature des individualités qui sont incomparables entre elles et qui ne peuvent que prendre place ensemble dans l'absolu du génie. La littérature n'est pas le tour de France cycliste. Mais il y a entre les écrivains, malgré tout, des rapports et nul ne peut nier que Senghor est à Césaire ce que l'homo laber est à l'homo sapiens en matière de littérature. Or la création de l'entité Césairetsenghor a servi, en fait, à faire passer tout le lustre littéraire de la tête de Césaire sur celle de Senghor en un tournemain.

Senghor dans tout ce qu'il a écrit, de la première ligne jusqu'à la dernière, offre le type le plus accompli de l'écrivain pompier. Pour faire sentir ce que cela veut dire on peut donner un exemple extrême. Ayant à écrire l'éloge funèbre d'un de ses amis, il écrit dans Le Monde du 2 avril 1987 : "Il est mort comme il a vécu, en héros, parce qu'en homme du 20ème siècle." L'ami en question était mort dans un accident d'avion après avoir fait une brillante carrière administrative et politique. Senghor a toujours confondu le grandiose et l'enflé avec le sublime. Il n'est pas le seul. Les bataillons serrés des écrivains académiques, qui n'ont pas tous le bonheur de finir académiciens, sont là pour témoigner de la surabondance de cette catégorie. Baudelaire, toujours à propos du malheureux Villemain, en a souligné les principaux traits : solennité, goût de la périphrase, de l'abstraction et de la lettre capitale, "phraséologie toujours vague". Ecoutons Senghor : "Quant à la démocratie c'est le dialogue et la participation qui en feront vraiment une force créatrice, parce qu'une société de progrès, de liberté et de fraternité. On reconnaît là le sceau de la France." Est-on déraisonnable quand on affirme que, si ce genre de littérature est excellent pour agrémenter les fins de banquet [PAGE 91] de campagne électorale, c'est totalement inexportable comme denrée de prestige destinée, comme dirait Senghor, à répandre sur le monde la brillante lumière de la langue et de l'esprit français.

On a mauvaise conscience de clouer au pilori l'impénitente cuistrerie qui marque tous les écrits de Senghor car pour pouvoir dépasser la cuistrerie encore faut-il y accéder, et c'est un monde qui avait de quoi terroriser le malheureux petit noir qu'il n'a jamais cessé d'être. Mais en même temps on a envie d'être féroce avec lui parce qu'il a pris au sérieux le monde en toc de la cuistrerie. Si certains des accents de Chants d'ombre sont touchants parce qu'ils rendent présent le désarroi de l'enfant perdu, on est horrifié quand, dans les recueils suivants, on voit l'enfant perdu rejouer la parfaite petite comédie de l'enfant perdu grâce à laquelle il s'est fait adopter, et exploiter le filon de l'exotisme, dont il sent bien qu'il est son seul mérite, aussi, avec lui, n'oublions-nous jamais "qu'une Korâ n'est pas une harpe non plus qu'un balafong un piano" et qu'une porte ouverte n'est pas une porte fermée. Il y avait en Senghor au début, l'étoffe d'un "petit chose", le héros tendre et souffrant de Daudet, maltraité par la bêtise ambiante d'une société où il se trouve jeté sans défense. Mais c'est René Maran qui a parfaitement exprimé cela dans son œuvre et une telle réussite littéraire ne passait pas, comme pour Daudet, par la réussite sociale. Un petit pion blanc n'est pas un petit pion noir. Cela on ne le redira jamais assez, parce qu'il y a là un scandale et Maran l'a senti. La barrière du racisme est d'une tout autre nature que la simple frontière de classe. Rien n'est plus méconnu aujourd'hui que l'œuvre de Maran, bêtement dénigrée par de pseudo-radicaux, qui croient s'acheter un brevet de combattant en surenchérissant sur l'irritation de Fanon à l'égard de Maran, avant d'avoir essayé de comprendre l'un et l'autre, totalement négligée par les tenants de la francophonie officielle, sans doute parce que cette œuvre d'une parfaite élégance de pensée, de langue, de ton et de style, leur est inaccessible, hélas. Maran est si terriblement subtil. Apparemment tout du bon noir. Mais que de choses derrière son sourire, que d'intelligence dans son honnêteté ! A la différence de Maran, Senghor n'a jamais péché par excès de finesse.

Comment expliquer sans finesse – l'héroïsme de l'élégance n'est pas à la portée de tout le monde – la formation de l'entité Césairetsenhor ? C'est Senghor qui a tout fait pour créer ce couple. Césaire apparemment s'est laissé faire. Il n'a jamais protesté, a laissé faire l'exégèse réductrice et bêtifiante de son œuvre par Senghor et Lilyan Kesteloot réunis. Pourquoi nous montrer plus royalistes que le roi ? La complicité de Césaire dans sa propre annihilation étonne en effet, alors que s'élève, de plus en plus impudente et encombrante, la célébration par les flons-flons francophones de l'œuvre de Senghor. Qu'une œuvre géniale soit méconnue, qu'une œuvre médiocre soir portée aux nues, l'extrême banalité de ces faits dans l'histoire littéraire interdit qu'on s'en étonne. Ce qui est original dans le cas de CésairetSenghor c'est le jumelage qui a [PAGE 92] été tenté des deux œuvres, moyennant quoi celle de Senghor prétend ramasser toute la mise. Récupération, phagocytage, on ne sait quel terme trouver pour caractériser un phénomène aussi singulier, dont on ne trouve guère d'exemple.

La poésie écrasée par la négritude et la francophonie

Certes la critique a toujours excellé à limiter l'emprise d'œuvres dont elle sentait qu'elles bousculeraient trop d'idées reçues si on les laissait s'épanouir, jamais ce travail n'a été accompli de façon aussi efficace que par Senghor à l'égard de Césaire. Pour comprendre ce mécanisme il faut lire la postface que Senghor ajoute à son recueil Ethiopiques en 1954. Cahier d'un retour au pays natal de Césaire est publié pour la première fois en 1938 mais ne touche le public qu'en 1945. Cette année-là Senghor publie de son côté Chants d'ombre. Dans la postface de 1954 Senghor examine quelques jugements qui ont été formulés sur ces œuvres. Il cite d'abord longuement et complaisamment l'éreintage malveillant qu'un certain Henri Hell fait de Césaire, d'où il ressort que de "l'exagération", de la "démesure provocante" du "fracas" du "lyrisme exacerbé" de l'auteur naît une "morne monotonie". Senghor, le bon apôtre et charitable frère, prétend alors venir au secours de Césaire en disant que cette critique se refuse à la "sympathie" et que Hell ne comprend rien à Césaire. En cela Hell est conforme au modèle courant de la critique pusillanime que les œuvres puissantes choqueront toujours. Mais cette explication ne vient pas à l'idée de Senghor qui en trouve une autre : "son excuse (à Henri Hell) est qu'il lui aurait fallu posséder la double culture française et nègre." Ce n'est donc pas la bêtise de Hell, mais son caractère de blanc qui l'empêche d'apprécier Césaire.

Quelques pages plus loin, au fil d'un exposé passablement confus, Senghor en vient à citer un jugement que "son ami" (de qui Senghor n'est-il pas l'ami !) G.E. Clancier a porté sur son œuvre à lui Senghor : "Souhaitons que Senghor parvienne à se créer un langage d'un rythme plus divers, où une image, un mot élèvera soudain son arête, autour de quoi la figure du poème s'organisera." Ah qu'en termes galants le "Cher Clancier" ne dit-il pas que Senghor est enquiquinant, plat et confus ! Pas d'ordre, Senghor dans ce qu'il dit ? "Ne voyez-vous pas que vous m'invitez à organiser le poème à la française, comme un drame, quand il est, chez nous, symphonie, comme une chanson, un conte, une pièce, un masque nègre ?" Clancier n'a rien compris : Senghor n'est pas plat, il est nègre. Senghor amalgame alors les deux critiques il rapproche la platitude qu'on lui reproche de la monotonie reprochée à Césaire, le manque de force, de l'excès de force, et conclut triomphalement : "Mais la monotonie du ton, c'est ce qui distingue la poésie de la prose, c'est le sceau de la négritude, l'incantation qui fait accéder à la vérité des choses essentielles : les forces du Cosmos". Le manque de relief de l'un, gentiment suggéré par un critique indulgent et l'écrasement de l'extraordinaire relief [PAGE 93] de l'autre par le mot malveillant de monotonie, tout cela se trouve emballé sous le "sceau de la négritude" (Senghor n'arrête pas de sceller) incarnée par CésairetSenghor.

Cette postface est fertile en autres trouvailles senghoriennes qui vont devenir les lieux-communs de la critique francophone spécialisée dans l'africanité. Revenant sur le "tant d'exagération et de démesure provocante" qui lui reste décidément en travers de la gorge – ah si seulement quelqu'un avait dit cela de lui – Senghor dit que cela "ne s'explique chez Césaire que par ses origines antillaises, des siècles d'esclavage, l'aliénation de l'Afrique et de soi. Pendant des siècles, dis-je, il a été arraché à son ordre, jeté dans les souffrances de l'exil, les contradictions du métissage et du capitalisme. Quoi d'étonnant qu'il se serve de sa plume comme Louis Armstrong de sa trompette ? Ou plus justement peut-être, comme les fidèles du Vaudou, de son tam-tam ? Il a besoin de se perdre dans la danse verbale, au rythme du tam-tam, pour se retrouver dans le cosmos". Tout ce pathos clinquant plutôt que de dire que l'œuvre de Césaire naît du génie poétique. Quant à son tam-tam tous les critiques, après Senghor, vont entendre le tam-tam dans la poésie de Césaire, ce qui est bien commode puisque cela les dispense de l'étudier. Quant au Cosmos, c'est le mot senghorien-type, aussi gros que vide. Il y a plus : la puissance, la démesure, l'orgie, le long cri lyrique de la poésie de Césaire, tout ça c'est la négritude bien sûr, mais comment expliquer qu'il n'y ait rien de tel chez Senghor, ni même chez Léro, qui est pourtant antillais lui aussi, et dont Sartre, cité par Senghor, dit" : "Les mots de Léro s'organisent mollement, en décompression, par relâchement des liens logiques, autour de thèmes larges et vagues. Les mots de Césaire sont pressés les uns contre les autres et cimentés par sa furieuse passion". En plus de la négritude qu'est-ce qu'il peut bien y avoir chez Césaire, qui est absent chez Léro et chez Senghor, où c'est plutôt le laisser-aller que le dynamisme qui fait la poésie ? Le fin mot de l'histoire est exposé d'emblée par Senghor, pénétré de fraternelle compassion : "Dois-je le révéler ? Le cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire fut une parturition dans la souffrance. Il s'en fallut de peu que la mère y laissât sa vie, je veux dire : la raison. Elle en reste marquée pour toute la vie, comme ces voyants que l'Europe enferme dans ses prisons-asiles, que l'Afrique continue de nourrir et vénérer, découvrant en eux les messagers de Dieu." Tout ce qu'on ne peut pas expliquer chez Césaire par la négritude s'explique par le fait qu'il est cinglé. Deo gratias Senghor a mieux résisté au choc de l'inspiration. Il a la poésie plus calme, tout en étant nègre. Le relief, cela se paye.

C'est aussi dans ces quelques pages de la postface d'Ethiopiques singulièrement dominées par l'obsession de chercher à expliquer Césaire en esquivant le problème de la création poétique et en y substituant celui de la négritude, ce qui a pour avantage de faire de Senghor un poète, forcément, puisqu'il a été élevé en Afrique au son de la Kôra, que Senghor [PAGE 94] aborde le thème qui a fait sa célébrité, celui de la langue française. "Si nous sentons en nègres nous nous exprimons en français parce que le français est une langue à vocation universelle". Certes, mais avant d'avoir pu faire cette constatation il semble qu'il avait reçu cette langue du hasard de l'Histoire et qu'il n'avait par conséquent guère le choix. Peu importe. Il semble surtout que Senghor ait besoin de s'acheter, par un hymne à la langue française, la reconnaissance qu'il implore comme écrivain. Il l'a du reste obtenue de la sorte. Tant qu'à être le poète de la platitude autant que cela serve à quelque chose. Non content d'être plat Senghor va s'aplatir devant la langue française : "Le français nous a fait don de ses mots abstraits – si rares dans nos langues maternelles –" Et Dieu sait si Senghor abusera de ces mots abstraits. "Les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des mots qui éclairent notre nuit". Voulez-vous me dire ce qui, fondamentalement, changerait dans le sens de cette phrase si on mettait à la place de français : chinois, italien ou serbo-croate ? La pensée est nulle mais le sentiment est bien intentionné et chacun sait que, dans les cadeaux, seule l'intention compte....

Finalement la francophonie a choisi la cacophonie

...Mais pas en littérature qui, comme la vie, n'est pas faite d'intentions mais d'actes. Le seul hymne au français qui vaille la peine d'être écouté c'est Césaire qui l'a chanté. Mais la francophonie ne s'en vante pas tellement. Il faut donc conclure que les intérêts de la langue française et ceux de la francophonie ne sont pas les mêmes. Senghor a été entièrement fabriqué pour servir une certaine idée francophone étriquée qui croit qu'une langue est un fonds de commerce qu'on peut exploiter et mettre en gérance à volonté. Mais on ne maîtrise pas si facilement que cela l'ordre des mots. La force peut seulement empêcher de parler ceux qu'elle refuse d'entendre, elle n'a pas le pouvoir de faire écouter ceux qu'elle voudrait qu'on écoute, parce qu'on ne prend pas le beau en otage. Ce n'est pas faute d'essayer. La télévision française annonçait il y a quelque temps, dans une série destinée à faire connaître des écrivains réputés, une émission sur Césaire. Que vit-on ? Tout d'abord une interview de Senghor, puis des vues d'un colloque sur la francophonie organisé aux Etats-Unis devant un public de Noirs américains, où on apercevait encore Senghor et vaguement Césaire. Enfin, dans les cinq dernières minutes, on écoutait quand même l'auteur, chez lui, parlant de littérature, juste le temps de ne pas réfléchir, de peur qu'on s'aperçoive que ce qu'il disait était passionnant. Cette émission était faite par Sarah Maldoror. Comme bien d'autres manipulations de même type elle tendait à démontrer que la négritude francophone a deux écrivains : Senghor, cela tout le monde le sait, et Césairetsenghor, qui a écrit, on vous le certifie, exactement la même chose que le premier : des trucs sur la négritude. Quand on connaît l'un, on connaît l'autre. A vrai dire on ne les connaît ni l'un ni l'autre. Les livres du premier vous tombent des [PAGE 95] mains, mais il paraît que pour un noir ce n'est pas si mal que ça. Ceux du second, on ne les trouve nulle part.

La Francophonie a tellement peur de la langue française qu'elle étouffe soigneusement tous ceux qui s'expriment intelligiblement dans cette langue pour dire quelque chose qui mérite d'être dit par la consistance et la beauté du propos. Ce qui s'écrit en français, la littérature qui se fait, est devenue une sorte de championnat de l'entortillement pour ne rien dire à Plouc-sur-Seine, où l'on parle, en termes précieux, de ce qu'on trouve dans son pot de chambre, ou, en termes venteux, de ce qu'on ne trouve pas dans son esprit. Quelques Madames Verdurin président à tout cela, essayant de persuader les habitués de leur haute compétence en matière d'art. Gare à ceux qui refusent d'entrer dans le petit cercle de l'autoconcélébration. On les exclura comme anti-français, arme suprême du terrorisme de la médiocrité, qui cherche toujours à investir autre chose qu'elle-même pour s'assurer de son inviolabilité. C'est oublier qu'une langue signale d'elle-même ceux qui l'exaltent et ceux qui la dévaluent.

Odile TOBNER