© Peuples Noirs Peuples Africains no. 52 (1986) 4-20



CARREFOUR DU DEVELOPPEMENT
OU LA DECONFITURE DU NATIONAL-TIERS-MONDISME
[1]
MITTERRANDISTE

Mongo BETI

Sur les ravages de la corruption en Afrique, le discours de l'idéologie dominante en France est bien connu : les Africains ne possèdent pas, contrairement aux Européens, la longue tradition chrétienne d'intégrité morale qui les aiderait à résister aux abjections de l'argent. Pourtant, dans l'affaire du Carrefour du Développement, le grand scandale socialiste qui défraie la chronique depuis avril 1986, ce sont bien des Blancs, chrétiens, présumés intègres, qui ont sombré dans les turpitudes de l'or. Le théâtre de ces infamies ne se trouve pas dans une capitale africaine, mais bien à Paris, au ministère de la Coopération – un ministère très spécial, il est vrai.

Comme dans toute affaire de ce genre, il faut distinguer d'une part l'anecdote, et, d'autre part, la leçon qu'il convient d'en tirer. En l'occurrence, la leçon est fort simple, comme notre lecteur le verra plus loin : il s'agit de comprendre pourquoi en Afrique aujourd'hui, comme [PAGE 5] hier en Indochine ou en Algérie, les socialistes se révèlent toujours plus colonialistes que la droite conservatrice tout en l'accusant d'être la plus réactionnaire du monde.

En revanche, l'aspect anecdotique apparaît complexe, pour ainsi dire même hors de portée de l'investigation, peut-être parce que les enquêtes des services compétents sont loin d'en pouvoir encore faire le tour. Attachons-nous, pour notre part, à quelques traits particulièrement saillants.

Actuel-Développement

Ce magazine, publié par l'association Carrefour du Développement, donc financé par le ministère de la Coopération, semble avoir joué un rôle important dans les détournements de fonds. Mais nulle part la presse ne mentionne que cette utilisation tous azimuts du magazine Actuel-Développement était de tradition au ministère de la Coopération bien avant le pauvre Christian Nucci, et même bien avant les socialistes. Robert Galley, à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingts, s'en était servi pour noyauter la Section française d'Amnesty International, le personnage-clé de cette subtile stratégie étant une certaine Marie-José Protais, à la fois présidente d'Amnesty International France et rédacteur en chef d'Actuel-Développement.

Bizarrement, Marie-José Protais se gardait bien dans les abrégés autobiographiques qu'elle dispensait parcimonieusement aux journalistes de faire état de ses fonctions à Actuel-Développement. Elle aimait à se donner pour un ancien élève de Sciences Po; mais l'échange de correspondance que j'eus avec elle me révéla que sa connaissance de l'orthographe ne dépassait pas le niveau d'un élève moyen de troisième des lycées et collèges.

En effet, votre serviteur, alors membre d'Amnesty International, n'avait pas tardé à découvrir la double vie de sa présidente, à la fois prophète de la liberté et avocat du néo-colonialisme. J'avais été à plusieurs reprises, et en même temps que d'autres membres d'Amnesty France, stupéfié par l'inertie de l'organisation saisie de cas de violations des droits de l'homme, de tortures, de violences [PAGE 6] de toute sorte en Centrafrique de l'« empereur » Bokassa Ier – ami, soit dit en passant, de Robert Galley, ministre de la Coopération – ainsi qu'au Cameroun, dont j'avais décrit la dictature d'essence franchement fasciste dans un ouvrage célèbre, Main basse sur le Cameroun : je sortais d'ailleurs victorieux, mais financièrement exsangue, d'un long procès avec le ministre français de l'Intérieur, à la suite de la saisie et de la longue interdiction dudit ouvrage – procès au cours duquel ni Amnesty ni aucune autre organisation française des droits de l'homme n'avait levé son petit doigt en ma faveur.

Une modeste enquête me permit d'établir quelques faits édifiants de nature à mettre en lumière le lien de cause à effet entre les fonctions de Marie-José Protais à Amnesty France et la complaisance de l'organisation humanitaire envers les dictatures francophones africaines. La présidente n'était pas le seul agent du ministère de la Coopération dans Amnesty, c'était aussi le cas d'un certain Teddy Follenfant, membre lui aussi de la direction d'Amnesty : ayant fait des « études d'agriculture tropicale », il se destinait d'abord à l'assistance technique en Afrique, mais avait trouvé un point de chute dans Amnesty[2].

Enfin, début 1979, Actuel-Développement était domicilié à la même adresse qu'Amnesty International Section française, soit 18, rue de Varenne, Paris 5e. Amnesty International Section française et Actuel-Développement faisaient décidément la paire, comme aujourd'hui ce même magazine avec l'association Carrefour du Développement. C'est sans doute Actuel-Développement, c'est-à-dire le ministère de la Coopération, qui réglait le loyer d'Amnesty International Section française. Comment l'organisation humanitaire eût-elle osé faire la moindre peine au protecteur des dictateurs africains ?

Robert Galley, le ministre de la Coopération de l'époque, pouvait donc tranquillement faire l'éloge public du maréchal Bokassa, au moment du couronnement de ce dernier, qu'il comparait sans rire à celui d'Elisabeth II d'Angleterre – et, plus tard surtout, traiter de non-événement [PAGE 7] le massacre d'écoliers de Bangui, ordonné par le ci-devant Bokassa Ier.

Combien de fois ne m'a-t-il pas fallu mettre à nu le poison de l'idéologie de ce magazine à l'intention d'autres membres d'Amnesty moins expérimentés dans le décryptage de ce genre de publications ? Théoriquement, c'était alors, comme aujourd'hui, une publication d'information, destinée à attirer l'attention de l'opinion publique sur les problèmes du développement des pays africains, c'est-à-dire en réalité et en bon français, à faire la propagande du néo-colonialisme et la publicité des dictateurs africains. Sa vraie mission a toujours été, hier comme aujourd'hui, de mettre en condition Français et Africains, c'est-à-dire de mentir.

Voici les thèmes principaux, rarement explicités, le plus souvent sous-jacents aux reportages, textes et images : la présence de la France en Afrique est motivée, non par la quête de vils profits matériels ou psychologiques, mais par le désir sincère d'aider au progrès des Africains; la coopération franco-africaine respecte les traditions des populations, y compris leurs modes millénaires d'organisation, et notamment l'institution du chef bien-aimé, représenté aujourd'hui par le dictateur; il n'y a pas de gauche ni de droite en Afrique, et tout conflit doit se ramener à des oppositions tribales; aussi encourager-t-on la formation d'un parti unique dans chaque Etat, et la répression des opposants, tous agents du communisme subversif international. Le contenu d'Actuel- Développement n'a pas été modifié par la présence des socialistes au pouvoir, au contraire, bien qu'aient figuré au Comité de rédaction des gens, comme Gérard Fuchs, bien connu maintenant de nos lecteurs, qui se réclame du rocardisme.

Telle était alors l'emprise du pouvoir giscardien sur la section française d'Amnesty International qu'il ne fallut pas plus de quelques semaines à l'organisation « humanitaire », émaillées d'épisodes grotesques, de calomnies scandaleuses, de truquages de procès-verbaux, de simulacres de procédure, pour m'expulser de son sein, violant ainsi un des articles clés de ses propres statuts. Mais tous ses dirigeants de l'époque, y compris Marie-José Protais, n'ont pas tardé à être précipités à la trappe, juste retour des choses d'ici-bas. [PAGE 8]

C'est sans doute depuis ces événements, soigneusement tus par la grande presse, que l'appartenance à la rédaction d'Actuel-Développement n'est plus un certificat d'honorabilité suffisant pour noyauter un organisme humanitaire; mais le magazine pouvait encore servir de pompe à « phynances », de couverture à une entreprise d'extorsion de fonds publics.

Il est établi que, entre juillet 1983 et janvier 1986, soit en trente mois, donc quinze livraisons, le magazine a reçu, par l'intermédiaire de Carrefour du Développement, l'association créée par le ministère de la Coopération, et dont nous parlerons plus loin, la somme exorbitante de sept millions de francs, soit plus de quatre cent cinquante mille francs (quarante-cinq millions de centimes) pour chaque livraison. L'énormité de cette subvention est insensée à moins qu'elle ne soit le signe d'un savant racket contre l'Etat.

Le premier professionnel venu sait que la fabrication et l'expédition d'un tel magazine, tiré à quelques dizaines de milliers d'exemplaires, ne doivent pas coûter une centaine de milliers de francs au maximum. D'autre part, les employés et les rédacteurs émargeaient au budget du ministère, à divers titres. Enfin le magazine encaissait des recettes provenant d'abonnements de complaisance : établissements scolaires ou universitaires, ambassades et consulats de France à travers le tiers-monde, centres culturels français en Afrique, etc. Ces estimations amènent à supputer que chaque livraison ne laissait pas moins de quatre cent mille francs (quarante millions de centimes) de bénéfice net (sans impôt) dans certaines poches. C'est une estimation minimale.

Carrefour du Développement

Le magazine n'était pourtant que la portion visible de l'iceberg, une partie immergée étant le Carrefour du Développement, association de type 1901, contrôlée par le ministère de la Coopération.

C'est déjà une idée surprenante qu'un ministère crée et gère lui-même plus ou moins directement une telle association. Si un ministère juge indispensable une structure [PAGE 9] spécifique pour coordonner de nouvelles activités, n'est-il pas plutôt d'usage qu'il imagine d'ériger une nouvelle direction ?

Ce qu'on découvre au travers des articles de presse, des déclarations du ministre Christian Nucci, des premières inculpations prononcées par le juge d'instruction Jean-Pierre Michau, c'est que Carrefour du Développement était ce que l'on appelle dans les gestions véreuses une société écran, dotée d'une façade honorable mais dissimulant d'autres sociétés adonnées aux activités frauduleuses. L'organisme semble avoir été entièrement conçu en vue de dérober la gestion de ses dirigeants aux contrôles de l'Etat; il jouissait d'un statut juridique d'autonomie, mais ses fonds venaient du ministère et étaient d'ailleurs gérés par des fonctionnaires du ministère, et notamment par un certain Yves Chalier, chef de cabinet du ministre. C'est en somme un organisme d'Etat qui veut être traité comme un établissement privé.

Le ministère alloue donc au Carrefour du Développement des sommes qui ne peuvent manquer de paraître énormes, eu égard à l'envergure de l'association et à sa raison sociale. On parle de 80 millions de francs entre juillet 1983 et janvier 1986, c'est-à-dire huit milliards de centimes, quatre milliards de francs CFA, soit le dixième du budget annuel d'un Etat africain pauvre – et cela sans préjudice d'autres sommes qu'une telle association est juridiquement autorisée à accepter, certains Etats africains riches et contrôlés par les socialistes, comme le Cameroun, pouvant avoir été mis à contribution.

Carrefour du Développement semble avoir dirigé cet argent vers des destinations tout à fait capricieuses, extravagantes, sans aucun rapport avec le sérieux qu'exige la gestion de fonds publics. Tous comptes faits pourtant, il reste plus de dix millions de francs (plus d'un milliard de centimes) dont il est impossible de dire où ils sont passés. Et Yves Chalier, trésorier de Carrefour du Développement, de prétendre, du Paraguay où il se terre, qu'il a consacré cet argent à des dépenses relevant de la raison d'Etat – et donc ne pouvant être soumises à un déballage public.

Il est probable que les enquêtes de la Cour des Comptes, du juge d'instruction et, bientôt, de la police, ne réussiront [PAGE 10] jamais à faire la lumière sur ce point; la classe politique, toutes factions confondues, se soucie peu que le bon peuple connaisse les trucs, les recettes, les ficelles de la profession. Il n'est pas tout à fait exact que l'argent dépensé sans justification ait uniquement servi, comme prétend Yves Chalier, à des besognes sales que l'Etat se refuse, traditionnellement, à avouer : on sait déjà que l'ancien trésorier du Carrefour du Développement en a mis une partie à profit pour s'enrichir et enrichir ses petites amies. Il n'a certainement pas été le seul dirigeant à en user ainsi. Ce n'est pas d'hommes avides et cupides que manquait la joyeuse bande dont les noms figurent au comité de rédaction d'Actuel-Développement et au comité de parrainage du Carrefour du Développement.

Pourtant, il ne saurait faire de doute qu'on a utilisé cette technique si commode pour financer au moins la corruption des Africains, une industrie typiquement française, brusquement découverte par les angéliques socialistes en arrivant au pouvoir, et dans laquelle, comme tous les néophytes, ils ont puisé des jouissances perverses.

Les Africains sont sans doute des pauvres, mais les acheter coûte extrêmement cher depuis les indépendances; car il est avéré, et ce n'est pas François Mitterrand qui me démentirait, lui, le vieux briscard du colonialisme de papa devenu le démagogue de Cancun, que c'est, tous comptes faits, la technique de domination la plus efficiente en même temps que la moins compromettante, en somme celle qui mérite tous les sacrifices.

La violence, à la longue, fait un jour du bruit, mais ceinture dorée a souvent bonne réputation à notre époque des médias. La parole d'un homme contraint est toujours douteuse, on se fie entièrement à l'homme suborné. La brutalité déchaîne la rancune et la vindicte, l'homme soudoyé respire l'approbation, aspire au dévouement, accrédite les fraternités nord-sud, justifie l'utopie des harmonies universelles. Alors pourquoi lésiner ? L'Afrique est indispensable, comme en conviendrait Yves Montand, le nouveau stratège.

On peut tout acheter en Afrique, dit-on dans les milieux d'experts français, tout y est à vendre. Le fait est qu'une dictature francophone s'appuie d'abord sur un [PAGE 11] fourmillement d'indicateurs sordides[3], de mouchards habiles à inventer des ennemis au président, puisqu'ils sont rémunérés à la pièce : on dit couramment que si trois Camerounais se réunissent, ce sont trois espions qui se guettent mutuellement. Boutade sans doute, mais qui dissimule une vérité d'observation.

Puis vient la police officielle, c'est-à-dire armée dont les appétits sont d'une voracité à peine imaginable; le dictateur l'encourage à s'assouvir sur les populations urbaines et rurales, qui lui sont livrées en pâture. A Abidjan, Douala, Libreville et autres métropoles, les mécanismes de cette gigantesque rapine peuvent s'observer de visu; le phénomène est devenu si familier que ses manifestations n'étonnent plus personne. Ainsi, au moins, ces gens-là ne coûtent rien à la France.

Il y a aussi, malheureusement, ce qu'on appelle ici les élites : officiers des armées locales, qu'on n'ose appeler « nationales », diplômés aux titres ronflants, souvent truqués d'ailleurs, résolus à monnayer leur caution très recherchée au prix fort, faux artistes en quête de vraies subventions, innombrables cadres des partis uniques peu enclins à l'abnégation, bureaucraties pléthoriques des ministères, directeurs d'entreprises d'Etat, diplomates au [PAGE 12] train de vie fastueux. Ces gens-là, il faut les contenter, leur procurer agapes, putes, places de théâtre, et autres plaisirs raffinés quand ils sont de passage à Paris, et c'est très souvent le cas, pour signer n'importe quoi – car leur fonction, c'est d'approuver, de signer. Avouez que ce n'est pas fatigant.

Tout l'or du Klondike n'y suffirait pas. Il est faux désormais qu'on puisse tout acheter en Afrique; car tandis que gonfle la marée des impétrants aux appétits sans cesse aiguisés par la jouissance, les capacités du Quai d'Orsay et des services satellites à injecter des capitaux dans la prostitution des sociétés africaines s'amenuisent. Le corrupteur s'essouffle, comme le montre ce scandale stupéfiant. Qu'on imagine la quantité de caisses noires mises à la disposition de l'Etat français et des Etats satellites africains riches; qu'on imagine la quantité d'or que ces caisses noires devraient receler et qu'on se demande alors pourquoi des sommes n'ont pas été prélevées sur ces caisses pour combler à temps le trou de Carrefour du Développement; car en fait de trou, c'était plutôt un orifice : qu'est-ce que dix millions ou vingt millions de francs, déficit estimé de Carrefour du Développement, pour un Etat développé moderne ? Et pourtant ce transfert n'a pu être effectué à temps. Maladresse technique ? C'est peu plausible. Alors ? Epuisement des liquidités, tout simplement. Toutes les caisses noires étaient à sec[4], Paris est en quelque sorte dépassé, submergé. Coûtant sans doute désormais plus qu'elle ne rapporte, la corruption a cessé d'être la panacée qu'elle fut si longtemps. C'est une leçon, accessoire certes, qu'il faut tirer de l'affaire.

Les « africains » du Président

A politique sale, hommes dégoûtants. Les principaux dirigeants de Carrefour du Développement ont déjà été [PAGE 13] épinglés ici, au hasard de nos analyses et de nos appréciations de la lamentable politique africaine de François Mitterrand, le fondateur du national-tiersmondisme; ce n'était pas par hasard : pour la plupart, ils occupent une position stratégique sur le champ de bataille africain sous la férule du Président. Ce sont vraiment les « africains » du Président. Ce n'est pas notre moindre mérite ici que de l'avoir pressenti bien avant le scandale de Carrefour du Développement.

Une objection... en ce qui concerne le nommé Yves Chalier, l'homme dont la presse veut faire la vedette de l'affaire, parce que, chef de cabinet du ministre mitterrandiste Christian Nucci, il était aussi le trésorier de Carrefour du Développement, seul détenteur de la signature, avec le ministre, de nombreux comptes bancaires dont les mouvements de fonds tourbillonnants donnent aujourd'hui le tournis aux experts chargés de les élucider. Ancien de Saint-Cyr, officier d'intendance passé à l'administration civile, familier des coulisses des socialistes avec lesquels il ne semble guère avoir sympathisé politiquement, c'est apparemment un virtuose de la resquille. C'est aussi l'arbre qui cache la forêt sinon le traditionnel lampiste bouc émissaire des scandales à la française. Un comparse pour tout dire. Sa biographie traîne partout, mais elle est dépourvue d'intérêt, fût-elle pimentée du tapage de ses frasques récentes. Tout cela ne sert qu'à amuser la galerie, à détourner le bon peuple d'autres personnages qui sont, sinon des hommes au passé ténébreux, comme on qualifia Jacques Foccart au moment de l'affaire Ben Barka, au moins des hommes de l'ombre, et même, pour certains, des hommes invisibles.

Objection encore concernant Christian Nucci, le ministre de la Coopération du scandale, éminente nullité que F. Mitterrand osa donner comme successeur à Jean-Pierre Cot, sans doute pour narguer ce jeune homme qui se prenait pour quelque chose, et, au-delà, son chef de file au parti socialiste et ennemi intime de l'empereur du national tiersmondisme, Michel Rocard.

Nucci est un modeste enseignant, un petit prof, un P.E.G.C. (professeur de l'enseignement général des collèges), sorte de maître d'école monté en graine, un brave type, peut-être, mais certainement pas une lumière : dans [PAGE 14] ma jeunesse, on l'aurait qualifié, de primaire supérieur. C'est déjà bien assez pour l'Afrique, devait se dire F. Mitterrand.

Eh bien, les événements lui ont donné tort; ce n'était pas assez. M. Nucci s'est montré au-dessous de tout. L'Afrique n'est plus le paradis des ratés et des sous-doués, n'en déplaise à F. Mitterrand.

Le personnage ne mérite pas d'autre appréciation que celle-ci d'Yves Chalier, son ex-chef de cabinet au ministère de la Coopération (je cite de mémoire) : « J'étais le vrai ministre; le ministre en titre ne se passionnait que de femmes et de sports. » Textuel.

Faut-il s'arrêter davantage sur Guy Penne, dont le mérite, aussi bref que son nom, n'a pas dû suffire à en faire l'homme de confiance du Président pour les affaires africaines ? Les liens tissés par l'amitié ont une autre vertu, comme chacun sait. Nous surnommions ce personnage « le Foccart des mous » un jour par dérision pour s'être donné des airs de matamore en orchestrant à Ouagadougou en 1983 le putsch d'opérette qui entraîna la destitution éphémère du capitaine Sankara, Premier ministre. A vouloir chausser les bottes de Jacques Foccart, Guy Penne n'en aura offert que la caricature. Pour le moment, son nom n'est encore que chuchoté dans cette affaire. A tout le moins, il en sera très fâcheusement sinon définitivement éclaboussé. Incapable ou complice, c'est l'éternel dilemme du chef « trahi » par ses subordonnés. Quand j'eus été victime de l'escroquerie racontée ici même naguère, un important personnage, dont je viens de découvrir qu'il était son proche au Carrefour du Développement, Gérard Fuchs, me confia que tout ce qui était africain passait nécessairement par Guy Penne. Y aurait-il une justice immanente ?

Sa présence au Carrefour du Développement confirme, s'il en était besoin, que cet organisme était bien un important relais de l'Elysée, un rouage déterminant de son contrôle sur l'Afrique « francophone », une matérialisation du « bétonnage » qui valut son éviction à Jean-Pierre Cot, trop idéaliste, trop fidèle aux valeurs d'opposition du Parti socialiste. Jadis, l'Algérie, c'était la France; désormais l'Afrique serait « francophone », et qu'on se le dise. C'est ça, une grande politique africaine. [PAGE 15]

L'acharnement dévastateur de l'actuel ministre de la Coopération, Michel Aurillac, qui n'hésite pas à qualifier l'affaire de « baril de fange », signifie sans doute aussi, entre autres, qu'une rude bagarre est en cours entre François Mitterrand et Jacques Chirac pour le partage des territoires africains et des tributs qui pourraient y être collectés à l'approche des élections. Cela dut se passer ainsi à Chicago à l'époque de la prohibition et de la guerre des gangs. A ma gauche Jacques Foccart – Al Capone, à ma droite Guy Penne – O'Bannion. Pourvu que le massacre de la Saint-Valentin n'ait pas l'Afrique pour champ de bataille. Ces choses-là commencent comme au cirque et se terminent dans le bain de sang.

En faisant de Guy Penne son chef d'état-major du front africain, le Président eut-il vraiment la main heureuse ? C'est une question qu'on se pose non sans angoisse devant les développements imprévus et imprévisibles du scandale du Carrefour du Développement.

Il y avait pourtant un personnage d'une autre envergure parmi les « africains » du Président, quelqu'un qui aurait pu être un vrai gourou pour la secte, le sorcier de la tribu. Celui-là est un homme totalement invisible.

Il ne paraît pas à la télé, on ne l'entend pas à la radio; il est absent des fastes civils, militaires et religieux. Il existe pourtant, plus que quiconque. Il jouit même d'une densité d'acier malgré ses dérobades et ses évanescences; c'est en quelque sorte le fantôme de fer, dont l'extraordinaire récurrence africaine signale la puissance et l'expérience.

Philippe Decraene, tel est son nom, est depuis les indépendances, présent, quoique insaisissable, partout où l'Afrique francophone se dit, se fait, se rêve, se modèle, quel que soit, à Paris, le pouvoir du moment, gaulliste, giscardien ou socialiste – surtout socialiste. Maître tout-puissant de la page africaine du Monde jusqu'en 1980, et détenant ainsi le quasi monopole de l'information et du commentaire autorisé sur les affaires d'Afrique francophone, Philippe Decraene est l'inspirateur d'une Sainte-Alliance des dictateurs musclés, dont il devient à la fois l'homme de confiance, le conseiller, l'avocat international et l'historiographe. Il met à leur service une haine insensée pour les opposants africains, surtout s'ils [PAGE 16] sont marqués par les aspirations progressistes ou, à plus forte raison, révolutionnaires. On peut affirmer que l'ancien dictateur camerounais Ahmadou Ahidjo lui doit en grande partie la destruction de l'U.P.C., le parti d'opposition progressiste. Pendant vingt ans, ses articles sur le Cameroun auront constitué une anthologie du décervelage par le mensonge, l'omission, la déformation, comme je l'ai longuement montré dans Main basse sur le Cameroun, à propos notamment des tristes péripéties du procès Ouandié-Ndogmo. C'est un as de la désinformation.

Son étoile, dont l'éclat avait défié les indignations des oppositions francophones africaines, pâlit brusquement en 1980, son nom ayant été chuchoté au cours du scandale Conny Mulder, ce ministre sud-africain qui avait entrepris de rassembler une phalange de mercenaires de plume en vue d'une croisade idéologique au bénéfice de l'apartheid. Un incident qui a étonné les initiés tendrait à confirmer à la fois ses sympathies sud-africaines et son influence occulte sur le président camerounais Paul Biya, successeur d'Ahmadou Ahidjo, qui fut lui aussi un grand ami de Philippe Decraene : le 10 décembre 1984, Paul Biya interdit tout à coup un colloque sur l'apartheid, bien que les invités, venus de plusieurs pays et même des Etats-Unis, fussent déjà à pied d'œuvre et alors que les préparatifs, étalés sur des mois et bénéficiant à chaque étape des autorisations officielles, étaient déjà achevés.

L'Evénement du jeudi, daté 17-23 avril 1986, publiait un long reportage intitulé : « Gabon-sur-Seine : le grand retour des barbouzes » dans lequel Patrick Séry raconte : « Les conseillers (français) suspects de socialisme furent déplacés dans d'autres pays ou renvoyés dans leurs foyers... » L'un d'eux : « Et qui a-t-on mis pour me remplacer ? Ne cherchez pas : la filleule de la secrétaire de François Mitterrand ! Une minette de vingt-cinq ans, payée trente mille francs par mois. Bongo lui a tout de suite proposé la botte. Nous l'avons prévenue, ma femme et moi : si Mme Bongo l'apprend, il faudra partir, et vite... Savez-vous ce qu'a répondu la demoiselle : "Oh, ça ne fait rien, un avion de l'Elysée viendra me chercher." »

La secrétaire de François Mitterand n'est autre que Mme Philippe Decraene. C'est un cas flagrant de trafic [PAGE 17] d'influence, sans parler du reste[5], Philippe Decraene étant lui-même très lié à Omar Bongo. Toute décence est décidément bannie pourvu que l'Afrique demeure « francophone ». On comprend maintenant les diatribes de Philippe Decraene contre Jean-Pierre Cot, qualifié par lui d'idéaliste, avec une connotation de mépris. C'est vrai, ça, est-ce qu'il y a place en Afrique pour les chimères ? Que font donc là-bas médecins sans frontières, médecins du monde, et autres hurluberlus considérés comme animateurs d'entreprises humanitaires ? Philippe Decraene, lui, ne connaît qu'une devise pour l'Afrique : business for ever. Dirty business, de préférence.

« Africain » du Président encore, René Wauthier, que nos lecteurs connaissent aussi pour avoir été épinglé ici à plusieurs reprises, bien avant le scandale du Carrefour du Développement – preuve, s'il en était besoin, de notre bonne connaissance des mécanismes du néocolonialisme français, connaissance qui nous permet parfois de pressentir ses crises : quiconque nous a lus attentivement depuis le début pouvait en effet avoir le pressentiment des affaires actuelles. Son nom figure au comité de rédaction d'Actuel-Développement, avec le titre de président.

Souvent apparié avec Hervé Bourges[6] avec lequel il a écrit Les cinquante Afriques, dont la postérité ne risque pas de faire ses choux gras, René Wauthier apparaît comme le raté, le laissé-pour-compte de l'afromanie, cette [PAGE 18] rage qui jette certains Blancs dans les affaires de l'Afrique au point qu'ils en deviennent comme intoxiqués. Avec les Africains, qu'il est parfaitement incapable de comprendre, il ne rate aucune gaffe, passant sans raison de l'arrogance outrageante à l'humilité outrancière : on dirait qu'il change de personnalité au fil des heures; c'est sans doute pourquoi il n'a pas fait carrière. C'est l'as de la pénombre, le stakhanoviste du dénigrement, de la contre-publicité et, dans son sillage, calomnies, médisances, insinuations malveillantes explosent comme feu d'artifices. C'est aussi le parfait exemple de l'expert bidon.

« Africain » du Président enfin un homme qui se trouve là comme un singe en hiver, Gérard Fuchs, élu député en mars 1986, espèce de Rastignac jésuite reptile. C'est un fils de bourgeois supérieurement armé pour la réussite, mais dévoyé par la fascination éblouie des trajectoires africaines, dont un Nucci donnait une probante illustration. Membre du comité de rédaction d'Actuel-Développement, il n'a pourtant jamais rien rédigé. Marchant au canon en vrai godillot, il n'a pas été l'acteur le moins acharné de l'entreprise de harcèlement qui devait m'amener, dans l'esprit des « penseurs » de la stratégie francophone, à me rallier à Paul Biya.

Tels sont les dieux qui tissent le destin des Africains francophones. Dieux bien pitoyables, qui, entre deux élans amoureux dans leur olympe, dépêchent leur Mercure auprès d'un Biya, dès que la distraction le détourne du chemin de sagesse : quid struis ? aut qua spe Libycis teris otia terris[7], lui dit-il d'un ton grondeur. Et le Biya d'appeler, frissonnant, son Mnesthée, Sergeste et le brave Sereste. Et d'envoyer à la potence, au cachot, en exil les meilleurs fils du pays. Et de distribuer prébendes, sinécures et fromages aux assassins, aux délateurs, aux prévaricateurs, tous ennemis de la communauté nationale. Tels sont ceux qui dessinent notre sort puisqu'il est décidé de toute éternité que tant de peuples noirs ne sont pas autorisés à chevaucher seuls une Fortune autonome. [PAGE 19]

Quand l'histoire se répète...

La majorité de Front Républicain de 1956 avait été élue pour mettre fin à la guerre d'Algérie. Le mandat de la majorité du Parti socialiste en 1981 n'était sans doute pas aussi impératif; mais tout le monde avait compris qu'elle était engagée à moraliser les relations de Paris avec les pays africains. Etant allé à Alger, Guy Mollet y fut bombardé à coups de tomates et en revint acquis à la cause de l'Algérie française. Quelques rodomontades de Bongo ont suffi pour faire de François Mitterrand l'allié inconditionnel des dictateurs africains les plus corrompus.

Pesanteurs sociologiques ? Eternelle trahison de la social-démocratie ? Les théories ne manquent pas, le phénomène demeure, irréductible. Mise au pied du mur, la gauche se révèle chaque fois plus colonialiste que la droite, après avoir promis monts et merveilles à ses électeurs. Qui aurait pu prédire au soir du 10 mai 1981 que François Mitterrand ne tarderait pas à fraterniser avec un Eyadema, sur les terrains duquel irait bientôt chasser R. Debray, l'ancien « compagnon » d'Ernesto Che Guevara dans les maquis de la Bolivie ?

Imaginons quels sarcasmes François Mitterrand, premier secrétaire du Parti socialiste, aurait déversés sur Carrefour du Développement, s'il avait été créé par ses prédécesseurs, et sur une aberration comme le « sommet » de Bujumbura en décembre 1984 ? De quelle philosophie de mépris raciste et de cynisme planétaire l'organisation de tels « sommets » n'était-elle pas révélatrice ?

D'abord comment appeler « sommet » sinon par dérision ce one man show du président français ? La France paie tout, jusqu'à la plus petite dépense, jusqu'au couvert où mange chaque invité, jusqu'à la taie d'oreiller où reposera la tête de l'officier d'ordonnance du plus obscur dictateur promu pour l'occasion par la presse française, toujours complaisante aux vues de l'Elysée, grand leader historique de l'Afrique éternelle. Sur le sol de leur propre patrie, autant dire dans leur propre maison, les Burundais sont ravalés à la triste condition de sportulaires prosternés. [PAGE 20]

Ayant tout payé, à quelle place voulez-vous que le président français, si chatouilleux sur l'indépendance de la France face aux grands, soit assis ? A la première, pardi ! sur l'avant-scène, comme le montrent tous les films du « sommet » qui justifient mieux que n'importe quel commentaire le surnom que nous donnons toujours ici à F. Mitterrand d'empereur du national-tiersmondisme. Il n'y a pas plus de sommet que de verglas sur l'asphalte des rues de Dakar : l'empereur a convoqué ses vassaux, pour leur distribuer ses vérités, concernant en particulier la Libye. Mais la plupart s'en désintéressent totalement, trop habitués à obéir sans réfléchir. En fait de distribution, ils attendent patiemment celle de douces petites enveloppes, mais elle n'aura lieu qu'à la fin, dans le secret du cabinet du grand manitou blanc; alors ils prennent leur mal en patience.

A l'évidence, la fonction de la « coopération » franco-africaine, merveilleusement illustrée par les pratiques du Carrefour du Développement, était sous Giscard d'Estaing, elle est sous F. Mitterrand d'engraisser les dictateurs ainsi qu'une mince couche d'agents africains, de les dégager de la masse pour en faire une oligo-ploutocratie toute dévouée à Paris, à qui elle devra tout et que l'on pourra utiliser contre les populations africaines.

Loin de rien mettre en cause, les dirigeants « socialistes » français, après l'éviction de Jean-Pierre Cot du ministère de la Coopération, ont tout simplement renforcé ce système. Du même coup il leur fallait perfectionner le jeu de paravents qui en dérobait l'odieux à l'opinion française et internationale. Un petit grain de sable a malheureusement enrayé trop tôt la machine, un certain Yves Chalier, lieutenant-colonel de formation, promu grand commis de l'Etat par la grâce mystérieuse (ô combien !) d'un gouvernement « socialiste ». A qui se fier ?

Quel jeu d'enfants cela va être désormais pour les gaullistes de déblayer le terrain pour se réimplanter triomphalement là où ils avaient dû reculer, comme au Cameroun, et sans doute avec des gens qui auront transité par le Carrefour du Développement. Avec l'Afrique, c'est bien connu, on prend les mêmes et l'on recommence.

Mongo BETI


[1] J'appelle national-tiers-mondisme une imposture caractéristique de la « gauche » française qui consiste à plaquer une rhétorique prétendue de solidarité avec les peuples du tiers-monde exploités et dominés, type discours de Cancun, sur une pratique flagrante d'exploitation et de domination de ces mêmes peuples.

[2] Teddy Follenfant a fini par rompre avec Amnesty International, pour prendre la tête d'une organisation « humanitaire » rivale, très orientée à droite.

[3] Une affaire caractéristique, révélée le mercredi 9 juillet par TF 1, traitée longuement par L'Evénement du jeudi le lendemain 10 juillet, a fait sensation dans l'opinion française qui a découvert qu'un journaliste français, un certain Jacques Tillier, d'ailleurs lié à l'extrême droite, mais travaillant au Journal du Dimanche, servait à la fois de propagandiste occulte et d'espion à Paul Biya, dictateur du Cameroun. Le petit aventurier se faisait attribuer une rémunération fabuleuse pour ces besognes dont les résultats sont pourtant sujets à caution : Le Journal du Dimanche, où avait paru un article favorable à Paul Biya, n'est lu que par les concierges; quant à l'ancien dictateur Ahmadou Ahidjo, qui réside à Grasse et dont Jacques Tillier se flatte de suivre les déplacements, il ne cache point ses activités qui, sans doute, ne doivent rien avoir d'illicite : l'activisme n'est pas ce qui caractérise le tempérament d'Ahidjo. Il a fallu qu'il soit au pouvoir pour donner cette illusion à ses amis et protecteurs. Question qui ne semble troubler personne : qui a bien pu mettre en rapport l'un avec l'autre un roitelet nègre protégé de F. Mitterrand et un « journaliste « lié à l'extrême droite et ancien collaborateur de Minute ? Philippe Decraene ? Hervé Bourges ? René Wauthier ? C'est le trio infernal auquel on pense tout de suite. Ce sont là en effet trois « experts » africains connus pour leur polymorphisme politique.

[4] C'est si vrai que l'on apprend, aujourd'hui, 11 juillet, que le Carrefour du Développement a dû financer une partie de la campagne électorale de Christian Nucci et de Louis Mermaz – ce dernier est un personnage éminent du Parti Socialiste.

[5] Le cul occupe une place de plus en plus déterminante dans l'arsenal de la « coopération » franco-africaine. C'est ce que découvre, seul dans la presse française, L'Evénement du jeudi qui écrit en toutes lettres, dans sa livraison du 3 juillet, que ce scandale est d'abord une affaire de cul. Il se dit de bouche à oreille que le fameux château de Sologne, acheté avec les fonds de l'Etat, mais devenu on ne sait comment la propriété d'Yves Chalier et de Marie-Danielle Bahisson, sa complice, devait en fait abriter un bordel pour personnalités africaines – et non, comme il se disait d'abord en afro-français, accueillir des stagiaires africains. Drôles de stagiaires ? A propos de Bongo, il semble qu'on soit résolu à appliquer la devise du poète : hominem teneamus cauda (traduction libre : voici venu le temps du néo-colonialisme par le cul !).

[6] Tiens ! en voilà un dont on est étonné de ne pas voir le nom parmi les dirigeants de Carrefour du Développement ou des structures annexes ! Il était sans doute trop occupé à TF 1.

[7] Traduction libre : « Que fais-tu, malheureux ? Oublies-tu que ta mission, en Afrique, est de servir nos intérêts ? »