© Peuples Noirs Peuples Africains no. 51 (1986) 104-111



Poèmes

AU VENT DU DÉSERT

Nous prions pour la
pluie; la nuit blanche
sans ténèbres notre
peau aussi dure que des os, fragile comme
des feuilles sèches...

Voici le temps pour
brûler les champs
de blé, pour agiter
les tiges mortes, puiser
la graine. Nous n'avons
besoin que de l'eau :

pourrions-nous vouloir
des arbres, des pierres,
nous qui mourrons avec
la terre dans cette peste ?
nous respirons pour tremper
l'air : même la bouche la plus

sombre a pâli, aussi
claire que la fièvre.
Nous danserons quand la
pluie viendra, les enfants
joueront de nouveau dans
les rues : nous attendons

cet air humide, qu'on
avale sans arracher
la gorge. Nous allons respirer [PAGE 105]
dans la pluie :
pas dans ce blanc de crâne,
la cendre du soleil.

Catherine SALMONS

LA DANSE

Tenir à jamais
un jet de pluie
détruirait ses couleurs,
dispersées.

Qui empêcherait
une perle de grandir,
l'arrachant trop tôt
de sa coquille ?

Le chemin du cerf
qui saute sur
les pierres, qui
court dans les ombres
des collines,

ne se répète jamais
aux heures silencieuses,
le temps tranquille
pour manger ou dormir :
l'honneur de la chasse
passe vite.

Un corps passe vite
en espace,
son passage ne dure
que le temps d'un
échange : question,
la réponse. [PAGE 106]

L'amour se cache dans
la force du mouvement.
Révélé, ce mouvement
disparaît de nouveau,
et deux corps joints dans
une danse de cette force
ne peuvent pas se tenir
trop longtemps : la danse
a une structure fragile,
elle mûrit dans l'espace
entre membres.

Catherine SALMONS

L'ÉCHO D'ADAM

Rien ne sert jamais
de nos côtes;
pour combien de temps
pouvons-nous les
cacher, protégés ?

Le cerf saute, vite,
entre les ruisseaux,
ne lâche rien sur
la route;
le cheval sauvage
accepte de courir
moins vite en hiver,
ne s'enrage pas
contre les saisons,
bien qu'elles changent :

Rien ne sort de
nos côtes, à
rester. Pour combien
de temps pouvons-nous
éviter d'être seuls ? [PAGE 107]

Le garçon construit,
joint des bouts minuscules
de métal : ils s'agrandissent,
une nouvelle unité;
le jeune homme rêve,
et bâtit des ponts, des
tours, hauts en pierre
et acier, leurs facettes
glacées reflètent son visage
de chaque angle :

Rien ne sort de
nos côtes qui respire,
tout entier. Pour combien de
temps pouvons-nous
supporter cette dispersion ?

Une femme, ayant été
à bout de sang, caresse
maintenant son enfant
endormi dans la courbe
de ses hanches,
son ventre vide de
nouveau, et plat,
douloureux, étendu
après des mois
d'abondance;

Qu'est-ce qui sort
de nos côtes,
qui ne peut
être réduit en
poussière ?

Catherine SALMONS

[PAGE 108]

FEMME D'AFRIQUE

à Soly

Femme d'Afrique
je te dédie cette chanson qui est
révolte et non résignation
tu es irrédentisme tel qu'en lui-même
le bas-relief de ton ventre m'éblouît
c'est si long de raconter une douleur
mais
qu'il me suffise aujourd'hui de te dire
seulement
que j'ai très mal à tes pleurs qui m'ont
blessé à vif
je ne sais plus quelles mains tu avais
au ravissement
le jour de notre renaissance à la dignité
je ne me souviens plus
quelle joie ornait la soie du bruissement
de ton entrejambe couleur de rêve
avenue de rire
la souffrance t'a prise en écharpe
elle t'a asséchée
elle t'a éparpillée comme les grains
de cendre
ton corps s'est métamorphosé en plaintes
innombrables
un long chagrin jaillit chaque jour de tes
cuisses traumatisées
tu ne peux plus m'entourer la taille sans
anxiété
et moi me sentir vivant en toi fille de
la terre au feuillage d'or
il y avait tant d'éternité dans la générosité
de tes hanches désinvoltes
comme une gazelle à l'appel du vent [PAGE 109]
aujourd'hui
tes dents perles d'ivoire
sur l'opalescence noire de ton visage
ne mordent plus que tristesse
tes lèvres ambrées ne composent plus ces
symphonies gutturales d'un corps en pleine
ivresse
femme d'Afrique
je te prendrai contre moi et au contact
de ta peau
de tes souffrances et de tes larmes je ferai
un monument
pour m'ajuster à toi comme une liane
s'incruste autour d'un arbre
tu restes ce pays invaincu
terre enjouée sans frontière
pays de mystères comme le nacre de ta bouche
magique
femme d'Afrique
j'ai parcouru avec toi le dur paysage de la servitude
la tendresse résiste toujours de tes hanches
lustrales
de tes pleurs et de tes misères elle s'en sert
comme armes pour se battre contre ceux
qui ont fait de ta vie une ruine
femme d'Afrique
femme de douleur
c'est si difficile de raconter une souffrance
ils t'ont voulue vallée de larmes
mais tu te dresses amour quotidien don de ton corps
balsamique
contre ce cannibalisme marchand qui tient
notre pauvre monde sous sa croupe
je te vêts espoir
je te vêts résistance
femme d'Afrique
comme un geyser de lumière
toi seule es capable de nous relier à nous-mêmes
parce que
tu es la région ombilicale de notre terre.

Paris, le 20-7-1985
Muepu MUAMBA

[PAGE 110]

TERRE MARRONNE

à Nelson Mandela

Peuples du « monde libre»
peuples de « droit »
savez-vous que quelque part là-bas
contrées lointaines
contrées pestiférées
contrées si éloignées des terres humaines
savez-vous que là-bas
chaque jour qui passe les femmes sont rendues
veuves
chaque jour qui passe les enfants sont rendus
orphelins
chaque jour les mères n'ont plus que le deuil
pour habiller les matins
la mort là-bas est toujours à portée de main
submergeant le sol du sang de la liberté
terre marronne
terre rebelle d'Azanie
la bêtise baveuse
veut détruire ta semence
jusqu'à ton nom
même
ton ombre a été décrétée chose illégale
peuples d'occident
peuples « justes »
savez-vous que quelque part là-bas
terres des antipodes
espaces d'indigences
contrées de la lie du monde
savez-vous que là-bas
chaque jour qui naît est inondé de
larmes
savez-vous que [PAGE 111]
c'est en votre nom
au nom de l'amour chrétien
savez-vous que
c'est au nom de vos sacrés intérêts
que le meurtre triomphe sous vos yeux
bien nourris
peuples du « monde libre »
peuples « civilisés »
puis-je vous interpeller en ces jours du règne des
croque-morts
car
n'est-ce pas au nom de votre liberté mise
en péril par l'ogre bolchévique
que le recours au crime est élevé au rang
de la morale ?

Paris, le 24-8-1985
Muepu MUAMBA