© Peuples Noirs Peuples Africains no. 53/54 (1986) 15-47



Chronique bibliographique sur les Droits de l'Homme en Afrique du Sud.

Comprendre l'apartheid : mythes et réalités
Analyse de documents récents

Max LINIGER-GOUMAZ

A. Les documents retenus

Les ambassades de la République sud-africaine distribuent très généreusement de nombreux documents, en particulier aux écoles, soit spontanément, soit à la demande. Nous avons étudié la longue série de brochures et de livres historiques, économiques, politiques, et nous nous sommes appliqués à en dégager ce qui concerne plus particulièrement l'apartheid. Il a été fait appel aussi à d'autres textes, provenant de milieux favorables au régime en place en Afrique du Sud ou d'auteurs critiques, textes de la plume tant d'observateurs externes que de milieux vivant la quotidienneté sud-africaine. Ont également été étudiés les articles publiés durant les huit premiers mois de 1985 par des journaux qu'on ne saurait soupçonner de sympathies communistes, comme le Christian Science Monitor (Boston). Le Journal de Genève, La Gazette de Lausanne et 24 Heures (Lausanne).

Voici la liste des documents retenus :

1. Documents diffusés par l'ambassade-d'Afrique du Sud [PAGE 16] (Berne), par le Groupe d'étude sur l'Afrique du Sud (Zurich) ou par des intérêts industriels sud-africains

    (1) 1985 Groupe d'étude sur l'Afrique australe, « Das Schweizer Fernsehen und Crossroads ». A.S.A. (Bulletin d'information), 37, Zurich, 6 mars 1985.

    (2) – « Südafrika : 31,3 Millionen Einwohnner ». A.S.A., 38, Zurich, 16 avril 1985.

    (3) Jäger, J., « Calvinistischer Glaube – politische Auswirkung. Ein Schlüssel zum Verständniss der sud-afrikanische Probleme », A.S.A, 39, Zurich. 14 mai 1985, 4 p.

    (4) Relly, G.W.H., « D'importants changements interviennent actuellement dans la vie économique et politique sud-africaine » Annonce de la Anglo-American Corporation of South Africa Ltd., Journal de Genève, Genève, 19 juillet, p. 21.

    (5) 1984 Spandau, A., L'Afrique du Sud face à l'Occident, Institut d'Études économiques européennes, Rennes, 61 p.

    (6) 1983 Aicardi de Saint-Paul, Afrique australe. Interdépendance économique, Édit. Revue Moderne, Paris, 48 p.

    (7) Ambassade d'Afrique du Sud, Soweto, hier à aujourd'hui, Berne, 16 p., ill.

    (8) 1982 Ambassade d'Afrique du Sud, Les langues d'Afrique du Sud, Service des Affaires culturelles et de presse, Paris, 24 p.

    (9) Grütter, W. Zyl, D.J. van, L'Histoire de l'Afrique du Sud, Pretoria, 64 p., cartes, ill., index.

    (10) 1981 Ambassade d'Afrique du Sud, L'Afrique du Sud face à l'O.N.U., Lettre de R.F. Botha au Secrétaire général de l'O.N.U. (1. 1. 1981), Paris, 6 p.

    (11) 1980 Ministère des Affaires étrangères et de l'Information, [PAGE 17] Voici l'Afrique du Sud, Johannesburg, 116 p., cartes, ill.

    (12) Ambassade d'Afrique du Sud, « Est-ce vrai qu'en Afrique du Sud... ? » Berne, 14 p., cartes, ill.

    (13) – Une évolution en profondeur, Berne, 8 p.

    (14) 1979 Bureau des Communications nationales et internationales, Histoire de l'Afrique du Sud (tiré à part de South Africa 1976), Pretoria, 24 p., ill., cartes.

    (15) Ambassade d'Afrique du Sud, Afrique du Sud, Communauté des Nations, Berne, 13 p., cartes.

    (16) 1972 Kock, W.J. de, Histoire de l'Afrique du Sud, ministère de l'Information, Pretoria, 1972, 64 p., cartes, ill.

2. Ouvrages et documents critiques, articles de presse récents

    (17) 1985 Marchand, J., La propagande de l'apartheid : Quand l'Afrique du Sud crée une image de marque, Paris, l'Harmattan, 284 p.

    Agences de presse :

    (18) « Banques suisses dans le Bantoustan sud-africain du Ciskei », (Agence télégraphique Suisse), Gazette de Lausanne, 12 juillet, p. 23.

    (19) « État d'urgence dans 36 districts », (Reuter), Gazette de Lausanne, 22 juillet, p. 10.

    (20) « La fin de la non-violence : État d'urgence en Afrique du Sud », 24 Heures, Lausanne, 3 juillet, p. 5.

    (21) « Les jeunes pourraient bientôt « balayer » les pacifiques » (A.T.S., A.F.P., Reuter), Gazette de Lausanne, 23 juillet, p. 8. [PAGE 18]

    (22) « Paris suspend ses investissements » (Reuter, A.F.P.), Gazette de Lausanne, 25 juillet, p. 12.

    (23) « 1166 arrestations : l'O N U vote des sanctions volontaires » (A.T.S., A.F.P., Reuter), Journal de Genève, 29 juillet, p. 10.

    (24) « La C.E.E., ainsi que l'Espagne et le Portugal ont rappelé leurs ambassadeurs,

    alors que le Congrès américain a adopté des sanctions économiques contre l'Afrique du Sud » (Reuter, A.F.P.). Gazette de Lausanne, 2 août, p. 10.

    (25) Audemars, J., « Afrique du Sud. État d'urgence », Journal de Genève, Genève, 24 juillet, p. 1.

    (26) Dejean, J., « Le Sénat américain vote des sanctions contre Pretoria », Gazette de Lausanne, Lausanne, 13 juillet, p. 13.

    (27) Eya Nchama, C.M., « Intervention », Commission des Droits de l'homme des Nation Unies 41e session, Points 6, 7, 16 et 17 de l'ordre du jour, Genève, 12 février 1985, 3 p.

    (28) Garnier, Ch. von, « Les Blancs piégés par une information biaisée. État d'urgence en Afrique du Sud », Journal de Genève, 1er août, p.1.

    (29) Grandjean. Ph., « Les Noirs, principales victimes de la récession », Journal de Genève, Genève, 23 mai 1986, p. 17.

    (30) Irwin. V., « U. S. opposition to South African investment accelerates ». The Christian Science Montior, Boston, 20-26 avril, p. 9.

    (31) Laurence. P., « South Africa reacts to US pressure », Christian Science Monitor, Boston. 15-21 juin, p. 13.

    (32) Maurice, A., « Afrique du Sud : qui sème le [PAGE 19] vent... », Gazette de Lausanne, Lausanne, 29 mars 1985, p. 1.

    (33a) Renaud, P., « Afrique du Sud : Tornade sur l'apartheid. I. Les Blancs au défi ... : s'adapter ou mourir; II. Ce qui manque aux Noirs :un leader d'envergure; III. Dix États (émiettés) plus un (riche) : IV. Et si l'on partageait le pays ? », Journal de Genève, Genève, 25-28 juin, p. 1.

    (33b) – « La diplomatie armée de Prétoria. I. l'Impossible dialogue avec le Mozambique; II. La lancinante affaire namibienne », Journal de Genève, Genève, 5 et 6 août, pp. 1-4 et 1-17.

    (34) 1984 Conseil sud-africain des Églises, Conférence épiscopale des évêques catholiques d'Afrique australe. Déplacements de populations, Rapport des Églises sur les déportations de populations en Afrique du Sud, Randburg, 71. p.

    (35) Index on Censorship, Londres, 12 décembre, 1 p.

    (36) 1982 Cornevin, Marianne, La République sud-africaine, « Que sais-je ? », P.U.F., Paris, 128 p., cartes, tableaux, bibl.

    (37) 1979 – L'apartheid : pouvoir et falsification historique, Unesco, Paris, 155 p., cartes, tableaux, bibl.

Le travail a consisté à analyser ces documents, à s'informer sur l'actualité et d'essayer de comprendre en évitant autant de passionner le débat que de se faire les complices d'une situation contraire aux principes de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme.

Il va de soi que notre approche ne prend en considération qu'un échantillon de documents; d'autres textes sont parus, récemment, que le lecteur devra juger par lui-même[1]. [PAGE 20]

B. Contenu et idéologie de l'apartheid

Par J. Marchand et son livre sur La propagande de I'apartheid (17), nous avons pris conscience de « l'incroyable ingéniosité et l'étonnante ténacité avec laquelle la minorité blanche d'Afrique du Sud utilise toutes les techniques de la guerre de propagande pour se faire des amis dans les pays occidentaux et continuer à jouir tranquillement de ses énormes privilèges (...) La brutalité du régime sud-africain disparaît en effet derrière une très habile propagande qui, à coups de millions de dollars, achète les bonnes consciences des journalistes et des hommes politlques, diffuse sur la planète entière informations tronquées et contre-vérités manifestes,

– tendant à faire croire que la lutte des peuples sud-africains et namibien contre leurs oppresseurs est celle d'une poignée de marxistes téléguidés par Moscou,

– tendant à faire croire que les pays occidentaux ne peuvent boycotter le régime sud-africain sans voir leurs économies s'écrouler,

– tendant à faire croire que l'apartheid est la moins mauvaise solution d'un problème racial trop compliqué,

– tendant à faire croire, de façon plus récente, que l'apartheid est en voie de disparition et qu'il y aura bientôt, sur le territoire sud-africain actuel, une fédération de neuf Etats indépendants africains et d'un Etat blanc,

– tendant à faire croire enfin que les investissements étrangers contribuent au bien-être des Africains et à leur progrès social. Manipulation, mensonge, corruption, telles sont les conditions de cette guerre de propagande ». (p. 9).

Face à ce type d'accusation, la lettre adressée par le gouvemement sud-africain au secrétaire général de I'O.N.U., en 1981, sous Ie litre L'Afrique du Sud face à I'O.N.U. (10), représente le pôle opposé. On y lit que ceux [PAGE 21] qui protestent à l'O.N.U. sont des « majorités mal informées et qui poursuivent des buts politiques (...). Nous défendrons le droit à l'autodétermination pour toutes les minorités sud-africaines, noires et blanches. Nous désirons nous gouverner en fonction de nos propres critères, principes et systèmes de valeur. Ils ne sont pas supérieurs aux critères et systèmes de valeur des autres pays, mais il se trouve que ce sont les nôtres. Nous estimons que tous les peuples de notre région ont les mêmes droits. Ils doivent avoir le droit de se gouverner et de préserver leur identité. Nous ne pensons pas qu'il faille séparer de force les peuples pour créer des systèmes unitaires artificiels. Le problème sud-africain est beaucoup plus complexe que l'O.N.U. n'accepte de le croire. Tout Sud-Africain, noir ou blanc, sait bien que les Noirs ne constituent pas une entité homogène. Même s'il n'y avait pas un seul Blanc en Afrique du Sud, le pays ne pourrait pas, malgré tout, être gouverné par un système majoritaire noir pour la simple raison qu'aucune nation noire n'est majoritaire ».

Par ailleurs, l'apartheid est présenté comme plus atténué que naguère, une libéralisation générale étant en cours. Les autorités sud-africaines disent avoir parfaitement conscience de la frustration des droits dont souffre une partie de la population du pays. « Il est inutile que des étrangers nous le rappellent », a laissé entendre le ministre du Développement et de la Coopération, P.G. Koornhof à L'International Herald Tribune (8-12-1979); dans Une évolution en profondeur (30), l'ambassade d'Afrique du Sud le cite :

Nous n'aurons de cesse que la discrimination raciale ne soit supprimée de nos lois et dans la vie quotidienne en Afrique du Sud. Chaque jour nous agissons dans ce sens.

La situation évolue donc vers plus de justice. Et d'énumérer les nombreuses mesures prises ou à prendre qui vont dans cette direction :

Mesures sociales : hôtels et théâtre ouverts aux Noirs, panneaux d'apartheid ôtés des parcs et édifices publics, liberté d'accès aux églises et enfin le fait que « toutes les races ont accès à une grande partie des plages ».

Législation du travail : notamment l'autorisation d'adhérer [PAGE 22] à un syndicat et l'introduction du droit de grève pour les Noirs;

Sports : libéralisation générale.

S'ajoute à ces mesures le fait que les Noirs urbanisés, qui « n'avaient auparavant que des droits provisoires jouissent [aujourd'hui] de droits permanents ». Une évolution en profondeur (13) souligne que « d'après la politique de développement multinational suivie par le gouvernement, il est un principe fondamental selon lequel l'identité ethnique et nationale des peuples de chaque nation doit être respectée et sauvegardée. Bien que les Noirs ne jouissent d'aucun droit politique dans les zones blanches d'Afrique du Sud, ils bénéficient de certains droits et privilèges tels qu'une protection identique à celle des Blancs. Ils jouissent bien sûr des droits politiques dans leurs propres États [à savoir, les homelands = bantoustans] ».

Dans la littérature diffusée par les autorités sud-africaines, nous avons concentré l'attention sur quelques thèmes historiques, qu'il s'agisse de brochures entièrement ou seulement en partie consacrées à l'étude du passé du pays. Voici les thèmes retenus, que nous soumettrons par la suite à un examen critique :

1) Blancs et Noirs sont arrivés en même temps en Afrique du Sud

Dans « Est-ce vrai qu'en Afrique du Sud ? » (12) on lit : l'implantation en Afrique du Sud des ancêtres de la population noire actuelle s'est faite à peu près en même temps que celle des Blancs. Descendus d'Afrique centrale, les Noirs avaient pour la plupart progressé le long des zones côtières orientales où se trouvent les meilleurs pâturages. C'est en 1770 que se rencontrèrent pour la première fois les Noirs faisant route vers le Sud et les Blancs progressant le long de la côte » (p. 2).

Des guerres frontalières eurent alors lieu sur la Great Fish River.

2) Les Noirs ont poursuivi leur migration jusqu'à leur rencontre avec les Blancs

Selon l'Histoire de l'Afrique du Sud. de W.J. de Kock (16), diffusée par le ministère de l'Information de Pretoria, [PAGE 23] l'avance Afrikaner s'est faite jusqu'au Great Fish River; là se situe la rencontre avec « l'avant-garde des populations bantoues qui, au cours des siècles, avaient émigré lentement vers le sud sur un large front qui allait de l'océan Indien à l'Atlantique, (p. 11). Quant à W. Grütter et D. J. van Zyl – dix ans plus tard –, ils précisent dans leur Histoire de l'Afrique du Sud (9) que « l'arrivée, en ordre dispersé, des premiers groupes de Bantous dans l'actuelle Afrique du Sud remonterait, semble-t-il à neuf cents ans » (pp. 22-24). Les Bantous avaient déjà plus au moins repoussé les Boschimans et les Hottentots vers le Sud lorsqu'ils atteignirent le Great Fish River. Puis d'ajouter que « les peuples indigènes les plus importants qui vivent aujourd'hui en Afrique sont les Bantous, les Nègres et les Hamites ». Les Bantous – c'est ainsi que l'on qualifie les Noirs en Afrique du Sud – seraient dus à la rencontre de Nègres et d'éleveurs Hamites.

3) Chaka Dingaan, Mzilikazi étaient des despotes sanguinaires

Selon de Kock, au XIXe siècle les Boers – lors du Grand Treck – « eurent bientôt à se défendre contre deux des pôles bantous : Mzilikazi, le général zoulou ( ... ) et Dingane, roi des Zoulous », dans une région fortement peuplée. Plus loin, c'est Chaka qui est évoqué avec « son règne de terreur ». D'autres auteurs, repris par M. Cornevin (37), évoquent Chaka en « Napoléon des Noirs » qui, à la fin de sa vie, évolua en un despote sanguinaire (pp. 22-23).

4) Les Afrikaners ont été victimes de l'impérialisme britannique; ils ne sont pas des colonisateurs

Dans Afrique du Sud. Communauté des Nations (15), l'ambassade sud-africaine, à Berne, souligne que la société hétérogène d'Afrique du Sud a été unifiée du fait de la politique impérialiste britannique au XIXe siècle. Il en est résulté une juxtaposition de groupes humains « incompatibles ».

5) Les homelands correspondent aux territoires historiquement occupés par chaque nation noire, la fragmentation [PAGE 24] est due aux guerres tribales et aux querelles de succession

Les luttes intestines des peuples noirs perturbaient leurs relations, et au lieu de s'unir, ils éclatèrent en groupes trop petits pour être forts, tout en continuant à se battre entre eux. Ces disputes auraient forgé la géographie des bantoustans (homelands), sur laquelle s'appuyait en 1936 déjà le Land Act qui, selon l'ambassade, avait permis de faire un grand pas en avant, « l'objectif du gouvernement [étant] de voir les nations noires d'Afrique du Sud obtenir une liberté séparée dans leur propre pays ». Cet extrait d'une Evolution en profondeur (13) reprend ce qui était expliqué par la même source dans Afrique du Sud. Communauté des Nations (15). La politique des Homelands est présentée comme représentant de la part du gouvernement sud-africain une politique « multinationale » visant à amener les différents groupes nationaux à l'indépendance complète. On recherche l'« authenticité » (p. 3). Le programme de développement économique des homelands tend au changement et à la croissance qui doivent mener à l'émancipation politique. « Le développement des homelands est tenu pour un objectif prioritaire. » Il s'agirait, en jugeant de la part per capita versée par la R.S.A. aux homelands, « du plus vaste programme du monde d'aide étrangère continue », soit 9,2% su budget national en 1975-1976 (p.4). Les critiques de la politique des homelands sont donc dénuées de fondement; en voici des exemples :

    – les homelands seraient implantés dans des zones économiquement non viables et dépendant de l'Afrique du Sud. Réponse : le P.N.B. du Transkei ou du Bophuthatswana est supérieur à celui de bien des pays membres de l'O.N.U. :

    – 65% des demandeurs d'emploi ont trouvé du travail « à distance raisonnable de leur domicile »;

    – les homelands sont situés dans des régions fertiles et bien arrosées, ou possèdent d'importantes ressources minières;

    – l'indépendance des autres pays d'Afrique noire aidés par le Nord est une indépendance fictive (p. 7).

De plus, il faut savoir que « l'attribution des terres aux [PAGE 25] homelands, y compris les derniers homelands qui sont déjà indépendants, n'est en aucune manière définitive. Le parlement de la République d'Afrique du Sud examine à l'heure actuelle [1979] les possibilités de remembrer et d'agrandir ces territoires et pays afin de leur donner une plus grande cohérence. Ce remembrement pourra se faire par addition ou échange de territoires » (p. 7).

Il s'agit, en fait, d'« une constellation d'États ». Celle-ci comprend, selon M. Botha, « une coopération volontaire entre les États non indépendants et indépendants pour toutes les affaires d'intérêt commun ». Ensemble, ces pays pourraient constituer « un bloc économique puissant », estime l'ambassade à Berne dans Une évolution en profondeur, en 1980.

Dans un ordre d'idées plus général, grâce à Est-ce vrai qu'en Afrique du Sud ? (12) et Histoire de l'Afrique du Sud (9), nous apprenons que l'Afrique du Sud est devenue un pays proscrit dans le monde en raison de sa politique d'"apartheid". Or, écrit l'ambassade en Suisse, l'apartheid, tel que de nombreuses personnes ont fini par se la représenter au travers des accusations périmées ou tout simplement fausses répandues par des propagandistes, est mort et la discrimination raciale, héritage du passé colonial, est en train de disparaître » (12, p. 12). Tout concourt, en Afrique du Sud, à une politique d'ouverture qui « mène à l'établissement, dans l'Afrique du Sud d'aujourd'hui, de plusieurs États politiquement indépendants ». Enfin, parmi d'autres critiques sévères figure aussi celle que « l'Afrique du Sud est un État policier où les gens sont emprisonnés pour leurs convictions politiques ». Bien au contraire : en Afrique du Sud, on ne condamne que pour « violence et incitation à la violence » et pas pour de simples convictions politiques. Non, « le pivot de la politique [sud-africaine] est la séparation politique et sociale, ou « apartheid », des groupes de population blanc, métis, indien et bantou, ainsi que le maintien, la protection et le renforcement de la race blanche, détentrice de la civilisation chrétienne en Afrique du Sud, afin qu'elle puisse jouer un rôle de guide et mener les autres races à une liberté possible dans un Etat où règne l'ordre » (9, p. 43). Cet ordre doit être constamment protégé en raison de la subversion communiste. En 1950 a été édictée une Loi d'interdiction du communisme, [PAGE 26] notamment pour lutter contre le Congrès National Africain (fondé en 1912). Depuis lors, « Les activités d'activistes communistes furent contrecarrées par des mesures draconiennes prises pour maintenir l'ordre et assurer la justice. (...) profondément conscient de la nécessité de s'adapter aux changements tout en sauvegardant l'héritage apporté par des siècles de présence occidentale en Afrique du Sud, le pays fit face à ses critiques, à ses détracteurs et à ses ennemis, bien décidé à choisir lui-même le moment et les méthodes d'une progression politique vers un idéal où toutes ses populations participeraient pleinement au gouvernement du pays » (9, p. 59).

Face à l'action concertée de ses ennemis politiques, l'Afrique du Sud s'est manifestée par une « contre-offensive à la haine », c'est-à-dire par des relations amicales avec les pays voisins (p. 61). L'Afrique du Sud est « l'allié actif de l'Occident ». Ce rôle, le pouvoir en place à Pretoria l'assume en dépit de siècles d'isolation des immigrants hollandais et huguenots, tous calvinistes; l'apartheid, politique pro-occidentale, s'explique largement par le poids de l'Ancien Testament dans une pensée calviniste restée figée depuis le XVIIe siècle (3). L'opposition au développement séparé entre le peuple élu des Blancs et les autres races prouve « qu'il existe des forces – dans et hors du pays ! – qui n'orientent pas les problème de l'Afrique du Sud vers une solution pacifique, mais veulent imposer leurs propres vues, vraisemblablement moins pacifiques et moins libérales » apprenait-on en mai 1986 par le Groupe [suisse] d'études sur l'Afrique australes (3).

C. Quelques critiques et réactions récentes

Après cette première lecture s'imposait l'observation de l'actualité de ces trois dernières années. Nous avons ainsi pris connaissance du rapport publié en février 1982 par le Comité conjoint A.C.P.-C.E.E. sur la situation en Afrique australe. Composé de neuf députés européens, de cinq parlementaires, de cinq A.C.P. (dont le Zaïre et le Nigeria) et du président du comité des ambassadeurs A.C.P., la Commission – qui a aussi visité l'Angola et le Mozambique – a publié une résolution d'une grande fermeté. [PAGE 27] Devant le Parlement européen, ce texte a recueilli 97 voix sur 102 (5 abstentions); il a condamné sans réserve la politique d'apartheid qui est incontestablement la cause de bien des problèmes en Afrique australe, et souligne la « nécessité d'adoption de sanctions économiques » afin d'accroître la pression sur l'Afrique du Sud.

Courant 1984, un petit livre sur les déplacements de populations (34), écrit conjointement par le Conseil sud-africain des Eglises (protestantes) et la Conférence épiscopale des évêques catholiques, « montre clairement que la politique et la pratique des déportations forcées et des regroupements par zone n'ont aucune relation avec la sagesse et les besoins du peuple directement impliqué. Ce système [des homelands] a sa source dans le concept d'apartheid qui sépare les peuples les uns des autres et qui provoque inévitablement une détérioration de leurs conditions économiques et sociales. A son tour, il donne naissance au ressentiment et à un taux de criminalité accrue. La politique de l'apartheid contredit les principes chrétiens de l'amour du prochain et de l'unité en Christ. Elle viole, en outre, les principes de la loi internationale. [Et ce rapport sur les déportations de populations de l'engagement des diverses Eglises sud-africaines, Eglise boer non comprise] à résister aux déportations forcées, à soutenir les personnes qui ne désirent pas être déportées contre leur volonté et celles qui ont souffert de déportations qui ont déjà eu lieu. Nous demandons que tous les chrétiens et tous les hommes de bonne volonté se joignent à nos efforts ».

Côté sud-africain officiel, on apprend que des efforts croissants sont faits pour limiter les excès de l'apartheid. C'est ainsi que les agences de presse ont annoncé que le 25 février 1985 les exigences en matière de pass ont été modérées. Les réformes en cours semblent être dues aux pressions d'hommes d'affaires Afrikaner libéraux (éclairés) et d'autres Blancs. Toutefois – hormis peut-être la réforme du Morality Act qui interdisait les mariages inter-raciaux – ces réformes relèvent pour le moment de la seule petty apartheid, soit celle qui ne touche pas les questions de fond. Le débat autour de l'entrée en vigueur, courant 1984, d'une nouvelle Constitution avec, notamment, des droits civiques conférés aux Coloreds non nègres, continue à soulever des critiques, en particulier [PAGE 28] devant la Commission des Droits de l'Homme des Nations Unies. C'est ainsi que le représentant de l'organisation non gouvernementale qu'est le Mouvement International pour l'Union fraternelle entre les Races et les Peuples (27) a déclaré le 12 février 1985, à Genève, que cette constitution « est essentiellement marquée par l'institution d'un parlement divisé en trois chambres (art. 37) : la Chambre de l'Assemblée, avec ses 175 membres, tous blancs (art. 41), la Chambre des Représentants, avec ses 85 membres, tous Métis (art. 42) et la Chambre des Délégués, avec ses 45 membres, tous Indiens (art. 43). Dans La mesure où les Métis et les Indiens n'ont pas été consultés au sujet de cette constitution, la composition des chambres indique clairement l'intention du régime sud-africain de perpétuer la domination et le contrôle des Blancs. Chacune des chambres légifère séparément pour des questions intéressant sa propre communauté, mais seul le président de la République peut décider, sans aucun appel possible même devant la Cour Suprême, si une question intéresse une "communauté" ou est d'intérêt "général".

Quant à l'administration et le contrôle des "affaires noires", ils continuent à être placés sous la responsabilité du président de la République. Celui-ci a vu ses pouvoirs et prérogatives renforcés. Il est le chef suprême des armées, il proclame et met un terme à la loi martiale, il déclare la guerre et toute loi requiert son assentiment. Aux termes de l'article 7, le président de la République est élu par un collège électoral constitué de : 50 membres blancs, 25 membres métis, 13 membres indiens.

Dès lors, les Indiens et les Métis ne peuvent en aucune façon influer sur l'élection du président de la République. De même leur influence est nulle s'agissant des questions dites d'intérêt général, quand bien même la Constitution prévoit que chaque chambre vote séparément sur ces questions; en effet, en cas de désaccord entre les trois chambres, le président de la République soumet le projet ou les différentes versions, selon les cas, au Conseil présidentiel soit pour requérir son avis, soit pour lui demander de prendre une décision (art. 32). Ce conseil présidentiel qu'institue l'art. 70 se compose de 60 membres, dont 20 Blancs, 10 Métis et 5 Indiens, les [PAGE 29] 25 membres restants étant nommés par le président de la République.

Quel changement réel peut produire une telle Constitution qui, par le biais de son article 87 maintient un arsenal législatif destiné à empêcher toute forme d'opposition au régime ? ( ... ) Les Noirs sont exclus de la vie politique et doivent, selon les autorités sud-africaines, se contenter des droits politiques qu'ils peuvent exercer dans les bantoustans "Indépendants".

( ... ) comme l'indiquait Monsieur Mulder, ministre sud-africain de l'administration bantoue : "Il n'y aura pas un seul homme Noir avec la citoyenneté sud-africaine le jour où la politique de l'apartheid sera pleinement réalisée". »

Durant le premier trimestre 1985, diverses explosions de violence se sont produites en Afrique du Sud, notamment à l'occasion du 25e anniversaire de la tuerie de Sharpeville (21 mars 1960) où 69 manifestants noirs étaient tombés sous les balles. Depuis septembre 1984, écrit l'Agence France Presse, 200 Sud-Africains au moins, presque tous Noirs, ont été tués dans des affrontements avec la police, certains l'ont été lors de grèves de mineurs. Ce regain d'agitation s'expliquerait en partie par la récession mondiale. Dans le rapport du directeur général du B.I.T. destiné à la 71e Conférence internationale du travail (1985), M. Blanchard constate que 25 % de la population de la R.S.A. est au chômage, soit quelque 3 millions de personnes, dont « la grande majorité est constituée par des Noirs. Ils sont les premiers à souffrir du chômage qui résulte des politiques gouvernementales, alors que les services publics qui leur sont offerts restent inférieurs, inadéquats et marqués par la ségrégation » (29).

L'insécurité de l'emploi est telle pour les Noirs, ajoute le rapport, que la menace de chômage n'empêche plus les grèves : fin 1983, sur 1 545 000 syndicalistes au total, 670 000 étaient noirs.

Le pouvoir sud-africain semble fermer les yeux sur cette réalité. Dans La Gazette de Lausanne (32), A. Maurice commentait, fin mars 1985 : « Un peu comme l'aristocratie française de l'Ancien Régime s'épargnait le spectacle des orages révolutionnaires en marche, les maîtres blancs de l'Afrique du Sud évitent, aujourd'hui, les images [PAGE 30] des émeutes dans les villes noires. Les affrontements récents près du Cap entre manifestants noirs et forces de police ont causé plusieurs dizaines de morts. Ils sont restés invisibles sur les écrans de la T.V. sud-africaine. Les montrer, confiait un officiel à la presse, eût été compromettre, peut-être à jamais, la volonté de réforme de l'apartheid dans les esprits de la minorité blanche. »

L'aggravation de la situation explique l'opposition croissante de divers pays occidentaux aux investissements en République sud-africaine. C'est ainsi que, selon le Christian Science Monitor (30), le président de la New World Foundation (U.S.A.), H.E. Wolpe (Dém.) a déclaré : « Dans les quatre dernières années, il y a eu un accroissement dramatique de la répression ( ... ) Tout acte commercial [avec la R.S.A.] est un acte d'approbation internationale de l'apartheid. (... Notre) désinvestissement est un symbole peut-être, mais de même, chaque relation d'affaires en est un ».

Plus récemment le Premier ministre français. L. Fabius, lançait des menaces de boycott identiques si fin 1986 la situation n'a pas évolué. Alors que le Conseil de l'Europe votait une résolution dans la même ligne, la Chambre des représentants des États-Unis votait des sanctions économiques, le Sénat faisant de même, quoique de manière plus modérée, craignant que les Noirs ne soient finalement les principales victimes d'une telle politique (31).

Quant au londonien Index on Censorship (35), il apportait fin 1984 l'information qu'en Afrique du Sud on n'arrête pas seulement ceux qui pratiquent la violence, ainsi que l'affirme le gouvernement. Et de donner l'exemple du jeune écrivain noir Johannes Rautete, qui venait d'écrire un livre sur les tensions qui ont affecté le township de Debokeng, à 60 km au sud de Johannesbourg, à l'occasion d'un boycott scolaire, en août 1984, afin de protester contre la nouvelle constitution évoquée plus haut. Son livre, The Third Day of September, publié par Ravan Press, a été saisi peu après sa parution. Lors d'une visite chez son éditeur pour reprendre ses photos, il était arrêté sans qu'il n'y eût de violence de sa part.

Cet article a été rédigé en novembre 1985. Nous le complétons ici avec quelques appréciations succinctes sur des documents reçus ultérieurement. [PAGE 31]

On pourrait multiplier ces témoignages. Mais nous allons concentrer maintenant l'attention sur l'analyse que Marianne Cornevin a tentée des conditions politiques qui prévalent en Afrique australe.

D. Idéologie et mythes de l'apartheid : l'approche de Marianne Cornevin.

Dans son petit livre La République sud-africaine (36), elle montre que les présages de changement sont minces, malgré divers assouplissements. Mais elle note surtout qu'« en 1980, pour la première fois, une publication officielle (Official Yearbook of the Republic of South Africa 1980-1981) a admis l'antériorité du peuplement Noir au Natal, dans le Transvaal et dans l'Etat libre d'Orange, alors que les éditions précédentes comme les manuels scolaires ou tous les discours d'hommes politiques avaient affirmé la simultanéité ou la quasi-simultanéité des migrations blanches et noires, [comme tend à le faire croire encore en mai 1985 le Bulletin A.S.A. suisse (3, p.2)]. Cette antériorité a été établie par plus d'une centaine de datations au carbone 14 depuis 1965 (p. 68).

Les premiers vestiges noirs dans la région semblent remonter aux III-IVe siècles de notre ère.

Après une évocation de la répression des mouvements noirs, Marianne Cornevin décrit l'Afrique du Sud, pays de l'apartheid, et montre que depuis 1973 certains assouplissements mesquins sont à signaler comme ceux mentionnées en début de ce texte. Mais « l'immense majorité des hôtels, restaurants, clubs, hôpitaux refusent de recevoir une clientèle "mixte" » en 1981. Aussi, « la misère sanitaire [des Noirs] est-elle indiscutable » (p. 83).

L'étude des mythes historiques sud-africains par Madame Cornevin conclut au refus des Afrikaners de l'histoire noire (37). « "Justifier" la distribution des terres ou bien dénigrer et dévaluer systématiquement les Noirs sud-africains, tels sont les deux objectifs poursuivis le plus souvent simultanément, des dix mythes historiques exposés » (p. 139).

Malgré la Defiance Campaign lancée dès 1913 par l'A.N.C. contre les « lois injustes », dont les Pass Laws et le Group Areas Act (1960), le système de l'apartheid n'a fait que se durcir encore. Ainsi, en 1954, le Bantu Education [PAGE 32] Act renforçait encore la ségrégation ethnique et appliquait le tribalisme aux enfants noirs dans la zone blanche. Semblablement, au niveau des conseils municipaux, des Noirs sont admis depuis 1961, mais sur des bases tribales seulement. Cet effort de retribalisation des Noirs urbanisés a conduit dès 1959 à ne plus admettre de Noirs aux universités du Cap et de Wittwatersrand, et a entraîné la création de trois universités pour Noirs. Après avoir souligné les efforts des Noirs Sud-africains pour s'opposer à l'apartheid, Marianne Cornevin formule une conclusion prospective : les Blancs ne sont plus les maîtres absolus de l'histoire sud-africaine.

Évoquant le problème des homelands, Mme Cornevin signale que 70 % des travailleurs y sont des migrants et que 80 % du budget de ces bantoustans sont fournis par Pretoria. Cela suffit à faire comprendre la « pauvreté irrémédiable des homelands » (p. 96). Aussi, l'auteur prévoit-elle une série de crises plus ou moins violentes et plus ou moins rapprochées, « entraînant chaque fois de nouvelles concessions blanches jusqu'à ce que les Noirs – au sens large du terme – obtiennent dans le pays où ils sont nés les mêmes droits politiques que les Blancs » (p. 123). C'est ce que les pages précédentes ont permis de confirmer.

Avant de plonger dans les Mythes charriés par la politique de l'apartheid, il nous est apparu intéressant de mentionner quelques passages des Lois de Nuremberg (15 septembre 1935), pour montrer que les politiques du type apartheid sont de tous les horizons. On y lit notamment : « Pénétré de la conscience que la pureté du sang allemand est la prémisse de la perpétuation du peuple allemand et inspiré de la volonté indomptable d'assurer l'avenir de la nation allemande, le Reichstag adopte à l'unanimité la loi suivante, qui est proclamée par les présentes :

"Paragraphe 1. – Les mariages entre Juifs et sujets de sang allemand ou assimilés sont interdits..."

"Paragraphe 2. – Le rapport extra-marital entre Juifs et sujet de sang ou assimilé est interdit..."

"Paragraphe 4. – Il est interdit aux Juifs de pavoiser aux couleurs allemandes nationales. Par contre, ils peuvent [PAGE 33] pavoiser aux couleurs juives : l'exercice de ce droit est protégé par l'Etat."

Or, fin juillet 1985, le secrétaire général du Commonwealth Sir Shridath Ramphal, déclarait que la lutte contre l'apartheid est comparable à la lutte des mouvements de résistance contre le nazisme en Europe pendant la seconde guerre mondiale (20).

Nous allons maintenant aborder successivement l'examen des bases idéologiques de l'apartheid, la conception afrikaner de l'histoire, et finalement les mythes de l'apartheid, toujours à travers les études de Marianne Cornevin (36 et 37).

a) Bases idéologiques de l'apartheid

Selon Madame Cornevin, la supériorité absolue de la race blanche et la nécessité de sauvegarder sa suprématie politique et économique présentent « les deux pièces maîtresses de l'idéologie de l'apartheid ». Cette supériorité du Blanc sur le Noir se situerait dans le subconscient de chaque Sud-Africain blanc. Souvent la notion de « supériorité » est remplacée par celle de « différence ». Le retard des peuples noirs justifie donc la tutelle blanche qui permettra un jour de conduire les Noirs au self-government.

Cette idéologie est habituellement masquée par deux thèmes nobles :

    a) la diversité des peuples;
    b) la mission d'assistance confiée à la race blanche.

Mais « diversité » doit être compris comme « infériorité congénitale de la race noire ». Or, tous les africanistes savent ce que valent les démonstrations dites scientifiques en ce domaine. Souvent on ajoute à ces démonstrations des citations bibliques, les théologiens afrikaners exploitant largement le thème de la malédiction de Cham, fils cadet de Noé. Marianne Cornevin présente cette argumentation comme « un faux majeur dû à l'europocentrisme » du XIXe siècle surtout. On y fait de moins en moins référence : mais on avance souvent l'idée que « le peuple afrikaner est l'élu de Dieu », la sauvegarde de la « nation blanche » sud-africaine est donc une nécessité. [PAGE 34]

b) La conception Afrikaner de l'histoire

Il s'agit-là d'un amalgame historico-religieux. Madame Cornevin cite notamment l'historien afrikaner F.A. van Jaarsveld – qui déplore d'ailleurs la situation qu'il décrit : « L'image qu'a l'Afrikaner de son passé repose sur des valeurs nationales politiques et sur le fondement de la Bible » (Cape Town, 1964).

De sorte que d'autres ont pu écrire qu'ils sont Afrikaners de droit divin. Dans un mélange indissociable entre histoire des Afrikaners, langue afrikaans et religion calviniste, les trois Églises sud-africaines « réformées hollandaises » proclament que Dieu a placé lui-même les Afrikaners en Afrique en les dotant de la mission de répandre la civilisation chrétienne, ainsi que pour lutter contre les Anglais oppresseurs et persécuteurs. Les Afrikaners sont les instruments de la providence. Pour eux, les Bantous, en particulier les Xhosa, étaient les Philistins établis en Palestine à l'arrivée des Hébreux. Il devenait donc évident qu'en leur qualité de « peuple élu », les Treboers estimaient avoir le droit de chasser les Noirs de la terre promise aux Blancs. Ce sentiment devait valoir ultérieurement pour toutes les rencontres des Blancs avec des Noirs. On ne s'étonnera donc pas de cette règle inscrite dans la constitution de la première Zu Afrikaanische Republiek du Transvaal, de 1868 : « Il ne sera pas question d'égalité entre Blancs et non-Blancs ni dans l'Eglise, ni dans l'Etat. »

L'hostilité aux Anglais vient en partie du fait que ceux-ci exigèrent des Trekers qu'ils instituent une politique d'égalité entre les races (dès 1843). Et l'on sait les affrontements nombreux qui ont résulté du choc entre Boers et Britanniques jusqu'au début de ce siècle. Face à la puissance britannique, les Boers ont en vue leur laager, leur campement, qu'ils envisagent aujourd'hui comme leur homeland. C'est pourquoi, le gouvernement Vorster avait programmé de grandes réalisations de travaux publics dans la province du Cap pour en faire une entité autonome et viable. De cette nécessité découle toute la politique des homelands ; mais l'essentiel, c'est avant tout de réaliser et de défendre le homeland blanc. Il y a là, à notre avis, un singulier parallèle avec la politique [PAGE 35] israélienne face aux Palestiniens, où l'on retrouve fort curieusement l'Ancien Testament.

Examinant la justification historique du homeland blanc, Marianne Cornevin parle de l'« injuste distribution des terres » en Afrique du Sud : 87 % de la surface totale du pays est réservée à 16 % de la population. Pour la délimitation des homelands ethniques, on se fonde sur un passé de trois mille ans; les parties blanches sont celles qui ont été « historiquement occupées et habitées de façon permanente et développées par des Blancs » (South Africa 1977, p. 76). Mais il convient de ne pas oublier, précise Mme Cornevin, que l'histoire des Sud-Africains anglophones ne date que d'un siècle et demi. « Nous rencontrons donc là une première malhonnêteté qui consiste à appliquer les arguments historiques à "la nation blanche" ou aux "Sud Africains blancs" sans préciser qu'il s'agit uniquement des Afrikaners. »

Toujours dans South Africa 1977, on lit que pour les Noirs et les Blancs « le droit de priorité existe seulement dans la partie que l'histoire leur a assignée comme homeland ». De l'avis de Marianne Cornevin, une toute petite partie seulement de l'actuel homeland blanc (République sud-africaine) correspond à cette définition : la colonie hollandaise du Cap, fixée dans ses limites en 1776, avec sa frontière orientale sur la Great Fish River. Au-delà du fleuve Orange, c'est-à-dire dans les provinces de l'État libre d'Orange, du Transvaal et du Natal, « cette définition ne convient plus du tout » : ces provinces ne sont, en effet occupées qu'à partir de 1836. Or, les Afrikaners font systématiquement référence à 1652 !

En 1974, J.B. Vorster déclarait : « Nous sommes en Afrique, non pas parce que quelqu'un nous aurait accordé la permission, mais parce que c'est notre droit d'y être. »

c) Les mythes de l'apartheid

1. « Les Blancs et Les Noirs seraient arrivés en même temps en Afrique du Sud »

Les discours des hommes politiques sud-africains se réfèrent fréquemment à ce mythe. Certains falsifient les faits historiques et affirment avec certitude l'antériorité du peuple blanc, tel C.P. Mulder, ministre de l'administration [PAGE 36] bantoue, qui déclarait en public, à Los Angeles en juin 1975 : « Les Bantous ne sont pas autochtones : ils sont arrivés dans le pays après les Hollandais et les Britanniques» (Courrier de l'Unesco, novembre 1977, p. 10).

Généralement on fait partir l'histoire de l'Afrique du Sud de la découverte par Bartholomeu Diaz, en 1488; et on ne parle des Noirs qu'à partir de leur rencontre avec les Blancs, vers 1770. Depuis 1969, l'Oxford History of South Africa a pourtant réuni des articles des années soixante qui témoignent de l'antériorité du peuplement noir.

Marianne Cornevin énumère les diverses recherches archéologiques qui ont révélé aux environs de Pretoria des sites occupés par des squelettes de type nègre. On est aujourd'hui sûr que « les ancêtres des Noirs sud-africains étaient établis au sud du Limpopo dès le IIIe siècle [et non] au XVIe siècle ou un peu plus tôt ».

Au cours du Ier millénaire déjà existaient des établissements sédentaires, d'agriculteurs et de mineurs. Les Bantous n'ont-ils pas été les diffuseurs de l'industrie du fer? Or, les populations Khoisan d'Afrique du Sud connaissaient cette technique au moment de l'arrivée des Blancs, de sorte qu'elle n'a pu leur arriver que du Nord.

Quant à l'habitude sud-africaine de parler avec insistance de « race bantoue », il faut souligner une fois encore que le terme bantou n'a qu'une valeur linguistique.

2. Les Noirs auraient poursuivi leur migration jusqu'à leur rencontre avec les Blancs

Aujourd'hui encore sont publiés des textes du début du XXe siècle qui servent à étayer ce mythe. On sait pourtant à travers les récits de voyageurs et de missionnaires, qu'ils ont été impressionnés dans les premières années du XIXe siècle par l'importance des villes, notamment Tswana, entourées de murailles de pierres; il en était de même chez les Xhosa. En 1778, lorsque les Blancs repoussèrent les limites de leur colonie Jusqu'au Great Fish River, ils « s'attribuent donc un territoire parcouru et habité par les Xhosa de plus en plus nombreux qui arrivaient à la fin de la zone climatique favorable à l'élevage ».

Dans l'examen d'un autre mythe (« Les Voortrekers [PAGE 37] auraient progressé dans des terres vides et sans maître »). Marianne Cornevin démontre de façon convaincante que la densité noire au Natal et au Transvaal était nettement supérieure à la blanche.

3. « Chaka Dingaan et Mzilikazi n'auraient été que des despotes sanguinaires »

Si la revendication afrikan d'être depuis trois cents ans une tribu blanche d'Afrique est exacte, il est faux d'affirmer que seuls les Britanniques ont fait preuve d'esprit impérialiste : et que les Boers sont lavés du péché de colonialisme parce qu'ils ont été eux aussi victimes des Anglo-Saxons.

Dans ce mythe, comme pour d'autres, ce sont surtout les silences qui comptent. Les trois homelands du Transkei, du Ciskei et du Kwazulu ne sont en effet que la concrétisation de la politique d'annexion poursuivie entre 1866 et 1897 par Londres.

Madame Cornevin fournit de nombreux exemples du caractère colonialiste des rapports entre Boers et Noirs, au XIXe siècle. Rien, dans le mode d'implantation et les méthodes employés pour faire travailler une main-d'œuvre bon marché, ne distingue le colonialisme boer de l'impérialisme britannique.

4. « Les lois foncières de 1913-1936 auraient eu pour objet principal la protection des terres noires contre les Blancs »

Les réserves indigènes (bantoustans), devenues aujourd'hui homelands [il eut été difficile d'inventer un bantoustan blanc], furent votées en 1913. On parlait alors d'équité, alors qu'au seul Natal env. 1 Mio de Noirs disposent de 2 Mio d'hectares et 100 000 Blancs de 6,5 Mio d'ha.

Marianne Cornevin constate que « comme pour d'autres mythes, la falsification ne réside pas dans ce qui est dit, mais dans ce qui est omis ». Au niveau de la distribution des terres, une première omission porte sur la lenteur de la réalisation du Native Land Act de 1913 et sur l'omission de la multiplication par quatre de leur population. Une seconde omission réside dans le silence fait autour de l'interdiction des Noirs dans les villes d'acheter des terres en dehors des réserves. Enfin, on fait [PAGE 38] silence sur le fait de l'arrêt d'achats individuels de terres dès 1936, ces terres ne pouvant être acquises qu'au nom de collectivités africaines (p. ex. par les chefs). Bien sûr, il s'agissait avant tout de protéger les terres blanches.

Il vaut la peine, ici, d'éclairer un trait rarement décrit de la politique d'apartheid et des bantoustans : son origine espagnole. Dans ses colonies américaines, l'Espagne se fondait sur l'idée simple selon laquelle les « tribus » indigènes sont en possession de plus de terre qu'elles n'en ont besoin pour leurs activités économiques, et donc qu'il faut les « réduire »[2].

C'est ainsi, qu'en Guinée espagnole (Rio Muni et Fernando Poo), le décret de 1904 – qui se réfère explicitement à la politique coloniale du XVIe siècle – a mis en place des « réductions » ou réserves Indigènes. Parfois était aussi utilisé le terme » resserrement des domaines occupés par les populations autochtones ». Apparues dans la colonie espagnole au XIXe siècle à l'instigation des missionnaires et de la législation ibérique de 1886, ces réductions sont la réplique fidèle de l'expérience réalisée par l'Espagne plusieurs siècles auparavant dans ses colonies américaines avec les fameuses Leyes de Indias (Législation des Indes occidentales), et particulièrement la Provision Royale de 1545 concernant la colonisation du Pérou. Or, à travers leur histoire commune, au XVIe siècle particulièrement, l'Espagne et les Pays-Bas ont développé une même philosophie de la colonisation. De sorte que l'actuelle politique sud-africaine des homelands – et de l'apartheid en général – remonte en droite ligne au règne de Charles Quint, d'une part, à la réforme de Calvin d'autre part, qui se confondent dans le même temps historique.

5. « Les homelands correspondraient aux territoires historiquement occupés par chaque nation noire. Leur fragmentation résulterait des guerres tribales et des querelles de succession » (Mythes IX et X de l'étude de Marianne Cornevin)

Ce mythe est un fondement essentiel de l'apartheid. [PAGE 39] On veut faire croire que des peuples comme les Tswana et les Sotho se sont installés volontairement dans des territoires pratiquement inhabitables. Ne lit-on pas encore en mai 1985 dans le Bulletin A. S. A. suisse (3, p. 3) : « Les actuels "homelands" et "États autonomes" des Noirs sud-africains se trouvent dans des régions et correspondent aux territoires dans lesquels les peuples concernés s'étaient déjà établis ou qu'ils ne venaient que de conquérir et d'occuper au moment de l'apparition des Blancs. »

Quant au morcellement, on le justifie par les guerres tribales et les querelles de succession. En fait, les territoires occupés par les divers peuples noirs, notamment les Sotho, s'étendent d'une pièce sur de vastes espaces. La plus large des régions qui constituent le berceau du peuplement Sotho aux XIe-XIVe siècles est aujourd'hui placée entièrement dans la « zone blanche ». Il en va de même du Ciskei, etc. Là encore sévit la politique du « resserrement ».

En guise de conclusion

Selon la brochure conjointe des Églises catholique et protestante sud-africaines (34), les premières critiques contre l'Afrique du Sud, à l'O.N.U., ont commencé en 1946 : « Mais ces critiques n'eurent qu'un impact négatif. Les Blancs de l'Afrique du Sud qui se voyaient menacés par l'émergence des Noirs et la suppression du racisme, n'avaient aucunement l'intention de s'incliner devant les pressions au changement exercées par les puissance étrangères » (p. 63).

Selon H.F. Verwoerd, Premier ministre dès 1958, l'apartheid vise l'« équité pour chacun et la justice pour tous » (p. 53). Malgré cela, l'Afrique du Sud a des ennemis nombreux, parmi lesquels « un ennemi formel : le communisme international » (p. 58).

L'étude des mythes historiques sud-africains amène Marianne Cornevin à conclure au refus des Afrikaners de l'histoire nègre : « "Justifier" la distribution des terres ou bien dénigrer et dévaluer systématiquement les Noirs sud-africains, tels sont les deux objectifs poursuivis le plus souvent simultanément, des dix mythes historiques exposés » (37, p. 139). [PAGE 40]

Malgré la Defiance Campaign lancée dès 1913 par l'A.N.C. contre les « lois injustes », dont les Pass Laws et le Group Areas Acts (1950), le système de l'apartheid n'a fait que se durcir. Ainsi, en 1951 le Bantu Education Act renforçait encore la ségrégation ethnique et appliquait le tribalisme aux enfants noirs dans la zone blanche. Semblablement, au niveau des conseils municipaux, des Noirs sont admis depuis 1961, mais sur des bases tribales seulement. Cet effort de retribalisation des urbanisés a conduit aussi, dès 1959, à ne plus admettre de Noirs aux universités blanches et a entraîné la création de trois universités noires. Après avoir souligné les efforts des Noirs sud-africains pour s'opposer à l'apartheid, Madame Cornevin formule une conclusion prospective : les Blancs ne sont plus les maîtres absolus de l'histoire sud-africaine.

D'où l'appel fait par le régime afrikaner à la propagande, comme le montre J. Marchand dans son ouvrage (17). Pour le moment les Verlights du Parti nationaliste du Broederbond semblent encore dominés par les Vekrampts (crispés). En fait, dès 1979, avec Botha, le projet du gouvernement consiste à « redéfinir l'application du système de l'apartheid sans toucher à son fondement : le système du "pass" (rebaptisé "document de voyage") les bantoustans, le travail migrant » (70-71).

Pourtant, P. W. Botha, un Verlight a pour projet :

    – d'ouvrir un étroit espace de « dialogue » avec les Métis et les Indiens, ce qui a été réalisé en 1984;

    – d'abolir officiellement la color bar qui interdit aux Africains l'accession aux emplois qualifiés;

    – de reconnaître les syndicats africains, ce qui est également fait en 1985.

Dès 1978, le Premier ministre Botha estimait que la seule alternative était « s'adapter ou mourir ».

Selon les critiques de l'apartheid, comme J. Marchand, en fait, il s'agirait de diviser les Africains entre privilégiés et grande masse, soit une division qui s'ajoute à un tribalisme officiellement encouragé.

Voici pourquoi la machine de propagande sud-africaine continue à fonctionner généreusement, grâce aux efforts du département de l'information, représenté dans dix-sept pays. Plusieurs des publications examinées [PAGE 41] ici proviennent de cette source. A l'étranger, le département de l'Information publie vingt-huit périodiques, auxquels s'ajoutent diverses campagnes publicitaires, sans parler du tourisme. Marchand montre la compromission de périodiques européens avec le régime sud-africain, dont le Figaro, Le Point, les Schweizer Monatshefte[3], etc. Une autre politique est celle de l'encouragement d'Associations pro-Afrique du Sud et de divers lobbies dans le monde des affaires (cf. notamment no 5 et 6[4]) .

A l'examen des méthodes du pouvoir afrikaner, on constate que « derrière l'utilisation du thème de la "menace communiste" et la lutte contre l'apartheid présentée comme un conflit Est-Ouest, l'Afrique du Sud cherche à fausser dans l'opinion internationale la compréhension réelle de la situation [dans le pays]. Elle présente comme un conflit Est-Ouest une situation qui relève avant tout des rapports Nord-Sud : l'exploitation d'une main-d'œuvre bon marché dans le cadre d'un système inspiré du colonialisme qui exclut de la communauté nationale sud-africaine les travailleurs noirs et assure aux capitaux investis un taux de profit maximal (...). Il n'y a pas de conflit Est-Ouest en Afrique du Sud; il n'y a qu'un peuple qui se bat pour sa libération d'une forme d'oppression proche de l'esclavage et contre l'exploitation » (17, pp. 243-244).

La lecture des statistiques Sud-africaines sur les installations sportives disponibles en République sud-africaine semble appuyer les arguments précédents :

Installations sportives en 1978


Noirs
Blancs
Un terrain de football pour            
23 000
7 000
Un terrain de rugby pour
180 000
10 000
Un court de tennis pour
51 000
20 000
Une piscine pour
678 000
20 000

(Source : 17, p. 217). [PAGE 42]

Le bulletin A.S.A. du Groupe d'étude [suisse] sur l'Afrique australe (1) montre sous le thème « Révolutionnaires contre Réformateurs », que les Eglises catholique et protestante sud-africaines justifient la violence. Outre l'archevêque catholique de Durban, D. Hurley, l'évêque et Prix Nobel Desmond Tutu est particulièrement incriminé pour avoir déclaré, notamment : « Qu'arriverait-il si seulement 30 % de tous les employés de maison travaillant chez les Blancs empoisonnaient l'alimentation de leurs employeurs ? (...) N'est-ce pas un miracle que la résistance noire n'ait pas jusqu'à présent envoyé en l'air un bus scolaire, avec des enfants blancs ? Celui qui voudrait provoquer la panique chez les Blancs trouverait dans leurs enfants une cible facile à atteindre.

Le 16 avril 1985, le même bulletin helvétique pro-Afrique du Sud montre que de voir dans les désordres nés dans les townships noirs une cause spontanée relève de la naïveté, tout comme d'y voir l'œuvre d'agitateurs serait faux. La cause de ces troubles réside dans les tensions et les frustrations qu'occasionnerait le passage d'une existence campagnarde, tribale et « nettement stationnaire » à une existence urbano-industrielle et à la compétition engendrée par de tels changements (2).

On est frappé dans ce numéro d'avril 1985 du Groupe d'étude [suisse] sur l'Afrique australe par la reconnaissance de l'évidence que les problèmes d'Afrique du Sud relèvent du conflit Nord-Sud (et non pas Est-Ouest).

Les événements qui se sont produits en Afrique du Sud depuis septembre 1984 sont d'une telle importance qu'il convient ici – parce qu'ils n'ont pas encore pu être retenus par des travaux de synthèse – de brosser pour terminer un tableau d'une dramatique mouvance. Après des soulèvements et des centaines de morts, dans divers township, dont le Soweto (= South West Township) décrit par l'ambassade sud-africaine (7), le sénat américain suivant de peu le gouvernement canadien, s'est engagé à une large majorité sur la voie de pressions économiques contre l'Afrique du Sud, courant juillet 1985, malgré l'hostilité du président Reagan. A la même époque, transpirait la nouvelle de l'établissement par les banques helvétiques d'une Ciskei Swiss Bank (1). Dès le dimanche 21 juillet, l'état d'urgence était déclaré dans 36 districts, [PAGE 43] soit un dixième des districts sud-africains (19). Mais la majorité des observateurs estime que « la proclamation de l'état d'urgence constitue en tout cas un constat d'échec d'un gouvernement incapable d'assurer le maintien de l'ordre. Elle pourrait, selon eux, à la fois retarder le rythme des réformes politiques et décourager à terme les investissements étrangers. "C'est le signe que les autorités ont perdu le contrôle de la situation", a dit ainsi à Reuter M. Robert Schirre, professeur de sciences politiques à l'Université du Cap.

Tout en dressant le même constat, M. John Barrat, directeur de l'institut sud-africain des affaires internationales. a souligné qu'un pays où règne l'état d'urgence "monte automatiquement dans le classement des pays à haut risque. Ceux qui envisageaient d'y investir y réfléchiront à deux fois". ».

Ces mêmes observateurs notent que M. Botha n'a mentionné que très brièvement son programme de réformes de l'apartheid (26).

Alors que le nombre de morts croît de semaine en semaine et que le président Botha refuse d'entendre sans délai le Prix Nobel de la Paix, l'évêque Tutu, ce dernier déclarait dans une interview à News-week fin juillet 1985 : « Ce qui ne laisse pas de nous surprendre, c'est que les jeunes Noirs sud-africains continuent à accepter comme leurs leaders les gens comme nous qui parlent encore de changement pacifique ( ... ) Mais cela est en train d'être remis en question. Je pense que le moment n'est pas très éloigné où ils nous balaieront ( ... ) Ils pensent que la seule chance de changer le système passe par la lutte armée et que s'il leur faut mourir pour la cause, ils le feront » (21).

Le 24 juillet 1985, le gouvernement français suspendait ses investissements en Afrique du Sud et en appelait au Conseil de Sécurité. Pendant ce temps, la radio sud-africaine s'en prenait violemment au Conseil sud-africain des Églises et à l'Alliance mondiale des Églises réformées, pendant que l'Évêque anglican K. Sutton, émissaire de l'archevêque de Canterbury, exhortait le gouvernement de Pretoria à engager sans tarder un dialogue avec les représentants de la majorité noire (22). Il n'a pas été plus écouté que l'O.N.U. qui, par une résolution du Conseil de Sécurité (abstention des États-Unis et [PAGE 44] du Royaume-Uni), recommande la suspension de tout nouvel investissement, l'arrêt de la vente de matériel informatique, etc., et condamne fermement le système de discrimination raciale ainsi que les pratiques qui en découlent. Le ministre des Affaires étrangères, Pik Botha déclara cette résolution comme nulle et non avenue et pas valable car l'Afrique du Sud ne constitue pas une menace pour la paix (23). Toutefois, la préoccupation, dans le Nord démocratique, est telle que le 1er août 1985, les gouvernements des « Douze » de la C.E.E. ont rappelé leurs ambassadeurs à Pretoria (24).

Il n'y a pas lieu ici de trancher, sinon pour constater que les mythes de l'apartheid semblent avoir vécu. Mais, comme le déclarait Mgr Tutu, le comportement « stupide » de Pretoria ressemble à celui de Ian Smith, ex-Premier ministre de Rhodésie, devenue Zimbabwe. Smith a stupidement fermé une option après l'autre jusqu'à ce qu'il ne lui en reste plus aucune possible (23).

Quand on observe l'orientation du Zimbabwe vers le monopartisme marxiste et ce que cela promet de nouvelles violences, on ne peut que craindre une évolution semblable plus au sud.

Selon une récente étude entreprise par une institution financée par le gouvernement, 63 % des Noirs estimeraient que la violence est le seul moyen d'obtenir des changements politiques en Afrique du Sud.

Dans le même temps, des hausses de loyer décidées par des autorités locales, ainsi que des déplacements forcés de population ont contribué à déclencher le cycle infernal manifestation-répression.

Ces troubles endémiques ont en outre pour toile de fond la plus grave récession économique que le pays ait connue depuis cinquante ans ( ... ).

Aujourd'hui, l'inflation atteint 16 % et le chômage frappe près de 25 % de la population dans les ghettos noirs (25).

Cette situation semble expliquer la modération de ton de l'allocution du président de l'Anglo-American Corporation of South Africa Limited publiée dans divers journaux occidentaux (4).

« ... On constate néanmoins dans le domaine socio-politique des transformations considérables. Pour compliqué qu'il soit, le parlement tricaméral a siégé pendant [PAGE 45] une session entière avec un succès surprenant, et a initié les communautés asiatiques et métisses à certaines des réalités de la vie politique nationale. Dans le même temps, l'abrogation du Political Interférence Act qui interdisait les mélanges raciaux au sein des partis politiques, permet d'intéressantes hypothèses quant aux réalignements politiques éventuels et à l'apparition de nouvelles tendances. Les progrès constitutionnels sont également marqués par l'abrogation des lois interdisant les mariages inter-raciaux et les relations sexuelles entre Blancs et Noirs. Ces lois étaient un élément clé de l'apartheid, qui élève le droit du groupe au-dessus de la personne, et l'on peut donc dire que l'un des principes fondamentaux de l'apartheid a été abandonné.

Si salutaires qu'elles soient, ces mesures ne vont cependant pas au cœur du problème, qui est de bâtir une société cohérente sous-tendue par un dispositif constitutionnel acceptable pour tous, et qui garantisse la citoyenneté des personnes vivant dans l'enceinte de l'ancienne Union sud-africaine.

L'Afrique du Sud a été récemment le théâtre d'une agitation sociale intense, qui s'est trop souvent soldée par une perte de vies humaines. Ces troubles sont pour une part imputables au chômage et à d'autres facteurs économiques; pour une autre, sans doute la plus décisive, à un mélange de griefs, d'espoirs et d'incitation à la violence. Dans une société en transition, dans la mesure où les Noirs sont en train de passer d'une communauté tribale et rurale à une société urbaine et industrialisée, tout progrès politique passe par l'acquisition de compétences qu'il est impossible d'assimiler du jour au lendemain : il faut faire l'apprentissage du processus de décision et des rouages administratifs, et accepter de prendre des responsabilités et de répondre de ses actes dans la gestion des services et l'aménagement de l'infrastructure. L'échec relatif qu'enregistrent actuellement les collectivités locales instituées au sein de la communauté noire est donc un coup terrible pour notre développement et notre stabilité politiques.

Il y a là au fond un problème de crédibilité. Le gouvernement a fait d'importantes déclarations de principe d'après lesquelles il semble qu'il soit disposé à négocier ouvertement (en excluant, apparemment, le suffrage universel [PAGE 46] dans un système unitaire) et a désigné une commission gouvernementale spécifiquement chargée de cette tâche. Il a également donné l'assurance que les collectivités locales ne sont pas censées remplacer une instance de décision à l'échelon national. Malheureusement c'est pourtant ce que redoutent les Noirs. Il convient donc d'aller au-delà des déclarations d'intention et de prendre des mesures concrètes si l'on souhaite apaiser leurs craintes et créer une nouvelle base de confiance. Il faut voir ces négociations comme un point de rencontre ménagé dans le but de créer un nouveau dispositif et non comme un moyen pour les Blancs de lâcher du lest à la suite des pressions exercées par les Noirs ou pire encore, de persister à statuer unilatéralement, si bonnes que soient leurs intentions.

J'estime que les mutations qui interviennent à l'heure actuelle, ou qui sont envisagées, représentent, tant dans les principes que dans la pratique, une remise en cause réelle et significative de l'apartheid. Sans doute reste-t-il bien du chemin à parcourir pour parvenir à une société qui satisfasse la majorité des Sud-Africains (et bien plus encore, sans nul doute, pour apaiser nos critiques intransigeants de l'étranger). Nous sommes néanmoins engagés dans une voie sans retour. Il faut espérer qu'il en résultera, à terme, des réalisations notables dans le domaine des rapports humains, dans un pays dont l'unique mélange d'ethnies et de cultures offre des possibilités et des promesses à la mesure du défi qui se pose à chacun d'entre nous... »

Malheureusement, l'échec de la politique de réformes du gouvernement sud-africain, réformes refusées par les Eglises (Eglise réformée hollandaise exceptée), par les partis d'opposition extra parlementaires et par l'opinion internationale, semble conduire inéluctablement vers une situation rhodésienne. Selon la spécialiste helvétique de l'Afrique australe, Christine von Garnier : « La plupart des Blancs n'envisagent plus que la solution militaire. Ils sont dépassés par des événements qu'ils ne comprennent ou n'ont jamais voulu comprendre. Et pour cause ! Ils n'ont jamais été correctement informés par les mass media officiels. La télévision surtout. Peu après le discours télévisé du président Botha annonçant l'Etat d'urgence dans de nombreuses townships, celle-ci montrait un film de la [PAGE 47] guerre des Boers où les Anglais étaient presque tous des "méchants" qui brûlaient et pillaient (ce que font actuellement les Noirs ... ) les fermes des courageux pionniers boers dont la résistance et la moralité étaient exemplaires (... )

( ... ) Il peut paraître impératif que le gouvernement sud-africain propose une "déclaration d'intention" de sa politique. Mais en a-t-il seulement une ? Cela pourrait servir de base de négociations avec les dirigeants des partis extraparlementaires eux aussi divisés. Tous ne sont pas encore noyautés par les marxistes, tous ne veulent pas le pouvoir révolutionnaire. La majorité veut la justice, la participation noire au pouvoir; l'apartheid n'est qu'un aspect du problème » (28).

Les invites à la modération formulées par les milieux économiques et les opinions publiques occidentales ne semblent cependant plus être entendues à Pretoria. De sorte que le temps de la crispation a sonné.

L'Afrique du Sud vient de renouer avec une politique de force pour protéger ses frontières et couper les brûlots intérieurs de leurs incendiaires. Les deux phénomènes sont liés : à l'amorce d'une déstabilisation en profondeur des structures psycho-politiques correspond le réflexe défensif normal d'isoler les foyers d'infection périphériques qui pourraient gagner peu à peu les parties vitales d'un corps déjà fiévreux.

C'est sous ce double aspect qu'il faudra désormais analyser la « diplomatie musclée » de Pretoria. ( ... )

(...) De 1948, date de la prise de pouvoir par les Afrikaners à 1974, date de la chute du salazarisme, durant une génération, les petits-fils des Boers ont vécu à l'ombre du colonialisme triomphant derrière des frontières que rien ni personne ne paraissait pouvoir ébranler.

( ... ) la « diplomatie musclée » de Pretoria ( ... ) a montré qu'un chapitre de l'histoire de l'Afrique australe était clos et qu'un autre s'ouvrait sur le même décor, avec les mêmes acteurs, les mêmes objectifs mais des moyens différents, mieux adaptés aux exigences de l'heure : dans l'entourage du président Botha les partisans de la manière forte l'ont emporté sur ceux du dialogue (33b).

A chaque lecteur de se faire une opinion en fonction de sa sensibilité et de sa conception de ce « prochain », qui est un homme; en fonction des Droits de l'Homme.

Max LINIGER-GOUMAZ


[1] Textes sur l'Afrique du Sud et l'apartheid parus en 1985-1986 : Center for Strategic and International Studies, Eight New Realities in Southern Africa (by Herbert Adam and Stanley Uys), Georgetown University, CSIS Africa Notes, 39. Washington, 28 février 1985, 8 p. Cf. dans la même série : Mc Donald, Steven, A Guide to Black Politics in South Africa, CSIS Africa Notes, 36, Washington, 5 novembre 1984, 8 p.
Erouard-Siad, Patrik, Afrique du Sud : blanc honoraire, Paris, 1985, 306 p., carte.
Groupe (Suisse) d'étude sur l'Afrique australe, Südafrika in Brennpunkt, Zürich, août 1985, 81 p.

[2] Oyono, Valentin. L'évolution des structures productives et sociales de l'économie de la Guinée Equatoriale (1858-1968). L'originalité d'un cas de transition au capitalisme agraire dans un contexte colonial, thèse, Lyon 2, Lyon, 1985, p. 443.

[3] A lire, concernant la Suisse : Centre Europe-tiers-monde, Suisse Afrique du Sud. Relations économiques et politiques, Genève, 1972, 446 p.

[4] On connaît notamment M. d'Alcardi de Saint-Paul, Ségrégation et apartheid, le contexte historique et idéologique, Paris, 1979, 220 p.