© Peuples Noirs Peuples Africains no. 52 (1986) 85-99



LA NOUVELLE CHANSON AFRICAINE
EST ANNONCEE !

Propos recueillis par Frank TENAILLE

Brazzaville à la saison des pluies. Course de pirogues, croisière sur l'auguste Congo étourdi de rumbas, centaines de formations sous la nuit chaude des quartiers de Poto-Poto ou Makélékélé, concerts explosifs au palais des Congrès ou au stade de la Révolution, défilés, rallye cycliste, matchs de foot, buvettes de mode, guinguettes des bords du fleuve, tombola endiablée : pour accueillir comme il se devait la cinquième édition de « Découvertes », le concours de Radio-France-Internationale et de soixante radios d'Afrique et de l'océan Indien, disons que l'on avait bien fait les choses. Pointe d'orgueil, sans doute, pour montrer que si le grand voisin zaïrois était connu pour être une sacrée chaudière musicale, le modeste Congo, n'était pas en reste. Le genre de rendez-vous qui « sonne » littéralement l'étranger – n'est-ce pas, Lavilliers ? – et qui ne peut manquer de susciter chez lui des interrogations quant au hiatus qui peut exister entre la réalité de la chanson/musique africaine et la perception qu'on en a en France et en Europe.

Ce phénomène perçu à Brazzaville, on l'avait vécu également lors des précédentes rencontres à Dakar (Sénégal), Port-Louis (Ile Maurice) ou l'an dernier à Bamako (Mali). D'une part, tout le background musical d'un pays se révélait : des chanteurs, des danseurs, des griots, des instruments, des rythmes singuliers. De l'autre, les finalistes, choisis parmi des centaines de candidatures, [PAGE 86] révélant la partie immergée de l'iceberg africain. Ça chantait en peul, en tsiluba, en sénoufo, en malinké. Ça rythmait en arpon bô, makossa ou charcha. Ça dansait motenguéné, bikutsi ou trés-faché. Sanza, kapok, pluri-arc, balafon, indissolublement mariés aux guitares, percus, orgues ou synthés. Du blues psalmodié à l'ode amoureuse, de la palm-wine music ensorceleuse à la noria somnambulique, de la complainte claire-obscure rwandaise à la frénésie iconoclaste zaïroise. Façon de dire qu'il n'y a pas une musique africaine, mais des musiques, que la vocalise malienne a autant à voir avec la machinerie camerounaise qu'un rébétiko grec peut se comparer à une ballade scottish, et que surtout la chanson/musique africaine nous arrive sur un mode réducteur. De fait, pour atteindre nos tympans, les Africains ont dû ces dernières années se plier à des règles auditives (producteurs studios, une certaine idée du son) qui, trop souvent, émasculent leurs créations. Les timbres essorés à l'électronique, les mélodies « blanchies », les polyrythmies anémiées, tel est le lot de beaucoup de galettes produites dans les studios du « Nord ». Productions qui font écran aux autres qui n'ont pas les moyens de leur pertinence. Et qui, si l'on n'y prend pas garde, risquent de dévoyer vers une voie de garage (exotiser) la jeune génération africaine qui arrive.

Une jeune génération aux traits bien distinctifs, en témoignent les centaines de cassettes, vidéos, concerts, étudiés par R.F.I. et votre serviteur. Elle a un leitmotiv : revenir aux sources traditionnelles et les moderniser. Authenticité, racines, ethnies, folklore : il est frappant de constater avec quel naturel tous ces jeunes interprètes utilisent des termes, jadis négativement connotés. A l'évidence, une page est tournée. Après deux décennies des drôles d'indépendances, balayés les complexes ! Sans proclamations excessives, ces vingt-trente ans s'assument. On joue avec les influences étrangères. On ne copie plus. On invente. On a reconnu dans beaucoup de musiques qui revenaient aux pays après les détours historiques que l'on sait (le blues, le Rn'B, le funk, le reggae, le rap et depuis quelque temps le jazz) des choses familières.

Formidable pouvoir de digestion de l'Afrique ! Çà donne d'étonnants résultats. [PAGE 87]

Il fut un temps, où l'ancienne rumba congolaise exportée vers Cuba revint vers le Zaïre, pour donner la rumbazaïko qui eût, à partir des années cinquante, un succès contagieux. Aujourd'hui des processus identiques, mais plus rapides, de réappropriation sont en cours. Les Youssou N'Dour, Alpha Blondy, Xalam, Toure Kunda en donnent une idée approchante. Mais il y a plus fort. On bricole des instruments (ah ! le négoce des pièces détachées) pour en faire sortir des sons inédits; on pince sa guitare à la façon de la kora; on subvertit l'électronique. Et le mariage du tam-tam et de l'électricité n'en est qu'à sa lune de miel ! Cette volonté d'assumer une identité va de pair avec les positionnements sociaux de ces jeunes auteurs-interprètes. Qu'ils s'appellent, N'Zongo Soul (Congo), Jean Ondeno (Gabon), Abou Chihabi (Comores), Akofa Akoussah (Togo), Mamane Barmou (Niger). Eddie Caramedon (Ile Maurice), Alexis Kagame (Rwanda), Dulce Maria (Guinée-Bissau) – pour ne citer que quelques-uns des anciens finalistes –, leurs thèmes en réfèrent tous au collectif, à l'éthique, à l'altruisme. Des centaines de textes consacrés soit au mariage forcé, à l'exode rural, à la délinquance juvénile, à la solidarité nationale, soit au patrimoine (mythes, contes, charades, cosmogonies), soit encore à des enjeux plus planétaires (guerre, famine, apartheid, racisme). Une génération sacrément « morale » mais qui, – c'est encore une de ses constantes – témoigne toujours d'un humour impénitent. Alliage dont le Congolais Zao, auteur de ce formidable hymne anti-militariste « Ancien combattant » (prix de l'Unesco) est le prototype. Ce mélange de « sériosité » et d'impertinence, de fidélisme vis-à-vis des cultures et de remodelage, se comprend très bien si l'on songe aux décennies difficiles des pays africains (régimes caporalistes mimétisme des aînés à l'égard de l'étranger), à l'énorme pénétration technologique qu'a vécu le continent (disques, cassettes, radios, influences étrangères) et aussi au statut ambigu qu'à toujours eu « l'artiste » en Afrique, adulé esthétiquement, tenu en suspicion socialement. Plus au fait des pouvoirs économiques de la musique, maîtrisant solfège et harmonie – là encore une nouveauté –, accédant facilement au parc d'instruments, voire à l'impression discographique, les jeunes [PAGE 88] Africains ne désirent pas éprouver la situation vécue par leurs anciens (par exemple ces griots que, symptomatiquement, tous vénèrent). Ils veulent, leurs propos sont manifestes, jouer leurs cartes dans le concert planétaire.

Un volontarisme qui doit compter avec certains obstacles. Le premier est celui d'une reconnaissance effective dans leur propre pays. A cet égard, seuls le Congo, le Sénégal, la Côte-d'Ivoire, le Cameroun, et bientôt la Centrafrique, possèdent des sociétés de droits d'auteurs (mises en place par la SACEM dont on ne soulignera jamais assez le remarquable travail dans le continent, bien au-delà des problèmes de perception). Le second est celui de l'audience discographique. A l'heure où l'hémisphère nord passe au compact, l'Afrique ne possède pas de véritable industrie du disque (quelques studios médiocres au Zaïre et en pays anglophones). Il ne faut pas désespérer. L'Etat congolais vient de terminer la première unité discographique. Un « bijou » qui s'appelle l'I.A.D. (Industrie Africaine du Disque) qui de la galvanoplastie au pressage, en passant par l'impression et la cassette (une usine d'électrophones populaires est prévue) a, en quelques mois, bouleversé le paysage, et attiré vers elle nombre de candidats au vinyl, lesquels, jadis, avec l'insuccès que l'on devine (aigrefins, requins, catalogues-fantômes) allaient se faire presser à Paris, Londres ou Bruxelles. Une réalisation qui n'est pas seulement bénéfique matériellement, mais qui risque de bouleverser les données sonores de la musique africaine exportée, dans la mesure où une prise de son sur place, faite par un autochtone, conservera des « couleurs » que les meilleurs Bill Laswell ou Herbie Hancock du monde ne sauraient véritablement maîtriser. Le troisième obstacle est d'ordre évolutionniste et relève de ce qu'on pourrait appeler, comme pour les matières premières, l'échange inégal. S'il y a interactions toujours plus poussées entre les cultures du nord et du sud, par le biais des médias, des événements ou des voyages, celles-ci s'effectuent souvent sur un mode étriqué. Manière d'espéranto avec des plus-petits-communs-dénominateurs pour les quinze-trente-cinq ans qui ont noms Michael Jackson, James Brown ou Bob Marley, dans le cas de la musique. Ceci [PAGE 89] dit, ce début de dialogue ouvre la porte au reste, et, après les anglophones, nous avons découvert Fela, Ebernezey Obey, Salif Keita, Mory Kante, Thomas Mapfumo, M'Pongo Love, Pamelo et re-découvert Manu Dibango, Akendengue, Ray Lema, Myriam Makeba, etc. Les ventes de disques, les émissions F.M. « musiques noires », le succès de certaines fêtes comme « S.O.S. Racisme » ou « Nord-Sud », la présence d'Africains dans tout festival qui se respecte, cela exprime des envies et des attentes. Il y a donc, à ce niveau, une responsabilité qui incombe aux diffuseurs pour ne pas édulcorer, travestir, ces nouveaux idiomes en gestation (un seul exemple pratique : comment une pièce musicale africaine ordinaire peut-elle, sans brader son volume, sacrifier à la sacro-sainte règle des deux minutes trente ?). Vaste problème ! A l'heure où le MIDEM va fêter ses vingt ans, où les Quincy Jones et autre Brian Eno vont à la pêche aux sons en Afrique, ou la kora fait des millions de dollars dans l'hymne des Jeux Olympiques, jugeons qu'elle n'est pas tout à fait mineure. En attendant, lilliputs de cette histoire compliquée qui commence, face aux liesses des publics brazzavillois, sept ambassadeurs ne doutaient pas du miracle. Ils s'appelaient James Otogo Brown (Libéria), Ngeleka Kandanda (Zaïre), Zogo (Cameroun), Dembléle Bakary (Burkina-Faso), Sekou Sylla (Guinée-Conakry), Linaud (Congo), Gérard Kirundo (Burundi). Confortés qu'ils étaient par le sax d'or de Manu Dibango, ce vieil éléphant qui en savait un brin sur les chasseurs d'ivoire.

Frank TENAILLE

L'AFRIQUE EST PROCHE

Toure Kunda, Xalam, Manu Dibango, Youssou N'Dour, Salif Keita, Alpha Blondy, Mory Kanté, Ray Lema, King Sunny Adé, Akendengue, Francis Bebey, pour en citer quelques-uns parmi les plus connus. Mais, l'on pourrait aussi évoquer parmi tous ceux qu'on a vu ces dernières années évoluer dans l'hexagone : Lamine Konté, M'Pongo [PAGE 90] Love, Le Super Biton, Les Malopoets, Zao, Janet N'Diaye, Thomas Mapfumo, André-Marie Tala, Les Tambours du Burundi, des dizaines de griots ou ballets, etc. Façon de souligner combien les musiques noires ont réalisé en France une percée fulgurante. Percée qui, à la différence du passé, n'a plus rien d'anecdotique, puisqu'au-delà des concerts, elles font désormais partie de la bande-son de notre réalité quotidienne, que ce soit à travers les disques, les émissions télévisées ou les radios F.M., grandes consommatrices de rythmes épicés. Une évidence qui est pour le moins paradoxale, si l'on perçoit que, dans le même temps, de sérieuses tentations nationalistes, redevables à la crise, agitent les tréfonds de la société française. Tentations de repli sur soi, de refus des apports culturels extérieurs, sinon de rejets xénophobes dont le phénomène lepéniste n'est que la face émergée de l'iceberg... Dès lors, il est peut-être bon de se demander comment la musique africaine – terme générique – est acceptée, qu'est-ce qu'elle apporte, et surtout comment se fait-il qu'elle « passe » aujourd'hui.

Acceptée : pour faire court, disons qu'il y a désormais de « la négritude » dans l'air et qu'il ne s'agit plus, comme jadis, de l'engouement de quelques microcosmes artistiques (cf. les surréalistes, les dadaïstes notamment) ou de mode exotique (cf. « La revue nègre » et ses succédanés dans les années trente), mais bien d'une adhésion, même si elle est encore limitée, à des cultures étrangères. Et ceci de la part de générations oscillant entre la prime adolescence et la quarantaine : des fils de 68 à ceux qui ont fait le succès de S.O.S. Racisme. « Les problèmes de la musique ne sont pas d'ordre exclusivement musical mais avant tout d'ordre social » disait John Cage. On doit, effectivement, pour comprendre cette adhésion en passer par une série de déterminations qui sont d'ordres historiques, sociologiques... et musicaux, si, grossièrement, l'on peut distinguer des évolutions dialectiquement liées. Pour ce qui est de l'Histoire, nul doute que les rapports conflictuels mais étroits de la France avec l'Afrique ont induit des cousinages infra-culturels, qui, pour ne pas être souvent avoués, n'en sont pas moins prégnants dans une conscience collective. Pour ce qui est de la sociologie, la fin des années [PAGE 91] d'abondance, la mondialisation des flux d'information, les voyages et les désirs d'ouverture sur le monde, l'interaction toujours plus poussée des cultures, pour les quinze - quarante-cinq ans ont créé des besoins implicites de « métissages ». Détermination musicale enfin, la diaspora musicale noire – blues, jazz, rock, reggae, tango, calypso, cadence, rumba, etc. – a sérieusement préparé le terrain pour qu'enfin les idiomes musicaux du continent noir aient droit de cité sur la portée des oreilles.

Pourquoi, cependant, ça « passe » aujourd'hui ? Sous bénéfice d'inventaire, deux raisons au moins expliquent la percée. La première relèverait de ce qu'on pourrait appeler « une certaine authenticité » de la musique africaine. Entendre par là, non pas une référence aux « folklores » africains – qui eux, bénéficient plus du mouvement qu'ils ne le suscitent –, mais, plutôt d'une réaction à une aseptisation des sons (un contre-effet disco ou synthé endémique). Ce besoin éprouvé par des milliers d'auditeurs de ressentir une « humanité » sonore, un vérisme d'inspiration et d'interprétation nonobstant la barrière de la langue, une innocence et une fraîcheur des tempos, des cadences, du volume auditif : par là, l'arrivée en force des instruments traditionnels d'Afrique type kora, balafon, sanza et autres percussions. La seconde raison serait d'ordre plus technologique.

Il est un fait que l'Afrique accusait jusqu'ici un retard sérieux en matière d'enregistrement et de diffusion; que, dans le concert planétaire, elle ne pouvait sérieusement prétendre y disputer sa place. L'évolution des modes auditifs – après un demi-siècle de radio-télévision – a créé des exigences qu'on ne peut plus aborder avec amateurisme (à ce sujet n'y a- t-il pas risque d'un nouveau retard ? Car au moment où le continent se dote de studios d'enregistrement haut de gamme, type I.A.D. au Congo-Brazza, le « Nord » lui, passe à l'ère du disque laser !). Obstacles que les musiciens-chanteurs africains n'ont réussi à franchir que tout récemment. Un : grâce à la demande européenne, qui poussa les Anglo-Saxons à produire de la musique africaine : voir Fela Kuti. Ebernezey Obey, King Sunny Adé, la high-life et la music. Deux : grâce à une prise de conscience des Africains concernant leurs faiblesses au niveau du travail [PAGE 92] d'arrangement, de mixage, d'écriture musicale, qui les a conduits à l'instar des Toure Kunda, à se livrer à un vigoureux exercice de rattrapage qui a donné les résultats que l'on sait. On pourrait évoquer une troisième cause, plus importante encore, bien que non encore perçue dans ses profonds effets : le nouveau positionnement de la jeune génération africaine. Deux décennies d'indépendances, les redéploiements médiatiques, l'accession facilitée au parc d'instruments, lui ont forgé une identité qui, entre tradition et modernité, entend désormais revendiquer sa place. Une génération qui, par beaucoup d'aspects, est plus à même d'entretenir un dialogue avec celles des autres continents que n'en étaient capables leurs aînées. Ne serait-ce que sur un mode réducteur. Bob Marley, Michael Jackson, James Brown font partie de chaque côté des océans, du même « patrimoine » pour des millions de jeunes. Reconnaissance par le plus petit commun dénominateur peut-être, mais qui, en l'occurrence, joue à la manière d'un espéranto. En ce sens les musiques permettent des contacts que les Etats-Nations ne permettent pas toujours. A l'issue de quoi, il faudrait aussi évoquer le rééquilibrage d'un échange inégal entre le Nord et le Sud, qui, semble-t-il a plus de chance de se réaliser qu'en matière économique. Pour un motif simple : l'Afrique (en attendant l'Asie) est de tous les continents celui dont l'humus musical est l'un des plus riches. Au moment où le fabuleux héritage musical noir américain a été peu ou prou utilisé – la sacralisation « officielle » après des années d'ostracisme de chanteurs noirs comme Michael Jackson ou Prince, sonnant comme la fin d'un long processus de reconnaissance en paternité –, le vivier africain commence à assurer la relève. On a vu des Quincy Jones, Brian Eno, John Hassel, faire le voyage à la pêche aux sons. On a entendu de la kora dans l'hymne des Jeux Olympiques de Los Angeles. On a suivi les grands concerts pour l'Ethiopie, lesquels n'ont pas manqué de susciter quelques visées musicales en direction du continent noir chez pas mal de leurs participants. Autant d'indices. précurseurs d'une évolution qui, avec des hauts et des bas, se poursuivra dans le futur et s'amplifiera. Ce qui ne veut pas dire que les « couleurs » africaines s'imposeront [PAGE 93] avec facilité. Bien des paramètres détermineront cette facilité. Un enjeu que ce vieux singe de Manu Dibango, qui a assez payé de sa personne pour savoir de quoi il cause, définit en ces termes : « Les musiciens africains doivent maîtriser toutes les musiques, tous les marchés; il faut qu'ils soient d'abord musiciens et africains ensuite seulement. Comme les Blancs... Il faut qu'ils fassent d'abord partie de la race des musiciens. En musique tu ne révolutionnes rien parce que tu es Africain ! Il faut y aller à fond, connaître les lois de la musique, les maîtriser, comprendre comment fonctionnent les mondes de ceux qui ont les yeux tournés vers nous. Pour la première fois peut-être, les Africains ont la chance de pouvoir devancer tout le monde. » Façon de cibler quelques impératifs : une fraternité musicale, une confiance en sa culture, un refus du nombrilisme, un échange véritable. En quelque sorte la carte d'identité de musiques qui servent de visa au reste.

Frank TENAILLE

AFRIQUE :
LE DROIT D'AUTEUR DANS TOUS SES ETATS

« Le problème chez nous, c'est de faire des cassettes ou des disques. On n'a que la scène et la radio. Comment, sinon, les gens qui veulent nous entendre, ont-ils la possibilité de le faire ? » (Dembele Sakary du Burkina-Faso). « J'ai fait un succès avec mon disque, "Balados", mais on m'a volé au niveau de la production (Ngueleka Kandanda du Zaïre). » « On est obligé de travailler. Un artiste n'arrive pas à vivre avec sa musique. Alors on est obligé d'en faire après les heures de service » (Gérard Kirundo du Burundi). « J'ai fait deux disques avec une grosse maison qui ont eu du succès, il y a longtemps, mais je n'ai jamais su combien j'en avais vendus et n'ai rien pu faire » (Manfei Obin, de Côte-d'Ivoire)... Vieille litanie des auteurs-compositeurs africains, ici, démunis, ailleurs victimes des aigrefins du vinyl, des [PAGE 94] miroirs aux alouettes ou du piratage. Une situation en passe de changer. Les victimes ont beaucoup appris. La jeune génération ne veut plus se laisser plumer sans réagir. Et en hauts-lieux on commence à se rendre compte qu'il y a périls en les demeures. A l'heure où le Nord bifurque vers le vidéo-disque, il était temps ! Parce que ce qui se joue à travers la défense des droits d'auteurs, c'est tout simplement l'avenir de cette création africaine dont on se plaît à saluer la richesse, mais que d'aucuns voudraient bien maintenir au stade de vaste réserve « exotique », façon d'entretenir, le classique échange inégal, qui, dans le cas de la musique, s'exprime sur le mode de la reconnaissance (gratuite) des authenticités, du pillage (sons et rythmes) et de la pénétration anglo-saxonne (royalties).

Dossier sulfureux s'il en fut. Et méconnu aussi. Pour en saisir les grandes lignes, un « expert ». Un drôle d'oiseau rare, Harold de Mirbeck, dernier représentant de la SACEM (Société française du droit des auteurs, compositeurs et interprètes), qui mit sur pied une société-sœur à Brazzaville, laquelle ces jours prochains, deviendra totalement congolaise. Un fouineur de musiques, qui derrière des allures très britanniques, n'a rien du technocrate. Chez lui, du griot au chanteur de rumba, tout le monde passe. Il conseille. Il écoute. Il soutient les expériences. Amoureux des musiques traditionnelles, c'est lui qui, lors du concours « Découvertes » de R.F.I. en novembre dernier, mobilisa dans les quartiers des dizaines de formations pour montrer qu'à côté des interprètes modernes existait aussi un fantastique vivier musical. Travail obscur, tenace, qui porte aujourd'hui ses fruits. Sa modestie dût-elle en souffrir, disons qu'il n'est pas pour rien dans la création, de l'I.A.D. (Industrie Africaine du Disque), fantastique « bijou » discographique installé à Brazza; dans les carrières de « stars » congolaises telles que Zao ou N'Zongo Soul; et dans bien d'autres phénomènes qui ont cours actuellement de part et d'autre des rives du fleuve Congo. [PAGE 95]

Quel bilan de la SACEM-Congo ?

D.M. : On a aujourd'hui, fait adhérer 600 artistes à la SACEM (chiffre qui comprend aussi d'autres domaines que la musique, ndr). J'ai encaissé en 1984, 45 millions de F CFA et j'ai réparti la même somme. Ce qui veut dire que ce que j'ai encaissé ne relevait pas exclusivement du domaine congolais qui lui représente 30 à 40 %. La différence provenait de l'étranger, de la France, du Sénégal, du Cameroun ou de la Côte-d'Ivoire. Ce qui veut dire aussi que si un jour je répartis plus que ce que j'encaisse sur place, auprès des buvettes, night-clubs, hôtels, magasins, dancings... je pourrais dire que j'ai fait mon boulot...

En fait, en Afrique, hormis les pays que tu as cité, plus bientôt la Centrafrique et éventuellement le Gabon qui l'envisage, il n'existe pas de sociétés de perception des droits ?

D.M. : Lorsqu'on aura inauguré le bureau des droits d'auteurs congolais, on va mettre le paquet au niveau des médias pour que d'autres pays, je pense au Zaïre, par orgueils nationaux, se disent : le Congo, ce petit pays, a un organisme qui protège ses créateurs, et nous, nous n'avons rien ! Je compte sur cette réaction pour qu'on nous sollicite au niveau des Etats. Car, il faut savoir que les créateurs, eux, sont demandeurs.

Tu insistes beaucoup sur le fait qu'il faut crédibiliser la notion d'artiste.

D.M. : Dès qu'un artiste, ici, a sa carte de la SACEM, il la garde sur le cœur. Dès qu'elle est salie il faut que je la change ! C'est une reconnaissance ! En Afrique, l'artiste n'est pas reconnu par la société. Si tu es artiste et que tu as une fille à marier, problème !... C'est pas sérieux. Oui cette reconnaissance passe avant tout ! J'ai vu des musiciens faire 80 kilomètres à pied pour toucher [PAGE 96] un chèque de 1500 F CFA (30 FF)... pour eux, toucher quelque chose c'était fabuleux ! Ce n'était pas une question de montant ! Nous, on raisonne trop en termes d'économie, de gestion... C'est d'abord une reconnaissance. Qui va le stimuler. Le sortir de cet état de découragement perpétuel qui est souvent celui de l'artiste africain...

A cet égard, que peuvent faire des artistes de petits pays tels que le Rwanda, le Burundi, etc. ?

D.M. : J'ai reçu tous les candidats du concours de R.F.I., dont certains n'avaient pas de protection. Je leur ai dit : quand vous rentrerez dans vos pays, contactez vos autorités pour les sensibiliser et leur demander de réfléchir sur la mise en place des structures. Il existe un organisme international, la CISAC, qui regroupe toutes les sociétés de droits d'auteurs du monde, avec à sa tête un Africain, juriste éminent. Quand ces jeunes auteurs-interprètes m'écrivent, je transmets leurs dossiers à la CISAC. En outre, à ce niveau, la SACEM a une carte à jouer très importante, parce qu'elle est de loin, la société la mieux organisée, la plus solide, et qu'elle est prête à apporter tout son appui pour favoriser toute implantation de sociétés nationales.

A propos de la CISAC, tu comptes, prochainement à sa réunion d'Alger, développer une thèse qui risque de faire du bruit ?

D.M. : Oui, que constatons-nous ? La plus grande majorité des produits sont anglo-saxons et arrivent de pays développés qui ont les moyens de leurs promotions. C'est-à-dire que l'Afrique se fait phagocyter par ce répertoire international. Il y a donc échange inégal. Ce qui veut dire que, prochainement, je serai obligé d'exporter 80 % de ce que j'encaisse. Juridiquement, on y est tenu. Mais est-ce qu'on n'est pas amené à introduire des paramètres pour limiter, un peu, les effets de cette concurrence tout à fait déloyale ? Je demanderai à Alger [PAGE 97] qu'on réfléchisse sur ces moyens là. Il ne s'agit pas de censurer Michael Jackson, mais de pouvoir privilégier le répertoire africain. Oui, je pense qu'il faudra du volontarisme pour que ce répertoire ait une place plus importante sur les médias africains...

J'ai volé sur « Air Afrique » et sur quatorze programmes d'écoute aucun n'était africain !

D.M. : C'est un exemple parmi d'autres. Et c'est grave ! Idem pour les hôtels. Encore une fois, il ne s'agit pas d'imposer arbitrairement, mais ne serait-il pas bon qu'un voyageur puisse repartir d'un pays en ayant entendu un peu de sa musique, au lieu de la seule musique aseptisée qu'on entend partout ?

Tu as ici, un rôle de conseiller occulte très important, d'après ce que m'ont dit de toi les chanteurs-musiciens congolais ?

D.M. : Si l'on se contente d'encaisser et de répartir, je considère qu'on a failli à sa tâche. Une dimension supplémentaire du travail de la SACEM, ici, est la promotion du patrimoine. J'en fais un peu mon dada ! Comment ? En étant à l'écoute du marché, des créateurs. En les guidant. Il est hors de question de critiquer, mais seulement de leur apporter une connaissance générale des règles de la diffusion que souvent ils n'ont pas. Il s'agit aussi de pousser des talents, de les soutenir, de les faire connaître à travers Radio-France-Internationale et les radios africaines, et de les dissuader de commettre des erreurs. Par exemple leur dire que faire un disque, c'est très bien, mais que si ce n'est pas pour le vendre, ça ne sert à rien. Or, beaucoup veulent être pressés et pas mal s'endettent. Alors qu'une cassette constituerait une bonne étape dans leur travail ou serait moins ruineuse : il n'y a pas un taxi qui n'ait pas un appareil-cassette, pas un village en brousse qui n'ait pas une radio-cassette... mais, psychologiquement, pour la famille, le disque c'est plus crédible... c'est une promotion [PAGE 98] sociale. Je dois combattre ce type de tentation avec souplesse. Faire comprendre qu'il vaut mieux vendre cinq mille cassettes que deux cents disques, etc.

Autre préoccupation : sauvegarder « la coloration » africaine ?

D.M. : Ce problème de « fibre africaine » est essentiel. A tel point que si l'on produisait, simultanément, le même disque à l'I.A.D. et en France, il aurait des sonorités très différentes. J'ai trop vécu les expériences de musiciens qui, en sacrifiant à certaines règles sonores européennes, ont perdu leur sensibilité. Or, ce problème de « touche » africaine est indispensable si l'on veut vendre à l'étranger et, à la fois, ne pas anesthésier une identité.

Pourquoi ce concours de la SACEM dans les quartiers ?

D.M. : La musique traditionnelle n'est pas protégée, or c'est la source profonde d'inspiration. J'ai voulu que les groupes de quartiers ne soient pas, lors de ces rencontres de R.F.I., des laissés-pour-compte. C'est pour çà que j'ai tenu à ce que la SACEM privilégie cette catégorie d'expression, notamment les griots. Au-delà de cette initiative, je crois qu'il est urgent de faire le catalogue de toutes ces musiques, d'exhumer ce patrimoine profond, riche en rythmes, mélodies, textes, humour, etc.

C'était très émouvant de voir l'importance qu'avait pour tous ces groupes cette confrontation d'arrondissement !

D.M. : Là encore, il ne s'agit pas d'une question matérielle, de prix. Il y a quelque temps, je devais présider la finale d'un concours de quinze jours de groupes traditionnels. Au dernier moment j'ai été obligé de me rendre à une conférence. Aussi, ils ont décidé de m'attendre. De 13 heures de l'après-midi en plein soleil à dix heures du soir ! Il fallait que la SACEM soit là, absolument ! J'ai vu ces groupes ! Et quand tu vois ça, une fois dans [PAGE 99] ta vie, c'est un rayon de soleil extraordinaire ! Toujours ce problème crucial de reconnaissance !

Une industrie du disque, un bureau des auteurs congolais, une union des artistes (UNEAC) active, des autorités volontaristes, un pays où le rapport créateurs/habitants est l'un des plus élevés, peut-on citer le Congo en exemple ?

D.M. : Oui, tous les atouts sont réunis pour qu'on assiste à un épanouissement de la culture congolaise et que ses produits musicaux, dramatiques, littéraires, deviennent exportables. Il s'agira à présent de développer l'édition graphique et le théâtre – un projet d'édition graphique souple est à l'étude –. Il reste aux autres pays à s'inspirer de cet exemple.

Propos recueillis par Frank TENAILLE