© Peuples Noirs Peuples Africains no. 53/54 (1986) 48-71



UN ANNIVERSAIRE IVOIRIEN

Trente ans après... « Climbié » de Bernard Dadié

Marcel AMONDJI

Ne faites pas de la maison de mon père une maison de trafic (Jn, II, 16).
Il y a, dit-il, des questions auxquelles je ne réponds pas (B. Kotchy, La critique de l'œuvre théâtrale de B. Dadié).

1956-1986, déjà trente ans sont passés depuis qu'en publiant son premier roman. Climbé[1], Bernard Dadié, l'actuel ministre ivoirien de la Culture, posa la pierre d'angle d'un édifice, la littérature ivoirienne, que par la suite il contribua encore, plus qu'un autre, à élever au-dessus de cette fondation.

Aujourd'hui, B. Dadié est un écrivain dont on ne fait pas l'éloge. Son talent et l'importance de son rôle dans la vie culturelle ivoirienne sont reconnus bien au-delà des frontières de la Côte-d'Ivoire où il vit le jour en 1916, à Assinie[2]. C'est une gloire consacrée : une gloire que lui-même n'a aucune tendance à cultiver. Et sans doute cette modestie fera-t-elle que le trentième anniversaire de son premier roman et du premier roman ivoirien passera [PAGE 49] inaperçu même en Côte-d'Ivoire; car, ministre de la Culture, ce serait à lui d'organiser cette commémoration et il ne voudra pas être le maître d'une cérémonie destinée à lui décerner les honneurs qu'il mérite.

UN SUCCÈS DE CURIOSITE ET D'ESTIME

Au moment de sa partition, Climbié eut un grand succès de curiosité et d'estime tant à l'étranger[3] que parmi les Ivoiriens sachant lire. Plusieurs raisons expliquent ce succès. Au premier rang de ces raisons, il faut placer la personnalité de l'auteur, déjà connu en Côte-d'Ivoire et dans les milieux démocratiques du monde entier comme le chantre incomparable de la révolte des peuples ivoiriens contre l'oppression et l'exploitation coloniales pour avoir publié un recueil de poésies militantes inspirées par l'expérience des luttes populaires de ce temps et de sa propre expérience de prisonnier d'opinion[4].

Les lettrés de sa génération le connaissaient aussi comme auteur de pièces de théâtre dans le goût de l'Ecole William Ponty dont l'une, « Assémien Déhylé », fut même représentée à Paris en 1937[5].

Les autres raisons sont liées à l'époque de la parution de « Climbié ». C'était, en effet, au milieu de cette décennie 1950 si riche en événements marquants tant dans l'histoire particulière de cet écrivain que dans l'histoire générale de la Côte-d'Ivoire et des Ivoiriens; au moment où, après les drames de la charnière des années 1949 et 1950, le pays connaissait une « drôle de paix », accalmie factice quoique promise à une certaine durée, que les autorités coloniales, aidées d'ailleurs par certains dirigeants du mouvement anticolonialiste vaincu, mirent à [PAGE 50] profit pour jeter les bases du régime néocolonialiste actuel.

LE FILS DE SES PROPRES ŒUVRES

Notre écrivain porte un nom qui pèse un certain poids dans l'histoire contemporaine de la Côte-d'Ivoire. Son père, le grand patriote Gabriel Dadié[6], a joué un grand rôle dans la création du Syndicat agricole africain. Cependant, l'auteur de Climbié est avant tout le fils de ses propres œuvres. Il fut lui-même, en effet, un ardent patriote de la première heure[7]; l'un de ceux qui, vers 1960, se tenaient au premier rang du mouvement anticolonialiste ivoirien. C'est à ce titre qu'il paya un lourd tribut aux tyranneaux qui, une année durant, massacrèrent des foules désarmées en se couvrant de l'emblème du peuple qui prit la Bastille en 1789. Il y eut en tout 4 à 5 000 patriotes emprisonnés pendant la vague de répression dont le 6 février avait fourni le prétexte. On sait que cet épisode provoqua la levée en masse des Ivoiriens qui dura treize mois et dont l'acmé s'est situé dans les derniers jours de 1949 et les premiers de 1950 avec, notamment, la fameuse marche des femmes sur la prison et le tribunal de Grand-Bassam[8].

Le procès des dirigeants du R.D.A. eut lieu en mars 1950 après treize mois de détention sans jugement. Devant la cour d'assises de Grand-Bassam, B. Dadié tint à déclarer : « Nous voulons, après avoir parlé de Jeanne d'Arc, parler de toutes nos héroïnes, de toutes nos amazones, [PAGE 51] de cette Aoura Pokou[9] qui, pour la liberté de son peuple, jeta dans le Bandama son unique enfant »[10]; comme s'il eût voulu indiquer dès ce moment le chemin qu'il suivra et que, à sa suite, d'autres prendront aussi. En effet, qui ne verrait dans ces paroles une prémonition de plus d'un thème cher non seulement à B. Dadié, mais aussi à un écrivain de la génération suivante tel Zegoua Gbessi Nokan ?

Condamné à « trois ans de prison avec sursis » à l'issue d'une parodie de justice, B. Dadié se retire d'abord dans une sorte d'exil intérieur, à l'intérieur de lui-même; il se tint soigneusement à l'écart de la vie politique officielle d'après le « repli tactique », consacrant entièrement à son œuvre le temps que lui laissaient l'exercice de sa profession d'archiviste et ses devoirs de père de famille. Il maintiendra cette attitude jusqu'à ce jour malgré que le pouvoir, voulant l'attirer dans son giron au seuil des années 1970, créa pour lui le ministère de la Culture sans toutefois lui donner lesmoyens d'une politique à la hauteur des besoins du pays en ce domaine tels que lui-même les a résumés dernièrement dans le cours d'un entretien de presse. La parole de ce citoyen étonnant – hormis ses écrits destinés à l'édition ou à la représentation dans lesquels, d'ailleurs, il s'exprime volontiers en paraboles à peu près hermétiques à qui n'est pas suffisamment au fait de l'histoire politique de la Côte d'Ivoire – est trop rare pour qu'on s'interdise de la citer longuement, surtout s'il s'agit de la réponse d'un seul tenant faite à une question brève et concise : « Pour terminer selon vous, Monsieur le Ministre, la culture qu'est-ce que c'est ? »

« ( ... ) La culture, répondit B. Dadié, ce n'est pas seulement une question de création ou de créativité : c'est tout l'homme. Et c'est pourquoi le problème de son développement se pose ( ... ) Il nous faut donc travailler à la construction d'une nouvelle société qui intègre concrètement dans le processus global de son développement nos [PAGE 52] valeurs culturelles ( ... ) Trop longtemps conçu en fonction de la seule réalité économique, le développement doit désormais être perçu comme un phénomène global dans lequel les éléments culturels jouent un rôle de premier plan.

« Considérer le développement culturel comme une dimension essentielle du développement intégral, c'est reconnaître que, si la croissance économique est un facteur fondamental du développement, ce sont bien des choix d'ordre culturel qui en déterminent l'orientation et l'utilisation au service des individus et des sociétés, en vue de la satisfaction de leurs besoins et de leurs aspirations légitimes.

« Ainsi, la croissance économique, qui est certes la clé du développement, cesse d'être en elle-même une finalité. Elle devient un moyen permettant de satisfaire les besoins de tous, y compris celui d'une possibilité d'épanouissement complet »[11].

N'était-ce la crainte d'abuser de l'hospitalité de ces pages, on ne se lasserait point de continuer cette lecture. Ces propos tronqués suffisent pourtant à lever un coin du voile épais dont s'enveloppe cet homme qui aurait un jour déclaré : « Il y a des questions auxquelles je ne réponds pas »[12].

D'UNE GENERATION A L'AUTRE

On a soutenu qu'aucun pays d'Afrique noire ne possédait cette chose qu'on nomme la « littérature nationale ». N'est-ce pas un peu vite dit ? Il est vrai que trop souvent l'indifférence (pour ne pas dire plus) des politiciens en place n'aide pas à l'épanouissement d'une littérature capable d'étaler au grand jour ses attributs nationaux. Mais, tout fruit mûrit sur un arbre et tous les arbres ne portent pas les mêmes fruits. Il faut savoir observer le travail des écrivains sans perdre de vue les processus politico-sociaux qui se déroulent dans ces pays où il ne leur est pas facile d'exister. En ce qui concerne la Côte [PAGE 53] d'Ivoire, cette démarche est d'autant plus recommandable que le premier et le plus grand écrivain ivoirien de notre époque est en même temps un pionnier en politique et un pionnier en littérature.

Ce n'est pas, en effet, sans quelque raison que tous nos écrivains reconnaissent en Dadié le père de la littérature ivoirienne. Il ne faut certes pas s'attendre à trouver entre eux et lui une filiation banale, immédiate, mais une filiation qui passe par la relation qui est entre leurs livres, les siens, et le mouvement profond de l'histoire de la Côte-d'Ivoire.

Qu'on relise Les soleils des indépendances de A. Kourouma, Violent était le vent et les autres livres de Z. Gb. Nokan. La carte d'identité et D'éclairs et de foudres de J.M. Adiaffi, le théâtre de B. Zadi Zaourou, les poésies de J. Miézan Bognini et celles de J. Anouma, on y constatera une sorte d'adhérence tenace de ces auteurs à ce qui s'est passé ou n'a pas pu se produire en Côte-d'Ivoire en 1950 et dans les années qui ont précédé ou suivi cette année-là. Ils y sont, pour ainsi dire, collés. Ils semblent incapables de s'en détacher quand même de toutes leurs forces ils voudraient s'élancer vers les « demains » de leurs rêves.

Et après, qu'on relise Dadié, alors on verra que tous les livres de ces auteurs sont dans les siens, en germe ou en intention. De sorte qu'on pourrait dire, sans vouloir rien ôter à l'originalité des auteurs cités, que seule les sépare de Dadié, à la rigueur, une certaine manière, frondeuse, de poser leur rapport à la langue évidemment étrangère dans laquelle nous écrivons, mais peut-être vaut-il mieux dire : leurs rapports avec la francophonie et ses zélateurs, ce cheval de Troie et les Grecs cachés en son sein ! Les écrivains de ces nouvelles générations prennent position contre une certaine sujétion jusque dans leur façon d'utiliser la langue des (anciens) maîtres.

Naturellement, une telle attitude ne va pas sans une certaine ambiguïté, qu'elle entraîne ou qu'elle contribue à entretenir comme les mauvaises habitudes quand on n'y fait pas attention. D'une part, ils font comme si nous possédions le français; je veux dire : comme si cette langue était réellement pour nous une langue naturelle et nationale matricielle; autrement dit une langue existant d'une façon naturelle dans notre pays et qui s'y développerait [PAGE 54] et y travaillerait dans ses conditions naturelles. D'autre part, ils la rejettent, consciemment ou non, parce que c'est la langue des (anciens) dominateurs !

Ainsi les uns la violentent comme fit Kourouma, non sans bonheur il est vrai. Cet « auteur d'un seul livre » fut probablement le seul à tenter l'invention d'un langage « autre » à partir du français – dirais-je classique ? – et de son histoire particulière à l'intérieur de l'histoire générale de ce pays. Le résultat, quoiqu'imparfait, est savoureux et il faut éternellement regretter que Kourouma se soit tu après un livre et qu'il n'ait pas poursuivi ce travail d'invention en y apportant plus de rigueur.

Ainsi, les autres se tiennent ostensiblement à distance de cette langue comme d'une personne qu'on approche par obligation mais avec répugnance. Je rangerai Nokan parmi ceux-là. La langue de Nokan est résolument classique, mais elle est rare. On a parlé à ce propos de laconisme en songeant réellement aux Spartiates embarrassés de leurs vertus mêmes. On pourrait, aussi justement, dire qu'elle est précieuse, dans tous les sens mais en privilégiant le meilleur, celui qui s'applique à une pierre de prix. Du reste, cet écrivain qui, le premier en Côte-d'Ivoire et peut-être en Afrique, mêla la prose et la poésie ne cache pas son drapeau : il est à ma connaissance le seul écrivain Ivoirien à avoir publié une sorte de manifeste, notamment dans l'avant-propos de La traversée de la nuit dense suivi de Cris rouges, où il écrit : « La littérature africaine d'expression française a connu trois phases principales.

« ...

« La troisième, grosse d'un avenir radieux, que l'impérialisme et ses agents veulent étouffer est révolutionnaire.

« Je désire contribuer au plein épanouissement de cette phase »[13].

Or, nos écrivains, du moment que cette langue est leur instrument de travail, ne devraient-ils pas, quoi qu'ils pensent, être plus attentifs à la vie du français en France là où il y a le plus de gens qui le parlent et qui l'écrivent naturellement ? Parce que c'est une langue vivante, elle l'est encore plus là où elle s'utilise le plus. [PAGE 55] Elle vit donc elle bouge. Elle change aussi; elle s'enrichit en épousant ce siècle et la richesse de sa civilisation due à sa diversité même. Mais elle reste une et, sauf s'ils écrivent en dialecte de l'hexagone ou des îles, tous les écrivains dits d'expression française usent du même instrument pour atteindre les diverses fractions du public des lecteurs familiers de cette langue. Et ils en sont tous responsables. Chacun d'eux la forge pour sa part chaque fois qu'il se met à sa table de travail. Par conséquent cette langue n'appartient à personne qu'à ceux qui s'en servent. N'est-ce pas, d'ailleurs, l'un des sens que peuvent suggérer ces autres paroles de Nokan dans la même interview : « Pour moi, si de nos jours, quelqu'un écrit comme Chateaubriand ou comme Mauriac, celui-là serait plus dépassé que celui qui utilise les formes ou les langages qui caractérisent notre société actuelle » ?

Mon opinion sur ce problème difficile ne manquera pas, je le crains et en même temps je le souhaite, de m'attirer de nombreuses critiques. Certains iront peut-être jusqu'à me soupçonner de « francophonolâtrie » larvée, sinon rampante. Je veux, là-dessus les rassurer sans attendre : pour moi. les « francophones » sont peut-être aussi des gens qui parlent français, mais ce sont surtout des gens qui sont couchés devant Mitterrand et Chirac. Et c'est pourquoi on peut qualifier de « francophones » de nombreux pays où seulement une infime minorité des habitants naturels utilisent la langue française dans leurs rapports quotidiens. Je ne suis pas et je ne serai jamais un « francophone », aussi bizarrement que puisse sonner une telle profession de foi dans un texte rédigé en français aux oreilles de ceux qui sont englués dans une confusion savamment entretenue. Je considère néanmoins que la langue française, si elle n'est pas notre héritage, elle n'en est pas moins aussi notre lot. Chacun de nous qui la parlons ou qui en usons communément pour écrire peut dire avec fierté, avec Valéry Larbaud : « Cette langue, je l'ai apprise comme l'on obtient l'amour d'une femme. » [PAGE 56]

A l'inverse de leurs cadets, B. Dadié et les écrivains de sa génération de moindre renommée, tels Germain Coffi Gadeau ou François Amon d'Aby, ont un grand respect pour la langue française. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'ils l'ont tous et toujours servie avec la perfection qu'ils ambitionnaient; mais enfin, c'était leur intention.... quoique, à lire dans Climbié le passage où le narrateur évoque longuement et assez lourdement ce thème, on pourrait croire que l'ambition était seulement de faire mieux que les usagers du « petit nègre », et sans souci excessif de style malgré une invocation appuyée à Vaugelas. Qu'on en juge : « Il fallait d'urgence trouver un remède à cette endémie, car à force d'entendre « ma commandant, lui y a dit que son femme il a gagné petit » ( ... ) pour « mon commandant, il a dit que sa femme a accouché », (... ) nombreux étaient les Européens qui avaient fini par avoir les nerfs à fleur de peau, près, si près de la peau que les mains et les pieds, devenus très mouvants, trop souvent partaient d'eux-mêmes[14]. »

Il est, certes, des remèdes plus terribles que la pire des maladies ! Ne pourrait-on pas, fort justement, reprocher à l'auteur de faire donner Vaugelas contre l'insolente inventivité ivoirienne ? Et, pourquoi? Pour cette platitude : «Il a dit que ! » Allons, vous savez bien, cher maître, que si ces Européens-là s'énervaient, ce n'est pas parce qu'ils étaient tant soucieux de nous voir devenir des gens pensant et causant bien, au contraire ! Rappelez-vous ce que le gouverneur Camille Guy disait de Batouala, le prix Goncourt de 1921 que vous avez lu et aimé avant nous : « ... très médiocre au point de vue littéraire, enfantin comme conception, injuste et méchant comme tendance »[15].

Ces bêtises tranchantes traduisaient un état d'esprit et répandu parmi les agents de la colonisation qu'il est impossible de douter qu'il ait pu échapper à la perspicacité d'un Dadié : les « indigènes » que ces Blancs détestaient le plus étaient ceux qu'ils ne pouvaient pas mépriser en se targuant de quelque raison plausible : ceux qui de différentes manières se rapprochaient le plus d'eux-mêmes tels qu'ils se jugeaient, notamment les [PAGE 57] « indigènes » instruits[16] ou bien encore ceux dont les traits ressemblaient aux leurs. Ainsi, il y a quelques années, une femme dont le mari avait exercé d'importantes fonctions en Côte-d'Ivoire dans les années 30 me raconta avec une naïve franchise ses angoisses quand elle se trouvait seule dans sa villa avec l'un de ses boys qui « avait le teint clair et les traits fins » : « Quand c'était un autre, disait-elle en gloussant encore à l'idée de cette émotion déjà vieille de trente ans, je ne ressentais rien ». Ô Freud !

UNE PERIODE DE GRAND SILENCE

Si on veut une preuve du caractère national de l'œuvre de Dadié, il faut la chercher dans l'influence que les changements politiques d'après 1950, puis l'indépendance, eurent sur la fécondité de sa plume aussi bien que sur le choix des genres auxquels il s'est adonné successivement à l'une et à l'autre époque.

Au début de son hibernation politique, après 1950, Dadié « revient au théâtre avec des œuvres mineures »[17]. Il est alors associé avec F. Amon d'Aby, un « benni oui-oui » notoire, « propagandiste de l'idéologie coloniale (qui) dans chacune de ses quatre pièces ( ... ) s'efforce de montrer la supériorité de la civilisation européenne sur la civilisation africaine »[18], c'est-à-dire, par conséquent, tout le contraire de notre auteur. Vint ensuite, ceci expliquant sans doute cela, « une période de grand silence », de 1958 à 1966[19]. C'est une période de grandes tensions sociales et politiques qui accentuaient le divorce entre le pouvoir et la société. A partir de 1966 la situation se détend, mais, aussi, chacun sait désormais qui est qui. Tous les masques sont tombés et les illusions se sont [PAGE 58] envolées. Cette évolution s'inscrit en clair dans l'œuvre dramatique de Dadié dont le premier fleuron, Monsieur Thôgô Gnini qui fit sensation au Festival panafricain d'Alger, fut composée pendant cette période. A partir de là, « toute l'œuvre de B. Dadié est (...) une critique globale de la société, et plus spécifiquement de ses institutions et de ses hommes au pouvoir »[20].

Paradoxe? Inconséquence? C'est aussi à partir de là que l'auteur de Monsieur Thôgô Gnini devient un de ces « hommes au pouvoir ». Toutefois il ne semble pas qu'il ait en même temps retrouvé ou repris sa place dans les directions du parti unique comme c'est la règle ici pour ceux qui deviennent ou redeviennent ministres. En tout cas, on n'a jamais vu sa photographie dans la galerie officielle très complète qui illustre les recueils des Actes des congrès du parti unique de 1970, de 1975 et de 1980. Dans ce « cursus » aux allures de paradoxe, on aimerait que ce soit cette absence plutôt que sa présence dans le gouvernement qui signifie le plus... Ainsi Dadié serait le seul membre de ce gouvernement qui ne serait pas un adhérent du parti unique sinon de la même façon que le plus humble des Ivoiriens : forcée; et ce serait un autre trait de l'humour cocasse de celui qui à Grand-Bassam devant ses juges qualifia le R.D.A. comme une « association librement consentie » ![21]

UNE IMPOSSIBILITE REELLE

Quelle sorte d'écrivain Dadié serait-il devenu si il n'y avait pas eu le mouvement anticolonialiste des dernières années 1940 ? Il y a des questions auxquelles on ne répond pas; il y en a aussi qui n'ont pas de réponse possible; mais rien n'interdit de les poser. Certes, Dadié a réellement rencontré le mouvement anticolonialiste; il y a pris part et ce ne fut pas par hasard ni du bout des lèvres. Il est donc tout bonnement impossible d'ôter cela de son histoire personnelle. Ma question serait une question absurde s'il n'était pas également de ces chefs [PAGE 59] du mouvement qui doutèrent et qui vacillèrent, ou qui en donnèrent l'impression (ce qui, pour les conséquences, revient exactement au même) à un moment où les patriotes avaient le plus grand besoin de chefs fermes et impavides.

La fin de cette histoire pouvait-elle être différente ? Je laisserai ici la question ouverte, ainsi que notre auteur l'a fait lui-même en concluant son livre.

On trouve en effet dans Climbié tout près de la fin, cet avis péremptoire : « Tu me disais un jour qu'un de vos rois, en montant sur le trône, rompit la tradition de guerroyer, en dépit des protestations de certains chefs. Eh bien ! ce roi avait bien agi »[22]. Il y a au moins une raison de douter qu'il s'agit du « credo » de l'auteur : c'est que, pour être dans Climbié le mot de la fin, ce mot n'en est pas moins prêté à un personnage aussi différent de Climbié, le héros du roman, qu'il est possible de l'être d'après la croyance même de l'auteur confessée d'un bout de ce livre à l'autre, puisqu'il s'agit d'un Européen; et, encore, non pas l'un de ceux qui prirent leur part à la lutte et aux souffrances des « Climbié et consort » et qui sont absents de ce livre, mais un observateur lointain, quoique sympathique.

Après la sentence de ce conseilleur étranger, le héros du récit et le narrateur ne disent rien. Le roman s'achève sans qu'ils se prononcent. Il s'agit d'une impossibilité réelle et cette impossibilité n'est évidemment pas sans rapport avec la faille dans la volonté qui s'est produite chez l'auteur, on ne saurait dire si c'est en 1950 ou vers 1970. Cette fin de muette de Climbié c'est, véritablement, un nœud coulant qui étrangle le passage obligé de la littérature ivoirienne pour devenir ce qu'elle promettait d'être après Le corbillard de la liberté[23] et Afrique debout ! parus en 1949 et en 1950 alors que l'auteur était en prison ou sous le coup d'une condamnation qui se voulait infamante. Dès lors, cette littérature s'accumula, pour ainsi dire, en amont de ce goulot, incapable de s'envoler; mais, aussi, incapable de renoncer à essayer ses ailes impuissantes. [PAGE 60]

Si le héros et le narrateur font silence après le conseil suspect de l'étranger, B. Dadié, lui, n'a pas remisé sa plume après son premier roman comme le fera plus tard un Kourouma. Mais, ce qu'il fit d'abord ne s'en approche-t-il pas d'une certaine manière ? Et n'est-il pas significatif que, après Climbié B. Dadié n'ait publié que des recueils de contes, des pièces de théâtre et des impressions de voyage à l'étranger même baptisées romans; du moins, jusqu'à la parution récente de son Carnet de prison rédigé au jour le jour pour l'essentiel entre le 9 février 1949 et le 22 mars 1950 ?

QU'AS-TU FAIT DE TES LIVRES ?

Une œuvre considérable jalonne la trajectoire du premier des écrivains ivoiriens. C'est incontestablement son œuvre; mais ce n'est pas exactement l'œuvre dont les premières fleurs avaient éclos en 1949-1950 dans la prison de Grand-Bassam. Ce qui s'annonçait alors, c'était une musique de fanfare; musique pour accompagner la démarche consciente de tout un peuple en mouvement. C'était, en quelque sorte, une œuvre publique et collective; œuvre de barde, jaillie autant du cerveau et de la plume de cet auteur singulier que de l'âme du peuple singulier dont il eût célébré la geste.

Mais, au lieu de ce caractère qu'on était en droit d'attendre Climbié est un livre dans lequel tout se ramène aux illusions et aux déceptions d'un homme désespérément seul : solitaire et égocentrique ! C'est une œuvre du désespoir et du renoncement !

Vers la fin de Climbié encore, juste avant la sentence mise dans la bouche du conseilleur étranger, il y a ce dialogue entre le héros et un artiste-peintre saugrenu, qui n'apparaît que là et une seule fois dans ce livre, costumé en gendarme (est-ce une prémonition d'un autre rêveur qui endossera aussi une fonction officielle quelques années plus tard sans trop y croire ?) :

– « Donc tu ne rêves plus, mon ami. Tu refuses de vivre puisque tu ne crées plus; tu ne veux plus communiquer [PAGE 61] avec la nature; tu ne veux plus rien traduire ? Tu abandonnes ?
– « Non, j'ai encore mes pinceaux. Et parfois je sens quelque chose bouger en moi. »
– « Tout n'est donc pas perdu ? »
– « Et toi ? Qu'as-tu fait de tes livres ? »
– « Je les ai vendus ! »
– « Vendus ? »[24].

Par ce dialogue B. Dadié a certainement voulu suggérer que les raisons pour lesquelles il a délaissé la veine héroïque pour revenir au genre dans lequel il avait commencé vers 1933 quand il écrivait pour l'amusement des fonctionnaires et futurs fonctionnaires coloniaux, étaient des raisons hautes et nobles. Un court monologue du héros qui suit ce dialogue, sur lequel nous reviendrons dans la suite, ne laisse d'ailleurs aucun doute à ce sujet.

Mais comment cela se passe-t-il dans la réalité ?

Entre la belle réussite de Monsieur Thôgô Gnini et la sortie très remarquée de la chronique de sa captivité[25], B. Dadié n'a pratiquement publié que des pièces de théâtre[26]. Par quoi ce choix s'explique-t-il? On peut dire avec Nokan que c'est parce que le théâtre est le genre qui convient le mieux aux publics ivoirien et africain actuels, publics majoritairement analphabètes. Mais, ce n'est pas aussi simple. D'ailleurs le poète avait pris le soin de préciser : « mais à condition d'être joué »[27]. Or, même dans ces conditions, le véritable problème, celui de la communicabilité, reste entier.

Certes le théâtre, genre immédiatement représentable, peut-il paraître à cause de cela plus propre à diffuser les idées dans un public analphabète que le roman proprement dit. Cependant il ne saurait atteindre cette supériorité s'il n'est pas d'abord traduit dans la langue que comprend ce public. Évidemment cela est à la portée de tout le monde, mais il n'est pas moins vrai que cela est encore négligé lorsqu'il s'agit d'œuvres « en soi » comme Monsieur [PAGE 62] Thôgô Gnini ou Béatrice du Congo composées autant pour l'édition que pour la représentation. Et, quant au roman, même traduit, il n'atteindra que le public qui sait lire. Cependant, quelles que soient les conditions, son pouvoir de diffusion surpasse celui du théâtre parce qu'il établit un contact plus durable entre l'écrivain et le lecteur.

Il faut aller au théâtre pour voir une pièce. Certes, on peut aussi la lire comme on lit un roman. Mais, du vivant de Shakespeare, combien d'Anglais seulement, pour ne rien dire des Napolitains, des Hambourgeois et des Madrilènes connaissaient l'existence de son théâtre ? Et quelle est la plus connue des œuvres de Victor Hugo, Hernani ou Les Misérables ?

Il faut toute une troupe d'acteurs pour aller en voyageant montrer une pièce en un lieu donné; à une heure précise. Un roman s'expédie par la poste. On le lit chez soi, dans la rue, sous un arbre, dans l'autocar... quand on sait et qu'on aime lire.

Ainsi, le seul vrai problème, c'est l'analphabétisme. Tant qu'il n'est pas résolu, la question qui avait été posée à Nokan est une question qui ne peut pas recevoir de réponse.

Alors, comment comprendre le choix de Dadié ? La clé est peut-être dans le livre de Bernard Kotchy, La critique sociale dans L'œuvre théâtrale de Bernard Dadié[28], déjà abondamment cité. Dadié lui aurait dit que l'idée d'écrire Monsieur Thôgô Gnini, sa première grande œuvre théâtrale, lui avait été inspirée par des hommes de théâtre rencontrés par hasard : «... L'Institut national des Arts a été construit. La Coopération était décidée à nous envoyer des gens pour mettre sur pied un spectacle. Un jour que j'étais à Paris pour l'Unesco, je suis allé chez Albert Botbol, il avait réuni quelques amis dont Jean-Marie Serreau. Ils m'ont dit : « Voilà, on veut bien venir, à condition que tu nous écrives une pièce »[29].

C'était en somme une commande; mais là n'est pas l'essentiel. En effet, quand on sait que cette pièce qui est en soi, outre ses qualités littéraires, un acte civique de toute première grandeur dans une période où la censure [PAGE 63] implicite était plus que jamais à l'œuvre[30], marqua la fin d'une « période de grand silence » dans laquelle B. Dadié s'était réfugié depuis 1958[31], il est clair qu'il s'agit d'autre chose que le choix du genre le mieux adapté aux analphabètes. Cela peut paraître paradoxal, mais en Côte-d'Ivoire, dans les conditions de 1963-1970, une pièce satirique chaperonnée par la Coopération et J.-M. Serreau avait certainement plus de chance de passer qu'un roman sur le même sujet.

Mais pourquoi s'interroger ? Après les solides succès que sont les pièces de Dadié depuis Monsieur Thôgô Gnini, il n'y a qu'à dire, quelles que fussent ses véritables raisons, qu'il fit le bon choix en se rendant à l'insistance de ses amis parisiens. Et tant mieux si la censure implicite l'y a aussi quelque peu poussé. B. Dadié est incontestablement plus à son affaire dans le genre du théâtre que dans celui du roman.

UN SENTIMENT D'INCOMPLETUDE

En effet, Climbié son seul vrai roman, le seul, en tout cas qu'il ait consacré à un sujet ivoirien, n'est pas exempt de faiblesses. Première œuvre de longue haleine, il n'est pas étonnant que ce récit porte la marque de l'inexpérience de son auteur. En particulier, il semble que Dadié qui, non seulement commençait avec ce livre une carrière personnelle, mais encore jetait la première semence de la littérature Ivoirienne, ait eu la tentation ou l'orgueil de remplir d'un seul coup le vide immense qu'il percevait. Son récit ne se contente pas d'être la chronique de la moitié d'une vie d'homme; il embrasse une époque lourdement chargée d'histoire, de sorte que, en 189 pages, il ne pouvait être qu'une succession de tableaux à peine ébauchés ou brossés à grands traits rapides et sommaires. Aussi ce récit qui aurait pu être foisonnant n'échappe-t-il pas un certain schématisme. Il laisse un sentiment d'incomplétude. [PAGE 64]

Et pourtant Climbié contient la matière de plusieurs livres qui manquent encore et peut-être, qui manqueront définitivement aux lettres ivoiriennes. Hélas, il n'y aura pas un autre Bernard Dadié, c'est-à-dire un autre patriote ayant traversé la tourmente des années 40 avec les yeux grands ouverts, la conscience en éveil et un porte-plume à la main ! On se prend à regretter que cet auteur ne se soit pas résolu à choisir franchement entre l'autobiographie même teintée de folklore et l'essai d'ethno-sociologie coloniale à la mode de ce temps-là; ou bien, entre la chronique des mouvements politiques et sociaux de cette époque et le plaidoyer assimilationniste larmoyant, si peu conforme d'ailleurs à l'époque où il situe cette partie de son livre. Non qu'il n'y eût pas de ces pleurnichards dans la population ivoirienne et jusque parmi les dirigeants du mouvement anticolonialiste; mais parce qu'ils ne dominaient pas et que, même s'ils en étaient, ce dont il me plaît de douter, ni Dadié ni aucun de ses compagnons ne pouvaient se permettre de l'être publiquement, et pour cause ! C'était une attitude que les R.D.A. laissaient aux naïves marionnettes du gouverneur Péchoux – curieusement absentes elles aussi de ce livre où Péchoux lui-même s'est transformé en un vague « Administrateur d'Agbomoua » – étonnées de l'ingratitude de leurs manipulateurs, quand elles s'aperçurent que ces derniers leur préféraient un rival chanceux, un certain Félix Houphouët...

Mais l'inexpérience n'explique pas toutes les faiblesses de ce livre. Il y a encore ce que tout à l'heure j'ai nommé la faille dans la volonté; car, ici aussi l'esprit du « repli tactique » est à l'œuvre. Par exemple, à la page 176, l'évocation en une courte phrase d'une seule ligne des incidents de Treichville qui fournirent à Péchoux le prétexte qu'il cherchait pour abattre le R.D.A. ne constitue-t-elle pas un fort bel exemple d'autocensure : « Aussi profita-t-on d'une rafle générale pour l'arrêter ? » Rien que ça ! Ce qui permet ensuite à Climbié-Dadié de se livrer dans sa prison aux joies du nombrilisme sans être une seule fois dérangé par les clameurs du dehors ni même par la rencontre émouvante et sourdement passionnée, à travers un grillage métallique, avec le tendre minois de quelque jeune métisse bassamoise tentée par le destin de Jeanne d'Arc ! Toutes choses qui remplissent, par contre d'un [PAGE 65] bout à l'autre l'un des derniers livres publiés par cet auteur.

Ce n'est que vingt-sept ans après la parution de Climbié que, en publiant enfin son journal de prison, B. Dadié donnera à lire toute la richesse de cette expérience qui donna l'occasion de part et d'autre de l'enceinte carcérale, aux uns de révéler leur courage, aux autres d'étaler leur couardise. Le temps d'un quart de siècle, des millions d'Ivoiriens ont définitivement fixé leur personnalité en ne connaissant cette époque cruciale qu'à travers les versions falsifiées de leurs pires ennemis, ou bien rien, pour ainsi dire, qu'ils aient lu ou qu'ils n'aient pas lu Climbié. Ce livre qui s'annonçait comme le portrait de tout un peuple en situation – « Le milieu, les expériences, toute l'existence et le développement de ce livre », disait la prière d'insérer –, ce livre ne contient en définitive rien de ce qui fut vraiment important dans la vie des Ivoiriens de la génération de son auteur, ou de celle de son père.

PROPHÈTE EN SON PROPRE PAYS

En revanche ce récit contient quelques thèmes qui révèlent sans doute un accord profond du narrateur avec un certain courant d'idées, malsaines qui, en dépit des rivalités et des empoignades politiques, traversait aussi bien les directions du P.D.C.I.-R.D.A. que les groupuscules anti-R.D.A. Deux de ces thèmes s'y trouvent même déjà formulés dans les termes où ils deviendront opérationnels respectivement deux et quinze ans plus tard.

Ainsi, à propos des Dahoméens[32], B. Dadié écrit : « Les Dahoméens occupaient les meilleures places dans les bureaux, remplissaient les autres emplois de cousins, dans le même temps que l'on licenciait les autochtones »[33]. Or c'est, dans les mêmes termes, l'essentiel des griefs que brandissaient en octobre 1958 les foules qui se livrèrent à d'horribles voies de fait sur la personne et [PAGE 66] les biens des membres des communautés dahoméenne et togolaise de la Côte-d'Ivoire.

Faut-il croire que l'auteur de Climbié qui a été jusqu'en 1950 un important dirigeant de l'avant-garde du mouvement anticolonialiste, ne pensait pas mieux, en 1956, que le dernier des badauds de Treichville ou d'Adjamé[34]. Autant il me paraît simplement honnête de poser une telle question ici, autant je ressens de trouble en la formulant.

Dans un autre passage, le narrateur formule par avance la base constante de la diplomatie houphouétiste à l'endroit du régime raciste sud-africain telle que le chef de l'État ivoirien la définira publiquement une première fois en 1971 et une deuxième fois en 1985 : « Le racisme de l'Européen, on peut le tuer. Il suffirait que les hommes de bonne volonté se donnent franchement la main et forment autour de lui un puissant rassemblement, un rassemblement si chaud, si fraternel qu'il étouffe ! »[35]. Ne dirait-on pas que F. Houphouët avait directement puisé à cette source quand il affirmait : « La paix (entre l'Etat raciste et le reste de l'Afrique – MA –) exige un effort, un effort de volonté, un effort de courage, et le courage politique se situe à ce niveau qui est de bander son cœur devant une situation qu'on ne peut pas corriger du jour au lendemain (c'est-à-dire le scandale de l'apartheid. – MA –) »[36].

A considérer ces confirmations successives données à ses opinions un jour par la rue, l'autre jour par le palais, on est tenté de croire que cet écrivain cumule avec ses autres paradoxes celui d'avoir été un prophète en son propre pays. Ce qui n'est pas dire qu'il a pu approuver les émeutiers dévoyés de 1958 ou l'homme d'Etat sans pudeur qui contre toute l'Afrique, contre le monde entier et contre la morale, prétendit absoudre les racistes d'Afrique du Sud de tous leurs crimes passés et à venir.

Fort heureusement, Il y a aussi dans Climbié d'autres sortes de prémonitions, d'autres jugements et d'autres prises de position. Bref, une autre morale.

Reprenons, aux pages 184 et 185, le dialogue entre le [PAGE 67] peintre devenu gendarme et le héros du récit à peine libéré de prison :

– « Et toi ? qu'as-tu fait de tes livres ? »
– « Je les ai vendus ! »
– « Vendus ? »
– « ( ... ) Que peuvent donc les bouquins et les références dans une ville où seule parlent les billets de banque ? Aux billets de banque, vas-tu opposer des livres ? Et pourtant les livres sont des fortunes, des mines de trésors inépuisables. L'argent étant désormais le seul argument qui ait du poids, je regardais ces richesses, qui jamais, en aucune circonstance, ne me permettaient de me frapper, moi aussi, la poitrine avec une superbe assurance. Je décidai de les vendre »[37].

Ici, un certain maniérisme qui, chez cet auteur, sert souvent à traduire l'ironie peut obscurcir encore le sens de la parabole, mais ce sens s'éclaire, compte tenu des tensions qui existaient au sein de la société ivoirienne de cette époque, par un passage précédent où le narrateur pressent le piège dans lequel la démarche de F. Hauphouët fera tomber la Côte-d'Ivoire en 1960 et même, pourrait-on dire, les drames de 1963-1964[38] : « Que veut le Blanc ? La stabilité; sa quiétude; son confort; la sécurité quotidienne pour lui et pour les siens. Le statu quo. Car il faut avoir le courage d'avouer qu'il est très difficile de se défaire de ses droits et de ses prérogatives, rien que pour des raisons humanitaires. Ainsi quelle attitude adopter à l'égard des sujets d'hier qui, après s'être hissés à votre hauteur, voudraient vous dépasser. Il est « normal » qu'on frappe, qu'on leur frappe sur la tête comme les vieux frappent sur la tête des enfants qui veulent avoir le même oreiller qu'eux. Et l'on frappait les Climbié et consort que la vie n'avait pas encore mûris »[39].

Ce passage semble repris mot à mot de Carnet de prison, sauf la note désespérée de la fin. Ah, ce « mûris » ! Que de fois ne l'avons-nous pas entendu depuis 1950 !

Voici donc ce qu'on peut lire dans Carnet de prison : [PAGE 68] « 1er septembre 1949 (...) Nous nous savons mis au ban de la société actuelle par les puissants du jour pour lesquels nous sommes des êtres dangereux. Eh dame ! N'avons-nous pas au poing des flambeaux? Ne chassons-nous pas les ténèbres? Ne disons-nous pas à chacun ses droits ? Ne sapons-nous pas, de ce fait, la base de la puissance de ceux qui se veulent des maîtres ? Alors, pour nous, le code a des sévérités sans égales... »[40].

QUELQUES INDIVIDUS INCONSCIENTS

Climbié est une « œuvre de jeunesse » dans un pays sans traditions romanesques. On pourrait retrancher ce récit de l'œuvre de Bernard Dadié, on n'ôterait rien à la valeur littéraire de cette œuvre; mais on se priverait du seul moyen existant d'observer la société ivoirienne au moment où elle doublait dans la tourmente un cap dangereux de son histoire au milieu des années 1950. Le « militant des lettres », ainsi que B. Dadié aime à se qualifier sans doute pour rappeler son retrait de la vie politique active, nous y livre ses illusions et ses désillusions; ses interrogations et ses tourments. Oserai-je le mot ? ... Ce n'est pas de la littérature ! Qu'il soit le seul à avoir laissé une trace de sa passion ne signifie pas qu'il il fût seul à gravir le Calvaire.

Le drame de Climbié-Bernard Dadié, en réalité le drame de tous les Ivoiriens, des plus simples gens, c'est-à-dire ceux dont la motivation dans cette lutte n'était pas et ne pouvait pas être une rivalité avec les Blancs, comme de ceux qui, peut-être, convaincus en eux-mêmes d'être des Nègres supérieurs (pas tout à fait des Blancs, mais tellement au-dessus de la masse des autres nègres), ne rêvaient que d'être reconnus, et d'être reconnus, et confirmés dans cette qualité par les Blancs.

Ce n'est pas un procès d'intention qui s'adresse à cet auteur. Si cette affirmation en a l'apparence, c'est que, peut-être, chacun ne perçoit pas, à relire Climbié en cette année du trentième anniversaire de sa parution, jusqu'à quel point, que l'auteur l'ait voulu expressément [PAGE 69] ou non, cette œuvre était, à cause des circonstances qui régnaient en Côte-d'Ivoire au moment de sa conception, un plaidoyer en faveur d'une élite idéalisée, une aristocratie noire mendiant le droit de participer en toute égalité avec les Blancs à la colonisation de son propre pays, droit qui lui fut concédé définitivement en 1960.

Le mot d'aristocratie est d'ailleurs de B. Dadié lui-même et, s'il est absent de Climbié, il s'étale dans Carnet de prison avec une telle complaisance que Christophe Woundji, préfaçant ce livre en toute bonne foi, le reprend deux fois à son compte dans la même page[41].

Or, dira-t-on que l'absence de ce mot dans l'un et sa profusion dans l'autre ne sont absolument pas significatives ?

Tandis qu'il composait Climbié sans doute en pesant chaque mot à la balance de la nouvelle idéologie qui se constituait en 1950 et 1956[42], B. Dadié avait sous les yeux et à portée de la main les notes qu'il avait rédigées nuit après nuit dans sa prison de Grand-Bassam. Mieux que quiconque il savait ce que furent ces mois douloureux pendant lesquels une nation est née à sa propre conscience, parturiente par soi-même délivrée ! Cependant, la geste du peuple ivoirien est absente de Climbié... Quand on a escamoté le piédestal, il n'y a plus de place pour ériger la statue du héros !

Barthélémy Kotchy constate aussi cette absence dans les œuvres théâtrale de B. Dadié et il n'y voit pas d'autres explication que celle-ci : « ... par cette absence de représentation du personnage collectif et effectif, B. Dadié ne veut-il pas indiquer qu'à ce stade de notre société, cette conscience collective qui engendre et "dynamise" les mouvements révolutionnaires n'a pas encore surgi ( ... ). Mais ( ... ) seuls du sein du peuple se dégagent quelques individus conscients qui finissent par éveiller la conscience collective »[43].

Nous y voilà ! « Seuls du sein du peuple se dégagent... » Ne dirait-on pas qu'on entend l'attaque du couplet héroïque d'un hymne orgueilleux? Et c'est bien, en effet, d'un hymne qu'il s'agit, hymne d'une caste : [PAGE 70] « Quelques individus conscients »; l'élite en somme. Or une élite croit volontiers que, entre elle et le reste, il y a une relation de la même nature que celle qu'il y a entre la relique et le reliquaire. Quelque somptueuse que soit la parure d'un reliquaire, c'est le bout d'os ou la dent qu'on y renferme qui a toute la valeur et toutes les vertus !

LA DIMENSION QUI MANQUAIT

Mais je ne partage pas l'avis de mon ami B. Kotchy, si c'est cela son avis. Il me semble que cette hypothèse ne fait pas assez cas de l'aventure réellement vécue par le futur romancier et dramaturge en 1949-1950 ou, si on veut s'en tenir à son œuvre littéraire qui est le vrai sujet de l'excellente étude de B. Kotchy ainsi que de cet article, cette hypothèse ne fait pas suffisamment cas de Carnet de prison.

Ce livre est si évidemment le premier état du récit en 1956 que, relisant aujourd'hui Climbié après avoir lu Carnet de prison, j'imaginais sans cesse B. Dadié quand il composait le premier, triant avec soin dans le deuxième afin de s'en retenir que ce qui ne pouvait pas déplaire à ceux, colonialistes et parvenus ivoiriens, qui s'étaient ligués pour faire avorter l'insurrection populaire. Et je ne pouvais pas douter qu'en jetant Carnet de prison sur le marché en 1981 comme un livre posthume – à moins que ce ne fût justement pour affirmer le caractère « collectif » de cette chronique traversée par des millions de visages et de voix que B. Dadié n'a pas voulu l'actualiser au moyen d'une préface de sa propre main[44] – l'auteur a voulu restituer à son œuvre, à Climbié mais aussi [PAGE 71] aux œuvres dramatiques majeures étudiées par B. Kotchy, la dimension réaliste qui lui manquait : « La représentation du personnage collectif et effectif. »

Je dis restituer et non ajouter, car ce personnage existait déjà bel et bien et il n'avait pas attendu que quelque démiurge l'aidât à surgir.

Il s'est donc agi pour l'auteur de Climbié, comme en un simulacre, de faire retour à ses véritables sources, par ce geste il s'est délivré du carcan de la censure implicite qui étouffait son œuvre depuis son commencement. Et, en même temps, il a élargi les voies de la littérature ivoirienne en lui offrant une collection inestimable de situations et de types humains originaux. Ainsi la première œuvre romanesque de la littérature ivoirienne est enfin complète. Ce n'est plus seulement Climbié; c'est tout ensemble Climbié et Carnet de prison

Marcel AMONDJI
(24 juin 1986)


[1] Seghers, 1956.

[2] Ville côtière située non loin de la frontière du Ghana. C'est par Assinie que les Français ont pris pied dès le XVIIe sur la future Côte d'Ivoire.

[3] Seulement en France, six ou sept articles de journaux et une étude lui furent consacrés en 1956, année de sa parution.

[4] B. Dadié était l'un des huit dirigeants du R.D.A. arrêté à Abidjan et emprisonné à Grand-Bassam après la provocation du 6 février 1949.

[5] B. Kotchy. La critique sociale dans l'œuvre théâtrale de Bernard Dadié, l'Harmattan, 1964.

[6] G. Dadié, mort en 1953, est généralement considéré comme le véritable fondateur du S.A.A. Il aurait volontairement abandonné la présidence du mouvement de cette organisation à Félix Houphouët, l'actuel président de la République.

[7] La fin de la Deuxième Guerre mondiale trouva B. Dadié à Dakar. C'est dans cette ville que commença sa vie militante : membre du C.E.F.A. ancêtre du R.D.A., collaborateur du Réveil. Pendant cette période il rencontra Alioune Diop et participa au lancement du groupe Présence Africaine.

[8] H. Diabaté, La marche des femmes sur Grand-Bassam N.E.A., 1975; B. Dadié, Carnet de prison, C.E.D.A., 1983; M. Amondji, Félix Houphouët et la Côte d'Ivoire, l'envers d'une légende, Karthala, 1984.

[9] Reine légendaire des Baoulés, elle aurait conduit la migration de cette fraction du groupe akan vers le centre de l'actuelle Côte-d'Ivoire et sacrifié son premier né et unique enfant pour que son peuple pu échapper à ses poursuivants en traversent le Bandema, sur le dos des caïmans du fleuve rassemblés par les génies tutélaires.

[10] B. Dadié, 1983, p. 207.

[11] Fraternité-Matin, 22 oct 1985, p. 6

[12] S. Kotchy, op. cit., p. 11.

[13] P.-J. Oswald, 1972.

[14] Climbié, p. 23.

[15] Cité par J. Suret-Canale. L'Ere coloniale.

[16] D'après Michael Banton (Sociologie des relations raciales, Payot 1971, pp. 161-162), on retrouverait cette attitude dans le sud des États-Unis où, si un Noir parle à un Blanc dans un anglais de « collège », c'est « l'équivalent d'une insulte car cela constitue une prétention à l'égalité ou à la supériorité ».

[17] B. Kotchy,1984, p. 49.

[18] B. Kotchy, 1984, p. 47.

[19] B. Kotchy.

[20] B. Kotchy, 1984, pp. 17 et 18.

[21] Carnet de prison, p. 216.

[22] Climbié, p. 188

[23] Probablement le tout premier poème publié de B. Dadié, écrit en prison juste après son arrestation qui connut aussitôt une large diffusion.

[24] Climbié, p. 184.

[25] Voilà à titre d'exemple, l'opinion de Z. Nokan : « Carnet de prison m'a fortement intéressé : un ouvrage historique qui permet à ceux qui n'ont pas connu cette époque – et même ceux qui l'ont connue – de vivre les événements de cette époque » (in Fraternité-Matin 28-6-1983).

[26] B. Kotchy, 1984, p. 60.

[27] In Fraternité-Matin, 28-6-1983.

[28] L'Harmattan, 1984.

[29] B. Kotchy, 1984, p. 63.

[30] Pour se faire une idée de ce que cela devait être, il faut se rappeler que c'était avant le « grand dialogue ».

[31] B. Kotchy, op. cit. p. 60

[32] Ressortissants du Dahomey, actuelle République populaire du Bénin.

[33] Climbié, p. 51.

[34] Les deux plus anciens quartiers populaires d'Abidjan.

[35] Climbié p. 164.

[36] Conférence de presse du 28 avril 1971 (brochure du service de presse de la présidence de la République).

[37] Climbié, p. 185

[38] Début 1963 une grave crise ayant opposé la direction du parti unique à F. Houphouët, ce dernier inventa des complots en série afin de se débarrasser de ses adversaires.

[39] Climbié, p. 181.

[40] Carnet de prison, p. 85.

[41] Carnet de prison, p. 10.

[42] Cf. B. Kotchy, op. cit., p. 53 : « En 1954, quand il renoueavec le théâtre, il semble n'avoir plus de rêves à rêver. »

[43] B. Kotchy, op. cit., p. 136.

[44] La courte préface de Ch. Woundji intitulée « Jalons » participe aussi peut-être de la même intention, en particulier le dernier paragraphe de la page 9 : « M'a ensuite frappé l'agencement de cette fresque, où le microcosme de la prison s'élargit constamment et graduellement aux dimensions de l'univers : scènes de la vie quotidienne à Grand-Bassam pendant la répression, mouvement de la Côte-d'Ivoire en lutte avec ses courageuses femmes et ses militants ardents, aperçus sur Le R.D.A. et l'Afrique souffrante et militante : mais aussi les changements politiques en Europe, la montée des forces de progrès dans le monde. Des images, des faits, des actions qui éclairent du fond de cette prison, le cours irréversible de l'histoire. »