© Peuples Noirs Peuples Africains no. 59-62 (1988) 1-7



LE DEGRÉ ZÉRO DE LA DÉCOLONISATION

UNE HISTOIRE DE FOUS

P.N.-P.A.

Un homme avait deux châteaux, trois calèches, une fortune immense et l'antique prestige de sa race à magnifier, selon la tradition en honneur chez son peuple. Un homme, dans ces parages, avait deux chèvres, un maigre lopin de terre couvert de chardons, une cahute branlante, ainsi qu'une famille innombrable, que la faim et le froid tenaillaient.

Or l'homme riche alla auprès du paria et, à grand renfort d'éloquence, lui proposa alliance et fraternité.

– La bienfaisance, lui déclara-t-il, est un long fleuve tranquille où les humbles méritent de venir consoler leurs âmes meurtries par le malheur et l'injustice. Vous verrez des miracles sur les chardons de votre lopin, les merveilles de l'éducation transformeront vos enfants, toutes les fleurs du bonheur s'épanouiront sur les plates-bandes de votre nouvelle existence. Aidez-moi en échange à maintenir l'éclat de ma race.

– Quand mon corps et celui des miens se couvrent de croûtes de gale, répondit le paria, que ne ferai-je pour une boîte de médicaments ? Alors que les usuriers nous tourmentent nuit et jour, que ne ferai-je pour un modeste emprunt ? Où n'irai-je pour voir s'entrouvrir les portes de l' école devant mes enfants. Que ne ferai-je, que ne ferai-je ?...

Par la suite, bien qu'ayant oublié ses promesses, l'homme riche revenait avec obstination auprès du paria.

Un jour, il lui disait :

– Comment ne voyez-vous pas que l'antique prestige de ma famille est pour nous tous, pour vous autant que pour moi, un patrimoine inestimable ? En conséquence, j'ai fait édifier une chapelle splendide sur l'autel de laquelle vous viendrez célébrer avec moi la mémoire impérissable de mon lignage.

Ainsi fut-il fait. Un autre jour, il lui disait :

– Comment ne voyez-vous pas que l'impérissable mémoire de mes ancêtres, c'est notre commun salut, à vous autant qu'à moi ? J'ai fait composer un hymne magnifique, entonnons-le en leur honneur. [PAGE 2]

Et ils entonnèrent l'hymne aux accents majestueux. Un autre jour il lui disait :

– Comment ne voyez-vous pas que l'éclat millénaire de ma famille, c'est notre bonheur commun, à vous et à moi ? J'ai fondé une université où vos enfants seront heureux d'apprendre l'histoire dont chaque page retentit des prouesses d'une race qui n'eut point d'exemple.

Il en alla ainsi trente ans durant, au terme desquels, à force de promesses non tenues, de frénésie narcissique et de morgue présomptueuse, l'homme riche avait tant bafoué son voisin paria que d'allié docile et déférent il avait fini par en faire un zombie, en quelque sorte l'homme dont il ne restait plus rien.

Rien sauf de susciter la haine du voisin paranoïaque, en devenant le symbole de son échec. C'est une mésaventure que vient de connaître Félix Houphouët-Boigny, président de la Côte-d'Ivoire, le paria qui avait cru pouvoir s'associer avec François Mitterrand, l'homme riche de Paris. Depuis quelque temps, les journaux français se plaisent à couvrir d'imprécations au demeurant justifiées l'homme de Yamoussoukro, hier encore adulé par l'Occident qui l'avait baptisé "sage de l'Afrique" ou "grand leader modéré". Artisan de la prospérité qui avait placé la Côte-d'Ivoire au rang de premier Etat développé de l'Afrique noire, n'avait-il pas destitué Kwamé N'Krumah du piédestal où l'avait placé sa fougue brouillonne et stérile ?

Voici du jour au lendemain Houphouët-Boigny devenu un zombie malfaisant, l'ennemi public de la coopération franco-africaine, de la zone Franc et de l'Eurafrique réunies, à en croire la presse française. Que s'est-il donc passé ? Il a suffi que le vieil homme lassé de jouer les dindons de la farce, défie pour une fois l'homme riche obsédé par le rayonnement de la langue immortelle de ses ancêtres et franchisse le Rubicon du cacao en décrétant que le prix aux producteur sera maintenu ainsi que le pouvoir d'achat des paysans africains.

Aussitôt a été brisé le tabou des charismes mutuels. Il n'est plus question, au lieu du vieux sage de Yamoussoukro, que du pharaon gâteux, bâtisseur de cathédrales vides et d'autoroutes désertes.

Voilà pourtant bientôt trente ans que les présidents africains parias de François Mitterrand, lui susurraient le même leitmotiv à l'oreille : "Dégradation des termes de l'échange, dégradation des termes de l'échange, dégradation..."

La francophonie est bien une histoire de fous, ou plutôt une histoire de folie douce, ce qui explique, que bourreaux et victimes, tous aient fait mine de s'en accommoder jusqu'à la dissidence récente du vieux "sage" de Yamoussoukro. [PAGE 3]

N'est-ce pas folie de prétendre associer, par le seul mirage d'une langue, dont l'accès, librement ouvert aux uns, est chichement mesuré aux autres, des peuples qu'éloignent et même opposent un passé de servitude pour les uns, de domination pour les autres, un présent de dénuement désespéré pour les uns, d'abondance triomphale pour les autres, un futur de révolte et de longue marche pour les uns, de bonne conscience assoupie pour les autres ? Quelle pratique cohérente et crédible peut bien alimenter une telle chimère ?

Les Africains, enlisés dans les cultures industrielles fournies ensuite comme matières premières à l' Occident, sont à juste titre hantés par la baisse catastrophique de leurs revenus d'exportation. Ils pleurent de voir leurs enfants piétiner en foules de plus en plus compactes devant des écoles surpeuplées, les jeunes mères s'empiler dans des maternités sans équipement ni médecin, les vagues d'adolescents sombrer à tour de rôle dans l'alcool et la délinquance. Ils s'insurgent contre la privation des libertés élémentaires, la désinvolture des dictateurs envers les droits de l'homme, l'incroyable corruption de dirigeants toujours imposés.

Bref, quand les Africains font l'inventaire de leurs priorités spécifiques, ils parlent de liberté, de démocratie, de survie de leurs familles, d'avenir de leurs enfants. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la francophonie de François Mitterrand les laisse froids comme marbre.

Quels organismes la "coopération franco-africaine" a-t-elle imaginés pour observer en permanence la dégradation des prix des matières premières, ou le chômage des jeunes Africains ou la situation des droits de l'homme en Afrique, ou le sort des prisonniers politiques dans les dictatures francophones ? Ce n'est pas l'affaire de la coopération franco africaine ni de la France ? Ce n'est pas à la France de faire la révolution en Afrique, à la place des Africains ? Certes, certes. Mais il faut être logique, en quoi la défense du français contre l'anglais serait-elle l'affaire des paysans misérables, des mères sans maternité, des jeunes chômeurs sans avenir et en proie à l'alcoolisme, des diplômés sans emploi, des prisonniers politiques quotidiennement torturés, en un mot de quatre-vingt-quinze pour cent des Africains ?

En quoi sont-ils concernés par :

l'Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue Française (A.U.P.E.L.F.),

l'Agence de coopération Culturelle et Technique (A.C.C.T.), le Haut-Comité pour la défense et l'Expansion de la Langue Française (A.I.P.L.F.),

le Conseil International de la Langue Française (C.I.L.F.),

l'Association Internationale pour la culture Française à l'Etranger (A.I.C.F.E.) ? [PAGE 4]

Et la liste que voilà n' a rien d'exhaustif; on pourrait l'allonger quasi indéfiniment.

Mais pourquoi pas une Association des Juristes Francophones pour la défense des Droits de l'Homme dans les Dictatures Africaines (A.J.F.D.D.H.D.A.) ?

Ou un Haut Comité des Parlementaires de Langue Française pour la Suppression des Partis Uniques (H.C.P.L.F.S.P.U.) ?

Et, si défense et expansion de la Langue française il y a vraiment, pourquoi pas une Association Internationale des Ecrivains de Langue Française pour lutter contre la Censure (A.I.E.L.F.L.C.) ? Ou une Association Internationale d'Experts de Langue Française pour la promotion des Bibliothèques et des Maisons d'Edition Nationales en Afrique (A.I.E.L.F.P.B.M.E.N.A.) ?

Cession unilatérale de souveraineté ?

Voilà une défense de la Langue française bien sélective et curieusement orientée ! Et si ce n'était qu'un rideau de fumée ? Et si la langue était en réalité le prétexte d'une manœuvre impériale ? Comment un tel soupçon, pour ne pas dire un tel constat, pourrait-il être écarté alors que le discours politique français, illustré récemment par l'idéologie du pré carré chère à François Mitterrand, ressasse à longueur de colonnes et d'ondes que le rôle de l'Afrique, c'est d'être l'atout majeur du rayonnement de la France, de son influence, de sa grandeur en somme. Peu importe que les Africains n'aient jamais été consultés sur le point de savoir si c'est bien ainsi qu'ils concevaient leur destin. Paris en avait décidé ainsi, et c'était bien suffisant.

Les Français se croiront toujours le peuple le plus malin, personne n'y peut rien; après l'Asie et l'Afrique du Nord, ils ont cru pouvoir échapper en Afrique Noire à la fatalité de la décolonisation. A force de subtilité et de présomption, Paris, avec de Gaulle, s'était en réalité enfermé dans l'impasse à trop vouloir concilier les inconciliables : partir et rester en même temps, libérer et dominer, aimer et haïr, louer et dénigrer. Mais cela ne pouvait durer éternellement, ce serait l'heure de vérité tôt ou tard. Elle est là aujourd'hui, avec François Mitterrand. Et, comme souvent, c'est un dilemme cruel : ou bien abandonner l'Afrique, devenue trop récalcitrante au risque de priver l'opinion française du trop délicieux vin de la grandeur auquel elle ne s'était que trop accoutumée; ou bien continuer la fuite en avant et tenter, sans espoir mais avec une ruse redoublée par cette raison même, de familiariser l'opinion internationale avec l'idée d'une cession unilatérale de souveraineté de ses protégés africains.

La récente affaire d'Air-Afrique est révélatrice à ce sujet. A la suite d'une gestion trop opportuniste de dirigeants africains compétents mais [PAGE 5] trop politiques, la seule multinationale africaine, propriété de plusieurs républiques francophones, s'est retrouvée au bord de la faillite. Au lieu de se mettre en quête d'un président-directeur-général de grande capacité, sans distinction de race ni de nationalité, les chefs d'Etat concernés n'ont rien trouvé de mieux à faire que de s'en remettre purement et simplement à Paris, comme si ce réflexe était chose toute naturelle. Et Paris leur a en quelque sorte assigné un grand commis français et ... blanc.

Aujourd'hui, toutes les grandes puissances, nations communistes comprises, pratiquent le néo-impérialisme, à l'exception peut-être, dans une certaine mesure, de la Grande-Bretagne; elles font d'autant plus aisément accepter ce colonialisme postcolonial à l'opinion internationale que les peuples qui en sont victimes sont installés dans la proximité géographique du protecteur, et particulièrement dans ce que l'on a coutume d'appeler son "glacis". L'argument du "glacis " ne justifie pas, il est vrai, le néo-expansionnisme, mais il suscite une sorte de résignation désolée chez les commentateurs. On se résignera ainsi à l'occupation du Thibet par la Chine, à la domination de l'U.R.S.S. sur les pays dits satellites, à l'invasion de Républiques sud-américaines et récemment de la Grenade par les Etats-Unis, pourvu que la géopolitique, autre manière de désigner les exigences de la défense nationale, puisse être invoquée.

La grande fragilité du néo-impérialisme de Paris réside dans l'éloignement des Etats africains concernés; cette distance rend les immixtions scandaleuses[1]; de ce fait, le climat politique en France s'imprègne de culpabilité diffuse, ce qui paralyse sournoisement l'information, vicie le débat.

Faute de pouvoir invoquer la géopolitique, Paris tente manifestement d'instituer avec l'Afrique une vicinité artificielle, une communauté de frontières fictives, par l'utopie d'une communauté de langage qui, du moins, aurait rempli son rôle si elle pouvait jeter le trouble dans l'esprit des observateurs.

Le fait est que, sans en imposer totalement, l'échafaudage dialectique du discours francophone, passablement burlesque comme le montre ce numéro spécial de "Peuples noirs-peuples africains" suscite beaucoup de perplexité à travers le monde. Les observateurs hésitent manifestement entre la moquerie et l'admiration. Les commentateurs, eux semblent avoir adopté le postulat, erroné jusqu'à l'extravagance, d'une langue française enracinée dans les populations africaines au point de leur faire oublier leur situation désastreuse pour y substituer l'ardeur belliqueuse convenable à une croisade contre l'anglais.[2]

L'hystérie du lion jeté dans la fosse. [PAGE 6]

Prolifération d'institutions et de rites, débauche d'argent et de politique, profusion furieuse de rhétorique, voilà qui devrait impressionner autant qu'une démonstration de force. Pourtant, à la longue, on éprouve un doute sur la confiance en soi de cette vieille civilisation. C'est comme l'hystérie d'un vieux lion jeté dans la fosse et désespérant du bond libérateur. C'est comme une locomotive tirant des wagons entraînés sur le versant opposé, et qui patine et s'exténue en vain.

En tant que stratégie néo-impériale, la francophonie est une entreprise sans espoir en Afrique. La langue française, elle, y garde peut-être encore ses chances, comme l'anglais ou le portugais, mais livrée à elle-même comme ses sœurs européennes, en tant qu'organisme vivant autonome, viable par ses seules vertus, libérée des pesanteurs et des calculs du machiavélisme, qui stimulent d'autant plus la course aux indignités de la corruption et de l'irresponsabilité qu'ils glacent l'enthousiasme du créateur, brisent les rêves, éloignent les purs.

Que la langue française en Afrique se confonde, si elle le peut, avec la démocratie, qu'elle y devienne synonyme de liberté, alors se produira le miracle de son acclimatation; c'est du moins notre pari à "Peuples noirs-Peuples africains".

P.N.-P.A.


[1] Remettant 2 milliards de francs cfa à Paul Biya pour lui permettre de réparer, si faire se peut, le désastre causé aux finances camerounaises par la corruption et les détournements de fonds des dirigeants, "les milieux proches du gouvernement français", selon Jeune Afrique, commentent crûment : "plus que jamais, il faut veiller à ce que la rigueur économique n'ébranle pas les régimes amis".

Au moins c'est clair : le mandant de Paul Biya, ce n'est pas le peuple camerounais, mais François Mitterrand. A charge, il est vrai, pour Paul Biya de se transformer en archange Saint-Michel terrassant ce dragon de langue anglaise, ce qu'il fait d'ailleurs très bien puisque le bilinguisme français/anglais, originalité du Cameroun, est en train de devenir lettre morte.

L'incapacité de Paul Biya compromet-elle le développement du Cameroun ? Opposition, alternance, démocratie ? Voilà bien des fadaises pour le congrès d'Epinay et autres estrades. Paul Biya est un ami de François Mitterrand, un point c'est tout. Francophonie rime d'ailleurs avec hégémonie.

Très curieusement, le parti unique, produit de la culture traditionnelle africaine selon les ethnologues français, ravit surtout les... Français, quand il exaspère les Africains. Il paraît que, quand il était Premier Ministre, Jacques Chirac mit Abdou Diouf en garde contre le multipartisme, lui conseillant plutôt le parti unique pluritendanciel, héritage inestimable de la tradition africaine.

[2] Les sources autorisées situent aujourd'hui à 5 % environ en moyenne la proportion d'Africains "francophones" pratiquant régulièrement le français. Autrement dit, environ 95 % des populations africaines de l'Afrique décrétée francophone parlent en réalité... africain, tout simplement. C'est bête, n'est-ce pas ? Oui mais c'est comme cela, et pas autrement.