© Peuples Noirs Peuples Africains no. 55/56/57/58 (1987) 32-34



EMA MENDUGA

« Tu es Petrus... »

R.P. de Fraguier Mission de Nkolavola

Les « Ezum » sont une tribu mal famée. Leur missionnaire ne sait trop comment les défendre quand ses confrères, ou des administrateurs, les disent arriérés, indisciplinés, et tout le reste... Ils ont cependant leurs qualités, mes « Ezum » ! En nulle autre région, autour de Yaoundé, je n'ai rencontré un tel respect des traditions.

Tous les chefs ezum, sauf deux peut-être, sont parents à la troisième génération. Nombreux sont ceux qui peuvent compter leurs ancêtres jusqu'à la sixième génération, et les « pur-sang » remontent jusqu'à la douzième et peuvent vous dire comment leurs aïeux ont franchi la Sanaga en sautant, comme sur les pierres d'un gué, sur les anneaux d'un serpent fabuleux, le « Ngom ».

Un des patriarches des Ezum fut baptisé il y a une dizaine d'années : Ema Menduga[1]. C'était, autrefois, un sympathique anthropophage, et non un de ces gloutons friands de chair humaine. Ce qu'il mangeait, lui, – et ce ne devait pas être fameux ! – c'était les genoux, les coudes, le cœur de ses ennemis, dont il voulait se venger tout en assimilant leur force. Une bonne centaine de guerriers, dit-on, auraient fait les frais de ce traitement vitaminé. C'était les lois de la guerre, et Ema Menduga les avait apprises de son père, quand du haut d'un rocher, il lui précipitait ses prisonniers. Parfois, quand je vois la chatte dresser ses petits à attraper souris et lézards, je pense à Angula Biyo formant ses fils. Rude famille que celle de notre Ema ! Quand son oncle, Tina Biyo, mourut, 30 femmes furent étranglées et 25 hommes décapités, pour être enterrés avec lui, afin de lui tenir compagnie et de le servir dans l'autre monde. Dans le pays de ce Tina, on voit encore un Ekumba, sorte de tumulus constitué par les crânes de ses ennemis, qui servaient parfois de coupes pour les libations de vin de palme.

Le bon vieil Ema, quand je le vis pour la première fois, était tout rouge. Il s'était enduit le corps de « Ba » mélange d'huile de palme et de poudre d'écorce rouge. Autour du cou, aux bras, aux jambes, à la ceinture, il portait tout un attirail de bracelets, dents d'animaux, cornes d'antilopes, bouts de bois et autres fétiches aux vertus souveraines. Il marchait péniblement, tenant à la main ses 3 vieilles lances. Il aimait entendre des histoires et en raconter à son tour : guerres avec [PAGE 33] les tribus voisines, palabres fameux, bons tours joués aux traitants indigènes dont on emportait la pacotille en négligeant de la payer, etc.

Ema Menduga prétend que, lui et son frère, résistèrent pendant 4 ans aux tentatives de pénétration des Allemands. Ce qui est certain, c'est que ceux-ci ne purent, pendant 4 récoltes d'arachides – ce qui fait 2 ans, – s'installer chez les Ezum. Mais cette guerre avec les Blancs – pris d'abord pour des « Bekon » (ou esprits des morts) réincarnés, et qui tuaient les gens à distance – dépassait leurs moyens. Alors, vers 1903, son aîné ayant quitté le pays, Ema se décida à traiter avec le Major Dominik. Son fils Pierre naquit à cette époque. Il est aujourd'hui chef-catéchiste : il parcourt la région, à bicyclette, pour y contrôler et stimuler les catéchistes de son ressort. Quand vint la guerre de 1914 et que les Allemands durent évacuer le Cameroun, Ema Menduga refusa de les suivre en Guinée Espagnole, où ils se réfugièrent. Il se présenta, avec ses gens, au Général Aymerich, qui commandait les troupes françaises. Celui-ci reçut très bien et lui signa même un « bon » pour des fusils... que le pauvre chef ne put jamais « toucher ! »

En 1933, après un an de bonnes relations, je vins le trouver, muni d'un petit couteau. « Le Nkom Bodo », (Celui qui a fait les hommes), lui dis-je, passe avant les esprits d'Angola Biyo et consorts. En son nom, n'es-tu pas mon fils et ne suis-je pas ton père ? Comme nous étions d'accord sur ces principes, j'exhibe mon petit couteau et je me mets à lui couper toutes les ficelles qui retenaient ses gris-gris au cou, aux bras, aux jambes... Il me roule des gros yeux, se lève, m'assure qu'il n'a pas peur... Je lui répète que je suis son père, que tout est pour le mieux, puisque le Nkom Bodo l'attend et le bénit. « Ah, lui dirent les païens, tu n'as plus tes fétiches : tu es un homme mort ! » Or, Ema ne mourait pas... Ils en conclurent que les bénédictions du rituel valaient au moins autant que les fétiches ancestraux ! ...

Quelques mois après cette renonciation aux pompes et aux œuvres de Satan, Ema Menduga recevait le Baptême. Il était si vieux qu'on l'avait dispensé des deux ans de catéchuménat requis. A son baptême, assistaient un grand nombre de chrétiens et de païens, en particulier son neveu, Chef Supérieur des Ezum, Luc Angula, chrétien lui aussi. Quelques jours plus tard, il recevait la Confirmation. Son nom de baptême, Pierre, lui plut beaucoup quand on lui en expliqua la signification. Être un roc, cela lui allait.

Pendant 4 ans, il assista à la prière publique, reçut les Sacrements, et vécut au village chrétien, recevant de nombreuses visites. Il était si vieux, qu'au cours d'une de mes tournées, je jugeai bon de lui administrer l'Extreme-Onction. Peu après, il mourut.

On raconte qu'à sa mort, il y eut un éclair dans le ciel, et que, le matin, au petit jour, on trouva en grand nombre autour de sa case des champignons d'une variété très appréciée des indigènes. Les païens, plus rigoureux que nos chrétiens, portèrent l'interdiction de manger de ces champignons. Les chrétiens, plus libres à l'égard de ces interdits d'ordre alimentaire, ne se firent pas faute de s'en régaler !

La tombe de Pierre Ema, surmontée d'une petite toiture en nattes [PAGE 34] de raphia, est à l'extrémité d'une allée, au milieu de laquelle se dresse une grande Croix. Ainsi le signe divin de la Rédemption semble solidement planté dans le vieux « roc » des Ezum. Nul doute qu'il ne porte, là comme ailleurs, des fruits de salut. Déjà, depuis la mort de Pierre Ema, deux de ses frères ont accepté, avec bien d'autres païens, de se voir débarrassés de leurs fétiches.

R.P. de Fraguier Mission de Nkolavola


[1] Dans « Grands lacs, Revue Générale des Missions d'Afrique », Namur, 1er février 1947, 62e année, nos 4, 5, 6, : « Au Cameroun spiritain ». Souligné par P.N.-P.A.