© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 51-58



II. – LA FRANCOPHONIE UNE UTOPIE ?
OU LA RÉPONSE DU BERGER A LA BERGÈRE

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TIENS, REVOILÀ LES TIRAILLEURS

Guy Ossito MIDIOHOUAN

La plus grande habilité de l'Occident dans ses rapports avec l'Afrique a consisté, chaque fois que ses intérêts l'exigeaient, à détourner les Africains d'eux-mêmes, de leurs responsabilités historiques, pour les amener à se battre de gré ou de force pour sa cause et souvent contre eux-mêmes. Ainsi nos rois lançaient leurs armées dans les razzias esclavagistes pour approvisionner les négriers.

Ainsi, entre 1914 et 1918, alors que certaines régions de notre continent fumaient encore du sang des populations dévastées et que d'autres pansaient les plaies d'une "pacification" brutale, des milliers d'Africains partirent très loin, au delà des mers, combattre aux côtés de l'envahisseur dans une guerre où ils n'avaient rien à voir et dont ils ignoraient les tenants et les aboutissants. Le bon peuple de France ne s'y trompa point qui donna à ces mercenaires le nom de "tirailleurs sénégalais" (bien qu'ils ne vinssent pas exclusivement du Sénégal). Ainsi, entre 1939 et 1945, la dure expérience de la colonisation triomphante n'empêcha pas les Africains d'offrir leurs vies "comme le pauvre son dernier vêtement", écrira-t-on plus tard en guise d'éloge pour sauver "la Patrie" menacée. Ils n'attendirent d'ailleurs pas le début des hostilités pour adresser à la métropole un câblogramme d'indéfectible attachement, ce qu'ayant lu dans les journaux, Léon Gontran Damas, irrité par tant de servilité, d'inconscience et d'irresponsabilité, conçut son poème "Et caetera" publié dans Pigments (1937) :

    Aux Anciens Combattants Sénégalais
    Aux futurs Combattants Sénégalais
    A tout ce que le Sénégal peut accoucher
    De Combattants sénégalais futurs anciens
    De quoi-je me mêle futurs anciens
    De mercenaires futurs anciens
    De pensionnés
    De galonnés
    De décorés
    De décavés
    De grands blessés
    De mutilés
    De calcinés
    De gangrenés
    De gueules cassées
    De bras coupés
    D'intoxiqués
    Et patati et patata [PAGE 54]
    Et caetera futurs anciens
    Moi
    Je leur dis merde
    Et d'autres choses encore
    Moi je leur demande
    De commencer par envahir le Sénégal
    Moi je leur demande de foutre aux "boches" la "Paix"

On peut multiplier les exemples, mais ces quelques uns suffisent à montrer que dans l'histoire de nos rapports avec l'Occident, nous nous sommes trop souvent trompés de combat, comme c'est malheureusement encore le cas aujourd'hui pour la francophonie avec laquelle s'ouvre l'ère des néo-tirailleurs africains !

Mobilisés pour le sommet de Québec

Aucun sommet de l'O.U.A. n'a jamais eu autant d'écho dans la presse africaine que le sommet de la francophonie des 2, 3 et 4 Septembre 1987 à Québec. En Côte-d'Ivoire, par exemple, pendant une semaine avant le début de la réunion des chefs d'Etat et une semaine après, la francophonie était l'un des principaux centres d'intérêt du quotidien gouvernemental, et elle tint naturellement la une pendant les trois jours que dura le sommet.

La campagne (puisque c'était bien de cela qu'il s'agissait) n'eut sans doute pas exactement la même ampleur dans tous les pays africains ayant le français comme langue officielle, mais pourtant l'on veilla à attirer l'attention du public sur l'importance exceptionnelle de l'événement, l'objectif étant de parvenir à une adhésion massive des Africains au Projet francophone.

Il était d'autant plus facile de présenter celui-ci sous son jour le plus avantageux qu'aucune place n'était laissée à la contestation, à la critique. L'absence d'un débat contradictoire condamnait le discours à une affligeante médiocrité et les zélateurs africains, journalistes et intellectuels de tout acabit, se rejoignaient tous dans le même refus de penser, comme si la francophonie, pour prospérer, exigeait de l'Africain qu'il cessât d'être un homme pour devenir un mouton.

L'abdication de la pensée

Ainsi, l'auteur d'un article publié le 1er Septembre dans le quotidien national [PAGE 55] d'un pays "francophone" d'Afrique de l'Ouest considère le sommet de Québec comme un anniversaire, une réunion marquant le centenaire de la francophonie dont l'origine remonterait à 1887, date exacte de la création du mot par le géographe français Onésime Reclus.

Aucune autre précision n'est donnée au lecteur quant aux sources de l'information et pour cause, car, en vérité, le mot n'est pas apparu avant le début du XXe : le premier livre où Onésime Reclus fait le bilan de l'expansion du français hors de France, Lâchons l'Asie, prenons l'Afrique, date de 1904. Dans "Le partage du monde", publié deux ans plus tard, le géographe français examinait les possibilités qu'offrait à la diffusion du français l'avènement de l'ère coloniale et les retombées que cela pouvait avoir pour la puissance et le prestige de la France dans le monde. C'était dans le cadre de ce travail de bilan et de prospective qu'Onésime Reclus fut amené à inventer le mot "francophonie". On voit donc que la démarche de l'auteur de l'article précité s'apparente à une supercherie que n'explique que la volonté forcenée de donner au sommet de Québec une importance qu'il n'avait pas en réalité.

Si la pensée avait eu tous ses droits dans cet article, l'auteur n'eût pas seulement retenu chez le géographe français la valeur instrumentale du mot "francophonie" qui sert à "désigner à la fois les populations parlant français et l'ensemble des territoires où l'on parle français"; il eût pu montrer qu'à l'origine le mot était l'expression d'une ambition politique conçue pour la France par un de ses plus dignes fils. Mais s'il s'était risqué à en indiquer le sens politique et idéologique originel, il lui eût été difficile de prouver qu'il n'est plus valable aujourd'hui, que ce n'est pas précisément ce sens qui fonde la continuité historique de la francophonie, et lui donne aujourd'hui toute sa vigueur. Puisque le sommet de Québec devait tout prix apparaître comme l'aboutissement de cent ans de solidarité franco-africaine, le couronnement de cent ans de générosité de la France envers les peuples africains – cent ans marqués, il est vrai, ça et là par quelques "temps obscurs" toujours heureusement vite dépassés, – il fallait brouiller les pistes pour pouvoir plus tranquillement tordre le cou à la vérité.

Pour ces néo-tirailleurs africains, la francophonie n'est nullement une nouvelle forme de colonialisme; elle n'est pas conçue pour servir une lutte d'hégémonie menée par la France contre le géant américain et le Commonwealth, en utilisant, pour cela, l'Afrique "francophone" comme champ de manœuvre; elle est, contrairement à ce que pensent ses détracteurs "gauchistes, sectaires et passéistes", une idée essentiellement dynamique, une nouvelle forme de coopération internationale fondée sur des rapports égalitaires et des avantages réciproques. Inspirés par les déclarations officielles, les néo-tirailleurs nous invitent à prendre la francophonie pour ce qu'elle prétend être désormais : un réseau couvrant des domaines aussi divers que l'agriculture, l'énergie, la culture et la communication, [PAGE 56] l'information scientifique et technique, et l'industrie de la langue.

Aussi affirment-ils unanimement : "Aujourd'hui, il importe de souligner que la plupart des pommes de discorde importantes ont disparu au sein de la grande famille francophone. Il ne pouvait en être autrement car l'ambition planétaire de la francophonie ne saurait achopper sur les détails organiques". Ceux qui ne partagent pas cet avis ont très peu de chance de pouvoir l'exprimer. "Monsieur, Madame, leur répond-t-on, nous ne pouvons accepter votre article. Notre pays tient à sauvegarder ses rapports de coopération amicale et fructueuse avec la France."

Voilà comment la francophonie parvient à triompher en Afrique. Les fondements de son succès doivent être recherchés dans le manque de liberté d'expression qui caractérise nos pays. En somme, un succès honteux.

Une seule Patrie : la langue française

L'amalgame et la confusion constituent deux autres traits communs de la plupart des articles publiés en Afrique à l'occasion du sommet de Québec : Aimé Césaire devient ainsi un chantre de la francophonie au même titre que l'académicien français Léopold Sédar Senghor; on découvre des "affinités électives entre la francité et la négritude" et tout le monde semble s'accorder sur le fait que tout homme qui parle français de quelque manière, quels que soient son origine et ce que représente pour lui cette langue, doit être défini d'abord et avant tout comme un francophone. Ce qui signifie que la francophonie se défend d'être une idéologie que l'on pourrait décortiquer, analyser, contester, et cherche à passer pour un fait incontestable – ce qui relève encore d'une démarche idéologique.

En vérité, la francophonie, contrairement au Commonwealth, a une dimension tyrannique sur laquelle il convient d'attirer l'attention. Dans la tête des promoteurs, elle est une chance unique qu'on n'a pas le droit de refuser aux pays africains et qu'ils n'ont pas le droit de refuser. Il suffit, pour être considéré comme "francophone", que vous soyez d'un pays "où l'on parle le français", même si personnellement vous ne pratiquez pas cette langue. Votre pays est "francophone" même si 90% de sa population ignore le français. Vous avez beau dénoncer l'idéologie francophone, vous êtes un chantre de la francophonie dès l'instant où vous vous exprimez à peu près correctement en français. On entre en francophonie comme dans un parti unique. Nul n'a besoin de votre avis, c'est comme ça !

Depuis quelque temps, pour montrer que la francophonie n'est pas une manœuvre hégémoniste de la France mais un regroupement de partenaires [PAGE 57] égaux, on parle des francophonies ou encore de francopolyphonie. Mais, paradoxalement, cela ne fait que souligner davantage l'état d'aliénation des Africains dans ce que certains appellent plaisamment "le harem linguistique de la France". Car, c'est précisément ce "franco", invariablement et effrontément planté à toutes les portes d'accès au monde extérieur, qui représente l'agent castrateur chargé par ailleurs de nous marquer au fer rouge, pour que nul ne l'ignore, du signe de notre appartenance. Ce "franco" est pratiquement devenu notre réalité première, le cœur palpitant de nos cultures, la source vive de nos énergies, le creuset sublime de nos identités. Nous voilà à jamais enfermés dans l'enclos du français. Plus aucune possibilité de nous définir par rapport à nous-mêmes. Pour aller vers les autres, comme pour venir à nous, la francophonie est un passage obligé. Elle est notre présent et notre avenir. Elle attend de chaque pays "francophone" d'Afrique qu'il se sente plus proche de la France que d'un quelconque pays "non francophone" d'Afrique, qu'il sente que la solidarité dans "l'espace francophone" est plus forte, plus agissante, plus concrète que la solidarité africaine. Oui, la francophonie attend de chaque "francophone" d'Afrique qu'il puisse proclamer sans douleur partout et toujours : "Ma Patrie, c'est la langue française".

Comme on le voit, pour nous Africains, c'est bien d'un reniement qu'il s'agit.

Francophonie et Africanité

Allons nous donc passer notre vie de génération en génération à défendre les intérêts des autres, à combattre pour les autres, à suer pour les autres, à mourir pour les autres, à mourir à nous-mêmes ? Sommes nous condamnés à être éternellement les moyens des autres, les tirailleurs des autres ? Le devoir incombe à notre génération de mettre fin à cette fatalité.

Si la France, qui s'est toujours crue, nous dit Guy Hocquenghem, "le centre légitime de l'univers", découvre avec amertume que certaines "Nations métèques moins méritantes lui ont volé la première place" dans le monde et décide de se battre pour préserver son prestige, est-ce vraiment notre affaire ? Célébrer les blandices et les délices de la francophonie pour contenir le déferlement de l'anglais, est-ce vraiment ce qui doit mobiliser aujourd'hui nos énergies ?

Nous devons prendre conscience qu'en Afrique nous sommes d'abord et avant tout, non pas des francophones comme on cherche à nous en convaincre, mais des Africains.

En tant qu'Africains notre situation dans le monde nous impose des devoirs [PAGE 58] spécifiques. Nos pays continuent d'être économiquement dominés, politiquement faibles et instables, dépendants de l'aide extérieure, sous-développés. Notre histoire et notre situation actuelle exigent que nous définissions nous-mêmes notre propre combat, que nous cherchions par nous-mêmes les solutions à nos problèmes, que nous trouvions en nous-mêmes le principe de notre unité et les fondements de notre solidarité.

Il ne nous servira à rien d'adhérer à des projets conçus par d'autres tant que nous n'aurons pas pris conscience de nous-mêmes, de notre force, de nos faiblesses, de nos intérêts. Comme l'a écrit Frantz Fanon qui concevait de grandes ambitions pour notre continent "la conscience nationale est la seule à nous donner une dimension internationale." Notre Patrie, c'est l'Afrique. C'est elle que nous devons nous attacher à construire, patiemment, inlassablement, tous ensemble. La ruée vers la francophonie ne s'explique que par le sentiment de déréliction qui nous habite face à notre confinent divisé, face au spectacle quotidien de nos pays aux prises, dans l'impasse, avec le marasme et la médiocrité. Notre tâche, c'est d'abord de contenir et de faire refluer cette désespérance, de nous redonner confiance en nous-mêmes, de créer par nous-mêmes les conditions pour l'avènement du sursaut.

Guy Ossito MIDIOHOUAN