© Peuples Noirs Peuples Africains no. 55/56/57/58 (1987) 261-269



LA CANDIDATURE DE L'O.C.L.D. AUX « ÉLECTIONS »
PRÉSIDENTIELLES ANTICIPÉES DE 1984

Abel Eyinga

Dans notre pays où tout est renversé et renversant, on accède d'abord au pouvoir, ensuite seulement on organise des « élections », et on crée un parti politique, autant que possible unique.

Comme Ahmadou Ahidjo en 1958, l'actuel chef d'État du Cameroun, M. Paul Biya, n'est pas arrivé au pouvoir par la volonté des Camerounais, c'est-à-dire à la suite d'une victoire électorale, mais en vertu d'une nomination. Celle faite par son patron bien-aimé, le président El Hadj Ahmadou Ahidjo, alors « Leader charismatique, providentiel et infaillible... ».

Voilà le contexte dans lequel il convient de placer les « élections » présidentielles anticipées du 14 janvier 1984, et la candidature de l'O.C.L.D. (Organisation Camerounaise de Lutte pour la Démocratie).

I. UNE CONSULTATION INOPPORTUNE, DICTÉE PAR DES CALCULS PERSONNELS

A quelle urgence, à quelle nécessité nationale répondait l'« élection » présidentielle anticipée de 1984 ? A quel problème d'intérêt général cette consultation, organisée sur le modèle des tricheries auxquelles Ahmadou Ahidjo avait réduit l'élection chez nous, a-t-elle constitué une réponse ?

A ces questions, les événements postérieurs à la farce électorale de janvier 84 ont été la réponse la plus éloquente, à commencer par le putsch sanglant du 6 avril 1984.

Aux termes de la réforme constitutionnelle du 9 juin 1979, l'élection présidentielle devait avoir lieu en 1985, Ahidjo ayant été « élu » en 1980, son successeur, Paul Biya, disposait ainsi de trois longues années pour procéder aux réformes politiques, électorales et autres, qui auraient donné à la consultation de 1985, le caractère d'une élection démocratique.

Ce sont ces réformes, destinées à défaire l'écheveau d'archaïsme tissé par Ahidjo, qu'attendait la grande majorité des Camerounais de tous bords. Leur réalisation aurait non seulement rendu au peuple sa souveraineté confisquée, mais aussi donné à Paul Biya la stature d'un leader national et la dimension d'un homme d'État.

Au lieu de cela, Biya a transporté à la tête de l'État tous ses vieux réflexes de garçon de courses d'Ahidjo qu'il fut pendant dix-huit ans. [PAGE 262] Tout l'arsenal de lois antidémocratiques et contraires à la constitution, toutes les pratiques attentatoires aux libertés sécrétées par l'état d'exception permanent, toutes les confusions entretenues à la tête de l'Etat du fait de l'institution illégale d'un parti gouvernemental unique, tout cela, Paul Biya le reconduisit et le prit à son compte. Y compris le parti moribond de l'UNC qui, sans le coup de fouet qu'il lui donna en septembre 1983 (et qui se révéla n'être qu'un coup d'épée dans l'eau puisqu'il se résigna, peu après, à un changement de sigle), se serait éteint de lui-même, au grand soulagement des forces de progrès de notre pays...

Il est bien évident que, si Ahmadou Ahidjo ne s'était pas laissé aller aux maladresses que l'on sait, il serait encore aujourd'hui président de l'UNC, et partant le véritable patron de l'État néocolonial, après l'Élysée.

Les contradictions apparues entre les deux hommes, et les deux clans qu'ils représentaient, se situaient exclusivement dans le cadre de leur parti commun, l'UNC. Elles n'avaient pas d'existence légale, constitutionnelle, notre pays ne vivant pas sous le système absurde du « parti-État », ou « parti-nation ». Ces contradictions, et les querelles personnelles qu'elles ont engendrées, n'intéressaient et ne concernaient donc que les seuls membres de l'UNC, c'est-à-dire le tiers (1/3) à peine des dix millions de Camerounais.

Mais la pratique institutionnelle imposée par Ahidjo et son équipe, en violation de la constitution, avait accrédité l'idée d'un parti unique, érigé en « Grand Parti National ». Venant du chef de l'État, cette violation caractérisée des institutions nationales constitue un cas de haute trahison, passible de la Haute Cour. Mais le Cameroun d'aujourd'hui n'est malheureusement pas un État de droit...

Étant devenu chef de l'État en vertu de la constitution, laquelle ignore le parti unique d'État, Paul Biya avait, dès le 6 novembre 1982, la plénitude des attributions attachées à sa nouvelle fonction. Quelqu'un d'autre que lui, qui n'aurait pas vécu sous la botte d'Ahidjo pendant près de deux décennies, se serait comporté en chef d'État à part entière aussitôt terminée la cérémonie de prestation de serment. De la sorte, la fausse querelle avec Ahidjo au sujet de la prééminence à la tête de l'État, n'aurait pas seulement eu un commencement d'existence. Les complots de 1983 et le putsch de 1984 non plus. Quelle économie de désordres et de vies humaines pour notre pays !

Par incapacité, et par manque de courage devant celui qu'il considérait toujours comme son maître, Paul Biya a choisi de résoudre ses problèmes personnels avec Ahidjo en en appelant au peuple. Un chef qui se comporte de cette façon s'aliène le respect et la considération qu'il était en droit d'attendre de ses concitoyens. Mais la question n'est-elle pas précisément, pour le régime néocolonial actuel, d'empêcher l'émergence des vrais chefs au sens traditionnel (africain) et moderne du terme ? Lorsque l'accession au pouvoir devient la récompense d'une fidélité personnelle, et non le couronnement d'une confiance populaire méritée, la question retrouve toute son actualité. [PAGE 263]

L'appel au peuple d'un courtisan devenu roi peut difficilement obéir à des critères ne s'inspirant pas des idées et des pratiques du maître. En tout cas, l'« élection » présidentielle anticipée de 1984 s'est conformée, sur tous les plans, aux farces électorales du temps d'Ahmadou Ahidjo, la loi électorale en faisant foi.

II. UNE LOI ÉLECTORALE D'EXCLUSION

Qui la loi électorale excluait-elle de la compétition, et pourquoi ?

1o Les Camerounais ne parlant pas des langues étrangères, en l'occurrence l'anglais et le français. Cela représente, à peu près 80 % de notre population totale. Ainsi, plus de 8 millions de Camerounais, sur les 10 millions que nous étions en 1984, se trouvaient frappés d'inéligibilité simplement parce qu'ils ne s'expriment que dans nos langues nationales. Dans les pays où les gouvernements poursuivent une politique d'intérêt national, les langues nationales ont la priorité sur les langues étrangères. Mais chez nous où le néocolonialisme s'oppose à l'émergence d'une conscience nationale camerounaise, nos langues nationales, élément fondamental de notre identité culturelle, sont pénalisées au profit des langues étrangères...

2o Les Camerounais ne pouvant verser un impôt électoral (caution) de 100 000 F CFA. Cela représente aussi beaucoup de monde, et en tout cas tous les paysans-villageois dont le revenu annuel oscille entre 5 000 et 50 000 F CFA.

3o Les Camerounais non affiliés au parti unique d'État : l'U.N.C. En gros les deux tiers (2/3) de notre population totale. Les effectifs gonflés de I'UNC (et de ses différents organes annexes) publiés lors du dernier congrès de ce parti montraient, en effet, qu'un tiers (1/3) seulement de Camerounais possédaient une carte de cette organisation. Nulle part dans la constitution il n'est dit que l'exercice des droits des citoyens est subordonné à l'appartenance à un parti politique, et encore moins à un parti unique anticonstitutionnel.

4o Les Camerounais ne pouvant « justifier d'une résidence continue dans le territoire d'au moins cinq années consécutives à la date du scrutin ». Cela veut dire, en clair, tous nos compatriotes résidant à l'étranger. Ceux-ci se trouvent ainsi réduits, par la loi, à la catégorie de citoyens de second ordre, auxquels l'exercice d'un droit fondamental est refusé, par le simple fait qu'ils résident, ou ont résidé momentanément à l'étranger. La constitution ne prévoit rien de ce genre.

5o Les Camerounais ne pouvant réunir, en leur faveur, 500 signatures (recommandations) de notables du parti unique d'État, à raison de 50 signatures par province. A l'exception de M. Paul Biya, déjà au pouvoir, aucun autre Camerounais, aussi bien de l'intérieur que de l'étranger, n'était en mesure de remplir cette condition au mois de septembre 1983. Et c'est bien pour cela que M. Paul Biya, auteur de la loi électorale, y a ajouté cette condition, exigée pour la première fois des candidats à une élection dans notre pays.

A chacun de tirer les enseignements de ces exclusions ordonnées par [PAGE 264] le chef de l'État, sous la forme d'une loi; exclusions contraires à la constitution. Contraires aussi à la démocratie pluraliste – par définition compétitive – instituée par la loi fondamentale.

C'est sur cette dernière que s'est fondée l'OCLD pour, malgré tout, présenter un candidat

III. LA CANDIDATURE DE L'O.C.L.D.

Comme son nom l'indique, l'Organisation Camerounaise de Lutte pour la Démocratie (OCLD) est un mouvement patriotique et progressiste, né dans le cadre de la constitution. On sait que celle-ci prévoit, pour notre pays, une démocratie pluraliste dans le cadre de laquelle « les partis et organisations politiques concourent à l'expression du suffrage ». Le but poursuivi par l'OCLD est l'application effective de la démocratie pluraliste dans notre pays, seul moyen de nature à permettre aux Camerounais, sans recours à la violence, de redevenir les véritables acteurs de leur histoire et de leur développement.

Pour parvenir à ce but, l'OCLD ne s'interdit aucun moyen susceptible de hâter la fin du néocolonialisme, obstacle majeur qui se dresse aujourd'hui sur la route du changement et du progrès. Cette stratégie multidimensionnelle explique la candidature de l'OCLD aux « élections » présidentielles anticipées de 1984. Candidature s'inscrivant elle-même parmi les nombreuses autres manifestations marquant la « Campagne pour une ouverture démocratique » lancée le 17 septembre 1983, à l'occasion d'un grand meeting.

a) Campagne pour l'ouverture démocratique

L'OCLD l'a lancée à la faveur d'une-grande conférence, organisée par ses soins, le 17 septembre 1983. Le « Département Information » du Mouvement en a publié le texte intégral sous la forme d'un dépliant, encore disponible au siège de l'Organisation.

La campagne a continué avec d'autres manifestations publiques, dont celles-ci : 1o Dîner-débat du 29 décembre 1983, centré sur la loi électorale. Il s'agit de la « loi du 7 décembre 1973 » d'Ahidjo, « relative aux conditions d'élection et de suppléance à la présidence de la République », dont Paul Biya venait de modifier les articles 3 et 4. Un exemple, entre autres, de la parfaite complémentarité des deux hommes, plus exactement du maître et de ses héritiers; 2o Conférence donnée par le porte-parole de l'OCLD à Lyon le 4 février 1984; 3o Dîner-débat du 14 février 1984 centré sur la nécessité et l'urgence de la convocation d'une Assemblée nationale constituante; 4o Interview du porte-parole de l'OCLD à une radio libre, le 16 avril 1984; 5o Meeting du 11 mai 1984, organisé en collaboration avec d'autres associations patriotiques. Ce meeting a été suivi de la publication de deux documents : une lettre à l'opinion nationale camerounaise, et une autre lettre à l'opinion française et européenne; 6o Le débat contradictoire du 11 août [PAGE 265] 1984, au cours duquel deux volontaires ont exposé, l'un la thèse favorable au parti unique dans notre pays, l'autre la thèse contraire. L'assistance a rendu le verdict suivant à la fin : 77 % de participants défavorables au parti unique dans notre pays, 18 % d'abstentions, et 5 % de participants favorables au parti unique. Il est intéressant de signaler que plusieurs membres du parti gouvernemental unique assistaient à ce débat et ont pris part au vote. La même expérience a été renouvelée à Lyon et a donné des résultats encore plus édifiants : aucun vote favorable au parti unique, en dépit de la présence dans la salle des responsables de la section de Lyon de l'UNC; en revanche 85 % de participants se sont déclarés hostiles au parti unique. Et si un tel procédé avait lieu un jour chez nous ? On n'a, en effet, jamais demandé aux Camerounais ce qu'ils pensent du parti unique, la nouvelle camisole de force confectionnée par les architectes de l'indépendance dans le néocolonialisme.

b) Lancement de la candidature

La présentation du candidat de l'OCLD à l'« élection » présidentielle anticipée de 1984 a eu lieu au cours d'un meeting organisé à cet effet par la section de France du Mouvement, et sous la présidence effective du principal responsable de cette section.

A l'assistance composée essentiellement de Camerounais résidant dans la région parisienne, se mêlaient des compatriotes de l'intérieur venus en France pour des raisons diverses. Et parmi ces derniers, des fonctionnaires en mission.

Le candidat de l'OCLD a centré la première partie de son discours sur ce qu'il a appelé « le problème de l'élection dans notre pays ». Reproduisons-en quelques extraits significatifs :

– Sous le régime colonial direct, les patriotes camerounais, partisans de l'indépendance de notre pays et de ce fait combattus par l'occupant étranger, avaient néanmoins la possibilité de se porter candidats aux élections. Nombre d'entre eux, dont Ruben Um Nyobé, ont effectivement utilisé cette possibilité. En se présentant, ils ne se faisaient certes pas la moindre illusion quant aux chances qu'ils avaient d'être proclamés élus et d'entrer dans les assemblées locales étroitement contrôlées par le gouverneur. Mais ils profitaient de la période – relativement plus libre – de la campagne électorale pour intensifier la diffusion des mots d'ordre du combat pour l'autodétermination...

Aujourd'hui, sous le régime de l'indépendance où tous les Camerounais devraient jouir de davantage de liberté et de considération, la liberté de candidature a pratiquement fait long feu. Le gouvernement néocolonial l'a complètement supprimée entre 1962 et 1984. Ce qui était possible sous le régime colonial direct ne l'est plus sous le Cameroun néocolonisé de 1984 ! Ce n'est un secret pour personne qu'aujourd'hui, dans notre pays, aucun patriote ne peut se porter candidat à une élection, l'action prioritaire du gouvernement consistant à faire échec à toute [PAGE 266] éventualité de cette nature, qu'il présente tantôt comme un danger, tantôt comme un acte de subversion, tantôt enfin comme une atteinte intolérable aux institutions, lesquelles ne peuvent donc s'accommoder que de ce qui est néocolonial. Il s'abrite derrière une législation anticonstitutionnelle, dont la loi électorale Ahidjo-Biya apparaît comme un modèle du genre...

A la veille de l'indépendance, nous nous trouvions, en matière d'élection démocratique, à une ou deux rangées des premiers de la classe dans ce domaine. Une fois l'indépendance proclamée, le gouvernement camerounais nous a ramenés de force au niveau du plus mauvais élève – le dernier de la classe. Les mœurs et les pratiques électorales d'aujourd'hui donnent la mesure des bonds en arrière que le Cameroun a accomplis depuis le 1er janvier 1960...

La seconde partie du discours s'est limitée à la présentation du programme électoral du candidat de l'OCLD.

L'ensemble du discours a donné lieu à un large débat, et beaucoup de questions posées à l'orateur témoignaient de l'intérêt suscité par l'initiative originale de l'OCLD. Tout s'est terminé aux accents du « Chant de ralliement », notre hymne national. Restait à connaître l'accueil réservé à la candidature de l'OCLD par les dirigeants de Yaoundé.

c) Les autorités néocoloniales et la candidature de l'OCLD

La législation électorale en vigueur, œuvre du régime Ahidjo-Biya, prévoit expressément qu'au moment du dépôt (en main propre) d'une candidature, l'organe chargé de son enregistrement délivre instantanément un récépissé provisoire au déposant, c'est-à-dire au candidat, ou à son représentant. Pour les candidatures adressées par lettre recommandée, il est prévu que l'accusé de réception (retourné à l'expéditeur) tient lieu de récépissé provisoire. C'est dire que l'organe chargé de l'enregistrement des candidatures est tenu de retourner sans délai ledit accusé de réception à l'expéditeur du courrier, afin que celui-ci puisse accomplir à temps les autres formalités que la loi met à sa charge, comme par exemple le versement de la caution de 100 000 F CFA. Ce versement ne peut se faire valablement que sur présentation du récépissé provisoire, ou de toute autre pièce en tenant lieu. Un membre de l'OCLD se tenait prêt, à Yaoundé, pour l'accomplissement de cette dernière formalité.

La Cour Suprême, à laquelle l'OCLD a adressé son dossier de candidature par lettre recommandée avec accusé de réception, au mois de décembre, dans les délais requis, a délibérément fait le mort. Elle est restée muette et inerte pendant trois mois. Et c'est seulement au mois de mars 1984, c'est-à-dire bien après la proclamation des résultats des « élections », qu'elle s'est décidée à retourner l'accusé de réception à l'OCLD. Celle-ci en est entrée en possession au mois de mars 1984. La violation de la loi est ici manifeste. Une forfaiture préméditée. Avec ou sans la complicité du pouvoir ?

Certains des fonctionnaires présents au meeting de lancement de la [PAGE 267] candidature de l'OCLD à Paris ont été surpris d'entendre M. Paul Biya et ses partisans répéter hypocritement, tout au long de ce qu'ils appelaient « la campagne électorale », qu'ils regrettaient que d'autres candidats ne se soient pas manifestés. Ces fonctionnaires se sont inquiétés et ont cherché à savoir. Voici l'information qu'ils ont fait parvenir à l'OCLD :

Votre candidature est bien parvenue à temps à la Cour Suprême. Celle-ci en a aussitôt informé le Palais, qui a donné l'ordre de n'en pas parler et de n'y donner aucune suite...

IV. DÉNONCER ET REFUSER L'ARCHAÏSME NÉOCOLONIAL

La réaction de l'OCLD devant ce comportement inadmissible des autorités a revêtu un double aspect :

a) Protestation auprès de la Cour Suprême

L'OCLD ne pouvait faire moins que de dire, haut et fort, son indignation. Et c'est à l'organe chargé de l'enregistrement des candidatures qu'elle l'a exprimée, par priorité, avant de dénoncer publiquement la forfaiture.

b) Mise en cause de la constitutionnalité de la loi électorale

Notre constitution a créé une haute juridiction chargée de vérifier la conformité des lois à la loi fondamentale (constitution). C'est la Cour Suprême. Il se trouve que depuis sa création en 1961, cette haute juridiction n'a encore rendu aucun jugement dans ce domaine. Pourtant, des Camerounais de tous bords lui ont adressé des recours qui, tous, ont été rejetés. Voici ce que la Cour Suprême nous a dit elle-même à ce sujet, en 1984 :

... Seuls le Président de la République et le Président de l'Assemblée Nationale peuvent saisir la Cour Suprême de la constitutionnalité soit d'une loi, soit de proposition de loi ou amendement.

A ma connaissance et à ce jour, cette prérogative constitutionnelle n'a pas été utilisée par ces plus hautes autorités de l'État. Par contre, certains justiciables ont tenté de saisir la Cour Suprême dans ce sens, mais se sont vus éconduits au prime abord, compte tenu de leur manque de qualité pour agir...

Cela revient à dire, en terme clair, que dans notre pays, le chef de l'État, de qui émanent toutes les lois, est seul qualifié pour saisir la Cour Suprême pour non conformité d'une loi à la constitution. On ne peut imaginer situation plus archaïque. La compétence du Président de l'Assemblée nationale dans ce domaine, et à laquelle la Cour Suprême fait allusion dans sa note, demeure tout à fait illusoire, car elle se ramène au seul cas où un conflit d'appréciation surgirait entre lui et le chef de l'État. Un tel conflit en inconcevable, inimaginable, dans [PAGE 268] l'ordonnancement néocolonial actuel des pouvoirs. Et si par extraordinaire un tel conflit apparaissait, le Président de l'Assemblée serait congédié avant qu'il n'envisage de saisir la Cour Suprême, en supposant qu'une telle idée ait pu germer dans sa tête.

M. Salomon Tandeng Muna a d'ailleurs eu l'amabilité de nous préciser le champ de compétence du Président de l'Assemblée dans le domaine qui nous occupe :

Le Président de l'Assemblée nationale ne peur saisir la Cour Suprême qu'en cas de litige avec le Président de la République sur la recevabilité d'un projet ou d'une proposition de loi.

Ainsi, la constitution se donne la peine de créer l'organe qu'il faut, mais en pratique on s'arrange pour qu'il ne fonctionne pas, et surtout que les citoyens ne puissent pas l'utiliser.

Pour sortir de cette impasse, l'OCLD a adressé son recours au chef de l'État, le priant de bien vouloir l'endosser (le prendre à son compte) afin d'en saisir la Cour Suprême. L'accusé de réception accompagnant ce courrier recommandé a été retourné à l'OCLD trois semaines plus tard; ce qui prouve que la correspondance est bien parvenue à son destinataire. Depuis lors (1984), plus rien. Le chef de l'État ne s'est même pas donné la peine d'accuser réception, par écrit, du courrier reçu. Et pourquoi, dans la logique du régime néocolonial, un si haut personnage s'abaisserait-il à répondre à une chose aussi insignifiante que de simples citoyens, auxquels il ne doit rien, et dont le rôle consiste non pas à lui poser des questions, mais à produire des motions de soutien.

Aucune suite n'a donc été donnée, depuis quatre ans, à notre recours. Si le Cameroun avait été un État de droit, un État démocratique fonctionnant sous le leadership d'un chef sorti du peuple et effectivement responsable devant le peuple parce que lui devant tout...

V. POUR UN LEADERSHIP NATIONAL

La démocratie pluraliste instituée par la constitution ne peut fonctionner qu'à deux conditions : d'une part que la compétition joue, d'autre part que le peuple (corps électoral) soit le souverain et unique arbitre du grand match démocratique.

Autrement dit : tous les partis, toutes les personnalités qui s'estiment capables de prendre la direction du pays doivent, sur la base de la plus stricte égalité, présenter aux populations leurs programmes, leurs idées, leurs prétentions. Et au cours d'une période privilégiée qui s'appelle campagne électorale, les citoyens apprécient les uns et les autres, les jaugent, mesurent leurs qualités personnelles, etc. Il n'existe pas d'école de chefs d'État; mais il y a un examen, un concours à passer pour accéder à cette fonction. C'est l'élection (compétition). Celle-ci n'en est plus une si un candidat interdit aux autres de concourir. Imagine-t-on un concours dans lequel un candidat interdirait aux autres de composer et contraindrait le jury à lui décerner la note maximum, 99,9 % ? [PAGE 269]

Le leadership national est l'autorité acquise par un chef désigné dans les conditions de régularité et d'honnêteté que l'élection-compétition peut seule garantir. Cette autorité lui confère un pouvoir paisible, créatif, incontestable et sûr de lui-même. Seul un tel pouvoir peut, aujourd'hui, aider à bien poser les problèmes cruciaux que connaît notre communauté, et s'employer effectivement à leur trouver des solutions appropriées. Au lieu qu'un pouvoir attribué dans les conditions contestables et malsaines que chacun sait, se préoccupe d'abord de sa propre existence, de sa propre survie. D'où la multiplication effrénée des services de sécurité, c'est-à-dire de contrôle et de surveillance des citoyens. Car, dans un régime néocolonial, ce n'est pas de la sécurité du pays que s'occupent les forces dites de sécurité, mais de celle du petit groupe d'hommes et de femmes qui, à un moment donné, se trouve à la tête du pays sous la protection de l'armée et des polices, et non par la volonté librement exprimée des citoyens. Or, cette sécurité-là appelle et organise l'insécurité du citoyen, comme le montrent les nombreuses arrestations et détentions d'innocents intervenues tout au long de cette année (1987).

Autant il est incapable de résoudre les vrais problèmes – et chacun peut constater qu'aucun de nos vrais problèmes nationaux, dans aucun domaine, n'a connu un commencement de solution depuis l'indépendance; tous, au contraire, s'aggravent aujourd'hui – autant le pouvoir néocolonial s'oppose avec hargne à l'émergence d'un leadership national. Or, c'est dans ce leadership-là que se trouve le salut de notre pays.

Abel Eyinga