© Peuples Noirs Peuples Africains no. 53/54 (1986) 1-6



« PEUPLES NOIRS
PEUPLES AFRICAINS »
EST-CE LE NAUFRAGE ?

P.A.-P.A.

Long silence, trop long silence entre les numéros 51 et 52 de la revue ! Pire encore entre le no 52 et la présente livraison. Silences si longs que nombre de nos amis ont été saisis d'une consternation dont témoignent quotidiennement leurs lettres. Peuples noirs-Peuples africains, l'unique voix de dignité des Africains francophones, s'était-il donc tu à son tour ?

Ce désastre supposé a suscité comme toujours deux types de réaction : l'impatience résignée du lecteur spectateur ou la mobilisation du lecteur militant. Commençons par ce dernier.

Les intellectuels africains ont trop souvent laissé l'image de phraseurs abouliques sans ressort, sans constance. Ce ne fut pas le cas cette fois. Le temps et l'espace nous manquent pour évoquer les aides concrètes qui ont été proposées ainsi que leurs initiateurs. Un exemple suffit pour en donner une juste idée : à Abidjan, des amis de P.N.-P.A., spontanément rassemblés après avoir lu la "Lettre ouverte aux Camerounais..." ont ouvert une souscription qui, en quelques jours a réuni deux mille francs; cette somme nous est déjà parvenue. D'autres capitales africaines, on nous promet des secours semblables.

Qu'on n'aille pas croire que les Blancs soient absents de ce combat : un Français n'a pas hésité à nous faire don de quinze mille francs (un million cinq cent mille anciens francs) pour sauver la revue. A ce propos, et en réponse à des amis faisons justice de certaines interprétations [PAGE 2] erronées de notre éthique maintes fois exposée ici au demeurant et à laquelle nous demeurons inébranlablement fidèles, en dépit des perfidies de nos ennemis qui, eux, ne reculent devant aucune solution pour nous détruire.

Pas question, c'est vrai, d'accepter aucune subvention d'aucun État, ni d'aucune organisation quelle qu'elle soit ni d'aucune personnalité. C'est le piège classique par lequel une publication est vite amenée à perdre son indépendance pour devenir l'instrument des oppresseurs ou de leurs valets. Mais il est parfaitement sain, comme l'ont montré des expériences récentes – nous pensons notamment à L'Événement du Jeudi, lancé récemment par Jean-François Kahn avec l'argent de ceux qui allaient devenir ses lecteurs – et en tout cas sans danger pour l'indépendance et la liberté des animateurs, que les Lecteurs se mobilisent pour fonder une publication ou la préserver de la disparition s'ils la jugent seule capable de défendre une vérité qui leur est chère.

Car l'essentiel est là : conserverons-nous, oui ou non, cette indépendance et ce franc-parler qui ont fait de Peuples noirs-Peuples africain, dans son domaine, la seule publication à laquelle les âmes pures peuvent se fier à cent pour cent ? Du moins les aides individuelles ne risquent point de nous détourner de cette vocation : nous ne les avons donc jamais refusées, bien au contraire.

Les intellectuels africains ne se privent pas de dire leur humiliation de voir tant de magazines qui se prétendent africains mêler impudemment l'éloge des roitelets francophiles à la démagogie de proclamations en faveur de la démocratie sur un thème crucial comme le multipartisme, on n'y songe jamais à consulter les oppositions africaines quitte à solliciter servilement l'oracle de représentants du pouvoir « métropolitain ». Cela nous rappelle le début des années cinquante, quand les journaux français dédaignant les militants indépendantistes recouraient aux théoriciens coloniaux pour scruter l'avenir de l'Afrique. Montrons par cette affaire que cet ostracisme est un comportement symbolique du déclin, tout comme au début des années cinquante.

Contrairement à ces magazines, Peuples noirs-Peuples africains n'a nullement l'intention de devenir une publication à profits ni le tréteau de vedettes dérisoires; notre [PAGE 3] revue prétend exclusivement servir la dignité de l'Afrique. Si nous l'avions voulu Peuples noirs-Peuples africains serait aujourd'hui une publication richissime. C'est l'affaire de quelques mois, d'une ou deux années au plus. Il n'y a qu'à pratiquer cette fausse objectivité qui s'étale dans les magazines « africains » en vogue : on y dénonce à longueur de page les persécutions contre la presse en Afrique au Sud, mais silence sur les arrestations successives de journalistes et Yaoundé[1]; on y lit sous la plume d'un certain Bayart que Paul Biya est le parangon du dirigeant respectueux des droits de l'homme (que dit donc, ailleurs, ce même « politologue » à propos de Thomas Sankara? Tenez-vous bien, que c'est un affreux despote !). On y lit encore que Houphouët-Boigny est l'incarnation de la sagesse africaine, peu importe que, de son propre aveu, il ait planqué des dizaines de milliards en Suisse Etc.

Si nous avions adopté ce discours, on trouverait Peuples noirs-Peuples africains dans tous les kiosques africains. Jusqu'à Yaoundé, Libreville et même Kinshasa, au lieu qu'actuellement nous sommes bannis de partout. Alors on rencontrerait nos représentants dans Les antichambres des roitelets endollardés de la francophonie, qu'ils n'abandonneraient que lestés de quelque enveloppe.

C'est facile, mais répugnant, et jamais nous ne mangerons de ce pain-là.

Beaucoup de nos lecteurs, africains ou non africains, l'ont compris. et c'est pour cette raison qu'ils nous soutiennent convaincus, comme nous écrit un ami de Brazzaville, que cette revue, qui est notre fierté, ne saurait disparaître [PAGE 4] sans qu'un tel événement infléchisse fâcheusement l'avenir immédiat et peut-être aussi lointain non seulement de la culture en Afrique francophone, mais aussi de son psychisme, en y imprimant le stigmate d'une durable frustration.

Ces lecteurs-là, efficaces certes, sont pourtant encore trop peu nombreux : il n'est que trop vrai que, malgré leur générosité et leur dynamisme, Peuples noirs-Peuples africains n'est pas encore sorti d'affaire, tant s'en faut : au moins, c'est là désormais une perspective qui relève du domaine du raisonnable.

Il y a aussi les autres lecteurs de la revue. Ceux, beaucoup plus nombreux qui, apparemment n'arrivent pas à comprendre que nous n'avons pas à notre disposition les mercenaires d'un Mobutu, ni les pétrodollars d'un Bongo, ni les facilités diverses dont l'amitié avec François Mitterrand ou Jacques Chirac est synonyme pour un Paul Biya, un Eyadema. On a eu beau leur expliquer qu'il ne nous suffit pas d'appuyer sur un bouton pour que les factures de l'imprimeur soient payées, les saboteurs de Paul Biya châtiés ou restitué le courrier que nous volent les services secrets de tout poil. Rien n'y fait.

Et de nous harceler, de nous invectiver même : « Bon sang ! mais que faites-vous donc ? Pourquoi un tel retard ? Pourquoi n'ai-je pas reçu le numéro tant ?... » Etc.

A croire qu'ils n'ont pas lu une seule ligne de la longue relation dans la revue au sabotage financier effectué à nos dépens, et qui a creusé dans la trésorerie des Editions des Peuples noirs l'énorme trou de cent quarante mille francs (sept millions de francs CFA) en liquide. Du moins la vivacité de leur amertume est-elle un aveu, réconfortant pour nous dans une certaine mesure, que la disparition de la revue laisserait un vide que rien peut-être ne pourrait combler.

Encore ne devons nous sous aucun prétexte nous dispenser de leur exposer fût-ce pour la énième fois le caractère abominable des conditions dans lesquelles ma femme et moi même produisons cette revue depuis bientôt dix ans, exploit répétons-le encore, que n'avait accompli auparavant aucune publication francophone nègre de cette envergure, et surtout totalement indépendante.

Que l'on sache d'abord ceci, que nous n'avons cessé de déplorer ici : nous manquons d'abonnés, en particulier [PAGE 5] d'abonnés africains, ceux sur lesquels nous avions le plus compté en fondant cette publication. Nos 250-270 abonnés actuels sont Européens, Américains, Nigerians et, en quatrième position seulement, Africains francophones. Même corrigé par la férocité de la censure francophone, il s'agit tout de même là d'un de ces paradoxes auxquels les affaires d'Afrique francophone nous ont malheureusement habitués : les non-Africains combattent plus vaillamment pour notre cause, ils y sont trop souvent bien meilleurs militants que nous-mêmes. La bataille contre l'apartheid se livre avec fureur partout à travers le monde, sauf en Afrique francophone où aucune manifestation de grande ampleur en faveur de nos frères d'Afrique du Sud n'est tolérée par les dirigeants.

Autre paradoxe qui donne à réfléchir : la croissance de ces abonnements s'est brusquement ralentie, puis arrêtée avec la venue au pouvoir à Paris des « socialistes » français, ceux que nous appelons habituellement ici les nationaux-tiers-mondistes : c'est alors que, s'ajoutant à la démobilisation des naïfs Africains, s'est intensifiée la campagne de contre-publicité menée à notre détriment sur tous les plans et dans tous les pays où nous avions des sympathies, par divers agents du néo-colonialisme français, et en particulier par les assistants techniques et les coopérants français, engeance que nous n'avons cessé de dénoncer ici.

Nos recettes ont donc toujours été insuffisantes; en fait le déficit s'est aggravé au fil des années, du fait du renchérissement des coûts de production et de transport la seule facture d'Imprimerie, poste il est vrai le plus élevé de nos dépenses, pour un numéro de 160 pages, s'élève à vingt-cinq mille francs actuellement, soit cent cinquante mille francs pour les six livraisons d'une année ordinaire. Les recettes correspondantes atteignent au mieux quatre-vingt mille francs, cent mille si on considère l'ensemble du chiffre d'affaires des Éditions des Peuples noirs.

Pour résumer, disons que le déficit annuel oscille en réalité entre cinquante et cent mille francs. C'était du moins la situation avant le sabotage financier réussi par les agents de Paul Biya, le fantoche francophone de Yaoundé. Jusque-là nous avions toujours pu faire face, en injectant nos économies dans la trésorerie des Éditions des Peuples noirs pour combler le déficit. [PAGE 6]

L'exploit des hommes du petit fantoche a eu pour résultat d'alourdir brusquement cette situation en y ajoutant une dette imprévisible de cent quarante mille francs (sept millions de francs CFA) représentant diverses traites que Mongo Beti a eu l'imprudence de signer pour fournir des livres à des gens que nous croyions de bonne foi et qui ne les ont jamais payés[2].

Il était normal que l'imprimeur exige de nous au moins le remboursement d'une part importante de ce que nous lui devions avant de reprendre la fabrication de la revue.

Cette condition est à peu près remplie aujourd'hui après une période extrêmement pénible de juillet 1986 à mars 1987. Ce qui ne signifie pas que l'avenir soit assuré, loin s'en faut, notre trésorerie se trouvant dans le plus cruel délabrement comme il est facile d'imaginer.

Nos amis du moins n'ont pas à douter de l'opiniâtreté et du dévouement des animateurs de Peuples notre-Peuples africains. Voici bientôt dix cruelles années que ces vertus sont mises à l'épreuve des assauts de l'ennemi sans que celui-ci puisse provoquer ne serait-ce que le soupçon d'une fissure dans ce mur.

Quant à la réussite, dans l'immédiat ou à long terme, elle dépend aussi, en grande partie, de votre solidarité et de votre fidélité, chers lecteurs, abonnés et sympathisants. C'est de vous surtout qu'il dépend que l'offensive de l'ennemi se transforme en déroute..

P.A.-P.A.


[1] La plus récente date du 5 avril 1987, et concernait quatre journalistes de Cameroun Tribune (Ebona Nyetam, rédacteur en chef, David Tagne, Martin Soua Ntyam et Jean-Marie Nzékouè) ainsi qu'un universitaire, Ambroise Kom, professeur de Littérature comparée à l'université de Yaoundé. Le crime de ces intellectuels ? Avoir animé trois semaines plus tôt à Yaoundé un colloque sur la littérature politique au Cameroun. L'affaire n'a eu aucun écho dans aucun magazine « africain » francophone paraissant à Paris, ni d'ailleurs dans la presse française, comme d'habitude. Une affaire semblable avait déjà éclaté un mois plus tôt : d'autres journalistes de Cameroun Tribune, dont le directeur général, avaient alors été arrêtés : on leur reprochait d'avoir publié un décret par lequel le président conférait des pouvoirs exorbitants et injustifiés à un certain Nkouété, quasiment inconnu au bataillon, alors que ce texte devait demeurer secret. En somme, Paul Biya, le président du Cameroun, signe des décrets officiels, mais destinés à demeurer secrets. Hilarant. C'est mieux qu'au royaume d'Ubu.

[2] Pour avoir plus de détails sur cette affaire, très caractéristique du régime du fantoche Paul Biya, lire Lettre ouverte aux Camerounais, par Mongo Beti, Editions des Peuples noirs, 132 pages. 70 F.