© Peuples Noirs Peuples Africains no. 55/56/57/58 (1987) 198-219
Mongo Beti et N'Deh N'Tumaza Mongo Beti N'Deh, voilà. Le Cameroun n'avait jamais connu une situation comme celle-ci. Jusque-là, avec Ahidjo, c'était l'autoritarisme, le triomphe de la dictature et du parti unique, tout réussissait au dictateur, apparemment. Avec Biya, l'image de la dictature s'est dégradée en quelques mois, disons. Nous sommes là devant une faillite totale. Je voudrais que tu commences par nous dire ce que tu penses à propos de quelques aspects de cette faillite. Par exemple, nous sommes en présence d'une faillite financière et économique incroyable. En quelques mois, nous avons appris que la situation économique du Cameroun était difficile, puis que Biya n'avait plus un sou en caisse, que, au lieu de huit cent milliards de francs CFA précédemment, je crois, le nouveau budget ne s'élevait plus qu'à six cents ou six cent cinquante milliards; c'est un petit peu comme si on divisait du jour au lendemain les ressources d'un ménage par trois. C'est extraordinaire, c'est terrible. Et encore il paraît que cette prévision de six cents ou six cent cinquante milliards inclut l'hypothèse d'un prêt, qu'on n'est pas sûr d'obtenir, mais enfin qui serait consenti par les Américains, ou par les Français ou par les Sud-Africains, est-ce que je sais ? Bon, alors, que signifie cette soudaine faillite financière et économique ? Quelle en est l'ampleur, selon toi, au point de vue politique, psychologique, il faut aborder tous les problèmes... N'Deh N'Tumaza La crise économique n'arrive pas tout à coup; la crise économique, c'est la conséquence de l'accumulation de fautes de gestion de l'économie du pays. Il faut voir ce que Biya a commencé à faire dès qu'il est arrivé au pouvoir. Quand Biya est arrivé au pouvoir, il y avait le pétrole vendu aux Américains; ce pétrole, c'était deux cent quarante-sept milliards de francs CFA; or dans les comptes du Cameroun, Biya avait écrit que les Américains ont payé seulement cent cinquante cinq milliards. L'ambassade américaine à Yaoundé a été obligée de faire une rectification, disant que les Américains, en achetant le pétrole, avaient payé deux cent quarante sept milliards de francs CFA. Donc, là on voit que quatre-vingt-douze [PAGE 199] milliards de francs CFA n'étaient pas apparus dans les comptes. Jusqu'ici on ignore où est passée cette somme de quatre-vingt-douze milliards de francs CFA. Cela veut dire que cet argent doit être dans les comptes de quelqu'un hors du Cameroun. Deuxièmement, depuis l'arrivée de Biya au pouvoir, on voit que les anciens ministres d'Ahidjo, surtout des gens du Nord, ont été bombardés à des postes importants, comme directeur de ceci ou de cela. On leur paie des sommes énormes. Et il faut bien reconnaître que, selon leurs penchants bien connus, ces gens-là ne gardent pas leur argent dans le pays. Cet argent est placé dans des banques à l'extérieur. Depuis son arrivée au pouvoir, Biya a étendu les services de sécurité. Il y a les services de sécurité assurés par des Camerounais. Il y a aussi les services de sécurité assurés par les Israéliens. Il y a aussi les services de sécurité assurés par d'autres Blancs; ainsi, il faut se rappeler un voyage que Biya a fait en France, il vivait dans un hôtel : en quelques jours des milliards y sont passés. Puis, il y a les ministres qui se déplacent partout dans le monde, et ces déplacements coûtent des millions. Et ces ministres, quand ils voyagent, qu'est-ce qu'ils font ? Ils mettent aussi de l'argent dans les comptes à l'extérieur. Et les fonctionnaires, sur place, comme ils ne sont pas sûrs de l'avenir du pays, ils ne gardent pas leur argent à l'intérieur du pays; ils le mettent eux aussi à l'extérieur, voyant que le chef de l'État lui-même ne garde pas son argent à l'intérieur du pays, mais à l'extérieur, et se disant que s'ils veulent garantir leur avenir, il faut qu'ils mettent aussi leur argent à l'extérieur. Les ministres qui reçoivent de gros salaires ou des gratifications, au lieu de construire une maison dans le pays, préfèrent la construire à l'extérieur, acheter des villas des appartements en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, partout dans le monde. Cameroon-Tribune lui-même a reconnu l'existence de ce phénomène. Or on n'a jamais vu que Mitterrand, Chirac, Reagan faisaient construire des maisons dans des pays autres que le leur. Au Cameroun, c'est quelque chose que l'on considère comme tout à fait normal. Il y a aussi les détournements de fonds. Quand le ministre ou bien le directeur, Biya lui-même l'a avoué dans son interview, quand n'importe qui détourne de l'argent, on ne le traduit pas devant le tribunal pour lui faire rendre gorge; alors qu'est-ce que Biya fait ? Il les [PAGE 200] met ailleurs, dans un autre poste, où ils continuent à bouffer l'argent, à faire de nouveaux détournements... Mongo Beti C'est effarant ! En somme, une prime à la prévarication ! N. N'Tumaza Oui, le Cameroun est un pays où les gens qui volent l'argent de l'État, qui détournent l'argent des contribuables, on ne les punit pas, on ne les blâme même pas; au contraire, on les encourage à le faire. M. B. Donc, selon toi, la faillite financière est la conséquence de la mauvaise gestion du régime de Biya. Disons les choses comme elles doivent être dites, d'autant plus que le régime trompe les populations en disant : la crise est partout, ce que nous vivons, c'est ce que connaissent les autres pays. Non, je crois qu'il faut dire que les Camerounais ne vivent pas la crise, car si le pays avait été bien géré, la crise n'aurait pas cette ampleur effarante au Cameroun. Il s'agit d'une faillite flagrante, qui est la conséquence d'une gestion exécrable. N. N. Oui, c'est la mauvaise gestion qui a conduit le pays là où il se trouve aujourd'hui, c'est-à-dire dans le gouffre, au fond du gouffre. Parce que quand Biya dit qu'il est obligé de réduire à six cent cinquante milliards le budget de 1987, il oublie d'expliquer comment on est arrivé à ce chiffre. Biya a simplement avancé ce chiffre de six cent cinquante milliards. Est-ce que ce chiffre représente les impôts ? Et de quels impôts s'agirait-il ? Est-ce que c'est un prêt ? Aucune explication, absolument rien. Et d'ailleurs qu'est-ce qu'on va faire avec ces six cent cinquante milliards ? En fait on va dépenser quatre cents milliards rien que pour l'État, pour l'appareil de l'État. Quatre cents milliards !... Et ces quatre cents milliards, c'est pour quoi faire ? Pour payer l'armée, pour payer les organismes paramilitaires, pour financer la Brigade Mixte Mobile. En un mot, pour financer l'oppression et la répression. Quatre cents milliards sur six cent cinquante uniquement pour financer la répression ! M. B. Oui, mais justement, camarade N'Tumaza, nous disions tout à l'heure que c'est la mauvaise gestion [PAGE 201] qui a conduit le pays à la faillite actuelle. La question peut se poser maintenant de savoir si le régime est capable d'une bonne gestion. Est-il possible qu'un régime instauré par l'intervention d'une puissance étrangère, que ce régime installé par Paris, il faut toujours le répéter, est-ce qu'un tel régime peut faire une gestion qui soit bonne pour les Camerounais ? Un régime imposé donc inadéquat N. N. Naturellement, ce régime en est incapable, car ce régime conçu à Paris et imposé aux Camerounais ne peut pas œuvrer au profit du peuple camerounais, puisque le peuple camerounais, au contraire du peuple français, n'a jamais pu élire librement son leader. Qui était Biya hier, par exemple, avant de devenir le chef de l'État du Cameroun ? C'était un haut fonctionnaire de Ahidjo. S'il a pu devenir Président, c'est parce qu'il a bien travaillé pour Ahidjo, qui avait lui-même bien travaillé pour la France. Donc Biya n'a pas de comptes à rendre aux Camerounais tout simplement parce qu'il n'a jamais été mandaté par les Camerounais. Voici maintenant quelque chose de bien stupide : Biya est venu au pouvoir en tant que président de l'U.N.C.[1], en tant que leader de l'U.N.C. Il organise un congrès à Bamenda; les gens y viennent en tant que membres de l'U.N.C. Puis, un beau matin au cours du congrès, Biya leur déclare : non, vous n'êtes plus membres de l'U.N.C., vous êtes maintenant membres du R.D.P.C. Alors, tu vois, Biya a dissous le parti même qui l'a porté au pouvoir, donc il n'a plus de raison d'être président parce que, s'il n'y avait pas eu l'U.N.C., Biya ne pourrait pas être là. Quand François Mitterrand est allé en visite au Cameroun, il s'est rendu jusqu'à Garoua pour dire à Ahidjo : cesse d'embêter Biya parce que, désormais, c'est Biya que la France soutient. Et Ahidjo a aussitôt compris que, comme il n'était plus soutenu par la France, il ne pouvait rien faire. C'est pour [PAGE 202] cette raison que Ahidjo a plié bagages pour aller vivre en France. C'est la preuve que Biya a été installé par la France pour travailler au profit de la France. C'est normal. Si quelqu'un te donne du travail, tu dois travailler pour lui et non pour d'autres. C'est pour cette raison que nous exigeons que la parole soit donnée au peuple camerounais. Et pour cela, il faut des institutions démocratiques. Pour cela, les partis politiques doivent exister, ces partis politiques doivent être concurrentiels; ils doivent présenter leurs programmes politiques, leurs programmes économiques, dire quelle sera leur politique étrangère, etc. Et si ces propositions plaisent au peuple, le peuple va mandater ce parti pour les réaliser; et si le parti n'y parvient pas, le peuple doit avoir les moyens de le renvoyer. M. B. Voilà, camarade, qui nous permet de passer au thème suivant, à la faillite politique de l'expérience Biya. Biya était arrivé en proclamant : je vais démocratiser (sous-entendu : le régime précédent était une dictature affreuse, ce que nous avons toujours dit quant à nous, progressistes), plus besoin d'aller à l'étranger pour faire entendre, sa voix, plus besoin d'aller au maquis, etc., etc.; or depuis cinq ans que Biya est là, nous n'avons rien vu en fait de démocratisation hormis quelques pantalonnades prétendument électorales. La police censure toujours les livres; quant aux journaux, n'en parlons pas; comme sous Ahidjo, celui qui publie un tract encourt une lourde peine de prison. Toute décision de quelque importance remonte toujours à Biya ou à ses conseillers qui, en outre, désignent tous les responsables. Au lieu de la démocratisation, que voyons-nous au contraire en ce moment ? Nous assistons à une formidable campagne de haine contre nos compatriotes bamilékés, contre un groupe de compatriotes qui n'ont commis aucune faute sinon qu'ils sont dynamiques, qu'ils sont efficaces, qu'ils sont plus travailleurs que les autres, ce qui n'est pas un crime jusqu'à nouvel ordre. Alors je voudrais bien savoir ce que tu penses de cette campagne, de cette énième offensive de haine contre les Bamilékés. Est-ce que c'est une manœuvre de diversion pour faire oublier aux Camerounais leurs malheurs politiques et économiques ? Ou bien est-ce qu'il s'agit peut-être, de préparer les esprits à quelque chose comme un nouveau bain de sang pour les Bamilékés, à un nouveau génocide, car on a déjà tenté un premier génocide contre les [PAGE 203] Bamilékés au début des années soixante, avec toute sorte de prétextes, communisme, terrorisme, ou je ne sais quoi. Voilà la question que je voulais te poser. N. N. Je viens de dire qu'il n'y a pas une politique de Biya, la politique de Biya, c'est la politique de la France. La haine contre les Bamilékés est quelque chose qui était là avant 1955, c'est-à-dire avant la destruction de l'U.P.C., avant l'écrasement des Camerounais qui menaient la lutte pour l'indépendance. Je veux dire que cette politique de haine contre les Bamilékés, c'est la continuation de la politique des Français contre les Bamilékés. Et, en particulier de feu Louis-Paul Aujoulat qui avait à la lettre déclaré la guerre aux Bamilékés. Pourquoi ? Parce que les Français savent bien que, dans le domaine économique, les seuls à pouvoir les concurrencer, ce sont les Bamilékés. Et pour n'avoir pas face à eux des Camerounais capables de les concurrencer, les Français s'ingénient à obtenir que les Bamilékés soient exterminés. Ils font tout pour que les Bamilékés n'existent pas en tant qu'ethnie, en tant que groupe de Camerounais capables de leur faire concurrence. C'est vrai, comme tu viens de dire, que cette campagne de haine est le seul prétexte d'une éventuelle intervention des militaires français qui sont encore au Cameroun. Je m'explique : les gens croient que l'armée camerounaise est indépendante par rapport à l'armée française. L'armée camerounaise, ce n'est pas forcément l'armée du Cameroun. Du fait des accords militaires franco-camerounais, et du fait que cette armée a été formée et façonnée par la France, des gens comme Semengué sont des gens qui ont lutté contre l'U.P.C., un mouvement patriotique; s'ils sont devenus des généraux aujourd'hui, les seules guerres qu'ils aient jamais faites, ce sont les campagnes contre les patriotes de l'U.P.C. Ce que je veux dire, c'est que les autres Camerounais doivent bien comprendre que, s'ils appuient la politique de Biya contre les Bamilékés, demain ce sera aussi leur tour. La politique de Biya est d'ailleurs déjà orientée en même temps contre les gens du nord. Non pas parce que ces gens du nord ont commis un crime, mais tout simplement parce que Ahidjo qui était leur protecteur naturel n'est plus là. Des groupes ou des ethnies qui soutiendraient aujourd'hui la politique de Biya doivent donc savoir que, demain, ce serait aussi leur tour. [PAGE 204] M. B. Oui, mais je crois qu'il faut bien préciser que, quand on accuse Biya d'attiser cette haine contre les Bamilékés, ce n'est pas une accusation en l'air. Il faut bien voir quel a été le point de départ scandaleux de cette campagne : c'est un certain Mono Ndjana, Professeur de philosophie à l'Université de Yaoundé, proche collaborateur de Paul Biya (en fait son encenseur attitré et aussi son logographe), qui, au cours d'un débat public, et sans autre argument que la mention d'ouvrages dont les auteurs protestaient contre les persécutions qui n'ont cessé de frapper les Bamilékés, a accusé ces derniers d'ethnofascisme, par une sorte d'inversion perverse : par on ne sait quelle magie, les victimes étaient brusquement transformées en bourreaux. Cela rappelle les méthodes du fascisme. La campagne contre les Bamilékés devint fracassante ce jour-là, pour la première fois. D'autant que les intellectuels bamilékés qui ont protesté au cours de cet échange ont été arrêtés quelques semaines plus tard, sans aucune explication, dont notamment Ambroise Kom, professeur de littérature africaine. Et puis la campagne a été reprise quelques mois après par l'église catholique, ou du moins par une fraction de cette institution, avec l'encouragement d'une hiérarchie dont les patriotes camerounais connaissent les liens avec feu Louis-Paul Aujoulat, le grand ennemi des patriotes camerounais, ou plutôt avec ses héritiers. Ces gens-là ont publié des tracts d'une violence inouïe, il faut le dire. Redisons que les acteurs de cette deuxième phase, des prêtres bassas encouragés par la hiérarchie catholique, n'ont pas pu se lancer dans une telle aventure sans l'approbation au moins tacite de Paul Biya, le Cameroun étant ce qu'il est actuellement. Donc c'est vraiment le pouvoir politique qui attise cette campagne contre les Bamilékés[2]. Et c'est en effet dans le droit fil de la tradition aujoulatiste. [PAGE 205] N. N. Oui, c'est très clair que la campagne contre les Bamilékés, c'est une campagne du gouvernement. La preuve est que cette campagne se fait par le truchement de la religion catholique. Quand Biya est arrivé au pouvoir, on disait que, en tant que catholique, il allait tout faire pour assurer l'unité de l'église catholique. Or on voit là que même en tant que catholique, il n'a rien fait pour favoriser l'unité de l'église. Les catholiques qui ont écrit des tracts contre les Bamilékés ne représentent pas l'église catholique, ce sont des catholiques de l'ethnie bassa, ce sont des prêtres bassas. Il ne faudrait pas que les Camerounais y voient comme le signe d'une guerre que les Bassas voudraient mener contre les autres ethnies. Non, il faut y voir au contraire l'action d'une hiérarchie catholique liée à Paul Biya et ils veulent détruire les liens politiques qui ont toujours existé entre les Bassas et les Bamilékés. C'était précisément la stratégie de feu Louis-Paul Aujoulat dans les années 50. M. B. Oui, c'est ce que j'appelle l'héritage d'Aujoulat, c'est vraiment l'aujoulatisme : utiliser toutes les données pour diviser les Camerounais, les opposer les uns aux autres. Dans les fameux tracts des Prêtres bassas, les Bamilékés sont même accusés de représenter une menace de fascisme, ce qui sous-entend que le régime de Biya est un régime démocratique. En somme les Bamilékés et tous ceux qui réclament la démocratie, et en particulier les élections libres, seraient des fascistes. Ceux qui, au contraire, défendent la dictature, le pouvoir d'un seul, les élections truquées, la censure des livres, etc., seraient des démocrates. C'est une démarche idéologique typique de l'aujoulatisme. [PAGE 206] Tribalisme d'État N. N. Oui, c'est vrai, et cela va plus loin. Il ne faut pas oublier que ce ne sont pas seulement les Bamilékés qui ont été massacrés, les Bassas aussi ont été massacrés. C'est donc seulement un groupe de responsables bassas, liés à la hiérarchie catholique de Douala, qui s'allie avec Biya pour dresser les Bassas contre les Bamilékés, deux ethnies qui ont toujours travaillé ensemble. Biya en somme applique la politique de diviser pour régner. Donc ces Prêtres ne jouent pas le jeu de l'église, car l'église catholique ne connaît pas les tribus, devant Dieu nous sommes tous des êtres humains. Je n'ai jamais entendu dire que Dieu distingue entre telle ou telle tribu. Les gens qui nous ont apporté la religion chrétienne n'étaient pas des Camerounais. Ils sont venus avec leur religion, ils se sont installés, ils sont restés chez nous, et il y a des Camerounais qui se sont convertis et qui sont devenus des catholiques aujourd'hui. Ce qui est grave, c'est qu'un gouvernement qui se dit national encourage la haine en utilisant le prétexte de la religion. Pourquoi cela ? parce que la seule chose qui reste à Biya, c'est le tribalisme; on le voit bien avec son livre « Le libéralisme communautaire »; nous vivons à une époque où le capitalisme a pénétré profondément la mentalité camerounaise; cela fait déjà plus de cent ans que le capitalisme nous influence; avec Biya, les Camerounais en seraient donc toujours à un stade communautaire, c'est-à-dire tribal. C'est tout à fait faux. Biya joue avec les mots. Parfois il est poussé à dire des choses qu'il ne peut pas appliquer. Car si Biya parle des gens qui ont lutté pour l'indépendance, à qui pense-t-il ? Parmi les ethnies qui ont joué un rôle décisif pour l'indépendance, il y a justement les Bamilékés, ce sont aussi les Bassas et aussi les Boulous, car à Sangmelima les Boulous ont joué un grand rôle pour l'indépendance du Cameroun. Or il ne faut pas confondre Biya et sa petite clique, des gens qui travaillent pour l'étranger, avec les soi-disant Betis. Biya ne travaille pas pour les Betis, car il a son argent en France, il cache son argent à Genève, il cache son argent à l'étranger en général, alors comment les Betis en profiteraient-ils ? Les Betis vivent même dans des conditions pires qu'auparavant. Par exemple, qu'est-ce que la ville de Sangmelima ? Il n'y a rien dans la ville de Sangmelima. [PAGE 207] Rien n'a été fait pour la ville de Sangmelima. Donc les gens doivent savoir que c'est une clique imposée au Cameroun, une clique qui vole, qui opprime, qui sert d'alibi à la France pour exploiter le Cameroun jusqu'au point que, un jour... « La preuve, c'est qu'on a commencé maintenant à tuer les gens à Nyos[3]; on a émis l'hypothèse, pour expliquer ce phénomène, d'une expérimentation d'une bombe à neutrons; depuis un an qu'on en parle, Biya ne dit absolument rien, il ne répond pas aux accusations formulées par divers medias. Qu'est-ce que cela signifie ? Y a-t-il un projet visant à dépeupler une région du Cameroun pour y implanter une colonie blanche, pour remédier au chômage français ? Pourquoi les dix-huit scientifiques israéliens qui ont visité Nyos n'ont-ils encore publié aucun rapport ? Pourquoi ce silence ? Cinq mille Camerounais sont tout de même morts à Nyos, et ce jour-là Biya recevait les Israéliens en grande pompe, leur faisait fête, alors que les Camerounais étaient en deuil... M. B. Oui, camarade N'Tumaza, nous venons d'examiner la faillite politique du régime Biya. Il nous reste à nous pencher sur l'aspect faillite sociale, sur l'incapacité du régime Ahidjo-Biya, après trente ans d'existence, à dégager une véritable élite, je veux dire une classe sociale, une classe bourgeoise capable d'assumer ses responsabilités, de gérer le pays, capable d'une morale collective, capable d'une conscience nationale. On ne peut pas dire que la soi-disant bourgeoisie nationale camerounaise offre l'exemple; prenons le cas des avocats camerounais, nous en parlions tout à l'heure avant d'enregistrer : il paraît incroyable que, quand une situation de tension est créée par un citoyen, comme par exemple Gorji Dinka, qui a été arrêté et détenu pour avoir publié une protestation contre l'arbitraire du régime, il semble incroyable qu'il ne se [PAGE 208] soit trouvé aucun avocat camerounais, dans un pays qui n'en manque pas, pour oser défendre un confrère devant les tribunaux. Comment comprendre que tant d'hommes de loi se soient dérobés à un devoir aussi élémentaire ? Il faut préciser qu'il s'agit d'un ancien bâtonnier, d'un véritable patriote, d'un homme qui avait eu le courage de défendre Monseigneur Ndongmo au cours d'un procès historique. C'est ce que j'appelle la faillite de la société; c'est une société où les gens sont lâches, où les gens ont peur, où les gens se laissent facilement corrompre, etc., etc. Est-ce que c'est d'une telle société que nous rêvions quand nous militions pour l'indépendance ? N. N. Quand on parle d'indépendance, si les gens réclament l'indépendance, cela veut dire qu'ils n'ont pas la liberté, cela veut dire qu'ils sont dans une situation d'esclaves, et qu'ils veulent devenir des hommes; car l'homme colonisé, l'homme opprimé n'est pas un homme véritable, il est transformé en esclave, en un individu servile, qui n'a pas de droit. Avec l'indépendance, on veut qu'il devienne un homme complet, moralement, physiquement, mentalement, en un mot un homme digne de vivre dans son siècle, qui est le vingtième siècle. Or comment transformer un homme opprimé, un homme esclave en un homme, un vrai homme qui connaît ses droits ? Le seul moyen de le faire, c'est de changer l'idéologie qui fait des hommes peureux, enclins à voir des envoyés de Dieu dans la personne des étrangers tels que les Blancs; c'est donc l'éducation qui doit être changée, transformée. Or cela n'a pas été le cas. Le système d'éducation chez nous est basé exactement sur les mêmes principes que l'éducation en France. Or, en France, les écoles éduquent les gens de façon à les rendre aptes à travailler dans les industries en France. L'éducation d'un tel pays est guidée par les exigences de l'industrie : on veut des ingénieurs, on veut des cadres du commerce, etc. Mais, au Cameroun, les industries n'existent pas; c'est un pays où la situation est totalement : différente, un pays où soixante-dix ou quatre-vingts pour cent à peu près des gens sont dans le secteur de l'agriculture. Donc l'éducation d'un tel pays doit être différente de celle d'un pays industrialisé comme la France ou la Grande-Bretagne. Il n'en est rien chez nous. Ainsi les films qu'on montre au Cameroun, ce sont des films qui reflètent [PAGE 209] un autre univers, une autre vie, une autre société, qui est complètement différente de la société camerounaise. Cela veut dire que les élites camerounaises sont des élites qui ne reflètent pas la société du pays. Ce sont des élites qui seraient dans leur élément en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, mais pas au Cameroun. Depuis trente ans, on n'a pas formé des élites aptes à travailler dans un pays indépendant, parce que le pays n'est pas indépendant. Si le pays était réellement indépendant, l'infrastructure de l'éducation aurait été changée, on exposerait maintenant quelles sont les exigences du pays, qu'est-ce qu'il faut construire, qu'est-ce qu'il faut faire pour former des cadres, etc. Il n'y a pas d'industrie au Cameroun, les seules industries qui existent au Cameroun, c'est l'industrie du tabac, et l'industrie de la bière, Beaufort, par exemple. Or ce n'est pas en fumant des cigarettes, ou en buvant de la bière, ou en dansant toute la nuit qu'on peut construire un pays. Non. Pour construire un pays, il faut des cadres, et ces cadres doivent être honnêtes; ces cadres doivent être des intellectuels dans le vrai sens du mot. Quand on dit intellectuels, il faut que ce soit des gens qui n'inventent pas les choses, qui sont réalistes, qui disent par exemple qu'il fait nuit de telle sorte que tout le monde voie qu'il fait nuit, qui n'affirment pas une chose alors que les gens voient une autre chose. Biya dit qu'il y a le néocolonialisme chez nous, il invite les exilés et d'autres à se joindre à lui, à venir sur place pour lutter contre le néocolonialisme. Or le néocolonialisme est pire que le colonialisme. S'il luttait vraiment contre le néocolonialisme, comment accepterait-il une telle immixtion de la France dans nos affaires ? Comment serait-il à la place où il est, et dans la posture où il se confine ? Alors que peuvent faire ces gens ? « On leur a dit qu'il faut mener la belle vie; on leur a dit : enrichissez-vous. Mais comment faire avec les salaires qu'on leur donne et qui, le plus souvent, ne suffisent pas pour mener la belle vie ? Et ils voient les ministres, les dignitaires, les hauts fonctionnaires mener une vie qui est aux antipodes de la vie de l'écrasante majorité des gens. Les voilà donc obligés de voler. Voilà pourquoi il y a des vols, il y a des crimes comme jamais les Camerounais n'en avaient connu auparavant. Il faut absolument mettre fin à cette situation. Les soi-disant élites de chez nous sont [PAGE 210] des élites qu'on a conditionnées pour perpétuer le nécolonialisme. Ce sont des gens qui n'ont pas confiance en eux-mêmes, des gens qui ne croient pas pouvoir gérer le pays sans la tutelle étrangère. Quand quelqu'un n'a plus confiance en lui-même, c'est comme s'il ne vivait pas, n'existait pas. Voilà l'atmosphère au Cameroun aujourd'hui, le Cameroun de Paul Biya, une atmosphère qui ne permet pas aux gens de voir les choses scientifiquement, de créer, d'inventer, de produire. Prends le cas de Sonara à Victoria : là des gens ont volé, des gens ont détourné des fonds publics, des sommes énormes. La police locale est intervenue pour chercher à arrêter ces gens-là. Mais le ministre de la justice est intervenu pour dire qu'on ne doit pas juger ces gens-là; il a envoyé des lettres, des télégrammes, il est venu sur place pour bloquer la procédure. De telles situations ne peuvent pas exister ailleurs. Nous voyons ici en Grande-Bretagne ou en France que, même dans une affaire où un ministre, ou le président est impliqué, la police, les juges et même la presse font leur travail normalement, sans rencontrer d'obstacle. Mais chez nous, on peut tout faire pourvu qu'on soit protégé par un ministre, on est assuré de l'impunité. C'est pour cette raison qu'il y a toute cette corruption, tous ces trafics, l'alcoolisme, le banditisme, les détournements. Cette situation résulte en grande partie du système d'éducation qui ne correspond pas à la réalité économique du pays. Attendre une explosion ? M. B. Et nous voici arrivés à l'interrogation capitale. Puisque l'échec de ce système, l'échec de la dictature néocoloniale, qui était déjà prévisible à l'époque d'Ahidjo, est devenu flagrant avec Paul Biya, et, puisque selon tous les experts, cet échec est irréversible, c'est-à-dire qu'on ne voit pas très bien comment Paul Biya pourrait surmonter la faillite financière et économique actuelle, car il va manquer de ressources de plus en plus, le pétrole étant en voie d'épuisement; on ne voit pas comment Paul Biya pourrait surmonter la faillite politique, qui est, au contraire, appelée à s'aggraver; on ne voit pas comment il pourrait remodeler la société camerounaise, dévorée qu'elle est par la corruption, pour en faire une société responsable. Bref, [PAGE 211] ce qu'on voit très bien, c'est que ces difficultés vont s'aggraver, ce qui signifie que le fossé va se creuser chaque jour davantage, le divorce va devenir de plus en plus patent entre, d'une part, les réalités vécues par le peuple camerounais ainsi que les aspirations qui l'habitent, et, d'autre part, la nature néo-coloniale et la pratique totalitaire du système Biya. Biya est, disons les choses comme elles sont, dans une impasse. Alors, il y a trois possibilités, je crois si tu en vois une autre, tu m'en feras part tout à l'heure. Soit nous attendons tranquillement une explosion ou tout autre événement de ce genre : il y a une telle inadéquation entre le pouvoir et la société que cela se terminera nécessairement un jour par un drame, alors le verrouillage policier se rompra nécessairement; ce sera dans deux mois, six mois, un an, deux ans, peu importe. A l'occasion d'un tel événement, des changements se produiront, bien sûr, peut-être pas jolis, jolis, car il peut y avoir des désordres, une effusion de sang, une longue période d'instabilité, mais c'est comme ça. Deuxième possibilité : beaucoup de compatriotes se montrent tentés par l'idée d'une négociation avec Paris, sachant bien que, en définitive, c'est avec la France que les Camerounais ont affaire, que, au-delà des masques, leur véritable vis-à-vis, c'est la France, que Paul Biya n'est qu'un ectoplasme, une espèce d'ombre chinoise; si les fonctionnaires camerounais sont toujours payés, on sait que depuis février 1987 ils le doivent principalement aux interventions de la France. Alors, se dit-on ici et là, pourquoi ne pas négocier avec Paris pour permettre au pays de sortir enfin de cet interminable tunnel ? La troisième possibilité, qui est celle que j'ai préconisée comme tu sais, est de dire : il faut offrir à Paris une sortie honorable sans pour autant trahir la souveraineté du Cameroun; comment mieux le faire qu'en organisant l'avènement d'un gouvernement de transition que j'appelle gouvernement d'arbitrage, c'est-à-dire mené par des hommes qui ne soient ni compromis avec la dictature ni impliqués dans l'opposition progressiste, des hommes capables d'arbitrer avec impartialité les compétitions électorales de la période de transition, car elles seront vitales pour l'avenir de la nation. C'est pourquoi j'avais eu l'idée d'un tandem Soppo Priso-Foncha. Il y a peut-être une quatrième possibilité, c'est à toi de me le dire. Pour le [PAGE 212] moment, voici la question : pouvons-nous nous contenter de contempler en spectateurs le naufrage de Paul Biya au risque de laisser se créer les conditions d'une épouvantable tragédie ? N. N. C'est à tort qu'on veut faire de cette question un problème entre Paul Biya et le peuple camerounais; c'est en réalité un problème entre la France et le peuple camerounais. En 1982, la situation au Cameroun était désastreuse, déjà. Les gens se posaient très exactement les questions que tu viens de poser. Mais la France a choisi de résoudre le problème en organisant un coup d'État médical... M. B. Pardon ! un coup d'État N. N. Un coup d'État médical. Qu'est-ce que je veux dire par là ? Ce sont les médecins de Ahidjo, tous des Français, qui ont dit à Ahidjo : « Il faut que tu cèdes la place à Paul Biya, sinon tu vas mourir à la tâche, et ce sera un grand malheur pour les Camerounais. Tu vas démissionner pour permettre à Paul Biya de prendre ta place : ainsi, quelle que soit l'éventualité, le pays sera gouverné. » Ahidjo a accepté, il a démissionné, il a nommé Paul Biya. Ensuite, il est allé se faire examiner à l'étranger, il s'est aperçu qu'il était en bonne santé. C'est le premier coup d'État médical jamais réalisé en Afrique. Voilà comment la France, une première fois, a résolu le problème posé par la faillite de la dictature au Cameroun; c'était en 1982. Maintenant, on en est à une situation pire. En 1982, on a tenté de tromper le peuple camerounais en lui faisant croire qu'il y aurait le changement avec Paul Biya, et maintenant tout le monde peut constater qu'il n'y a aucun changement, que les choses au contraire ne cessent d'empirer. Qu'est-ce que Paris va faire maintenant ? Paris va-t-il porter un autre personnage au pouvoir chez nous ? Paris va-t-il organiser un nouveau coup d'État ? Tout le monde sait que la main de la France est derrière chaque coup d'État d'Afrique francophone, la main de Foccart pour ne pas le nommer. Tous les coups d'État d'Afrique francophone, sauf le coup d'État du Congo-Brazzaville contre Youlou, sont des coups d'État organisés par Paris. Un autre coup d'État qui n'a pas été organisé par Paris, c'était le coup d'État contre Léon M'Ba, [PAGE 213] mais tout le monde sait comment l'affaire a tourné. Paris a envoyé des parachutistes, qui ont renversé le pouvoir issu du coup d'État, et remis Léon M'Ba en selle. On peut donc légitimement aujourd'hui se poser la question de savoir si enfin la France va laisser la parole au peuple camerounais, pour que Paul Biya se présente devant le peuple, mais en compétition avec les représentants d'autres partis politiques, pour que le peuple lui-même choisisse cette fois-ci ses leaders. Ou bien Paris va-t-il encore chercher à fabriquer un leader, et à l'imposer aux Camerounais ? Selon moi, si la France tient à conserver ses intérêts au Cameroun, elle doit chercher à avoir affaire avec le peuple camerounais, et non avec des pions fabriqués par la France elle-même et imposés aux Camerounais. Si la France choisit de dialoguer avec le peuple camerounais, à ce moment-là elle doit permettre que la démocratie revienne au Cameroun, que les Camerounais se présentent librement devant le peuple camerounais pour être élus, comme je disais tout à l'heure. « La France doit se dire que, quel que soit le parti qui arriverait au pouvoir au Cameroun, il devra maintenir les meilleures relations avec l'ancien colonisateur, surtout les relations économiques. Un tel parti, porté au pouvoir démocratiquement par le peuple, serait bien plus fiable en tant qu'interlocuteur de la France, ayant le soutien de la population. Mais tant que Paris choisit d'imposer des leaders, au lieu de laisser les Camerounais choisir leurs leaders, Paris contribue à créer une situation qui doit un jour aboutir à la fin des intérêts de la France; car s'il ne reste plus au peuple camerounais d'autre solution que de chercher l'effusion de sang, la violence, le désordre, la tragédie, alors ce sera la catastrophe, la haine, et les Camerounais n'oublieraient pas que, à force d'obstination et d'entêtement, c'est la France qui les aura encore poussés à la guerre. Donc, pour moi, la meilleure solution à l'heure actuelle serait qu'on laisse la parole au peuple camerounais, pour que le peuple choisisse lui-même. Donc si j'avais un conseil à donner à la France, c'est de chercher à négocier avec le peuple camerounais, c'est-à-dire avec les leaders librement choisis par le peuple camerounais. Et la pour le peuple camerounais de choisir ses leaders, c'est bien évidemment la démocratie. Sans cela, vraiment, je ne vois pas... Bien sûr, la France a les moyens [PAGE 214] avec sa puissance militaire, avec les accords militaires qui la lient au Cameroun, la France a les moyens de changer, quand elle veut, les gouvernants camerounais, elle peut hisser n'importe qui au pouvoir pour un an, deux ans, trois ans, cinq ans; mais dans ces cas-là, la France en quelque sorte négocie avec la France. Quand la France dialogue avec Paul Biya, elle ne dialogue pas avec le peuple camerounais, elle parle avec elle-même. C'est pour l'intérêt du peuple français lui-même que nous demandons à la France de dialoguer avec le peuple camerounais... M. B. Oui, mais pratiquement, ça va se faire comment ? car il s'agit de passer d'une dictature à un système démocratique. Cela ne peut pas se faire du jour au lendemain, ni sans secousse. Il y a un problème de transition. Comment le vois-tu, pratiquement ?... N. N. Oui, tu viens de parler de Foncha et de Soppo Priso. Ce sont deux personnalités camerounaises. C'est vrai que ces gens-là ne sont pas n'importe qui. Je connais Soppo Priso, comme je connais John Foncha. Je connais les erreurs faites par Soppo Priso dans telles circonstances historiques; mais je connais aussi le patriotisme de Soppo Priso. Je sais que c'est un grand Camerounais qui aime son pays. Mais comment la France s'est-elle comportée avec Soppo Priso à l'époque du Courant de l'Union Nationale ? Pourquoi Paris à cette époque n'a-t-il pas choisi Soppo Priso, au lieu d'Ahidjo, pour en faire le Président du Cameroun ? C'est parce qu'il y a une aspiration nationaliste authentique chez Soppo Priso. Paris a écarté Soppo Priso, parce qu'il a compris que ce n'était pas un homme qu'on pouvait utiliser; autrement dit, c'est un homme qui avait une forte personnalité et qui ne se serait pas laissé imposer ceci ou cela. Nous venons de parler de l'élite camerounaise; or un homme comme Soppo Priso devrait symboliser la bourgeoisie nationale camerounaise. Mais les conditions politiques chez nous ne permettent pas à une telle classe, à une telle couche d'émerger et de s'affirmer pleinement... Une situation explosive M. B. Mais, comme tu l'as dit, la question va être, [PAGE 215] si elle n'est déjà, tellement urgente et pressante, que ou bien la France contribue à une transition en douceur, ou bien elle va tout perdre. C'est la situation actuelle avec Paul Biya : si la France persiste à soutenir Paul Biya, il faut bien dire qu'elle risque de tout perdre. En revanche, si elle accepte de retirer son soutien à Biya, en somme de renoncer à son rôle de néo-colonisateur, de se retirer sans perdre la face (c'est Gandhi, je crois, qui disait qu'il faut toujours ménager à l'adversaire une issue par laquelle il puisse sortir sans perdre la face), les progressistes camerounais seront soucieux d'offrir à la France la possibilité d'une sortie honorable. Ils pensent donc qu'un membre de la bourgeoisie nationale camerounaise, qui n'est pas compromis avec la dictature, mais dont on connaît par ailleurs le sens de la dignité nationale (un Soppo Priso ne s'est jamais laissé utiliser par la puissance colonisatrice) sans que pour autant il fasse partie des gens que, depuis feu Louis-Paul Aujoulat et sa politique d'extermination des patriotes camerounais, la France a toujours considérés au Cameroun un peu comme ses ennemis mystiques, je veux dire les progressistes, offrirait à la France une issue qui ne serait pas ressentie par elle comme un échec. On conseillerait à Paul Biya de se retirer gentiment, comme on l'a fait avec Ahidjo. N'est-ce pas la meilleure solution pour tout le monde ? N. N. Tout à fait ! D'autant plus que, comme je viens de te le dire, comme chacun sait que Soppo Priso n'est pas n'importe qui, il lui serait très facile d'établir le dialogue avec d'autres Camerounais, y compris les upécistes, et d'autres opposants de tous bords; cela lui serait très facile. Soppo Priso, en 1956, n'avait pas eu de difficulté à venir à Koumba pour rencontrer les gens de l'U.P.C. Donc si la France peut contacter Soppo Priso, pour que Soppo Priso contacte les autres Camerounais et engage avec eux des discussions pour voir ensemble ce que les Camerounais peuvent faire entre eux, sans immixtion d'aucune puissance étrangère, pour que notre pays se dégage de l'ornière où on l'a enfoncé et qui, à l'évidence, le conduit au désastre, si ce n'est déjà chose faite, pourquoi pas ? J'en dirais d'ailleurs autant de John Foncha. C'est la France qui a rejeté Foncha; c'est la France qui a conseillé à Ahidjo de faire sauter Foncha, parce que la France disait que Foncha ne peut pas protéger les intérêts français [PAGE 216] au Cameroun occidental; ils ont donc préféré Muna Tandem, qui s'est conduit comme un valet... M. B. Et qui, d'ailleurs, est complètement discrédité ! N. N. Qui n'a jamais eu de soutien, même au Cameroun occidental, qui n'a de soutien nulle part. Or Foncha a joué un rôle au Cameroun, comme tout le monde sait, avec nous tous qui combattions pour l'indépendance; c'est un vrai patriote. Soppo Priso comme Foncha, ils ont eu des relations avec tous les hommes politiques au Cameroun, y compris les Mbida, les Daniel Kemajou, Daniel Kemajou un moment vivait avec Foncha à Buéa, y compris les Charles Okalla, les Bébey Eyidi, etc. Si un Foncha veut contacter les gens pour trouver une solution à la crise camerounaise, pour l'avenir du Cameroun, je ne vois pas pourquoi, lui comme Soppo Priso, n'y réussiraient pas. Ces gens-là ne sont pas non plus de ceux que l'on peut qualifier d'anti-français ou d'anti-occidentaux, qualificatifs trop souvent et non sans légèreté appliqués aux progressistes. « Donc si la France peut utiliser ces gens-là, ou d'autres ayant le même profil, pour établir un pont pour atteindre le peuple camerounais, contribuer ainsi à l'organisation d'une table ronde de toutes les forces politiques représentatives du pays afin de discuter de l'organisation d'élections libres chez nous, voir comment on peut construire des institutions, comment on peut rédiger une constitution pour le Cameroun... car une constitution du Cameroun n'a jamais été écrite. Il y a des gens qui parlent de la constitution camerounaise, mais si on demande aux gens : quand est-ce que les Camerounais se sont unis un jour pour écrire leur constitution ? ils ne répondent rien. Les Anglais avaient organisé une conférence constitutionnelle à Bamenda en 1961. A la suite de quoi, Ahidjo a été obligé de simuler une conférence constitutionnelle à Foumban. Mais quand les gens du Cameroun occidental sont arrivés à Foumban, qu'est-ce qui s'est passé ? Ahidjo leur a distribué des filles, de la boisson, etc. Et, finalement, sans aucun débat, Ahidjo a imposé sa constitution, un texte rédigé jusqu'au moindre détail par des conseillers français. A cette époque-là, le parti de Mbida existait encore, de même que le parti d'Okalla, ainsi que le parti de Bébey [PAGE 217] Eyidi; bref, il y avait encore de nombreux partis au Cameroun ex-français (qu'on appelait Cameroun oriental). Eh bien, aucun de ces partis n'a été admis à participer à la conférence de Foumban; même les partis politiques du Cameroun ex-anglais, qui venaient de participer à la conférence de Bamenda, je viens de dire comment Ahidjo s'est arrangé pour qu'ils n'aient pas à exprimer leur point de vue. Or qu'en est-il sorti ? Une constitution rédigée par des experts français... M. B. Et que Ahidjo a aussitôt entrepris de violer d'ailleurs ! N. N. Oui, comble de cynisme ! Simplement cette constitution rédigée par des experts français pour Ahidjo portait ici et là les mots fédération, fédéral... C'est une situation identique aujourd'hui : Biya a fait des amendements à cette constitution et il continue à proclamer que c'est la constitution d'Ahidjo, malgré ces amendements de son cru. Nous sommes en présence d'un pays sans constitution, en vérité. Comment, en ce vingtième siècle, les gens peuvent-ils avoir une constitution à la rédaction de laquelle le peuple n'a jamais participé, sous une forme ou sous une autre ? Comment un pays moderne peut-il vivre, en notre vingtième siècle, sans partis politiques ? Il n'y a pas que l'U.P.C. qui a été dissoute; tous les partis ont été dissous : le parti de Mbida, le parti d'Okalla, le parti de Bébey Eyidi, le parti de Foncha, etc. Même sous le régime colonial, il y avait plusieurs partis politiques. Et, paradoxalement, maintenant que nous sommes indépendants, maintenant que nous sommes en principe libres, c'est maintenant qu'on nous dit : il est interdit d'organiser des partis politiques. Avec l'indépendance, nous nous attendions qu'on nous dise : maintenant que nous sommes libres, organisons des partis politiques; et si un parti a été interdit à l'époque coloniale, désormais il sera légal. C'est ce langage-là qui aurait été logique, au lieu de nous dire : il vous est interdit d'avoir des partis politiques. Mais Biya dit : les gens qui ont fait l'indépendance doivent me rejoindre. Est-ce que c'est à Biya, qui n'a jamais lutté pour l'indépendance, de faire appel à ceux qui ont fait l'indépendance pour qu'ils le rejoignent ? Si quelqu'un réalise une œuvre, par exemple si quelqu'un prépare [PAGE 218] de la nourriture et concocte un plat, au moment où ce plat est prêt, qui doit s'attabler le premier et appeler les convives ? Est-ce l'homme ou la femme qui s'est donné du mal en lavant la marmite, en épluchant les légumes, en découpant la viande, en attisant le feu ? Ou bien celui qui regardait de loin, en spectateur tranquille, loin du risque et qui, alors, sans façon, s'installe, rafle tout, accapare tout et dit à celui qui s'est donné tout le mal : tu sais ? tu peux venir à table, si tu veux. Voilà quelle est la situation chez nous. « Donc la contribution de la France à ce changement est souhaitée par les Camerounais... M. B. Non seulement souhaitée, camarade, excuse-moi, mais nécessaire puisque, on ne le dira jamais assez, nous nous trouvons devant une situation explosive. Il faut bien dire que la faillite de Paul Biya, telle qu'elle apparaît en ce moment, est proprement explosive. Examine seulement les élections municipales qui viennent de se dérouler là-bas. C'était du bidon, mais quand même les gens se sont exprimés, au moins dans les grandes villes en s'abstenant massivement, dans des proportions stupéfiantes, malgré le matraquage de la propagande officielle, malgré l'embrigadement habituel, malgré les risques de représailles policières. En somme, des masses de gens n'ont pas craint de défier la dictature. Cela peut déboucher rapidement sur une situation de violence. La France doit savoir que, si elle se refuse à faire ce que le bon sens lui commande, c'est-à-dire persuader Paul Biya de se retirer, elle doit savoir que, s'il y avait une tragédie, c'est elle qui en serait tenue responsable. C'est d'elle que dépend la possibilité d'une issue pacifique. N. N. C'est pour cela que je dis que la France doit mettre fin à cette situation, mais les Camerounais aussi ont un rôle à jouer : le moment est venu où tous les Camerounais doivent oublier toutes leurs petites querelles, toutes leurs petites frictions. Ils doivent désormais parler d'une seule voix; tous ceux qui réclament la démocratie au Cameroun, tous ceux qui veulent devenir des hommes politiques, des ministres, des présidents, et tout ce qu'on voudra, il faut qu'ils se préparent à créer les conditions qui vont permettre au peuple camerounais de les mandater. [PAGE 219] Tout Camerounais, où qu'il soit né, qu'il soit un Kirdi, un Beti, un Bamiléké, un Peul, etc. a le droit de devenir Président du Cameroun. Mais le seul concours qu'il doit solliciter, c'est le mandat du peuple. Et, je le répète, la France peut s'associer à cette évolution, et ce serait tout bénéfice pour les intérêts de la France. Les choses en sont en effet arrivées au point où l'intérêt de la France, car la France est responsable, lui commande de mettre son influence sur Paul Biya au service de la démocratie. « Les massacres qui ont ensanglanté le Cameroun pendant de longues années, tous ces agissements clandestins par lesquels Ahidjo a été maintenu au pouvoir, nous savons que c'est Foccart qui les a organisés, avec le concours des gaullistes, avec le concours de tous les aventuriers que chacun connaît maintenant. Quant aux Camerounais eux-mêmes, leur rôle, c'est l'unité. Je fais donc appel à tous les Camerounais, pour qu'ils s'unissent. A ceux des Camerounais qui sont aujourd'hui avec Paul Biya, je dis : ce n'est pas le moment de regarder vers le passé, il faut regarder vers l'avenir; même si certains, dans le passé, se sont rendus coupables, entre Camerounais nous pourrons discuter plus tard de leurs erreurs; pour le moment, notre devoir à tous est de nous unir, pour dire à la France que ça suffit.
Interview recueillie à Londres
[1] Union Nationale Camerounaise, parti unique, sur lequel Ahidjo, le prédécesseur de Paul Biya, s'était appuyé pour gouverner. Le nouveau dictateur, après deux années de pouvoir, lui a substitué le R.D.P.C. (Rassemblement démocratique du peuple camerounais), parti unique bien entendu. [2] Dans un document qui a fait grand bruit au Cameroun, des prêtres catholiques s'en prennent à d'autres prêtres catholiques, mais bamiléké, égrenant contre eux une argumentation scandaleusement tribaliste où l'on peut lire, par exemple :
A en croire cette phrase, le régime de Paul Biya, le fidèle disciple de son prédécesseur, serait non pas une dictature fascisante, ainsi que l'opposition, toutes tendances confondues, l'en accuse, mais une démocratie, et c'est l'ambition effrénée des Bamilékés qui menaceraient de conduire le pays vers un régime totalitaire. On a donc pu affirmer avec raison, dans divers milieux, que le libelle était en réalité inspiré par le pouvoir, à moins qu'il n'ait été rédigé par quelques intellectuels remuants de son entourage, comme « Le libéralisme communautaire », un ouvrage paru récemment et présenté comme le manifeste politique de Paul Biya. [3] Le 21 août 1986, une explosion mystérieuse sur le lac Nyos, dans le nord-ouest du Cameroun, tuait un nombre de paysans évalué aujourd'hui à cinq mille. Aucune hypothèse scientifique plausible n'ayant pu expliquer le phénomène, un journal américain, le National Enquirer, réputé très crédible, écrivit que l'explosion était l'effet d'une expérimentation de la bombe à neutrons par des Israéliens travaillant pont le compte des Américains. Il est étonnant que cette assertion n'ait suscité aucun démenti de la part de Paul Biya. |