© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 47-49



LE FRANÇAIS ET L'UNIVERSEL

Bernard BILLAUD

Qu'on le veuille ou non, les éditoriaux du Monde sont souvent considérés, à l'étranger notamment, comme exprimant la voix de la France. Ainsi, écrire en première page des éditions datées du 18 février que l'Europe "a besoin d'un outil minimum de communication qui ne peut être que l'anglais", langue désignée plus loin comme la "lingua franca du monde moderne", malgré les précautions prises pour rappeler qu'"il faut se battre pour le français", revient à accréditer l'idée que la France pourrait renoncer à la vocation internationale de sa langue.

Certes, il ne s'agit pas de nier les réalités qui mettent en évidence le rôle éminent de l'anglais dans le monde. Mais la réalité du monde moderne est profondément contrastée et laisse sa place à chacune des grandes langues de culture et de communication, au premier rang desquelles le français tient une fonction que M. Perez de Cuellar, secrétaire général des Nations Unies, qualifie d'irremplaçable pour la communauté internationale tout entière.

A ce titre, le combat pour le français langue de communication internationale s'identifie largement à l'action menée avec persévérance par notre pays en faveur de la sauvegarde des identités nationales et culturelles, consubstantielles à la mémoire et à l'âme des peuples qui refusent le manteau d'uniformité que la langue anglaise, inévitablement, traîne à sa suite.

SERVITUDE CULTURELLE SERVITUDE ECONOMIQUE

Toutes ces idées, et quelques autres, aussi fortes, et pourtant déjà injustement dénigrées, furent développées dans un article prophétique d'Alfred Sauvy publié dans le Monde du 8 juin 1971 sous le titre : "La servitude culturelle est plus humiliante que la servitude économique".[1]

Les sommets francophones de Paris (1986) puis de Québec (1987), dans l'attente de celui de Dakar (1989), ont manifesté avec éclat que la langue française n'appartenait pas à la France seule. Elle est la langue dont usent chaque jour pour s'exprimer 130 millions d'hommes environ, 70 millions supplémentaires s'en servant d'ordinaire comme d'un moyen de communiquer avec le monde. Elle est l'une des deux langues de travail des Nations Unies et elle est l'une des langues officielles dont l'usage diplomatique est en progression, comme le relevait le Monde du 6 février, précisant que la proportion des discours [PAGE 48] prononcés en français lors de la dernière Assemblée générale de l'ONU avait été de 19 % au lieu de 17 % en 1986.

C'est au moins autant parce que le français a vocation à exprimer un certain idéal de fraternité dont le sport est l'une des manifestations privilégiées que, par respect des dispositions de la charte de l'olympisme rénové par le baron de Coubertin, l'ouverture des Jeux de Calgary a été proclamée en français, de même qu'était prononcé en français, par un athlète, le serment rituel. La France, unie à tous ses partenaires de la francophonie, veille à ce qu'il soit fait usage de notre langue à Séoul, dans les mêmes conditions, ainsi que pour l'annonce des résultats des diverses épreuves olympiques

Outrecuidance ? Inconscience ? Plutôt juste affirmation de soi reposant sur une ancienne et longue tradition que continue de servir le réseau serré et efficace des postes et établissements culturels français présents partout dans le monde; conscience aussi des exigences actuelles d'un combat qui nous rend comptables d'intérêts plus vastes que celui de notre propre cause puisque c'est de la sauvegarde du dialogue des cultures qu'il s'agit.

L'éditorial du Monde insiste justement sur la nécessité pour nous, Français, de mieux parler notre langue et d'apprendre les langues étrangères. C'est ce que je n'ai cessé de répéter depuis ma prise de fonctions. Mais trop souvent cette invitation est entendue, exclusivement, comme un appel en faveur de l'anglais, alors que nous avons le devoir, au moins aussi pressant, d'apprendre la langue de nos partenaires, l'italien, l'espagnol, l'allemand...

Alors que nous sommes engagés avec l'Allemagne Fédérale dans la coopération exemplaire, notamment depuis le traité de l'Elysée de 1963 dont les deux pays viennent de commémorer l'événement fondateur, il n'est pas admissible que l'anglais serve le plus souvent de truchement entre Français et Allemands. C'est pourquoi il est indispensable de former des deux côtés du Rhin, le plus grand nombre possible de bilingues pour permettre aux hommes d'affaires, nos fonctionnaires, nos ingénieurs, nos commerçants, à nos soldats aussi, engagés dans des manœuvres communes, affectés demain dans une brigade intégrée, de se comprendre et de s'entendre dans la langue du partenaire. Pendant des décennies on a appris, pour parer à toute éventualité, la langue de l'adversaire; il serait inconcevable que l'on ignore aujourd'hui la langue de l'ami.

Ce raisonnement[2] ne vaut pas pour l'Allemagne seulement. Grâce à la réciprocité qu'on peut attendre de semblables efforts, devraient s'instaurer les conditions de relations croisées et mieux équilibrées entre les diverses langues européennes, ce qui permettra d'interrompre [PAGE 49] le glissement apparemment irréversible vers le bilinguisme, lequel établit la suprématie de l'anglais !

Il est certain que l'Europe, tournée vers la Méditerranée et l'Afrique, au moins autant que vers l'Atlantique, risquerait fort de perdre toute crédibilité, tant à l'égard d'elle-même que du monde extérieur, si elle devait jamais consacrer comme langue de communication unique une langue qui ne serait certes "pas celle de Shakespeare, ni même celle de Faulkner", mais une langue qui marquerait la dépendance du Vieux Continent envers un espace culturel et économique dont le centre est situé non pas à Londres, mais à New-York. Il n'est pas sûr d'ailleurs que nombre d'Anglais éclairés n'aient pas compris que cette volonté de rester soi-même justifie pleinement les efforts qui doivent être poursuivis par les nations latines de l'Europe pour que celle-ci ne connaisse pas les méfaits du nivellement perfide.

J'ai eu le privilège de rencontrer quelques grands esprits dont la langue maternelle n'est pas le français, mais qui ont appris à penser en français et qui savourent notre langue avec un respect et un amour rendant plus choquants encore la désinvolture et parfois le mépris dont nous l'affligeons. Pour eux il est des idéaux qui ne se peuvent concevoir et des causes qui ne se peuvent défendre qu'en français.

De telles certitudes, qui témoignent du lien particulier que le génie français entretient avec la pensée, nous font devoir de ne pas renoncer à soutenir, tout simplement, cette évidence que le français a partie liée avec l'universel.

par Bernard BILLAUD
Commissaire général de la langue française.
"Le Monde", 3 Mars 1988


[1] Vérité qui vaut aussi pour les Africains "francophones", n'est-ce-pas, François Mitterrand ? (P.N.-P.A.)

[2] Une telle politique ne contredit pas les efforts déployés par le Comité international pour le français langue de l'Europe animé à Strasbourg par l'Archiduc Otto de Habsbourg.