© Peuples Noirs Peuples Africains no. 52 (1986) 56-84



L'AFRIQUE
DES « AFRICANISTES »

(fin)

Luftatchy N'ZEMBELE

Inutile d'ajouter que si l'on souffle ces fortifications de papier remâché, cette bafouille de vieux scribe accroupi, gâteux et podagre, on tombe immanquablement (et avec quelle jubilation !), à côté de vieux rudiments éculés d'une fumeuse philosophie de l'histoire qui se crient à tous les coins de rue depuis des lustres (l'« intégration » de l'Afrique noire « au monde occidental » comme tout ce qui pouvait encore arriver de meilleur à l'Afrique noire, comme son unique Chance Historique, comme Fatalité et seul Recours possible pour ces indigènes nègres coincés de toutes parts dans un impossible, coincés de toutes parts par l'Histoire)[54], sur une vieille connaissance, la seule, assurément, qui donne vraiment sa raison d'être à toute cette brassée de radotages : La France, nous dit-on sur un ton cassant et péremptoire, « pratiquait une politique généreuse, différente de celle de ses rivaux. Elle n'eut en réalité de système colonial que sur le papier »[55] ...

Conclusion ? Claire et distincte – à la manière cartésienne : la « colonisation », on doit le savoir maintenant, n'a jamais existé autrement que dans l'imagination morbide de « manichéens » de ce mauvais côté de la Méditerranée !...

Mais pourquoi ne pas avoir commencé par là ? Valait-il [PAGE 57] vraiment la peine de faire tant de fracas pour annoncer seulement cette « découverte » ?

Il est vrai que cette histoire apologétique et révisionniste de la colonisation, remarquablement dominée par le point de vue a priori, fondée sur une méthode qui, visiblement, comble les carences de la documentation par la relation redondante et fastidieuse de commérages et de faits divers, et, surtout, par des déductions purement abstraites, est tout entière « pensée » à l'intérieur de deux faux concepts de rigueur : le « contact culturel » et l'« acculturation ». Il est vrai que cette histoire apologétique et révisionniste de la colonisation qui orne aujourd'hui le frontispice de toutes les chapelles postmarxistes et posttiermondistes tourne invariablement à la variation sur le thème de l'excellence de la colonisation : déculpabilisation de la France et de l'Europe de leur passé négrier et colonialiste, déculpabilisation de l'Occident de son présent de néocolonialisme et d'impérialisme obligent.

Ces thèses, au demeurant, n'ont pas besoin d'être démontrées : la parole infalsifiable du négrologue, de l'africaniste roi, se suffit de son invocation, du seul bruissement de ses phrases. En vain essaiera-t-on de lui opposer quelque chose comme une « vision des vaincus »[56]. Quelque chose qui prétendrait opposer à la Science du Fait accompli « le geste décisif » : celui de « l'aventurier et du pirate, de l'épicier en grand et de l'armateur, du chercheur d'or et du marchand, de l'appétit et de la force, avec, derrière, l'ombre portée, maléfique, d'une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d'étendre à l'échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes »[57]. Quelque chose qui prétendrait opposer aux impeccables ratiocinations des préposés à la propagande de l'idéologie (néo)coloniale des évidences charnelles qui se donnent à palper « au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés [PAGE 59] et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée »[58]. Quelque chose qui prétendrait inviter ceux qui ont le privilège de pérorer à partir du non-lieu absolu de la Science, le non-lieu absolu de la terre natale de la Vérité, à tâter, de leurs blanches mains, les noires montagnes de cendres de tous ces incendies d'Histoire : « ces têtes d'hommes, ces récoltes d'oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s'évaporent au tranchant du glaive » et dont, à n'en pas douter, on ne se débarrassera pas à si bon compte[59].

Allons donc ! se récrient les sectateurs de la sophistique révisionniste : tous ces incendies d'Histoire, comme vous dites, sont justement et pareillement imputables « à des acteurs blancs et noirs », alors halte-là le « manichéisme » ! – ça, c'est la variante bavartienne non, ils sont imputables uniquement et exclusivement aux « colonisateurs noirs » eux-mêmes, touche donc pas aux bons Blancs civilisateurs ! – ça, c'est la variante brunschwigienne...

Pourquoi pas après tout ?...

Reste un doute pourtant : ne serait-il pas plus juste de retourner l'axiomatique de cette leçon d'histoire ? Ce qui mérite méditation et moralité ne serait-ce pas plutôt ce qu'il en est réellement de rapports entre colonisateur et colonisé ? Ce qu'il en est réellement de ces rapports où, comme on sait, « il n'y a de place que pour la corvée, l'intimidation, la pression, la police, l'impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie des élites décérébrées, des masses avilies. Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l'homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l'homme indigène en instrument de production »[60] ... Il est vrai que le clair de lune qui obsède ces sectateurs de la sophistique révisionniste est assurément celui qui éveille la mémoire de toutes ces « sociétés vidées d'elles-mêmes », de toutes [PAGE 59] ces « cultures piétinées », de toutes ces « institutions minées », ces « terres confisquées », ces « religions assassinées », ces « magnificences artistiques anéanties », ces « extraordinaires possibilités supprimées »... La mémoire de ces « milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan », ces milliers d'hommes qui ont creusé « à la main le port d'Abidjan », ces « millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse »... Faut-il vraiment se résoudre à admettre que rien de l'histoire de ces « millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme »[61], n'est parvenu à ces gens ? Faut-il vraiment se résoudre à admettre que rien de l'histoire de ces millions de victimes de la monstrueuse machine de guerre nazie avant la lettre, de cet effet Hitler dans toute son horreur dévastatrice d'impérialisme, de racisme viscéral et meurtrier, n'est parvenu à percer le rideau de fer de la mauvaise foi et du mépris à l'ombre desquels les trafiquants des simulacres et de la Bonne Nouvelle perpétuent leur commerce ?

6

C'est sans doute ici l'occasion de le souligner : cette sophistique révisionniste selon laquelle la Traite des Nègres et la colonisation ne seraient finalement que des pures fictions idéologiques ourdies par les « manichéens » de ce côté de la Méditerranée se loge en fait dans un même régime de discours que cette autre sophistique révisionniste beaucoup plus connue : celle que chante M. Faurisson et les faurissoniens : les chambres à gaz n'ont jamais existé. Elle loge visiblement ses mots dans les mots de cette dernière, s'assure aux mêmes évidences, s'exerce aux mêmes manœuvres, se déploie sur une même plage discursive, sur fond d'une même logique : même champ d'objets ici et là, même administration qui le règle, même ordre des raisons, même ordonnance des thèmes et même agencement des slogans [PAGE 60] ici et là semblables, même dispositif d'énonciation, mêmes stratégies et mêmes tactiques à l'œuvre, frappante similitude d'enjeux politiques en cause...

Qu'importe alors que la sophistique faurissortienne provoque universellement indignation et levée de boucliers au lieu que la sophistique « africaniste » redonne bonne conscience, grand réconfort et profond apaisement ? Qu'importe que les tenants de la première s'attirent régulièrement les foudres des tribunaux au lieu que les hérauts de la seconde confortent tranquillement leurs carrières ? L'essentiel, ici, est ailleurs : ces deux sophistiques révisionnistes, ces deux faces d'un même régime discursif, témoignent remarquablement de ce qu'on a pu appeler, dans un grand livre récent, « le différend »[62].

Montrons-le rapidement.

Assurément le jeu des opinions qui se font jour dans ces deux sophistiques, que ce soit à propos de la Traite et de la colonisation, que ce soit à propos de l'Auschwitz, ne donnent pas du tout lieu à controverse et à verdict devant le tribunal de la connaissance, ne ressortissent aucunement à un débat, mais plutôt à un différend. C'est-à-dire : « un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d'une règle de jugement applicable aux deux argumentations ». C'est le cas quand celles-ci obéissent à des régimes dephrases hétérogènes (raisonner, connaître, décrire, raconter, interroger, montrer, ordonner, etc.). C'est le cas quand elles obéissent à des genres de discours incommensurables par leurs fins (savoir, enseigner, être juste, séduire, justifier, évaluer, émouvoir contrôler, etc.)[63]. Sont donc ici à distinguer : « les règles de formation et d'enchaînement qui déterminent le régime d'une phrase, et les modes d'enchaînement qui relèvent des genres de discours ». Le régime d'une phrase nous renvoie d'emblée au mode de présentation d'un univers de phrase, à la syntaxe de la présentation, au lieu qu'un genre de discours « imprime à une multiplicité de phrases hétérogènes une finalité unique des enchaînements visant à procurer le succès qui est propre [PAGE 61] à ce genre ». C'est dire que « l'hétérogénéité des régimes de phrases n'est pas telle qu'elle interdirait leur subordination commune à une même fin ». C'est dire que « les genres de discours, aussi hétérogènes soient-ils entre eux, sont tous soumis à un même principe universel, disons « gagner ». Ce qu'il faut entendre au même ton que l'étude des genres de discours est donc éminemment stratégique. Tant il est vrai que tout genre de discours, fixé par son enjeu, enchaîne nécessairement des phrases en vue d'un succès[64].

Il est clair, s'il en est bien ainsi, qu'un différend n'est donc pas un litige. On en comprend aisément la raison : « Le plaignant porte sa plainte devant le tribunal, le prévenu argumente de façon à montrer l'inanité de l'accusation. Il y a litige. ( ... ) Un cas de différend entre deux parties a lieu quand le « règlement » du conflit se fait dans l'idiome de l'une d'elles alors que le tort dont l'autre souffre ne se signifie pas dans cet idiome »[65]. Autant dire que le différend, il c'est simplement, au fond, l'idée suivante que si les conditions d'administration de la preuve, c'est-à-dire un certain genre de discours avec ses règles de production de phrases, ne peuvent être réunies par quelqu'un qui veut témoigner, eh bien, son témoignage n'a pas lieu, ou n'est pas entendu, ou n'est pas recevable »[66].

Exemple : le différend entre la force de travail et le capital. On sait en effet que « les contrats et les accords entre partenaires économiques n'empêchent pas, au contraire [PAGE 62] ils supposent, que le travailleur ou son représentant a dû ou devra parler de son travail comme si celui-ci était une cession temporaire d'une marchandise dont il serait propriétaire. Cette « abstraction », comme dit Marx ( ... ), est exigée par l'idiome dans lequel se règle le litige (le droit économique et social « bourgeois »). A défaut d'y recourir, le travailleur n'existerait pas dans le champ auquel se réfère cet idiome, il serait un esclave. En l'employant, il devient un plaignant. Cesse-t-il pour autant d'être aussi une victime ? » Non. Et pour cause : « Il reste une victime en même temps qu'il devient un plaignant. A-t-il les moyens d'établir qu'il est une victime ? Non. Comment savez-vous donc qu'il en est une ? Quel tribunal peut en juger ? En effet, le différend n'est pas matière à litige, le droit économique et social peut régler le litige entre les partenaires économiques et sociaux, mais non le différend entre la force de travail et le capital. Par quelle phrase bien formée et au moyen de quelle procédure d'établissement l'ouvrier peut-il faire valoir auprès du magistrat prud'homal que ce qu'il cède contre salaire à son patron à raison de tant d'heures par semaine n'est pas une marchandise ? Il est présumé être propriétaire de quelque chose. Il est dans le cas d'un prévenu ayant à charge d'établir un non-étant ou du moins un non-attribut. Il est facile de le réfuter. Tout se passe comme si ce qu'il est ne pouvait s'exprimer que dans un idiome autre que celui du droit économique et social. Dans ce dernier, il ne peut exprimer que ce qu'il a, et, s'il n'a rien, ce qu'il n'a pas ou ne s'exprimera pas ou s'exprimera de façon attestable, comme s'il l'avait. Si le travailleur évoque son essence (la force de travail), il ne peut pas être entendu par ce tribunal, qui n'est pas compétent. Le différend se signale par cette impossibilité de prouver »[67].

Autre exemple : un Martiniquais est un citoyen français; s'il veut témoigner qu'il n'est pas un citoyen français, il n'a aucun moyen de l'établir. En effet, « il peut porter plainte contre ce qui lèse ses droits de citoyen français. Le tort qu'il estime subir du fait d'être citoyen [PAGE 63] français n'est pas matière à litige dans le droit français. Il pourrait l'être dans le droit international privé ou public, mais pour cela il faudrait que le Martiniquais ne fût plus citoyen français. Or il l'est. En conséquence, l'assertion selon laquelle il subit un tort du fait de sa citoyenneté n'est pas vérifiable par des procédures explicites et effectives »[68]. En conséquence, il y a différend.

On le voit bien sans peine : le différend est un type de situation extrêmement fréquent. « La société », comme on dit, est habitée par des différends »[69]. Le tort ne [PAGE 64] se confond en aucun cas avec le dommage, lequel se plaide aisément dans un idiome commun, « déterminant un litige pour lequel existe une puissance habilitée de part et d'autre à trancher entre les phrases. Le tort renvoie au différend, comme le dommage au litige : pas de puissance arbitrale reconnue, hétérogénéité complète des genres, volonté de l'un d'entre eux d'être hégémonique. Le tort n'est pas phrasable dans le genre de discours où il devrait se faire reconnaître. Le juif n'est pas audible par le S.S. L'ouvrier n'a nul lieu où faire reconnaître que sa force de travail n'est pas une marchandise »[70]. Le Martiniquais n'a nul lieu où faire reconnaître qu'il subit un tort du fait de sa citoyenneté française. Le tort subi par le nègre traité et colonisé n'est pas audible ni recevable par le négrier et le colonisateur. Des cas de différends. Pas d'idiome commun, pas de tribunal des phrases possible, hétérogénéité et incommensurabilité absolues des genres.

Mais tenons-nous en ici aux différends attachés à l'Auschwitz, à la Traite et à la colonisation.

Quand on se tue à répéter aux « africanistes » ou aux faurissoniens que des êtres humains doués de langage ont été placés dans une situation telle qu'aucun d'eux ne peut leur rapporter maintenant ce quelle fut, leur réponse, évidente, prévisible et carrée, fuse, tout d'une pièce : En tout état de cause, « nous avons, pendant une dizaine d'années, flâné à travers les dépôts d'archives et les bibliothèques. Sans idée préconçue, ( ... ) nous avons, un peu au hasard, recueilli une masse d'informations qui alimentèrent nos séminaires. ( ... ) Uniquement guidés par les suggestions des documents, nous avons suivi chaque piste qui s'offrait ( ... ). Dans chaque cas – évaluations numériques, rapports entre administrateurs, colons et Noirs, en ville et en brousse, répartition [PAGE 65] des concessions territoriales, spéculations minières, rôle des interprètes, des chefs indigènes, participation noire (sic) aux institutions et aux entreprises de colonisation, etc. –, nous nous sommes arrêtés quand nous avons vu s'esquisser des conclusions convaincantes ». Et celles-ci, de quelque côté qu'on les prenne, se révèlent on ne peut plus formelles : La France « pratiquait une politique généreuse, différente de celle de ses rivaux ». Mieux : « Elle n'eut en réalité de système colonial que sur le papier. » D'ailleurs, la colonisation fut, comme chacun sait, l'œuvre des « colonisateurs noirs » à l'endroit de leurs propres frères, donc une entreprise vraiment « noire », authentiquement « noire », uniquement « noire », exclusivement « noire » : les bons Blancs n'y avaient donc absolument rien à cirer[71] ! En tout état de cause, « on ne soulignera jamais assez que la colonisation, loin d'être cet affrontement manichéen qu'elle tendra à devenir, fut d'abord une entreprise commune à des acteurs blancs et noirs ( ... ). Ce fut également vrai de la traite des esclaves, et l'est encore de la dépendance économique contemporaine »[72]. Alors, pas de quoi fouetter un chat, que diable ! Et M. Faurisson d'y aller du même genre de discours : « J'ai analysé des milliers de documents. J'ai inlassablement poursuivi de mes questions spécialistes et historiens. J'ai cherché, mais en vain, un seul déporté capable de me prouver qu'il avait réellement vu, de ses propres yeux, une chambre à gaz »[73].

Ainsi se boucle la boucle de ces familles de phrases, de ces genres de discours. La figure qu'ils donnent à l'autorité de leur tribunal des phrases est simple : « Avoir réellement vu de ses propres yeux » une chambre à gaz serait la condition qui donne l'autorité de dire qu'elle existe et de persuader l'incrédule. Encore faut-il prouver qu'elle tuait au moment où on l'a vue. La seule preuve recevable qu'elle tuait est qu'on en est mort. Mais, si l'on est mort, on ne peut témoigner que c'est du fait [PAGE 66] de la chambre à gaz. – Le plaignant se plaint qu'on l'a trompé sur l'existence des chambres à gaz, c'est-à-dire sur la situation dite Solution finale. Son argument est : pour identifier qu'un local est une chambre à gaz, je n'accepte comme témoin qu'une victime de cette chambre à gaz; or il ne doit y avoir, selon mon adversaire, de victime que morte, sinon cette chambre à gaz ne serait pas ce qu'il prétend; il n'y a donc pas de chambre à gaz »[74]. Autrement dit, la phrase canonique de la sophistique faurissonienne serait en somme : « Montrez-moi un témoin et je ne pourrais le croire que s'il n'existe pas puisque la chambre à gaz est destinée à détruire »[75]. Et M. Brunschwig, qui y va pourtant du même tric-trac dialectique, a cependant besoin d'opérer un tour de plus pour s'installer triomphalement dans la position suprême de celui qui sait le Vrai sur le faux, la Science sur l'opinion, le Réel tout nu, frémissant et sans addition étrangère, sur la chimère et le phantasme. On en comprend aisément la raison : c'est qu'il peut lui se conforter trop facilement sur le dos de l'objet de sa Science. Et, de là, se fendre aussitôt d'une argumentation sans ratés : La colonisation fut, comme chacun sait, une entreprise philanthropique et humanitaire, une grande œuvre de civilisation qui « s'est traduite par la création de communications, routières, télégraphiques, puis aériennes, sans lesquelles il n'y aurait pas de panafricanisme; par la fin des guerres interafricaines et par une sécurité physique auparavant inimaginable : chacun put désormais, sans initiations préalables qui lui assuraient le secours de la famille, du village ou de l'ethnie, sans gris-gris protecteurs ou parentés fictives, s'aventurer tout seul dans le vaste monde; par une progression démographique enfin, et une urbanisation croissante »... Que voulait-on encore de plus ?... La domination, dites-vous ? L'oppression ? Le génocide ? L'ethnocide ? Allons donc ! Faites-moi rire ! A d'autres !... D'ailleurs, qu'est-ce qu'on en a à foutre ? Après tout, toutes ces choses-là « n'étaient pas des nouveautés. L'histoire précoloniale [PAGE 67] en est pavée. Les populations brimées ne se sentaient pas plus malheureuses parce que le chef injuste était blanc. Elles ignoraient la notion des droits de l'homme ! Les sociétés dans lesquelles elles vivaient étaient par ailleurs profondément inégalitaires; les rois ou les chefs, souvent despotiques, disposaient des vies de leurs sujets; les aînés ou les anciens freinaient les initiatives des cadets, et les femmes étaient en général dans une situation de dépendance ». Alors, où est la différence entre la période précoloniale et la période coloniale ? Au reste, et c'est bel et bien là le fond de l'affaire, « qui prouvera que les excès du colonisateur ont été pires que ceux des chefs précoloniaux ? » D'ailleurs, après tout, « avant l'installation des Blancs, n'était-il pas normal de voir bien souvent les vaincus servir loyalement leur nouveau maître ? »[76].

Alors, où est donc le problème ? Où est réellement le problème si le nègre colonisé, fidèle en cela à ses coutumes ancestrales de capitulation sans conditions, de résignation ahurie et de soumission au verdict de la catastrophe, fidèle en cela à ses traditions multiséculaires d'interminable cheminement au cœur des ténèbres de la servitude et de l'esclavage (qu'il doit d'ailleurs désirer quelque part), continue à « servir loyalement » son « nouveau maître » blanc, ce maître d'ailleurs si bon, si doux, si généreux ?... Ce « nouveau maître » qui, contrairement à l'ancien (roi ou chef nègre de la période précoloniale de triste mémoire), est le plus pur fruit sorti tout lumineux de la serre chaude de l'Humanisme chrétien et des Droits de l'Homme...

Ici comme ailleurs l'africaniste roi à qui on ne la fait pas est forcément gagnant à tout coup. En vain lui objectera-t-on que le tort subi par le nègre traité et colonisé ne trouve pas et ne peut pas trouver à s'exprimer dans l'idiome « africaniste »; qu'il ne peut pas se signifier dans cet idiome; qu'il n'est pas du tout phrasable à l'intérieur des règles de formation et d'enchaînement des phrases propres à ce genre de discours; qu'il est d'une victime de ne pas pouvoir prouver par le canal d'une [PAGE 68] phrase bien formée et au moyen d'une procédure d'établissement consacrée qu'elle a subi un tort[77]. En vain lui objectera-t-on que la colonisation comme pure entreprise philanthropique et humanitaire, comme mission civilisatrice, comme avènement et synonyme des Lumières, de la Libération, des Droits de l'homme et du Progrès n'existe et ne saurait exister que dans la tête bien pleine et la phrase bien formée du négrologue. Dans les phantasmes invincibles qui hallucinent une culture qui ne peut autrement penser ce qui n'est pas elle, singulièrement l'Afrique noire, que comme monstre obscur, sauvage, innommable et innommé, carcasse de nuit encore confusément recroquevillée sur elle-même, désespérément repliée, dans un demi-sommeil, sur ses manques, sur ses anomalies et sur sa fausseté, et dont elle se charge pourtant d'éclaircir l'énigme et de nommer, dans l'élément de la sémantique et de la syntaxe de son propre discours et sur le mode du Jugement dernier, les figures fantastiques. Mais réprimées dans le cercle enchanté du Même. Mais réduites aux jeux rassurants de l'identique. Ruse toujours recommencée de l'Universel.

Oui : l'Universel, ultime et invincible mensonge dont il nous faut apprendre à nous déprendre... Mais laissons là ce problème. Qui risque de nous conduire très loin.

Tenons-nous en pour l'instant à ce qui est en question dans ces familles de phrases qui donnent lieu aux différends attachés à l'Auschwitz, à la Traite et à la colonisation. Allons au plus court. L'enjeu décisif de la guerre des genres est ici clairement indiqué : la procédure d'établissement de la réalité. En effet, « la réalité n'est pas ce qui est "donné" à tel ou tel "sujet", elle est un état du référent (ce dont on parle) qui résulte de l'effectuation de procédures d'établissement définies par un [PAGE 69] protocole unanimement agréé, et la possibilité offerte à quiconque de recommencer cette effectuation autant qu'il veut »[78]. Seulement voilà : le tort subi par le nègre traité et colonisé tout comme celui subi par le juif gazé ne sont pas du tout les référents des phrases de connaissance, ce sont des situations présentées dans des univers de phrases d'Idées (au sens kantien). Il n'existe donc pas « de procédures instituées pour établir leur réalité au sens cognitif. C'est pourquoi elles donnent lieu à des différends. La formulation de ceux-ci est paradoxale, au regard du moins des règles de la famille des phrases cognitives ». Qu'est-ce à dire sinon qu'« il n'y a pas de procédures définies par un protocole unanimement agréé et renouvelables à volonté pour établir la réalité de l'objet d'une idée en général. Par exemple, il n'existe pas, même en physique de l'univers, de tel protocole pour établir la réalité de l'univers parce que l'univers est l'objet d'une idée. En règle générale, un objet qui est pensé sous la catégorie du tout (ou de l'absolu) n'est pas un objet de connaissance (dont on peut soumettre la réalité au protocole, etc.). On appellerait totalitarisme le principe qui affirme l'inverse. L'exigence d'avoir à établir la réalité du référent d'une phrase selon le protocole de la connaissance, si elle est étendue à n'importe quelle phrase, en particulier à celles qui se réfèrent à un tout, cette exigence est alors totalitaire dans son principe. C'est pourquoi il est important de distinguer des régimes de phrases : cela revient à borner la compétence de tel tribunal à telle sorte de phrases »[79].

Or ce sont précisément ces bornes que ces deux sophistiques révisionnistes ignorent ou feignent d'ignorer. C'est ainsi que si la phrase canonique exigée par la sophistique faurissonienne pour « faire la preuve » de la réalité des chambres à gaz consiste dans l'énoncé de cette aporie doublée d'un paradoxe : « Montrez-moi un témoin et je ne pourrais le croire que s'il n'existe pas puisque la chambre à gaz est destinée à détruire » la phrase canonique exigée par la sophistique « africaniste » pour « faire la preuve » de la réalité de la colonisation [PAGE 70] et de la réalité du tort subi par le nègre colonisé serait en somme : « Montrez-moi un témoin capable de me prouver que la colonisation dont il prétend avoir été victime a d'abord réellement existé, qu'elle n'a pas été le fruit de son imagination; et si elle a réellement existé, qu'il me prouve qu'il n'est pas en train de la confondre avec la colonisation des colonisateurs noirs; et s'il ne fait pas cette confusion, qu'il me prouve que ce qu'il appelle la domination coloniale, l'oppression, le génocide, l'ethnocide, ont été pires que ceux qui avaient été commis auparavant par des rois ou chefs nègres de l'histoire précoloniale. »

Et c'est du pareil au même pour la Traite. Comme de bien entendu.

Peu importe alors que ce cercle sans vice de la parole tranchante du négrologue démystificateur qui autorise cette argumentation sans ratés ait cependant du mal à se refermer sur lui-même. Peu importe que l'autorité et la compétence de la parole totalitaire de l'africaniste roi qui autorisent l'effectuation de la procédure d'établissement de la réalité de l'irréalité de la colonisation et du tort subi par le nègre colonisé ne s'arrêtent pas en si bon chemin. Puisqu'aussi bien l'argumentation sans ratés qui établit la réalité de cette irréalité comme état du référent coure ainsi par ailleurs allègrement son fil : la colonisation, nous dit-on, n'eut « en réalité » d'existence « que sur le papier », donc elle n'a jamais réellement existé; si elle a réellement existé, alors elle fut : 1) une entreprise philanthropique et humanitaire, une grande œuvre de civilisation (qui « s'est traduite » par toutes les montagnes de réalisations qui nous sont ici jetées à la tête); 2) une œuvre des « colonisateurs noirs » eux-mêmes; la colonisation a donc bel et bien existé, tout compte fait ! Autant dire que la quadrature du cercle enchanté de la parole infalsifiable de l'africaniste démystificateur est au fond simple à formuler : la colonisation n'a jamais existé parce qu'elle n'eut « en réalité » d'existence « que sur le papier » : mais elle a pourtant existé comme entreprise philanthropique et humanitaire, comme grande œuvre de civilisation, comme œuvre des « colonisateurs noirs » eux-mêmes; mais la réalité de sa réalité tout comme la réalité de son irréalité restent toutefois établies (cognitivement) « uniquement », [PAGE 71] exclusivement sur et/ou par « le papier »[80] ! ...

Ce qui était à démontrer. Ce qui ne se laisse pas réfuter. On pourrait en rester là et dire que ce raisonnement qui avance triomphalement droit sur ses deux pieds boiteux, cette argumentation qui grince et vacille aussi piteusement sur ses gonds dorés, et dont les règles d'enchaînement éclatent finalement à la figure exaspérée de l'africaniste démystificateur soi-même, au point de lui faire manquer le coche sur la voie royale qui mène tout droit à ses fins, ne nous intéresse pas. Mais on s'interdirait alors de comprendre que les sophismes radoteurs qui sont au cœur de cette sophistique du démystificateur mystifié ne témoignent pas seulement du différend au sujet de la manière d'établir la réalité; ils ne témoignent pas seulement de ce positivisme un peu fade (ce vieux complice de l'essentialisme et de la métaphysique) qui confond réalité et référent, et qui, à y regarder de plus près, est en fait le propre du discours « africaniste », mais témoignent aussi de ce qui est immanquablement toujours à l'œuvre dans le genre narratif en tant que tel : cette invincible obsession à conter l'origine et la destination. En effet, « le récit est peut-être le genre de discours dans lequel l'hétérogénéité des régimes de phrases et même celle des genres de discours trouvent au mieux à se faire oublier. D'une part le récit raconte un ou des différends et il lui ou leur impose une fin, un achèvement, qui est son propre terme. ( ... ) Où qu'il s'arrête dans le temps de la diégèse, son terme fait sens, organise rétroactivement les événements racontés. La fonction narrative est rédimante par elle-même. Elle fait comme si l'occurrence, avec sa puissance de différends pouvait s'achever, comme s'il y avait un dernier mot »[81]. [PAGE 72]

Là encore, la sophistique « africaniste » et la sophistique faurissonienne se croisent, se recoupent et s'entrelacent à corps perdu. Elles font en effet comme si ce qu'il y a à phraser n'excédait pas ce qu'elles phrasent et ce qu'elles peuvent phraser présentement. Elles font comme si des phrases appartenant (ou obéissant) à des régimes et/ou des genres différents (par exemple celui de la connaissance et celui de l'Idée) étaient réellement traduisibles les unes dans les autres. Comme si des noms (la Traite, la colonisation, l'Auschwitz) auxquels l'un des camps (le camp de la victime) en appelle et la manière dont il les charge pouvaient réellement être compréhensibles pour l'autre (le camp du bourreau). Inutile donc d'opposer à ces grands discours totalitaires que la question « comment enchaîner ? » emporte (nécessairement) avec elle une véritable guerre : la guerre des genres; que la contingence du mode d'enchaînement qui s'articule sur la nécessité d'enchaîner manifeste précisément la multiplicité des genres et la diversité des fins comme conflit autour de toute occurrence de phrase; qu'« il n'y a pas de "langage" en général, sauf comme objet d'une Idée »[82]. Et qu'est-ce dire, au fond, sinon qu'il n'existe pas et qu'il ne saurait vraiment exister quelque chose comme un Genre Universel susceptible de subsumer la multiplicité des genres et la diversité des fins sous ses règles, un Genre Suprême englobant tous les enjeux et pouvant de ce fait fournir une Réponse Suprême aux questions-clés de divers genres[83]. Aussi bien laisserons [PAGE 73] nous au faurissonien ou à l'africaniste roi à qui on ne la fait pas la croix de continuer inlassablement de souffler du vent et d'écouler tranquillement sa camelote sous le label du Genre Universel.

Il est bien vrai que « la pompe même avec laquelle les historiens des mentalités et des cultures font valoir le "verdict" des faits, des archives ou de l'ordinateur, opposé aux préjugés de l'opinion, laisse assez soupçonner que, pour ce qui est des rapports du vrai et de l'illusion, du savoir et de l'opinion, nous n'en sommes plus ni à Platon, ni à Marx. Le territoire de l'historien aujourd'hui c'est bien moins la contrée sauvage de l'archive que l'entreprise qui en extrait le savoir et le transforme en monnaie de pouvoir sur l'opinion intellectuelle »[84]. Quoi de plus drôle alors à cet égard que de se prendre à penser au « nouveau jeu de prêté et rendu » qui s'opère entre le sociologue et l'historien ? En effet, aux « positivités compactes du sociologue », l'historien oppose « la transparence des mêmes icebergs et dépouille de leur hargne dénonciatrice ses cartes de la Vérité et de la Dénégation. Cycliquement ramené au principe sceptique de sa profession (toute « réalité incontournable » se donne à connaître par un document où s'impose l'arbitraire d'un intellect imageant), il fait don au sociologue de la forme la mieux élaborée et la plus distinguée de ce scepticisme professionnel : sur le territoire de l'historien, il n'y a que des « palais de l'imagination » construits en fonction de tel ou tel « programme de vérité ». Accession à la plus haute sagesse qui commande de laisser aux demi-habiles et à l'ordinaire des professeurs les platitudes de la vérité exhibée » [85]. D'où justement [PAGE 74] l'incontournable question : « l'oubli de la politique d'une science n'est-il pas le prix dont se paye aujourd'hui sa promotion au rang de métaphysique du politique ? »[86].

Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant à ce que le faurissonien ou l'africaniste roi, prétendant subsumer la multiplicité des mondes de noms, la multiplicité des genres et la diversité des fins sous les règles de son idiome, prétendant donc achever l'occurrence et prononcer définitivement le dernier mot, fasse ainsi comme si son idiome ne ressortissait pas à un des îlots de langage, mais articulait plutôt dans l'élément du Genre Universel. Il est vrai que son terrain du prétendu établissement des faits et sa procédure d'établissement de la réalité ne sont en fait que des figurations d'un procès politique. De là cette volonté hégémonique et totalitaire qui n'a point de cesse qu'elle ne normalise, ne réduise, ne transforme les différends attachés à l'Auschwitz, à la Traite et à la colonisation en simples litiges réglés au pas de charge par un verdict prononcé par leur tribunal des phrases – cette puissance qui se prétend habilitée à trancher entre des phrases qui appartiennent (ou obéissent) à des régimes et/ou des genres différents. De là cette volonté hégémonique et totalitaire qui n'a point de cesse qu'elle ne prononce le Jugement dernier, ne fasse comme si le tort subi par le nègre traité et colonisé tout comme celui subi par le juif gazé pouvaient réellement trouver à s'exprimer et se signifier dans son idiome, comme si ces torts pouvaient donc aisément se normaliser, se réduire, se transformer en simples dommages...

Deux faces symétriques donc d'une même économie : l'économie d'un même savoir-pouvoir. Et qui ne prétend savoir l'être de toute occurrence qu'au prix d'accorder [PAGE 75] (et de ne pouvoir en fait accorder) de valeur référentielle à une phrase : celle qui se profère dans son propre idiome. Ce qui veut dire en fait : au prix d'interdire « des phrases possibles à chaque instant »[87]; au prix d'organiser, en tant que genre narratif, et avec un bel ensemble, l'indifférence au « Il y a », c'est-à-dire à ce qui, par définition, est invincible[88].

Inutile donc d'opposer à ces deux sophistiques jumelles que si ces êtres humains doués de langage ne sont guère aujourd'hui en mesure d'administrer la preuve de la réalité des chambres à gaz, la preuve de la réalité de la Traite et de la colonisation, c'est que « la plupart ont disparu alors, les survivants en parlent rarement. Quand ils en parlent, leur témoignage ne porte que sur une infime partie de cette situation »[89]. Inutile d'opposer à ces deux idiomes rompus au Jugement dernier, au dernier mot, à l'interdiction de l'occurrence, du « Arrive-t-il ? », à l'encerclement du « Il y a » par le non-être, que ce silence des survivants « ne témoigne pas nécessairement en faveur de l'inexistence des chambres à gaz, comme Faurisson le croit ou feint de le croire »[90]; que ce silence ne témoigne pas nécessairement en faveur de la Traite et de la colonisation comme pures fictions idéologiques ourdies par les « manichéens » de ce mauvais [PAGE 76] côté de la Méditerranée, comme Brunschwig et autres légionnaires africanistes postmarxistes et posttiermondistes le croient ou feignent de le croire, en l'interprétant suavement en termes d'« absence de rancune du colonisé noir contre le colonisateur blanc »[91] ! Inutile d'opposer à ces deux faces symétriques d'une même métaphysique du politique que ce silence peut « témoigner aussi contre l'autorité du destinataire (nous n'avons pas de compte à rendre à Faurisson [ou encore : nous n'avons pas de compte à rendre à Brunschwig et ses pareils]), contre celle du témoin lui-même (nous, rescapés, n'avons pas autorité pour en parler), contre la capacité pour le langage de signifier les chambres à gaz [ou la Traite ou la colonisation] » (des absurdités inexprimables, innommables)[92].

Assurément le révisionniste « africaniste » ou faurissonien est bien armé contre ces objections du bon sens. En vain donc lui objectera-t-on que le différend, en tout état de cause, se signale justement par cette impossibilité de prouver. Par cet état instable et cet instant du langage « où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l'être encore. Cet état comporte le silence qui est une phrase négative, mais il en appelle aussi à des phrases possibles en principe. Ce que l'on nomme ordinairement le sentiment signale cet état. « On ne trouve pas ses mots », etc. En vain lui fera-t-on remarquer qu'il faut cependant enchaîner « maintenant », attendu qu'« une autre phrase ne peut pas ne pas arriver, c'est la nécessité, c'est-à-dire le temps, il n'y a pas de non-phrase, un silence est une phrase, il n'y a pas de dernière phrase »[93].

Qu'est-ce à dire sinon qu'au regard de cette expérience-limite qu'aura été pour nous la Traite, au regard de cet innommable crime contre l'humanité que le monde ait jamais connu, au regard des actes génocides et ethnocides perpétrés par la colonisation, devant le spectacle qu'offre aujourd'hui l'Afrique, la dépendance, la domination, la surexploitation sans phrases, le rôle dérisoire [PAGE 77] et inénarrable que l'impérialisme lui fait jouer derrière la « scène » de ce qu'on ose encore appeler la « Coopération », le « Développement », l'« Aide », le « Dialogue des cultures », la « Civilisation de l'Universel », derrière ce palmarès de la dérision des « indépendances » vacillant dans la bulle de leur inanité et de leur fugitivité, la bantoustanisation pratiquement réussie à l'échelle du continent, l'inquiétante prolifération des régimes macoutistes et la fascisation croissante de nos « protonations », les mensonges de l'idéologie nationale et des « révolutions » en carton-pâte, la zombification de plus en plus systématique des peuples d'Afrique dépossédés de jour en jour jusqu'à l'ombre même de leurs corps dociles, et dont la parole, confisquée depuis la Traite et la colonisation, est un bien de famille (étendue) désormais mis sous séquestre pour le plus grand plaisir des négrologues de tout poil, les délires somptueux d'une « élite » de représentation (dans tous les sens du terme) qui n'en finit pas de bêler à sa Mission apostolique de porter la Parole, d'incarner le Peuple, de parler pour lui, à sa place, en son nom, et de lui apporter par surcroît les Lumières et la Bonne Nouvelle qui lui viennent d'Ailleurs, devant toutes ces effarantes figures du Pacte Colonial et Néocolonial, « ce qui enchaîne est un sentiment, non une phrase, ni un concept. Toute phrase spéculative vient à manquer. Seul le sentiment dénote qu'une phrase n'a pas eu lieu, et donc qu'un tort, peut-être un tort absolu, a été commis. Le sentiment où s'annonce une phrase imphrasée est le guetteur de la justice, non au lieu du simple dommage, mais au lieu essentiel du tort »[94].

Sentiment de peine qui accompagne le silence. Sentiment silencieux qui signale une phrase en suspens ou en tension. Sentiment silencieux qui signale un différend justement... N'est-ce pas là au fond cette fonction justicière du sentiment telle qu'on peut déjà la voir à l'œuvre chez le Kant de la troisième Critique[95] ?

Bien sûr – et nul n'en sera surpris : le positivisme [PAGE 78] triomphant, qui n'en finit pas de confondre réalité et référent, fait et signe, objectera au pas de charge que la Science n'a cure de ce genre de considérations, « qu'on ne fait pas d'histoire avec des sentiments, qu'il faut établir les faits »... Mais justement, avec la Traite, ou la colonisation, ou l'Auschwitz, « quelque chose de nouveau a eu lieu dans l'histoire, qui ne peut être qu'un signe et non un fait ». Or les signes, on l'a vu, « ne sont pas des référents auxquels s'attachent des significations validables sous le régime cognitif, ils indiquent que quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas l'être dans les idiomes admis. Que, dans un univers de phrase, le référent soit situé comme un signe a pour corrélat que dans ce même univers le destinataire est situé comme quelqu'un qui est affecté, et que le sens est situé comme un problème non résolu, une énigme peut-être, un mystère, un paradoxe ». Encore faut-il préciser. Ce sentiment de peine qui accompagne le silence, ce sentiment silencieux qui signale une phrase en suspens, ou en tension, ou en attente de sa formulation, « ne relève pas d'une expérience éprouvée par le sujet. Il peut du reste ne pas être éprouvé ». C'est que le silence ici « n'est pas un état d'âme, c'est le signe que quelque chose reste à phraser qui ne l'est pas, et qui n'est pas déterminé. Ce signe affecte un enchaînement de phrases »[96].

Torts faits aux victimes. Et qui les condamnent au silence. Et qui font ainsi appel à des phrases inconnues, à des phrases imphrasées pour enchaîner sur le nom de Traite, de colonisation, d'Auschwitz. Pour forer et aménager une place dans le monde des noms à ces noms qui n'ont nul lieu où s'inscrire. Torts qui renvoient aux différends attachés à ces noms sans phrases. Ces noms où, justement, quelque chose « demande » à être mis en phrases. Et souffre justement du tort de ne pouvoir l'être à l'instant. Ici et maintenant. De là que ce sentiment de peine qui accompagne le silence, ce sentiment silencieux qui signale ces différends témoigne en tout cas des confins où les idiomes existants (la Science du Fait accompli de l'« africaniste », la science historique [PAGE 79] au sens de Faurisson) voient leur compétence récusée. Absolument. Tant il est vrai « que ce qu'il y a à phraser excède ce qu'ils peuvent phraser présentement, et qu'il leur faut permettre l'institution d'idiomes qui n'existent pas encore »[97].

7

Oui, permettre l'institution d'idiomes qui n'existent pas encore... Voilà donc le point nodal no 1 où il faut en venir, pour, de son lieu, comprendre que faire droit aux différends attachés non seulement aux noms de Traite et de Colonisation, mais aussi à ceux de Civilisation, d'Universel, de Décolonisation, d'Indépendance, de Coopération, de Progrès, de Modernité, de Développement, de Nègre, d'Afrique, d'Africanité, de Tradition, de Rencontre et/ou Dialogue des Cultures.... c'est arriver d'abord à savoir prêter l'oreille à ces flots agités de silence où s'épelle quelque chose qui « demande » à être mis en phrases. Quelque chose qui, assurément, n'est pas (et ne peut pas être) présentable et phrasable à l'intérieur des règles de formation et d'enchaînement des phrases propres à l'idiome « africaniste ». Oui, faire droit aux différends attachés à ces noms sans phrases, ces noms aux phrases impossibles, c'est ou devrait être pour nous quelque chose comme une idée régulatrice, cette idée régulatrice : arriver à penser l'institution politique (au sens fort : penser l'instauration politique) d'un idiome autre. Arriver donc à savoir « instituer de nouveaux destinataires, de nouveaux destinateurs, de nouvelles significations, de nouveaux référents pour que le tort trouve à s'exprimer et que le plaignant [africain] cesse d'être une victime. Cela exige de nouvelles règles de formation et d'enchaînement des phrases. Nul ne doute que le langage soit capable d'accueillir ces nouvelles familles de phrases ou ces nouveaux genres de discours. Tout tort doit pouvoir être mis en phrases. Il faut trouver une nouvelle compétence (ou "prudence") ». Et, surtout, surtout, beaucoup chercher. Assurément. En effet, « il faut beaucoup chercher pour trouver les nouvelles règles de [PAGE 80] formation et d'enchaînement de phrases capables d'exprimer le différend que trahit le sentiment si l'on ne veut pas que ce différend soit aussitôt étouffé en un litige, et que l'alerte donnée par le sentiment ait été inutile. C'est l'enjeu d'une littérature, d'une philosophie, peut-être d'une politique, de témoigner des différends en leur trouvant des idiomes »[98], idiomes qui, il n'y a pas à en douter du point de vue qui nous intéresse ici, sont (encore) de l'ordre du refoulé, de l'interdit, de l'impensé, de l'imphrasable, de l'impossible à dire dans le dire des idiomes admis, consacrés, triomphants, c'est-à-dire en fait, dans le dire des idiomes « africanistes ». C'est assurément là en tout cas l'enjeu d'une littérature africaine, d'une philosophie africaine, d'une politique africaine. Enjeu et tâche d'une pensée africaine d'aujourd'hui...

Oui, oui, arriver à penser l'institution politique d'un idiome autre... Et qu'est-ce : la pensée, le rêve (éveillé) d'une telle institution – sinon cette pratique théorique et politique dont il importe aujourd'hui de hâter le jour, et qui aurait avec l'institution sophistique « africaniste », cette institution tutélaire de représentation de l'Autre auprès de la classe politique d'ici et de là-bas, « un rapport tordu, mettant en pratique une notion que les philosophes ont souvent dénoncée, celle du mauvais infini. Entendons par là le mouvement qui, « derrière le miroir », organise d'autres jeux de miroir par le redoublement indéfini de l'objet et par l'inclusion dans le réseau des « objets » historiques du réseau des usages politiques présents de leurs interprétations. Il s'agirait d'opposer au mouvement d'offrande qui sans cesse apporte à la classe politique les connaissances les plus fines sur les usages, les mentalités, les tactiques, etc., une sorte de dérobade du savoir, déstabilisant les représentations qu'il conforte; de faire éclater dans sa forme élémentaire le processus d'accumulation en faisant en sorte que le passé et le présent, au lieu de se légitimer mutuellement, se délient de leur rapport d'héritage pour venir s'entr'interroger et s'entrechoquer »[99]. La pensée, le rêve d'un [PAGE 81] travail interminable. La pensée, le rêve d'une activité qui aurait à prendre, « au moins comme idée directrice, le pari d'un travail inverse sur le savoir : travail de sabotage visant à le rendre malpropre à la consommation et inutile à la domination : travail pour décalibrer la marchandise, arracher les pancartes, déflécher les voies; restituer aux carrefours forestiers l'angoisse de n'avoir pour savoir où aller à compter que sur soi et sur ces arbres que la mousse se fait un malin plaisir d'entourer de tous côtés; rendre aux savoirs leurs singularités, aux rebelles leurs raisons, aux enfants amoureux leurs cartes et leurs estampes »[100].

Oui, penser contre la sophistique « africaniste » : prendre ce pari d'un travail inverse sur (et contre) « son » savoir qui se déploie dans un champ clos de rapports de force, sur (et contre) les discours et les pratiques qu'elle nous prête, prendre à revers les figures qu'elle donne à la compétence et à l'autorité de son tribunal des phrases, les figures de l'instance qui juge, l'instance de son pouvoir sur nous. Travail du négatif (décalibrage, démasquage, défléchage ... ); travail de déconstruction; travail de retournement des syntaxes, retournement des sémantiques, de l'ordre des raisons... Travail de sape au ras d'un ordre du discours, l'Ordre du Discours, qui porte en lui la clôture d'un horizon qui nous est étranger, au ras d'une volonté de vérité qui ne peut se déployer dans l'espace-temps – un espace-temps sans frontières extérieures qui le sépare de rien – qu'au prix de se définir comme figure de l'Identique et du Même totalisateur, répétable et reproductible à l'infini, comme Norme unique, comme pur Universel, comme Destin... Guérilla soutenue et multipolaire sur la terre natale de la Vérité, à l'intérieur d'un espace d'ordre et de ses systèmes d'exclusion, d'enfermement et de quadrillage dans lesquels nous sommes encore enchaînés. Ce qu'il faut entendre au même ton que miner, saper, ébranler l'Ordre de la Cité qu'il implique...

Longue torsion d'une spirale infinie ? Comment revendiquer et penser précisément cette institution politique d'un idiome autre qui puisse être vraiment le lieu d'un [PAGE 82] autre jeu de langage, le lieu d'ébranlement effectif de cet Ordre (aux deux sens du terme), le tombeau de son implacable tyrannie ? Comment penser l'irruption d'autres codes, inattendus ou incongrus, au milieu du Code canonique, l'irruption d'autres normes, insoupçonnées ou intempestives, au milieu de la Norme unique, les formes d'« attestation » susceptibles d'être opérées « à travers les voies non autorisées », et lever par là les censures, et laisser ainsi passer « en contrebande les réalités frappées d'interdits »[101] ? A vrai dire la perspective ici ouverte figure comme l'envers d'une analyse critique et historique de l'ordre du discours africain qui reste à faire et s'identifie d'entrée sans ambages à un appel à l'insurrection, à la rébellion, à l'embuscade dans des maquis théoriques et politiques, au marronnage intellectuel.. Savoir l'entendre et en prendre aujourd'hui le chemin, c'est, à mon sens en finir ou plus exactement finir d'en finir sous nos cieux, avec le rôle et la fonction du discours ethnologique comme savoir commun, implicite, comme couche du savoir constituant et historique qui emporte, découpe et détermine les limites constitutives du champ à l'intérieur duquel est supposé s'entendre ce qu'est l'Afrique et ce qu'être Africain veut dire... En finir avec cela, savoir pourquoi nous n'en avons pas encore fini, finir d'en finir avec cet enfer de surveillance panoptique qu'est la sophistique « africaniste », cette Invincible Armada à ravaler la parole de ses « objets » et à (re)produire du mensonge sur ses victimes, et qui n'en finit pas de nous définir et de nous nommer en vérité sur tous les tons et prétend par là épuiser l'occurrence de ce que nous sommes et de ce que nous devenons... Finir d'en finir avec cela, penser donc l'institution [PAGE 83] politique d'un idiome autre, d'une pensée autre; penser non plus dans le cercle enchanté de l'institution sophistique « africaniste », dans le cercle enchanté de cette institution tutélaire de représentation de l'Autre auprès de la classe politique d'ici et de là-bas, mais à ses marges, dans ses marges ; penser contre et au plus près des bornes constitutives de cette institution, au plus près de ce qui, en elle, fait bord ou frontière, dessine en filigrane un impensé qu'elle contient de bout en bout, sa part de nuit, au plus près des évidences charnelles de l'enjeu : la « sortie » réelle et effective de l'horizon ethnologique, du quadrillage ethnologique, de l'enfermement ethnologique : la « sortie » réelle et effective de l'ethnologisme, donc la destruction et l'élimination réelles et effectives du rapport (néo)colonial-impérialiste[102].

Savoir entendre cela, en prendre déjà le chemin, sortir et se sortir de cet enfer panoptique, cet enfer sans rémission; sortir notre histoire de ce long siècle de captivité sans nom dans le monde des noms, ce long siècle de mutité sans exemple; sortir de la peau de notre silence, de l'inertie de notre statut d'objets et habiter enfin notre propre parole, et peser enfin de quelque poids sur les erres de notre errance... Notre propre parole : cette parole, à tisser à l'envers des ponctuations du renoncement à soi depuis les aubes amères de l'Epoque Héroïque jusqu'aux Soleils éblouissants des Indépendances, cette parole enfin libérée de la Parole totalitaire et substitutive de l'ethnologisme, libérée de cette machine théorique et politique de représentation qui la surveille, la quadrille, la travaille, l'informe, la réduit à la clandestinité du silence, libérée de la tutelle du discours de l'Ordre, du discours de la Norme, de la phénoménologie de l'Universel, des travaux forcés de la répétition et de la reproduction infinies du jeu des simulacres et de « l'alibi »[103], libérée de ce discours globalisateur [PAGE 84] et totalitaire fondé sur la condition invincible de nier d'où il parle, de quoi il parle, à qui il parle...

Savoir l'entendre et en prendre aujourd'hui le chemin, c'est donc là sanction et assomption d'un état de guerre, une guerre qu'on nous impose mais qui nous oppose d'abord à nous-mêmes. Guerre sanglante et désespérée autour des restes irreprésentables et inénonçables de notre être dans son rapport à son histoire, à ce quelque chose qui, dans cette histoire, « demande » obstinément à être mis en phrases et souffre du tort de ne pouvoir l'être à l'instant, ici et maintenant; dans son rapport à lui-même, à sa carcasse de nuit, à sa douleur sans corps, à ses terreurs paniques, à ses rêves éveillés, à sa quête impossible, à ses phrases qui béent en travers de sa gorge, ses phrases en souffrance, à leur statut d'impossible.

Peut-être la pensée de ces rapports touche-t-elle au cœur de ce qui travaille aux marges de nos discours et de nos pratiques; au cœur de ce que nous sommes, de ce que nous disons, de ce que nous faisons; au cœur de ce qui fait écho multiplié et embrouillé de la Parole de l'Autre dans notre propre parole, de ce qui fait simulacres et scintillement de son Regard dans notre propre regard... Questions, assurément, d'une expérience-limite. Questions, assurément, d'une expérience des limites absolues : interrogations sur la vérité de notre être, sur nos possibilités de voir et de parler, sur notre place – ô combien terrifiante ! – d'« intellectuels africains » : une « élite » de représentation à la fois porte-parole, porteuse de la Parole et du Regard – qui sont Lumières – aux peuples du silence et de la nuit...

Luftatchy N'ZEMBELE

[Début de l'article, 1ère partie] [Début de l'article, 2ème partie]


[54] Cf., par exemple, pp. 103 et 214.

[55] Ibid.. p. 209. Je souligne. L.N.

[56] On aura reconnu ici le titre du remarquable travail de Nathan Wachtel, La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole. 1530-1570, Gallimard. Paris, 1971.

[57] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op. cit., pp. 8-9.

[58] Ibid., p. 11.

[59] Ibid., p. 18.

[60] Ibid., p. 19. Je souligne, L.N.

[61] Ibid, pp. 19-20. Souligné par l'auteur.

[62] Jean-François Lyotard, Le Différend, Minuit, Paris, 1983.

[63] Ibid., pp. 9 et 10.

[64] Ibid., pp. 198, 187-189 et 51. Je souligne, L.N.

[65] Ibid., pp. 24-25. Je souligne, L.N. C'est l'occasion, d'ores et déjà, de le noter « Il est d'une victime de ne pas pouvoir prouver qu'elle a subi un tort. Un plaignant est quelqu'un qui a subi un dommage et qui dispose des moyens de le prouver. Il devient une victime s'il perd ces moyens. » Et quand il en est bien ainsi, c'est qu'il y a donc différend. Au reste, « un dommage résulte d'une injure faite aux règles d'un genre de discours, il est réparable selon ces règles ». Alors qu'« un tort résulte du fait que les règles du genre de discours selon lesquelles on juge ne sont pas celles du ou des genres de discours jugés ». Ou encore : « Un tort serait ceci : un dommage accompagné de la perte des moyens de faire la preuve du dommage » (Ibid., pp. 22, 9 et 18. Je souligne, L.N.).

[66] Jean-François Lyotard, « Passage du témoin », émission France-Culturelle Monde, entretien avec Jacques Derrida, sur France-Culture, le 27 octobre 1984.

[67] Jean-François Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 25. Souligné par l'auteur.

[68] Ibid., p. 49. Je souligne, L.N.

[69] Jean-François Lyotard, Tombeau de l'intellectuel et autres papiers, Galilée, Paris, 1984, p. 29. Il n'est pas indifférent de le noter : « Avec la logique du Capital, ce qui reste vivace du Marxisme est au moins ce sens du différend, qui interdit la réconciliation des parties faite dans l'idiome de l'une d'elles. Quelque chose comme cela a eu lieu en 68, aussi dans le mouvement des femmes depuis dix ans, et le différend est au fond de la question des travailleurs immigrés. Il y en a d'autres » (Ibid., pp. 29-30). Comme ceux qui permettent de distinguer deux sortes de guerres : des guerres qui relèvent du différend et celles qui n'en relèvent pas. Dans ces dernières où il y a simplement un litige, concernant la propriété d'une terre, ou l'autorité d'un pouvoir, on se bat entre parties organisées, on parle d'ailleurs le même langage, on se meut dans les eaux convenues du droit international public. Exemple : la guerre de 14 entre la France et l'Allemagne. Il en va tout autrement des guerres qui relèvent du différend, c'est-à-dire où la guerre a lieu parce que les deux idiomes des deux parties ne sont pas traduisibles l'une dans l'autre; l'un des camps en appelle à des noms par exemple et charge ces noms d'une manière qui est littéralement non pas inacceptable, mais tout simplement incompréhensible pour l'autre. On peut prendre comme exemples les guerres d'indépendance de la période de décolonisation » (Jean-François Lyotard, « Sur Le Différend», entretien avec Jean-Michel Salanskis, Traces, no 11, 1984, p. 7. Souligné dans le texte). On peut aussi prendre comme exemple le conflit israélo-palestinien. Et Lyotard ne se fait pas faute de le souligner (sans complaisance) dans cet entretien accordé à Traces (« revue de culture juive ») : le conflit israélo-palestinien est bel et bien un cas de différend. Encore faut-il préciser que ce différend est tel « parce qu'il n'est pas seulement relatif à l'appropriation de la terre : cette question prise isolément donne matière à litige, elle peut se régler. Mais le différend entre Palestiniens et Juifs est en fait un différend entre Musulmans et Juifs; il porte sur l'identité, sur le commentaire qu'il faut donner aux noms propres qui sont communs à ces deux religions, c'est-à-dire sur la façon dont il faut entendre ces noms et sur le statut qu'on doit leur donner; qui est prophète et qui ne l'est pas, qui est Dieu et qui n'est pas Dieu ? ( ... ) Il s'agit donc d'un différend qui n'est pas politique : il est bien plus que cela. En revanche, sur le plan politique, il est très probable qu'il y a des solutions de litige possibles, à la condition du moins qu'on crée un état palestinien, pour qu'on entre dans le droit international public : sans état en face, il n'y a pas de litige possible » (Ibid., p. 16).

[70] Alain Badiou, « Custos, quid noctis ? », Critique, no 450, novembre 1984, p. 858. Je souligne, L.N.

[71] Henri Brunschwig, Noirs < et Blancs dans l'Afrique noire française, op. cit., pp. 9, 209, 11 et 85. Je souligne, L.N.

[72] Jean-François Bayart, « Les Sociétés africaines face à l'Etat », art. cit., p. 28.

[73] Robert Faurisson, in Pierre Vidal-Naquet, Les juifs, la mémoire, le présent, Paris, 1981, p. 227, cité par Jean-François Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 16. Je souligne, L.N.

[74] Jean-François Lyotard. op. cit., pp. 16-17. Je souligne, L.N.

[75] Jean-François Lyotard, « Passage du témoin », émission France-Culturelle Monde, entretien avec Jacques Derrida, sur France-Culture, le 27 octobre 1984.

[76] Henri Brunschwig, op. cit., pp. 211, 212 et 155. Je souligne, L.N.

[77] On en comprend aisément la raison : si, comme on l'a déjà noté, un plaignant est quelqu'un qui a subi un dommage et qui dispose des moyens de le prouver, il devient une victime s'il perd ces moyens. « Il les perd si par exemple l'auteur du dommage se trouve être directement ou indirectement son juge. Celui-ci a l'autorité de rejeter son témoignage comme faux ou la capacité d'empêcher sa publication. Mais ce n'est qu'un cas particulier. En général, le plaignant devient une victime quand aucune présentation du tort qu'il dit avoir subi n'est possible » (Jean-François Lyotard, Le Différend, op. cit., pp. 22-23. Je souligne, L.N.).

[78] Jean-François Lyotard, op. cit., p. 17. Je souligne, L.N.

[79] Ibid., pp. 49 et 18. Je souligne, L.N.

[80] « Nous avons ( ... ) flâné à travers les dépôts d'archives [coloniales] et les bibliothèques. ( ... ) Nous avons recueilli une masse d'informations. ( ... ) Uniquement guidés par les suggestions des documents [etc.]». Amusant, non ?

[81] Jean-François Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 218. Je souligne, L.N. Assurément « la politique narrative à son apogée, c'est le nazisme (le mythe aryen) ». Mais c'est aussi, bien évidemment, la Traite [l'Afrique comme énorme et affreux repaire des bestiaux : hic sunt leones; l'esclave comme moyen de production « placé au rang des autres êtres naturels en tant que condition inorganique de la production, à côté du bétail et comme appendice de la terre ». Cf. Karl Marx, Manuscrit de 1857-1858. « Grundrisse » (tf sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Editions Sociales, Paris, 1980, t. I, p. 426); l'esclave comme corps anonyme et innommable dont le seul nom concevable est l'étampage de son Maître]. Mais aussi la colonisation (le mythe de la Sauvagerie et la légende biblique de la Malédiction de Cham; le mythe de la Civilisation, de la Culture et de l'Histoire). Autant de variantes de la politique narrative à son apogée. Et dont le dénominateur commun consiste dans le fait que « cette politique veut la mort de l'occurrence elle-même »(Cf. Alain Badiou, art. cit., p. 857).

[82] Jean-François Lyotard, op. cit., p. 218. Je souligne, L.N.

[83] « Si la politique était un genre et que ce genre eût prétention à ce statut suprême, on aurait vite fait de montrer sa vanité. Mais la politique est la menace du différend. Elle n'est pas un genre, elle est la multiplicité des genres, la diversité des fins, et par excellence la question de l'enchaînement. Elle plonge dans la vacuité où « il arrive que... ». Elle est, si l'on veut, l'état du langage, mais il n'y a pas un langage. Et la politique consiste en ce que le langage n'est pas un langage, mais des phrases, ou que l'être n'est pas l'être, mais des Il y a. Elle est à même l'être qui n'est pas, l'un de ses noms » (Jean-François Lyotard, op. cit., p. 200. Souligné par l'auteur).

[84] Jacques Rancière, « La Pensée d'ailleurs », Critique, no 369, février 1978, p. 244. Je souligne, L.N.

[85] Jacques Rancière, « L'Ethique de la sociologie », in Collectif « Révoltes logiques », L'Empire du sociologue, La Découverte, Paris, 1984, pp. 34 et 35. Je souligne, L.N. La référence de Rancière pour « la version classique et platement « positiviste » de ce scepticisme professionnel » est Charles Seignobos, La Méthode historique appliquée aux sciences sociales, Paris, 1901. Quant à la thèse selon laquelle ce ne sont pas seulement les « vérités » (ou idées) qui ont une histoire, mais le critère même du vrai et du faux, et qui revient en fait à montrer que la causalité historique ou sociologique n'est qu'une illusion rétrospective, sa référence est Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Seuil, Paris, 1983.

[86] Jacques Rancière, op. cit., p. 15. Souligné par l'auteur.

[87] Jean-François Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 204. Je souligne, L.N. Ce qui, au sens de Lyotard, est philosophiquement définissable comme mal : « Par mal j'entends et l'on ne peut entendre que l'interdiction des phrases possibles à chaque instant, un défi opposé à l'occurrence, le mépris de l'être. » (Ibid. Je souligne, L.N.).

[88] Par où « Lyotard retrouve, critique, et détourne, la procédure cartésienne de l'évidence. Ce qui résiste absolument au doute radical n'est pas, comme le croit Descartes, le « Je pense », mais le « Il y a eu cette phrase; je doute ». Toute résistance à se laisser convaincre qu'il y a eu cette phrase n'est elle-même, pour autant qu'elle se produit, qu'une phrase. Là où Descartes pense établir le sujet de l'énonciation comme ultime garant existentiel de l'énoncé, Lyotard s'en tient à ceci : l'énoncé a eu lieu. Ce qui existe n'est donc pas le Je pense sous-jacent au Je parle, c'est au contraire le Je (du je parle) qui est une inférence (une instance, celle du destinateur) de l'existant-phrase, ou plus précisément « de l'événement-phrase » (Alain Badiou, « Custos, quid noctis ? », art. cit., pp. 853-854).

[89] Jean-François Lyotard, op. cit., p. 16.

[90] Ibid., p. 31

[91] Henri Brunschwig, op. cit., p. 212.

[92] Jean-François Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 31. Je souligne, L.N.

[93] Ibid., pp. 29 et 10. Je souligne, L.N.

[94] Alain Badiou, art. cit., pp. 857-858. Je souligne, L.N.

[95] Cf. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger (tf Philonenko), Vrin, Paris, 1984. Voir l'Introduction et la Première partie : « Critique de la faculté de juger esthétique ».

[96] Jean-François Lyotard, Le Différend, op. cit., pp. 92 et 91 Je souligne, L.N.

[97] Ibid., p. 30.

[98] Ibid., pp. 29-30.

[99] Jacques Rancière, « La Pensée d'ailleurs », art. cit., p. 244. Souligné par l'auteur.

[100] Ibid., p. 245. Je souligne, L.N.

[101] Cf. F. Eboussi Boulaga, La Crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Présence Africaine, Paris, 1977, pp. 125, 122-123. Livre admirable et hors ligne. Même s'il n'a pas encore réellement donné matière à discussion jusqu'à présent – à part quelques maigre, petits débats ou quelques notations à la sauvette –, il est difficile, à mon sens, de trouver dans la production théorique africaine des quinze dernières années, un texte qui allie une telle puissance de rigueur et de lucidité à des positions pratiques, donc politiques aussi radicales. Et servi par un tel sens du différend. Et qui dépasse à ce point en beaucoup de ses effets son objet d'origine.

[102] Cf. Luftatchy N'Zembele, « L'Avenir d'une dérision : l'ordre du discours africain », Peuples noirs-Peuples africains, no 31, janvier-février 1983, pp. 107-138 et no 32, mars-avril 1981, pp. le 135.

[103] Assurément « l'ethnologie demeure l'alibi qu'elle a toujours été : l'alibi c'est d'être là où on ne doit pas être, c'est une fausse manière d'être-au-monde, être sous le monde de n'être pas. L'ethnologue habitait faussement le monde des primitifs en un séjour purement symbolique et « initiatique » en vue de renaître à son monde, paré du prestige de ceux qui ont affronté les monstres. Les épigones, les « ethnologues indigènes » ne changent pas les règles du jeu; seulement, ils ne sont plus que de vulgaires entremetteurs ou de cyniques exhibitionnistes qui monnaient un exotisme abject » (F. Eboussi Boulaga, La Crise du Muntu, op. cit.; p. 167. Souligné par l'auteur).