© Peuples Noirs Peuples Africains no. 55/56/57/58 (1987) 270-276



DE LA BUREAUCRATIE AU CAMEROUN

B.M.M.

Quand en parle de sous-développement, on a souvent tendance à privilégier les critères économiques, revenus par tête d'habitant par exemple, oubliant ainsi que de nombreux autres paramètres concourent à maintenir un espace, je veux dire un pays, dans un état de sous-développement. En effet, si les critères économiques à eux seuls suffisaient pour juger du niveau de développement d'un pays, qui songerait encore de nos jours à classer le Koweït, Qatar, l'Arabie Séoudite et d'autres riches zones pétrolifères du Golfe parmi les pays encore toujours en voie de développement ? Et pourtant ! Tout indique que des paramètres sociaux, administratifs et surtout mentaux montrent que ces pays, malgré leur richesse réelle ou potentielle, sont loin de ce qu'on pourrait considérer ailleurs comme le niveau minimal de développement, à supposer qu'on puisse effectivement mesurer pareil phénomène même parmi les pays hautement industrialisés; le degré d'efficacité atteint par les uns et les autres permet de mesurer, de relativiser leur niveau respectif de développement. C'est ainsi que dans les pays du Nord, on nargue le système bureaucratique qui empêche la machine économique des pays socialistes d'atteindre sa vitesse de croisière et de satisfaire certains besoins essentiels de la population. Et si, dans le bloc occidental, les Japonais, les Américains et les Allemands arrivent bien en tête de leurs partenaires, c'est à cause de l'extrême simplification et de l'efficience qui caractérisent leur système de production, de gestion et d'administration. Il n'y a qu'à voir avec quel dédain les Américains traitent le système bureaucratique de l'administration française en général et son système de sécurité sociale en particulier. Et qu'est-ce que le fouillis de la Sécurité Sociale face au véritable maquis bureaucratique qu'a légué la belle France à ses anciennes colonies d'Afrique !

Si seulement on était resté au niveau bureaucratique hérité de l'administration coloniale ! Tout se passe plutôt comme si, les Blancs partis, la machine administrative africaine s'est emballée et s'est mise à pousser des tentacules de manière exponentielle. A tel point qu'aujourd'hui, [PAGE 271] lorsqu'on parle d'une administration de développement dans un pays comme le Cameroun, il y a lieu de se demander ce que signifie pareille expression. Bien sûr, on nous rétorquera, un peu comme de coutume, qu'il n'y a pas d'étalon de développement et que le monde occidental n'est pas nécessairement valable pour nous autres, Nègres d'Afrique. Voire. Plus on prétend s'éloigner des occidentaux, plus on les singe. Les structures de notre administration centrale ne sont-elles pas une copie conforme (rendement excepté) du modèle français de gestion et d'organisation. L'administration centrale camerounaise s'impose comme la norme dans le secteur public et parapublic. Par bien des côtés cependant, elle se présente comme une administration de l'anti-développement, de l'anti-progrès. Peu de recrutements s'y font sur la base du mérite et de l'excellence. A preuve : pour le recrutement des 1 700 – 2 000 diplômés de l'enseignement supérieur en 85/86, aucun critère d'excellence ne semble avoir été retenu. Seuls entraient en ligne de compte le parchemin et, bien sûr, l'appartenance ethnique du candidat. Il en va de même du personnel dont le recrutement relève de la compétence des ministres, secrétaires généraux et autres directeurs. Les élus sont généralement les alliés objectifs (famille immédiate, village, clan ou amis) des recruteurs. Même lorsque des places sont mises en jeu dans le cadre d'un concours de recrutement ou même professionnel, la tribalisation est officielle et joue un rôle déterminant dans la sélection des élus.

En vertu d'une des lois scélérates du régime d'Ahidjo, tout « concours » de recrutement des personnels de l'État tient compte de l'origine ethnique des candidats. Ainsi, si vingt places sont mises en jeu, il faudrait que des vingt reçus il y ait des ressortissants de toutes les régions du pays. Qu'importe si les vingt premiers sont tous originaires du Littoral. Il faudra quand même aller chercher le 200e[1] s'il se trouve être le premier des candidats de l'Est, pour l'inclure parmi les vingt à retenir, cela évidemment aux dépens du candidat classé 20e sur la liste. Vive l'émulation à la camerounaise ! Même les recrutements sur titre se font moins sur la base de la compétence que sur celle [PAGE 272] du diplôme (authentique ou trafiqué). Voilà qui explique pourquoi dans nombre d'établissements d'enseignement supérieur, les étudiants courent davantage après les diplômes qu'après les connaissances. Soit dit en passant, le temps est peut-être venu où tout diplôme délivré dans les institutions du pays devrait, comme au baccalauréat, être accompagné d'un relevé de notes en bonne et due forme.

L'appareil gouvernemental, tout le monde le sait, se fait selon un même dosage ethnique, dosage qui, hier encore s'appelait politique de l'unité nationale et qu'on dénonce publiquement aujourd'hui comme une politique de passe-droits et de tribalisation de la République. Qui sait si la politique d'intégration nationale qu'on chante aujourd'hui ne sera pas décriée demain comme une politique de désintégration de la nation ? Le malheur pour le Cameroun et pour les Camerounais est que le temps s'en va et que, consciemment ou inconsciemment, notre marche vers le sous-développement (ou plutôt vers la sudaméricanisation) en dépit des apparences et des discours plus ou moins démagogiques, se poursuit inexorablement. Mais c'est là un autre problème.

Les indications quotidiennes sont infaillibles. Et un des ministres de la République nous le rappelait encore dernièrement, si le grade appartient au fonctionnaire, la fonction, elle, appartient à l'État. En somme, la nomination des hommes politiques et des cadres de l'administration est discrétionnaire. Et seuls les princes régnants savent pourquoi ils nomment ou maintiennent tel ou tel individu, pourtant célèbre pour son incurie, à tel ou tel poste. Conséquence, nombre de directions et autres services des ministères, nombre de sociétés d'État végètent du fait des problèmes de gestion et d'organisation que ne peuvent surmonter des responsables dont le seul trait saillant du curriculum-vitae est l'ethnie ou l'origine familiale. Le Cameroun, chacun le sait, a la chance de posséder sur son sol des cadres qui font l'admiration de bien d'autres pays de la sous-région. Comment alors expliquer que sa propre [PAGE 273] administration croupisse sous le poids des « médiocres impénitents » ? Sans doute, la Haute Autorité de la Fonction Publique dont la création est attendue remédiera-telle à cette situation !

Mais il faudrait aussi que la Haute Autorité propose de nouvelles structures et même une nouvelle politique. Si l'on considère le secteur de la formation professionnelle par exemple, on constatera qu'une tribalisation particulièrement mal venue préside à la sélection des candidats qu'on recrute dans la plupart de nos grandes écoles. Jusqu'à une date très récente, l'E.N.A.M. pouvait être considéré comme « a case in point » puisque l'école qui comportait plusieurs vitesses au départ et pendant les années de formation, délivrait un même diplôme de sortie à ses étudiants. Ainsi, brevetés (des régions dites insuffisamment scolarisées) et bacheliers d'une part; bacheliers (des régions insuffisamment scolarisées) et licenciés d'autre part, partageaient respectivement le même cycle de formation et, dans un cas comme dans l'autre, sortaient de l'école avec le même grade respectif. Justice sociale et concorde nationale obligent ! Tant pis pour le développement du pays. Il paraît que cette aberration vient d'être liquidée mais pourra-t-on mettre fin à cette autre aberration qui consiste à réserver un nombre de places spécifiques aux ressortissants des différentes provinces (en réalité des différentes ethnies) dans les concours et autres écoles de formation de la République ? Pour nous sortir du sous-développement, il me semble indispensable de donner aux meilleurs les chances de formation et de promotion. Sauf cas rares, l'excellence est perçue comme un délit tant il est vrai qu'elle n'est ni encouragée ni encore moins récompensée.

Il ne fait pourtant aucun doute que le Cameroun, du fait des richesses naturelles et de son potentiel humain et intellectuel, aurait pu sortir du sous-développement à la même vitesse que les Coréens, les Taïwanais et autres Nouveaux Pays Industriels du Sud-Est Asiatique. Mais pour ce faire, il faudrait que les dirigeants aient le courage politique de se défaire du nombrilisme tribal en encourageant clairement les meilleurs et seulement les meilleurs (s'il y en a) de chaque groupe ethnique à servir de modèle à ceux qui auraient eu tendance à traîner de la patte. Or dans la conjoncture actuelle, chaque groupe peut pratiquement se croiser les bras, confiant que l'État ethno-bureaucratique [PAGE 274] finira bien par lui donner sa chance. Tout se passe comme si une poignée de Camerounais bénéficiaient de l'État-Providence en ponctionnant ou en faisant piller à leur avantage les richesses de la nation. On comprend dans ces conditions que certains en viennent à regretter l'époque coloniale puisque les Blancs malgré tout savaient apprécier le mérite.

L'un des effets les plus pervers et les plus immédiatement observables de l'État ethno-bureaucratique s'observe dans le choix des manuels scolaires. Les critères qui président au choix des manuels sont loin d'avoir été élaborés par des pédagogues objectifs dans le souci d'une rigueur éducative. En réalité, les divers inspecteurs pédagogiques produisent à tour de bras des manuels scolaires et s'arrangent ainsi pour faire homologuer des ouvrages de leur crû ou des textes de leurs alliés objectifs, textes dont la qualité pédagogique est bien souvent douteuse. Si, être inspecteur pédagogique ne relevait pas comme partout ailleurs des caprices des princes régnants mais couronnait une longue carrière d'enseignant, il y a fort à parier que les problèmes se poseraient autrement. Or depuis le départ des vieux routiers de la coloniale, on connaît au Cameroun des inspecteurs généraux de pédagogie qui, au moment de leur nomination, ne pouvaient pas se prévaloir d'une année pleine et entière d'exercice de la profession d'enseignant. Et comme la liste des manuels scolaires est dictée par le Ministère de l'Éducation sur les sages conseils des inspecteurs pédagogiques, qui dit mieux ? Les enjeux sont énormes, on le voit.

Il serait peut-être temps que le Ministère, comme autrefois, édicte un programme et se contente de recommander des manuels. A moins de mettre sur pied des équipes dûment rémunérées pour élaborer des manuels officiels dont les produits de vente iraient droit dans les caisses de l'État et non plus dans les poches des particuliers.

Bref, des spécialistes de tous bords pourraient produire plusieurs analyses concordantes sur les pertes en ressources et sur la mentalité ethno-bureaucratique qui bloquent l'évolution du Cameroun. Et tant que pareille situation perdure, on n'assistera qu'à une illusion de progrès; chaque individu ou chaque groupe d'individus bénéficiant, au gré des décrets, d'un brin de pouvoir s'en servant au mieux de ses intérêts ou de ceux de ses alliés objectifs. [PAGE 275]

Une fois de plus, espérons que la Haute Autorité de la Fonction Publique proposera une solution au mal ethno-bureaucratique qui nous mine. A condition, bien sûr, que la Haute Autorité ne soit pas elle-même une structure ethno-bureaucratique supplémentaire. A quoi servirait une Haute Autorité si, planification oblige, le pouvoir continue d'accentuer la tribalisation du pays en maintenant et en appliquant les lois d'inspiration tribale du régime précédent ? Au fait, à quand la nationalisation de l'état civil du Cameroun ? Pourquoi un enfant né à Douala de parents peuls n'est pas du littoral mais du Nord ? D'où vient la nécessité d'indiquer le lieu de naissance des parents sur l'état civil de l'enfant ? D'où vient que le lieu de naissance des parents soit toujours exigé dans les dossiers de concours et autres demandes de bourses ? On pensait que la division du pays en dix provinces était une simple mesure administrative. La vie quotidienne prouve malheureusement qu'il s'agissait, aujourd'hui comme hier, d'une mesure ethno-bureaucratique de plus.

Il n'empêche que la Haute Autorité, pour en revenir à elle, pourrait jouer un rôle fondamental si, une fois le paramètre ethnique supprimé, le pouvoir décidait de publier les vacances de postes dans la haute fonction publique de la même manière que le font les organismes internationaux (F.A.O., U.N.E.S.C.O., O.M.S., etc.). Les critères essentiels que retiennent ces organismes sont avant tout les qualifications et l'expérience professionnelle des postulants. Ainsi, pour un poste de direction ou de secrétaire général de tel ou tel organisme public ou para-public, on pourrait solliciter des candidatures en publiant une description des tâches et un profil du candidat recherché. De cette manière, nombre de hauts fonctionnaires cesseraient de jouer à la politique politicienne comme on les voit faire pour assumer pleinement leur fonction de technocrates au service d'un mieux-être de tous les Camerounais. On pourrait ainsi voir les enseignants les plus expérimentés des différents ordres d'enseignement, assumer les responsabilités administratives des institutions scolaires de la République. Et adieu aux critères inavouables !

Après un quart de siècle d'obscurantisme et de fascisme, après la courte euphorie suscitée par le 6 novembre 1982, après quatre ans de tâtonnements, de pilotage à vue et de bavures de toutes sortes, l'heure des mesures courageuses [PAGE 276] (restructuration totale de l'administration, liquidation des lois scélérates de l'ancien régime, etc.), a sonné. C'est le prix à payer pour mettre le Cameroun sur les rails vers le Grand Destin qu'on dit l'attendre.

B.M.M.


[1] Passe encore quand le(s) candidat(s) ainsi miraculés postulent l'entrée dans une école où l'on forme magistrats et d'inutiles administrateurs civils. Mais comment ferait-ils (Comment font-ils) pour combler leurs lacunes en biologie, en sciences physiques et autres afin de devenir des médecins ou des ingénieurs aussi compétents que leurs autres camarades dans ces différentes écoles de formation? C'est à croire qu'au Cameroun on forme des médecins à qui on ne confiera jamais de malades ou des ingénieurs qu'on n'affectera jamais à la construction de ponts.