© Peuples Noirs Peuples Africains no. 53/54 (1986) 164-190



« Princesse Mandapu »
de Bamboté : le dit et le non-dit[*]

Jonathan NGATE

A Dama et Akouma in memoriam

Dans ses remarques sur le roman de Makombo Bamboté dans le Dictionnaire des œuvres littéraires négro-africaines de langue française, des origines à 1978 (1983), Dorothy Blair nous signale, en reprenant des opinions déjà émises dans son African Literature in French (1976), que « Princesse Mandapu révèle une action inquiétante, hermétique, parfois onirique, qui avance par à-coups, en fonction d'un style saccadé, elliptique, mi-familier, mi-poétique. Il appartient au lecteur de combler les lacunes, de deviner les transitions, d'interpréter les silences » (1983, 468) avant d'ajouter que :

    si [le personnage principal] Monsieur Boy, ce fonctionnaire terrible et grotesque, semble la caricature d'un chef d'État africain il ne faut pas en déduire l'intention de Bamboté de satiriser les nouvelles [PAGE 165] dictatures. Bref ni polémique ni tract, cet ouvrage doit être jugé, en dépit de son agressivité, selon les règles normales de l'art romanesque. D'après ces critères, les mérites et l'originalité en sont indéniables (469).

Cette trop grande insistance sur les « règles normales de l'art romanesque » a de quoi surprendre dans la mesure où Princesse Mandapu, tout en n'étant pas un tract, s'offre à nous comme discours polémique. Son agressivité doit donc être prise en compte, puisque ce qui importe, comme dirait Jean Jarmin (1977), c'est le fonctionnement, l'usage du discours « par des acteurs sociaux en situation et en relation ». Dans un tel contexte,

    tout discours, qu'il soit tenu ou retenu, met en place et en scène des groupes ou des catégories sociales qui sont dans un rapport aux pouvoir-dire et aux savoir-dire, qui définissent selon une logique à découvrir des pouvoir-faire et des savoir-faire. (Jamin, 10)

Savoir-dire et pouvoir-dire, savoir-faire et pouvoir-faire renvoient à des phénomènes d'inclusion et d'exclusion implicites dans le concept même de loi du silence qui nous semble être observé dans Princesse Mandapu. Abondant dans le sens de ce que soutient Marc Augé (1975) quand, parlant de la réalité sociale et culturelle des sociétés lignagères, il affirme que :

    la loi du silence fait l'art de la parole, la prudence impose le recours aux détours métaphoriques et métonymiques; la prudence mais aussi le sens de l'efficacité : nul discours n'est mieux entendu que celui qui n'est pas tenu, qui double les propos effectivement tenus, symbole absent d'une complicité tacite entre partenaires d'une relation non avouée (408).

Avançons que Princesse Mandapu de Bamboté appartient à un groupe restreint de textes littéraires africains francophones qui, depuis les années 1970, affichent leur autonomie, sinon leur indépendance vis-à-vis de la littérature [PAGE 166] française par un phénomène d'inclusion et d'exclusion de partenaires africains ou autres dans le fonctionnement de leurs discours. En l'absence d'une prose pleine qui guiderait le lecteur-critique du début à la fin, il se pourrait bien que la langue française soit devenue, dans ces textes, le lieu d'une séparation révélatrice de l'autre face du royaume, proche mais lointaine, et laissant entendre des voix-autres.

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*  *

La petite ville de Uandja qui est au centre des événements de Princesse Mandapu (1972)[1] est fictive mais Bamboté la situe bel et bien en République Centrafricaine, son pays natal, qu'il ne nomme pas directement. Il se contente d'en signaler des pays limitrophes comme le Tchad et le Soudan et de nommer des chef-lieux de préfecture et une sous-préfecture : Bambari, Bangassou et Yalinga. Il situe Uandja à 700 kilomètres de Bangui, la capitale, dont il fait découvrir deux quartiers. : SICA et le Kilomètre Cinq. Suivent des allusions à des boissons bien connues du public centrafricain : la bière Mocaf et le vin Vinidoc. Et l'histoire précoloniale et coloniale de la région orientale de la Centrafrique intervient par le truchement de nombreuses références au roi Bangassou qui ne mourut qu'en 1907[2], c'est-à-dire bien après la conquête coloniale française.

Bref, en choisissant l'Afrique comme cadre, Bamboté ne fait rien de bien nouveau, mais c'est le parti qu'il prend de n'expliquer aucune référence géographique, historique ou socio-culturelle qui indique clairement que c'est à un narrataire centrafricain (pour être très précis) ou autre, mais très au courant des réalités centrafricaines, que son texte s'adresse en premier lieu. Car ce qui est implicite et dont on ne se rend compte qu'à la longue est que l'histoire centrafricaine est la donnée à partir de laquelle [PAGE 167] on parle dans Princesse Mandapu. Elle est ce qui n'a plus besoin d'être démontré mais qui rend possible toute prise de parole. Ce qui fait que l'énoncé est beaucoup moins important ici que ne l'est l'énonciation. Et l'acte d'énonciation du « discours comme événement » (Genette) a ainsi pour condition d'existence toute une série de sous-entendus, de présupposés dont le narrateur présume de la part de son lecteur virtuel (dans la mesure où il s'identifie au narrataire) une connaissance préalable[3] qui permet de découvrir le caractère de signifiant du texte littéraire (pour parler comme Barthes). Le lecteur se trouve, du coup, promu à un rôle privilégié que crée cette situation que Jane Tompkins a et bien décrite dans son introduction à Reader-response Criticism (1979) qui regroupe un certain nombre d'articles sur la critique de la lecture :

    The objectivity of the text is the concept that these essays, whether they intended it or not, eventually destroy. What that destruction yields, ultimately, is not a criticism based on the concept of the reader, but a way of conceiving texts and readers that reorganizes the distinctions between them. Reading and writing join hands, change places, and finally become distinguishable only as two names for the same activity (x).

    (Le texte en tant que phénomène objectif est le concept que tous ces articles, qu'ils l'aient voulu ou non, finissent par battre en brèche. Il en résulte non pas une approche critique fondée sur le concept de lecteur main bientôt une manière de concevoir textes et lecteurs qui finit par redéfinir ce qui jusqu'à présent les distinguait. Lire et écrire se donnent la main, changent de place et finissent [PAGE 168] par faire voir qu'en dépit de leur différence de sens, ces deux vocables renvoient à une seule et même activité.)

Puisqu'il ne s'agit pas de prouver qu'il existe bien une République Centrafricaine et qu'elle a aussi une histoire, on assiste, dans Princesse Mandapu, à la manifestation de l'autonomie relative du texte fictionnel par rapport à la Centrafrique : un « affaiblissement du lien conventionnel entre le signifiant, le signifé et le référent » s'observe qui crée, « sur le plan de la connotation, une nouvelle "convention" qui correspond à l'écriture de l'auteur et dans laquelle l'aspect conceptuel des signes verbaux se trouve subordonné à l'aspect signifiant. Chaque mot peut acquérir un sens diffèrent de celui que lui attribue la convention sociale : en même temps, ce nouveau sens irréductible à la convention, est incertain : le texte est polysémique » (Zima, 1978, 40). Point important sur lequel nous reviendrons sous peu.

Auparavant, jetons un coup d'œil sur Bamboté (en tant que narrateur) et le lecteur dont la complicité dans Princesse Mandapu a déjà été signalée. Dans la mesure où ce texte est en français (langue officielle dans un pays où, comme un peu partout dans les anciennes colonies françaises en Afrique, seule une minorité peut se targuer d'être vraiment francophone)[4], narrateur et lecteur ont en commun leur « condition socio-historique déterminée d'intellectuel noirs et africains, vivant au XXe siècle dans un pays sous-développé » (Mudimbe, 1974, 135).

L'histoire présupposée et que le lecteur ne se verra pas répéter est celle de la conquête coloniale française le long du Haut-Oubangui et du M'Bomou dont parle un autre Centrafricain, Cyriaque Yavoucko, dans son roman Crépuscule et défi (1979), et la destruction du royaume de Bangassou dont de Dampierre (1967) a pu dire que « pratiquement immuable depuis sa fondation, il a bénéficié du maximum de stabilité politique : les Arabes n'y venaient qu'en hôtes et les Blancs ne le "découvrirent" qu'en 1890 » (16). Quant à la cour royale, elle a fonctionné « telle quelle, bien que sur un pied plus médiocre, jusque vers 1946. Nos contemporains l'ont connue. La cour [PAGE 169] de Sayo, sur le marigot Yo, n'était pas alors fondamentalement différent de celle de Bangassou », (ARBHO, 395). Bangassou, qui a donné son nom au chef-lieu de la région (et, après l'indépendance, de la préfecture) du M'Bomou, descendait de l'une des trois dynasties Bandia (d'origine Ngbandi) mais, à en croire de Dampierre, son royaume avait la particularité de recouvrir à peu près les limites de la population Nzakara du Haut-Oubangui depuis la conquête par les Bandia au XVIIIe siècle. Et puisque ces vainqueurs ont été assimilés par les vaincus, cette remarque qui s'applique aux Nzakara est aussi valable pour leurs maîtres Bandia : « en pays nzakara, le culte des ancêtres occupe manifestement une place primordiale : ils y sont figurés, invoqués par le nom, etc. Ils garantissent la paix et l'unité du lignage et du clan » (ARBHO, 418). Le roi Bangassou, mort en 1907, a une tombe marquée par un arbre (ARBHO, 415).

La conquête européenne, suivie de la création dans des frontières arbitraires, du territoire français de l'Oubangui-Chari, signifia la fin, à terme, de l'exercice effectif du pouvoir par des aristocrates autochtones comme Bangassou. De simple territoire colonial créé au début de ce siècle, l'Oubangui-Chari devint la République Centrafricaine le 1er décembre 1958 et obtint l'indépendance politique le 13 août 1960.

Que le prince descendant de Bangassou ait perdu son nom de Batila pour se retrouver avec celui, révélateur, de Boy, en dit long sur les rapports de domination qui ont existé entre colonisateurs et colonisés et le fait que seuls les premiers avaient droit à la parole et pouvaient donc faire de leurs subordonnés de simples objets de leur discours. Point ne sera donc besoin de revenir sur le sens et la portée de ce qu'on a maintenant pris l'habitude d'appeler la situation coloniale.

Si dans le temps Bamboté situe l'action de Princesse Mandapu après 1960 (année de l'indépendance politique de la Centrafrique), la situation géographique de Uandja est révélatrice sur un point : le nord-est du pays est presque vide, conséquence directe des razzias esclavagistes en direction des pays arabes qui y sévirent au cours du XIXe siècle[5]. Notons finalement qu'au moment de la [PAGE 170] publication de Princesse Mandapu en 1972, l'Afrique dite francophone comptait parmi ses chefs politiques un homme que les médias avaient vite fait de baptiser « Papa Boy », et qui allait se proclamer empereur en 1976. Que l'on trouve un « Papa Boy » dans le roman de Bamboté est une preuve de plus que ce dont il s'agit ici est une véritable interpellation de la bonne conscience africaine.

La chose mérite d'être signalée quand on sait que le romancier africain (de langue française, dans le cas qui nous intéresse) a, en général, pris l'habitude de chercher ailleurs le point de départ de son discours. Qu'il privilégie la recherche de l'authenticité culturelle et de la libération politique (comme c'était le cas avant l'indépendance) ou qu'il fasse le procès des nouvelles réalités socio-politiques depuis 1960, le romancier ne cherche avant tout qu'à opposer une fin de non-recevoir aux discours colonial et néo-colonial et à leur substituer un contre-discours, et de ce fait, c'est à l'Européen qu'il s'adresse en priorité. L'Européen en tant qu'il est, du point de vue africain, irrémédiablement l'Autre, mais aussi l'Autre en soi-même, l'assimilation culturelle n'étant pas un vain mot pour ceux qui ont été à l'école française. C'est donc à l'européen que Camara Laye révèle son Afrique dans L'Enfant noir (1953) et à un tel point qu'il ne peut s'empêcher de se demander lui-même : « Le secret... Avons-nous encore des secrets ! »(122). C'est devant lui que Mongo Béti démontre le bien-fondé de la lutte contre un régime néo-colonial dans Remember Ruben (1974) et Perpétue et l'habitude du malheur (1974) La dédicace de Remember Ruben dans laquelle Béti traite l'Afrique de mère étonnamment pourvoyeuse de tyrans qui nuisent à ses propres fils en dit long sur l'attitude de cet écrivain. Et si Cheikh Hamidou Kane somme l'Africain, dans L'Aventure ambiguë (1961), d'opérer un retour sur soi pour éviter de sombrer dans l'enfer culturel occidental, c'est qu'il pense à un assimilé, une autre image (plus ou moins caricaturale, il est vrai) de l'Européen. Ce type de discours se caractérise par l'accent qu'il met sur l'explicite : il s'agit de convaincre. Comme le dirait A. Wierzbicka, que cite Ducrot, tout se passe sur le mode du : « Je voudrais que vous sachiez... » (DNPD, p. 65). Si on se réfère au modèle saussurien, ceci marque le triomphe du signifié sur le signifiant. [PAGE 171] Et le signe ici renvoie à un référent qui est l'Afrique réelle, l'Afrique connue, l'Afrique véritablement africaine que le français, considéré comme langue-expression, permet de faire découvrir. Comment expliquer autrement ces remarques de Camara Laye (1953) après qu'il ait fini de faire la description d'un travail communautaire au champ dans sa région natale en Guinée :

    Je ne sais d'où vient que l'idée de rusticité – je prends le mot dans son acception de manque de finesse, de délicatesse – s'attache aux champs : les formes de la civilité y sont plus respectées qu'à la ville; on y observe un ton cérémonieux et des manières que, plus expéditive, la ville ne connaît pas. C'est la vie, la vie seulement, qui y est plus simple, mais les échanges entre les hommes – peut-être parce que tout le monde se connaît – y sont plus strictement réglés. Je remarquais dans tout ce qui se faisait, une dignité dont je ne rencontrais pas toujours l'exemple à la ville (65).

Ce genre de discours est aussi lié à une vision manichéenne du monde (le village – africain –/la ville – européenne –, l'Africain dominé/l'Européen dominateur) qui facilite la tâche du romancier qui peut ainsi, à la fois, mettre en accusation le colonisateur d'hier et le néo-colonisateur d'aujourd'hui tout en cherchant à donner à son congénère africain des raisons d'espérer. Sur les plans politique et moral, l'Africain a le beau rôle, eu égard aux « conflicts, bitterness, and resentments that define the essentiel colonial relationship between the dominators and the dominated », (« conflits, à l'acrimonie et aux ressentiments qui sont l'essence même du rapport colonial entre dominants et dominés ») comme nous le rappelle JanMohamed (1983,1-2).

C'est de ce genre de manichéisme que s'écarte Bamboté qui choisit de saisir sur le vif des hommes et des femmes agissant et se définissant au sein d'un « réseau de relations et de contradictions actualisées dans une structure déterminée, produite par une histoire singulière » (Mudimbe, 1973, 118). Histoire singulière dans la mesure où tout ce roman a pour cadre la République [PAGE 172] Centrafricaine mais précisons que tout s'y trouve, en même temps et dans une large mesure, transformé. A commencer par le fait que Uandja dans ce roman ne renvoie pas au référent rivière (puisqu'une rivière de ce nom coule effectivement dans cette partie de la Centrafrique ou Bamboté situe sa petite ville[6]) mais à une ville fictive, nous rappelant ainsi le triomphe du signifiant. Et si c'est dans cette ville que se tissent les rapports et les contradictions signalés plus haut, seul le contexte centrafricain permet au lecteur de se situer lui aussi par rapport aux événements qui s'offrent à lui.

La présupposition, avons-nous affirmé, est la condition même du discours de Bamboté. Et si l'on convient avec Wierzbicka que le présupposé se présente « comme un rappel, sur le mode du "Je pense que vous savez..." – (DNPD, 65), la complicité du lecteur et du narrateur de Princesse Mandapu n'a plus à être démontrée. Ce qui explique peut-être que celui-ci choisisse des fois de taquiner celui-là. Et le lecteur inattentif ne s'apercevra pas que c'est une pseudo-explication qu'avance le narrateur quand il parle du vide autour de Uandja :

    Par suite d'on ne sait quelle intervention, l'homme se trouve plus ou moins rare autour de Uandja et dans Uandja même, malgré de bonnes rivières, de bonnes terres et toutes les bonnes conditions mises à son service par la nature pour que sa semence ne fasse rien d'autre que pousser et se multiplier (PM, 32).

Se rappeler le passé esclavagiste de la région c'est aussi voir clairement ce que le narrateur cherche à faire ici et qui devrait amener à s'interroger sur les motivations (idéologiques?) qui le poussent à tirer le voile sur un chapitre plutôt sombre de l'histoire de la région.

Et quand le narrateur n'évite pas tout simplement d'expliquer ce dont il parle, surtout quand il s'agit de l'enchaînement causal de son « histoire », il s'amuse à multiplier les explications sur ce qui porte sur la « banalité » du quotidien, frustrant ainsi le lecteur dans ses efforts mais le contraignant par la même occasion à [PAGE 173] procéder à une lecture plurielle du texte. Témoin ce mot de Ya, la seconde épouse de Monsieur Boy, que nous choisissons précisément pour sa banalité (« Il fait chaud », PM, 49) mais qui est expliqué de cinq façons différentes, les unes aussi convaincantes que les autres. Et l'on comprend la réaction de Dorothy Blair devant ce roman : « The reader's attention is solicited; there is much confusion, he is invited to participate by filling in the gaps, the silences in expression » (« Appel est fait à l'attention du lecteur; une grande confusion règne; il lui est demandé de boucher les trous, les silences dans l'expression ») (Blair, 1976, 306). Mais là où elle parle de confusion, nous parlerons plutôt d'énigmes, donc d'une façon de contraindre le lecteur à contribuer à l'élaboration des sens et de la signfication du texte. L'une des énigmes les plus importantes porte sur la question de savoir pourquoi le sous-préfet de Uandja et la seconde personnalité de la ville, le grand commerçant Molita, s'engagent dans une lutte sans merci. S'il s'agit bien là d'un exemple de lutte continue entre le pouvoir et le contre-pouvoir. Bamboté (en tant que narrateur) évite soigneusement d'en rechercher l'origine et l'observation suivante, qui est censée en être une explication, nous laisse sur notre faim :

    Les deux plus grosses personnalités de la petite ville de Uandja, l'un haut fonctionnaire, l'autre commerçant, ne peuvent être que des hommes politiques.
    A ce titre, personnalités mystérieuses autant que... non récommandables (PM, 132).

Ainsi, on sait que l'idée que l'on se fait des politiciens est loin d'être flatteuse, sans plus.

Mais qui sont au juste ces deux « grosses personnalités » qui sont autant d'« acteurs sociaux en situation et en relation ? » (Jamin, 10, souligné dans le texte). Riche et rusé, Mokta est un commerçant dont on ne connaît le pays d'origine : son adversaire le traitera volontiers d'Arabe et lui indiquera clairement qu'il n'est pas un « fils du pays ». S'il est évident qu'il cherche à obtenir du sous-préfet Monsieur Boy (de son vrai nom Alphonse Batila) une autorisation qui lui permettrait d'exploiter du [PAGE 174] diamant à Uandja, par contre on ne sait pas pourquoi l'administrateur refuse de la lui accorder. Les réponses évasives de ce dernier et cette façon qu'il a de se réfugier dans le silence confirme son pouvoir ainsi que cette conclusion que Jean Jamin infère des analyses de M. Crozier sur le phénomène bureaucratique : « le pouvoir naît des situations d'incertitude, de flou et de silence » (11). Ni les menaces de Mokta à ses retours de Bangui où il a ses entrées, ni sa décision de soudoyer Monsieur Boy ne décident le sous-préfet à donner son accord. Mais le pouvoir de l'argent s'affirmera en fin de compte puisqu'après avoir souffert aux mains de son adversaire. Mokta réussira à faire muter Monsieur Boy de Uandja dans des circonstances humiliantes : ce n'est pas seulement un homme qui a perdu la face mais aussi un homme ruiné (il est forcé d'abandonner ses troupeaux de bêtes domestiques qui représentent l'essentiel de sa richesse) qui est contraint de quitter Uandja. A son départ, un chef de village qui tient à lui parler « à cœur net » (PM, 172) aura la témérité de lui dire, en lui faisant un don d'argent : « Prends ça [ ... ] Nous avons cotisé. Nous te savons ruiné » (PM, 173).

Si Monsieur Boy retient beaucoup plus l'attention, c'est qu'il est non seulement le personnage le plus important du roman mais aussi et surtout parce qu'il est le point de convergence des traces déterminantes de l'histoire centrafricaine : n'est-il pas le descendant en droite ligne du roi Bangassou qui régnait sur les bords du Haut-Oubangui et du M'Bomou avant l'arrivée des colonisateurs français et belges? Ne pourrait-il pas, s'il voulait bien rentrer dans sa région d'origine, prétendre à ce titre vacant depuis la mort du fils de Bangassou Sayo[7] ? Cela ne lui donnerait aujourd'hui, dans le cadre d'une république, qu'une autorité morale sur les siens mais personne ne pourrait nier ses origines princières qui expliquent le choix du titre du roman. D'autre part n'est-il pas une création du colonialisme ? « Ce nom significatif » (PM, 27) de Boy dont l'a affublé un Français et qui a effacé son vrai nom de Batila des documents officiels n'est-il pas révélateur ? Dans le hiatus entre Batila (qui était déjà affecté d'un signe évident mais moins négatif d'occidentalisation : [PAGE 175] le prénom Alphonse) et ce nom (mal)propre de Boy qui, lui renvoie à un ordre de domination, se donne à lire la trace d'un « passé d'aujourd'hui » de la Centrafrique et de ses citoyens, passé qui, dans sa phase coloniale, ne différait en rien de celui des voisins camerounais. Garde donc toute sa valeur ici aussi ce discours volontiers « naïf » de Toundi (dans Une vie de Boy qui, en tant que boy du commandant de la petite ville coloniale de Dangan, animalise tous les boys et autres colonisés en se proclamant le chien du roi (commandant) et partant roi des chiens[8]. Cette violence métaphorique s'efface en faveur d'un constat sans ambiguïté quand il affirme d'ailleurs qu'il n'est que ce qui obéit, définition on ne peut plus claire du sujet colonial, sujet « assujetti ». Sujétion doublement marquée, dans le cas de Monsieur Boy, membre d'une aristocratie. Le sens et la signification de ce nom de Boy nous paraissent évidents et le titre de Monsieur qui l'accompagne est d'un fort comique parce qu'à la fois niveleur et pompeux.

Depuis son retour des campagnes de la Première Guerre mondiale (1914-1918). Monsieur Boy a évolué dans l'administration coloniale avant de se voir promu sous-préfet au lendemain de l'indépendance. Installé depuis vingt-cinq ans dans cette petite ville de Uandja qui est un peu sa création, il s'y conduit maintenant en véritable despote qui se veut « un bon papa public » (PM, 18). Et ses administrés, y compris Mokta, se font un devoir de l'appeler « papa ». Ne se prend-il pas d'ailleurs pour un roi-dieu à Uandja ? « Batila oubliera-t-il jamais cela, qu'il est dieu-roi et reste roi-dieu ?... Même s'il est seul à le croire. Même s'il n'a pas d'adorateurs »(PM, 65). Monsieur Boy, par ses actions et ses prises de parole dans l'univers presque clos de Uandja permet de prendre une bonne mesure de la rationalité du pouvoir (étant entendu que le pouvoir est le « nom qu'on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée »[9]). Cette rationalité est, selon Foucault,

    celle de tactiques souvent fort explicites au niveau [PAGE 176] limité où elles s'inscrivent – cynisme local du pouvoir – qui, s'enchaînant les unes aux autres, s'appelant et se propageant, trouvant ailleurs leur appui et leur condition, dessinent finalement des dispositifs d'ensemble : là, la logique est encore parfaitement claire, les visées déchiffrables... (VDS, 125)

Dans l'exercice de son pouvoir en tant que sous-préfet, Monsieur Boy devrait se définir et interpréter ses actions par rapport à un centre, Bangui (la capitale) qui est objectivement, source et garantie de la légitimité de son pouvoir. Mais il n'en est rien dans ce qu'il convient de traiter de manifestations idiosyncratiques d'une identité institutionnalisée. Cette identité, Monsieur Boy la définit par rapport à ce que Anouar Adbelmalek appelle « la rationalité à multiples variantes »[10]. Si l'autorité de Bangui et donc de la république qui a succédé à la colonie n'est pas niée, il reste que Monsieur Boy ne semble pas lui accorder une trop grande importance : comment expliquer autrement son indifférence devant les menaces de Mokta qui a des « amis » en hauts lieux à Bangui? Comment expliquer aussi que les exemplaires du Journal Officiel traînent dans le bureau de Monsieur Boy sans être lus ? Et si le concept de république renvoie à la territorialité et à la citoyenneté, cette remarque qu'on pourrait facilement attribuer à Monsieur Boy n'est-elle pas significative ? « Il n'y a pas d'État, il n'y a que la famille » (PM, 127). Conception qui ramène tout à la descendance et qui n'étonne pas chez ce prince pour qui le mot de démocratie n'a aucun pouvoir opératoire comme l'indique cette conversation qu'il a avec son adversaire Mokta :

    Il [Mokta] parle des droits des gens. Ah ! Ah !
    Pourquoi pas de...
    Démocratie. Comme ces gens-là, les étrangers, qui ont inventé...
    – C'est un mot.
    Ces gens-là, les étrangers, disent ce mot et n'en font qu'à leur tête. [PAGE 177]
    « Si c'est comme ça », dit Monsieur Boy en se durcissant.
    On te parlera le langage de nos pères (PM, 91).

Et le narrateur d'ajouter : « Quels pères ? Il faudrait le savoir. »

Pas les pères colonisateurs, pour sûr, mais ceux-là mêmes qui sont un motif de fierté pour ce « féodal fonctionnaire » (PM, 29) au mieux, « ce haut fonctionnaire républicain, descendant des dieux-rois » (PM, 65) :

    Il porte sa main à sa poitrine.
    « Un fils d'homme », ajoute-t-il.
    C'est-à-dire : un descendant des rois. Ou de soldats. Ou bien enfin d'hommes qui ont fait leurs preuves », créé des empires, des preuves quelconques de bâtisseurs de ruines ou de civilisations...
    Les ancêtres de Batila surnommé « Monsieur Boy » par un colonisateur avaient été et les uns et les autres (PM, 86).

Le thème de l'arbitraire se retrouve ici sous trois formes différentes liées tour à tour au colonisateur, au narrateur et à Monsieur Boy. Il y a, pour commencer, l'arbitraire lié à la force militaire et à la fameuse « mission civilisatrice » qui permit au colonisateur de créer une colonie sur ce vaste territoire entre le fleuve Oubangui (formant frontière avec l'ancien Congo-belge) et le fleuve Chari (qui ne se trouve même pas sur une partie du territoire en question)[11]. En lui imposant le nom d'Obangui-Chari, le colonisateur effaça toutes les délimitations politiques précoloniales et, dans un acte de répétition qui n'est pas sans importance, démontra sa puissance une fois de plus en inscrivant sa violence verbale sur le prince Batila qui devint Monsieur Boy.

N'est-ce pas la volonté de rejeter cet arbitraire qui fit que le Président Barthélémy Boganda choisit le 1er décembre 1958 (date de la proclamation de la République) [PAGE 178] de donner le nom de Centrafrique à l'ancienne colonie plutôt que de garder le nom Oubangui-Chari, même si ce dernier renvoie à deux fleuves africains ? Le nouveau nom, parce que descriptif, semble être d'une neutralité singulière mais cache à peine, en fait, un désir de se réinstaller au cœur même de l'Afrique-mère. Signe, croyons-nous, d'un effort pour s'éloigner du « père colonial » mais, comme nous le rappelle avec force la Ghanéenne Ama Ata Aidoo dans Our Sister Kiljoy (1979), une telle démarche ne débouche pas forcément sur un âge d'or, ce qui ne veut pas dire que le geste passe inaperçu :

    Of course she has suffered, the African mother. Allah, how she has suffered. How much, and for how long ? Just look at what's been happening to her children over the last couple of hundred years... When she did not have to sell them to local magnates for salt, rampaging strangers kidnapped them to other places where other overlords considered their lives wasted unless at least once before they died, they slept with an African woman. And the titillation was supreme, if they could have her brother watching helplessly on – a bonded man. [ ... ] Meanwhile, those who grew up around Mother woke up to forced labor and thinly-veiled slavery on colonial plantations... Later on, her sons were conscripted into imperial armies and went to die in foreign places, all over again and returned to her, with maimed bodies and minds. [ ... ] Oh yes, she has suffered. So that this low-cost shack, distempered in pastel shades they promise her is at least something; she knows (123).

    (Bien sûr qu'elle a souffert, la mère africaine. Allah ! comme elle a souffert. A quel point et pendant combien de temps? Il suffit de jeter un coup d'œil sur ce qui arrive à ses enfants depuis quelques siècles... Quand elle n'était pas dans l'obligation de les vendre contre du sel à des rois du pays, des hordes d'étrangers les enlevaient pour les emmener en d'autres lieux ou d'autres suzerains étaient persuadés de n'avoir pas vraiment vécu si avant de mourir ils n'avaient couché au moins [PAGE 179] une fois avec une africaine. Et le plaisir atteignait son plus haut point quand ils pouvaient avoir comme témoin réduit à l'impuissance son frère, un homme assujetti. [ ... ] Entre-temps, ceux qui avaient grandi autour de Mère [-Afrique] se retrouvèrent contraints aux travaux forcés et à un esclavage à peine déguisé sur les plantations coloniales... Plus tard, ses fils furent enrôlée de force dans des armées impériales et allèrent mourir en plusieurs lieux, à l'étranger une fois de plus, et lui revinrent mutilés de corps et d'esprit. [ ... ] C'est évident, elle a souffert. Ainsi cette petite case peu coûteuse, badigeonnée en tons pastels qu'ils lui promettent représente quand même quelque chose; elle le sait.)

Si l'arbitraire inscrit dans la langue même du colonisateur (le français dans ce cas) permet à ce dernier de faire disparaître le colonisé comme sujet d'un discours qui ait de la valeur, c'est aussi cette même langue qui permet au narrateur de Princesse Mandapu de nous faire suivre et la conduite et le discours de l'ancien colonisé qu'est Monsieur Boy. En effet, en situant la ville fictive de Uandja en Centrafrique, le texte de Bamboté impose du coup au lecteur un contexte interprétatif, celui de l'histoire singulière de la Centrafrique, ancienne colonie française. Si le fait de faire commencer la narration à partir de Uandja est une façon d'insister sur la fictionnalité, cela ne devrait pas surprendre dans le contexte africain où le conteur (de tradition orale) a toujours su faire ressortir le caractère fictionnel de sa production. Qu'on pense à cette formule que cite Susan Feldmann dans African Myths and Tales (1963) :

    Storytelling sessions usually begin with the following formula :

    « I'm going to tell a story », the narrator begins.
    « Right ! » the audience rejoins.
    « It's a lie. »
    « Right ! »
    « But not everything in it is false. »
    « Right ! » (12) [PAGE 180]

    (Chaque fois qu'on raconte une histoire, on la fait précéder des formules suivantes :

    – Je vais vous raconter une histoire, annonce le narrateur.
    – C'est vrai ! répond l'auditoire.
    – C'est un mensonge.
    – C'est vrai !
    – Mais tout n'est pas faux dans cette histoire.
    – C'est vrai !

Dans le même ordre d'idées mais avec l'accent sur l'art de la parole plutôt que sur le problème de la fictionnalité, le griot du Soundjata de Djibril T. Niane (1960) rappelle qu'une intention de signification traverse de part en part sa narration qui est le produit d'un savoir-faire :

    A Keyla. village des grands maîtres, j'ai appris les origines du Manding, là j'ai appris l'art de la Parole. Partout j'ai pu voir et comprendre ce que mes maîtres m'enseignaient, entre leurs mains j'ai prêté serment d'enseigner ce qui est à enseigner et de faire ce qui est à faire (162-153).

Que tout ne soit pas bon à dire explique peut-être le silence du narrateur de Princesse Mandapu sur les causes historiques du vide autour de Uandja.

Insistons sur un point : Uandja ne nous intéresse pas seulement par ce qu'elle est une ville fictive mais aussi parce qu'elle est ce devenir-espace où se révèle en se définissant Monsieur Boy. En tant que sous-préfet, il s'insère dans un réseau administratif qui fait de Bangui l'origine de l'autorité gouvernante qui assure la légitimité de son pouvoir à Uandja, même si ce rapport avec Bangui est très équivoque, comme nous l'avons déjà remarqué. Si pour les gens de Bangui, Uandja est « un trou perdu dans l'est » (31) où depuis la période coloniale on n'envoie que des « têtes dures » (32), Monsieur Boy, lui, s'y sent très bien dans sa peau de sous-préfet quasi omnipotent. C'est à croire que du point de vue des rapports d'autorité, il pense que « Bangui reste à Bangui » (32) et qu'il peut se permettre de l'ignorer. C'est ainsi que la rengaine de Mokta dans laquelle il invoque Bangui – « Je suis allé à Bangui. On me dit que l'autorisation c'est [PAGE 181] sous tes doigts dans ta signature » (37) – reste sans effet. Quand Bangui décidera finalement de faire valoir son autorité, ce sera pour muter le sous-préfet à la capitale justement où il n'aura presque plus d'autorité.

Autre point important qui nous ramène au thème de l'arbitraire : dans la mesure où Monsieur Boy se livre à Uandja à une intense production de discours sur tout, il nous renvoie non pas à la République Centrafricaine dans l'ensemble comme cadre de référence mais plutôt à sa région natale autour de la ville de Bangassou. Ce qui aura comme conséquence l'imposition d'un discours complètement étranger à la réalité de Uandja. C'est ainsi que Monsieur Boy n'hésite pas, pour les besoins de la cause, à rebaptiser arbitrairement un arbre « arbre à Bangasu » :

    Il avise du coin de l'œil un arbre, il a une touffe ramassée haut, une sorte de toit, « l'arbre à Bangasu » mais il n'y en a pas par ici d'arbres à Bangasu. Celui-ci lui ressemble seulement, mais combien il lui ressemble !
    Cet « arbre à Bangasu », noir, comme il se doit... (52).

Et l'on ne saura jamais le nom « uandjéen » de cet arbre. Silence des gens de Uandja qui restent aussi invisibles pour la plupart du temps dans ce roman, sauf quand on les voit, individuellement ou en petits groupes, en train de subir l'autorité de Monsieur Boy sous formes de menaces, d'injures ou de punition corporelle. Ce n'est qu'au moment du départ de Monsieur Boy de Uandja qu'ils se feront nombreux pour lui dire au revoir et afficher leur soutien à son adversaire triomphant, Mokta.

Conséquence directe de cette situation, le mot pays dans ce texte se signale par sa polysémie, renvoyant tour à tour à la République Centrafricaine, pays non nommé, l'ancien royaume de Bangassou et finalement, Uandja. Ainsi pourrait-on dire, en adoptant le point de vue uandjéen, que Monsieur Boy n'est pas du pays mais qu'il a pris l'habitude de rêver du (sien) pays (Bangassou) et d'y envoyer ses femmes tout en insistant, sans se contredire, que Mokta n'est pas un fils du pays (la R.C.A.). En promenant devant lui ce vieil homme (n'oublions pas [PAGE 182] qu'il a combattu pendant la guerre de 1914-1918) dans ses rapports avec son double passé, ses administrés du monde presque clos de Uangja, et les « grands de Bangui ». Bamboté confronte le lecteur centrafricain en particulier et africain en général avec une image de sa société encore en devenir et toujours à la recherche de son idéal de liberté et d'égalité.

*
*  *

Si par ses préoccupations le roman de Bamboté révèle son adéquation avec la situation socio-historique en Afrique depuis 1960, il le fait aussi au niveau de son écriture qui se signale par sa qualité orale : une grande place y est faite aux dialogues, avec des répliques généralement brèves. Et l'usage combiné du discours direct et du discours indirect libre permet de suivre la formulation des idées des personnages, avec tout ce que cela suppose parfois d'hésitations, de retours en arrière, de constructions elliptiques. Sur le plan syntaxique, on assiste à une tendance généralisée à la suppression des mots-outils grammaticaux. Bref, la syntaxe régulière, « livresque », s'en trouve bousculée. Même la narration se réduit souvent à une série de notations télégraphiques. Témoin cette scène à la prison où Monsieur Boy se déchaîne contre le pauvre commerçant Mokta. (Signalons que Boy a en main un large ceinturon de cuir) :

    Il entre et commence à frapper. Avec la partie métallique.
    Bien sûr le métal. La boucle de bronze.
    De l'or pour frapper...
    Monsieur Boy a jeté sa poignée de sable dans les yeux.
    Même dans les chaînes on dort. On sommeille comme Mokta.
    Il fait tellement chaud.
    La moiteur de ces lieux. On fait caca par terre.
    Sous soi. On urine par terre.
    Mokta... [PAGE 183]
    Monsieur Boy frappe les tempes. Les yeux. Il frappe à la tête.
    Puis il s'adresse au dos que Mokta, face contre terre, lui tourne.
    Mokta se retourne sur son dos.
    Il frappe la poitrine, le ventre velu. Subitement il s'arrête (88-89).

Les points de suspension, les constructions elliptiques sont là pour rappeler que le narrateur ne recherche nullement une prose pleine mais bien une écriture qui reconnaît implicitement le rôle actif qui doit être celui du lecteur.

Autre détail qui permet d'insister sur la qualité orale de ce texte : l'importance du démonstratif et du présentatif qui fait du lecteur le complice du narrateur. Comme dans les veillées, le lecteur « est à l'écoute » dès la première ligne : L'important dans cette ville, c'est la place centrale » (7). Plus loin : « Ce soir-là Monsieur Boy se sent irrésistiblement envahi puis soulevé par la nostalgie du pays natal (23). Et plus loin encore : « Ici, un chasseur novice descendrait prudemment de l'arbre [à Bangasu] et se ferait piétiner, déchirer » (60). Les exemples du genre abondent mais l'essentiel est de savoir que Bamboté a trouvé ici un ton, celui de la confidence, qui sied à son narrateur et que sa façon d'exploiter un principe de la tradition orale n'a rien de « folklorique » à moins de prendre ce terme dans son acception balkhtinienne[12] : c'est un moyen parmi d'autres de donner un cachet africain au français qui cesse ainsi d'être seulement la langue de l'ancien colonisateur, c'est-à-dire un code que l'on cherche encore à maîtriser. Ce qui frappe ici, c'est d'abord une certaine aisance dans l'expression et aussi la facilité avec laquelle le narrateur-conteur établit et maintient un contact immédiat (dans la mesure où il sollicite sa participation) avec son lecteur-public. Le langage du narrateur diffère à peine de celui des personnages, même quand la voix narratrice se fait plus lyrique, comme à partir du treizième chapitre. On est donc loin ici du cri de détresse de Léon Laleau face à la langue [PAGE 184] française dans son poème « Trahison » (Senghor, 1948, 108) ainsi que de l'attitude par trop admiratrice de Senghor devant le français-langue des dieux et langue à vocation universelle (Senghor, 1964, 166-167).

De part ses préoccupations et son écriture, Princesse Mandapu désigne donc l'Afrique indépendante et consciente de son passé multiple comme le lieu et la destination de son discours, en dehors de toute obsession avec l'Europe. Il semble ainsi répondre aux vœux exprimés par Mudimbe dans son avant-propos à L'Odeur du père (1982, 14) où il invite les Africains à promouvoir cette norme importante :

    l'arrêt sur nous-mêmes, ou plus précisément, un retour constant sur ce que nous sommes avec une ferveur et une attention particulières, accordées à notre milieu archéologique, ce milieu qui, s'il permet nos prises de parole, les explique aussi.

Seul ce « milieu archéologique » africain permet d'avancer une hypothèse qui essaye d'expliquer l'énigme que représente la mort brutale et inattendue de la petite Mandapu à la fin du roman. La fillette s'ébouillante quand elle renverse une marmite qui était sur le feu et en meurt. Parler seulement « d'accident » dans ce cas ne conviendrait pas dans un contexte où toute mort est censée être causée, en fin de compte, par quelqu'un d'autre et par le moyen de la sorcellerie[13] (qui est signalée plus d'une fois dans ce texte). Or si, comme l'explique Buakasa T.K.M. dans L'Impensé du discours, « kindoki » et « nkisi » en pays Korigo du Zaïre, « la sorcellerie ou kindoki signifie, grosso modo, un savoir (ngangu) et un pouvoir (lendo) par lesquels l'homme qui les possède peut « manger » (supprimer ou faire mourir) un autre homme »[14], l'explication de la mort de la petite serait à chercher ailleurs. Se pourrait-il que cette mort obéisse à [PAGE 185] une logique qui est seulement suggérée au début du quatorzième chapitre :

    .........Mandapu.
    Ce nom veut dire : « Après une affaire ». Autrement dit encore :
    « Le prix de cette affaire. » Mais quelle affaire ?
    De quelle affaire s'est-il agi pour que Mandapu, une fille, une personne humaine en soit le prix ?
    Silence là-dessus. On ne sait rien à propos de cette affaire. Peut-être un jour à la suite d'une enquête...
    Une enquête sur le mariage de Monsieur Boy et de la petite Mandapu.
    Elle avait douze ou treize ans. On n'en sait pas davantage.
    Une enquête s'ouvre. Elle reste ouverte (111).

Or il y a deux Mandapu dans ce roman : la petite fille de la deuxième épouse de monsieur Boy et la première épouse de ce dernier qui deviennent inséparables dès la naissance de la petite : « Ya [la deuxième épouse] a entièrement abandonné Mandapu à Mandapu » (113). Le mariage de Monsieur Boy et de Mandapu [la grande] aurait-il été un « crime » qu'expie, par sa mort, la petite Mandapu qui est complètement identifiée avec elle, au point de devenir son double ?

    Tout un monde, ce Mandapu qui lie la femme et la petite fille et dans lequel elles baignent toutes les deux.
    Un monde. Depuis des années déjà.
    Et combien de fois la « première femme » l'a-telle expliqué ce monde à la petite fille, cette Mandapu.
    « On a conclu un marché. Nous en avons été le prix. »
    ........
    ........
    Nous, la monnaie d'échange (145).

Quel marché? Et qui l'aurait conclu ? Nul doute en [PAGE 186] tout cas sur l'existence de ce lien indicible entre les deux Mandapu. « Toi c'est moi », affirme aussi la femme à la fillette. « Plus que moi-même. plus que mes propres enfants » (146).

Se pourrait-il aussi que cette mort ne soit que l'expression de la vengeance de Mokta qui s'est fait rouler par Monsieur Boy ? (Il lui a pris son argent sans lui délivrer un permis d'exploitation de diamant.) Cette seconde hypothèse ne saurait être écartée puisqu'on sait qu'une complice de Mokta, l'accoucheuse (à Uandja), avait de tenté de tuer la petite Mandapu à sa naissance pour punir Monsieur Boy :

    « Je n'ai pas fait exprès », implore « la femme ». Cette « femme » – en se mettant à genoux Monsieur Boy s'approche lentement d'elle.
    ........
    ........
    Il a pitié d'elle. Il la frappe.
    Des poings, des pieds.
    Elle s'écroule dans la cour.
    ........
    ........
    « Mon fils ? » Mon fils. J'ai reçu de... l'argent » (109).

« Argent », voilà qui invite le lecteur à creuser un peu plus l'énigme du sens du nom de la Princesse. Si Mandapu veut bien dire « le prix de cette affaire », le mot « affaire », par son caractère vague, ne pourrait-il pas être interprété comme renvoyant à tout l'implicite du texte, c'est-à-dire, dans un premier temps, au problème de la circulation des femmes et donc de leur rôle dans les « affaires » masculines et dans un deuxième temps, aux déterminantes de l'histoire centrafricaine et à son énonciation.

Le problème de la circulation des femmes est ici intimement lié au problème des rapports de force entre Monsieur Boy et Mokta (d'où l'importance du démonstratif dans « le prix de cette affaire »). On ne saura jamais ce qui s'était passé avant le mariage de Mandapu (la grande), mais on sait qu'avant sa naissance, Mandapu (la petite) [PAGE 187] avait déjà, indirectement, fait l'objet d'un « marchandage » (même si le terme n'est pas exact, puisque Monsieur Boy ne donne pas explicitement son accord) : quand Za (la troisième épouse de Boy) était enceinte au début de la narration, Mokta n'avait pas hésité à se proposer à Monsieur Boy comme futur beau-fils : « Si c'est une fille, elle s'appellera Yasimina. Je l'épouse » (21). La portée dramatique de cette « offre » devient évidente au cours de la discussion que Monsieur Boy a, peu après, avec deux de ses femmes, discussion au cours de laquelle il leur apprend qu'elles devront aller à Bangassou où elles consacreront l'enfant, à sa naissance, à l'ancêtre Bangasu, avant de revenir :

    [Za] dit alors : « Si je dois y aller seule dans ton pays, Alphonse, c'est non. J'aimerais mieux que Mokta vienne m'arracher ma fillette au sortir de mon vagin pour l'épouser. » « Ce pauvre gosse », dit la première femme en reprenant son étrange balancement. « Son sexe comptera beaucoup dans cette affaire. Quels regards il y aura envers ce ventre, ce vagin !... » (28).

C'est un garçon qui naîtra et il faudra attendre la grossesse de la seconde épouse de Monsieur Boy pour avoir finalement un « pauvre gosse » du sexe qu'il faut : et ce sera la petite Mandapu qui viendra ainsi s'inscrire dans une situation énigmatique.

La princesse Mandapu représente aussi, à un moment donné, l'aboutissement de l'histoire précoloniale, coloniale et postcoloniale de la Centrafrique, histoire qui se donne maintenant à lire : voici donc une princesse qui n'en est plus une dans le cadre républicain de la Centrafrique et qui « en meurt ».

Ainsi avons-nous dans ce roman un narrateur qui en sait plus qu'il ne le laisse croire, un narrateur qui sait se taire parce qu'il sait que :

    toute affirmation explicitée devient, par cela même, un thème de discussions possibles. Tout ce qui est dit peut être contredit de sorte qu'on ne saurait annoncer une opinion ou un désir, sans [PAGE 188] les désigner du même coup aux objections éventuelles des interlocuteurs (DNDP, 6).

Sa ruse aura été d'avoir opté pour l'implicite au moment de sa prise de parole. Ce qui lui aura permis de traiter toute une série de problèmes auxquels l'Afrique des Indépendances se trouve confrontée (conception et exercice du pouvoir par exemple) sans avoir à défendre un, et un seul. point de vue donné. Cette stratégie a pour conséquence souhaitée sinon voulue une prise de conscience et de parole par le public africain (public visé en priorité comme nous l'avons vu), puisque le dialogue avec le narrateur est rendu inévitable.

En fin de compte, ce texte fictionnel de Bamboté s'offre à nous comme une sorte de parabole dans laquelle l'enchaînement causal, sans être absent, n'est point explicité et dont la beauté réside en grande partie dans le fait qu'il se dérobe à toute lecture univoque.

Jonathan NGATE
University of Michigan
Ann Arbor, Michigan, U.S.A.

[PAGE 189]

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[*] Que MM. les Professeurs Georges Joyaux de la Michigan State University, Ross Chambers et Lemuel Johnson de l'Université de Michigan (Ann Arbor) trouvent ici l'expression de ma profonde gratitude pour les critiques formulées et les suggestions qu'ils ont bien voulu faire à la lecture de ce texte qui, en deux versions abrégées et complémentaires, a fait l'objet de deux communications aux congrès annuels de l'American Association (1983). Une version française de cette étude a été publiée aux États Unis dans l'African Studies Review 29, 1 (1986). Toutes les traductions de l'anglais au français, sont de l'auteur.

[1] Bamboté, Princesse Mandapu, Paris, Présence Africaine, 1972. Désormais PM.

[2] Eric de Dampierre, Un ancien royaume bandia du Haut-Oubangui, Paris, Plon 1967, p. 425. Désormais ARBHO.

[3] Je m'inspire des deux premiers chapitres de Dire et ne pas dire, principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann Coll « Savoir », 1972, d'Oswald Ducrot. Précisons, pour lever toute équivoque, que puisque la fonction de narrateur implique un narrataire, toute référence au lecteur (ou public) même virtuel, de Princesse Mandapu sera une référence au lecteur en tant qu'il s'assimile au narrataire, instance textuelle, du même roman. Cf. Gerald Prince, « Notes Toward a Categorization of Fictional "Narratee"» Genre IV, 1 (March 1971), pp. 100-106 et surtout « Introduction à l'étude du narrataire », Poétique no 14, 1973. pp. 178-196.

[4] Lire à ce sujet Le Français en Afrique noire, Paris, Bordas, 1973, de Jean-Pierre Makouta-Mboukou.

[5] Cf. Histoire de la République Centrafricaine, Paris. Berger-Levrault 1974, de Pierre Kalck.

[6] G. Grellet, M. Mainguet et P. Soumille, La République Centrafricaine, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », 1982, p.30.

[7] PM, p. 55. Monsieur Boy, réaliste, choisira de rester sous-préfet.

[8] B. Ferdinand Oyono, Une Vie de Boy, Paris, Juillard, 1956. Lire en particulier le « premier cahier ».

[9] Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1 : la volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976. p. 123, désormais VDS.

[10] Cité par Tahar Ben Jeloun, « De la différence », Ethnopsychologie, 28e année, juin-sept 1973, p. 223.

[11] D'où ce titre que retient Christian Prioul pour son étude sur le territoire en question au moment de la conquête coloniale : Entre Oubangui et Chari vers 1890, Paris, Service de publication du Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparée, Université de Paris X, 1981.

[12] Cf. M.M. Bakhtine, The Dialogic Imagination : Four Essays, Austin, University of Texas Press, 1981, textes choisis par Michael Holquist et traduits par Caryl Emerson et Michel Holquist.

[13] Pour une analyse qui porte, au moins en partie, sur l'aire culturelle qui nous intéresse, lire Witchcraft, Oracles and Magic among the Azande, abridged edition, Oxford, Oxford U. Press, 1976, d'E.-E. Evans Pritchard.

[14] Cité par Mudimbe in L'Odeur du père, Paris, Présence Africaine, 1982, p. 146.