© Peuples Noirs Peuples Africains no. 51 (1986) 78-102



DEUX FRANÇAISES EN AFRIQUE
A L'EPOQUE COLONIALE :

Etude comparée de Sembène Ousmane et de Guy des Cars

Françoise UGOCHUKWU

Après avoir passé en revue quelques-unes des difficultés rencontrées par les étrangères mariées au Nigeria, le docteur C. Omololu, du service de psychiatrie de l'hôpital universitaire de Lagos, concluait : « Ces mariages peuvent être un succès. Chaque partenaire doit pleinement comprendre le monde d'où il vient et le monde qu'il a rejoint »[1].

Deux romanciers contemporains, Sembène Ousmane et Guy des Cars, ont analysé cette situation dans leurs ouvrages, O pays mon beau peuple et Sang d'Afrique. En comparant les couples qui nous y sont présentés, nous verrons comment deux Françaises mariées, l'une à un Sénégalais, l'autre à un Centrafricain, se sont adaptées en Afrique à l'époque coloniale.

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Deux couples : Isabelle et Oumar Faye, vingt-deux et vingt-sept ans; Yolande et Jacques Yero, vingt-trois et [PAGE 79] vingt-cinq ans. Deux histoires à la fois semblables et différentes : un Sénégalais, parti faire la guerre à dix-neuf ans, resté huit ans en Europe et qui revient chez lui, marié depuis quelques mois; un Centrafricain, parti en France pour y poursuivre ses études et qui revient au pays après six ans, la semaine même de son mariage. Le premier « n'a pas son certificat d'études »[2], l'autre vient d'obtenir, en même temps que sa femme, son doctorat en Droit. Tous les deux sont de retour à la veille des Indépendances : Oumar en 1949, Yero neuf ou dix ans plus tard. Leurs épouses sont l'une de Paris, l'autre d'Asnières dans la banlieue de la capitale; mais Yolande est née à Libreville, au Gabon, où son père était lieutenant-colonel et où elle a vécu jusqu'à l'âge de douze ans – pour elle, le mariage avec Yero, « ce sera une sorte de retour à la terre natale »[3].

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D'Isabelle, nous savons seulement qu'« elle avait ( ... ) longtemps nourri une grande envie » de partir en Afrique[4]. La vie de Yolande, elle, au moment de sa rencontre avec Yero, semble être marquée par la banalité, « étriquée », « morne »; dans ses souvenirs, un seul événement extraordinaire :

    « Ce voyage sur le grand bateau qui l'avait ramenée, alors quelle n'était encore qu'une enfant, de l'estuaire du Gabon en France. Depuis, à intervalles réguliers – un peu comme si c'était une hantise – elle s'était laissée envahir par la nostalgie du départ : dix fois, cent fois, mille fois, elle avait refait, d'abord dans son imagination de fillette, puis dans ses songes d'adolescente, le merveilleux voyage, mais en sens inverse. Inlassablement, elle retournait [PAGE 80] en pensée vers ce qui avait été pour elle la terre d'une enfance heureuse »[5].

A l'arrivée des deux jeunes femmes en Afrique, ce sera le choc de la réalité; Isabelle l'écrira à ses parents : « il y a une grande différence entre les Noirs dont on nous parle en classe ou qu'on voit dans nos spectacles et ceux qui vivent chez eux »[6].

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En attendant, chacun des deux couples a, derrière lui, un temps d'amitié plus ou moins long, la souffrance – vécue ensemble – du racisme et des préjugés; Isabelle « en avait entendu de toutes sortes depuis la première fois où elle était sortie avec Faye »[7], Yolande aussi. Mais leurs couples, si on se retourne sur leur passage, si leurs familles les blâment ou les renient, s'ils déclenchent les railleries et révèlent les incompréhensions, ont pour eux deux atouts principaux : leur entente profonde et la décision qu'ils ont prise en commun de bâtir leur foyer dans le pays du mari.

Les deux auteurs – Français et Sénégalais – nous décrivent Oumar et Yero dans des termes semblables : athlétiques, musclés, aux attaches fines[8]. Mais ils n'ont pas séduit leurs femmes par leur seule virilité; tous deux les entourent d'une « douceur infinie », d'un halo de « tendresse attentive ». Des images s'offrent à nous au hasard des pages : première nuit de Yolande avec Yero dans sa mansarde du Quartier latin : « étonnement », « bonheur »[9]; le mari donnant le bras à sa femme à la descente du bateau ou à la montée d'un escalier[10]; Isabelle et Oumar, « la main dans la main », admirant leur maison juste terminée[11]; Yolande et Yero à Bambari dans leur [PAGE 81] chambre d'hôtel où « ils n'étaient plus qu'un même corps et qu'une seule âme, saturés de toutes les ivresses humaines »[12]; et cet après-midi d'hivernage où

    « Oumar et Isabelle étaient sur leur véranda. Lui, dans le rocking-chair, se balançait lentement; tout en caressant la tête d'Isabelle appuyée sur son épaule, ses mains suivaient le mouvement des deux nattes qui divisaient la longue et souple chevelure »[13].

Pour Yolande, Yero a été un ami, puis « le confident » dont le seul but semblait être « de lui redonner espoir et confiance en elle-même »[14]. Elle a trouvé en lui « les trois choses qui lui manquaient : la compagnie, l'apaisement, l'équilibre », et cette certitude lui sera précieuse au village où, «, il était rare que le couple rejoignît, le soir, sa case sans que la jeune femme fût au bord du découragement »[15]. Yero, lui, a trouvé dans sa femme « la compagne idéale », « la plus sûre des collaboratrices »[16]. Comme Yolande, Isabelle a dans son mari « une confiance sans bornes »; ils sont « beaucoup l'un pour l'autre », nous dit Sembène Ousmane, « et, pour l'avenir, elle (est) sa force »[17].

C'est pourquoi les uns et les autres n'envisagent leur bonheur qu'ensemble, et prennent ensemble la décision du départ. Comme le dit Isabelle, « ce n'était peut-être pas un voyage d'agrément, mais elle serait avec son mari »[18]. Les jeunes femmes partent sans regret, laissant derrière elles famille et connaissances, habitudes de vie, loisirs, confort et certitudes, à une époque où l'on voyage bien moins qu'aujourd'hui, ne sachant si elles reviendront un jour.

Pourquoi l'Afrique ? Le mari voudrait faire connaître son pays à sa femme; d'ailleurs, Isabelle le redira après la mort d'Oumar, [PAGE 82] « ce pays était le sien, ce peuple était sa raison d'être. Il aimait beaucoup la France, mais il préférait l'Afrique »[19].

Autres raisons, pour Yolande et Yero les diplômés : en France, « toutes les professions sont encombrées », et « bien que l'on prétende que ce soit le pays de la liberté, les gens ne sont peut-être pas encore prêts à admettre notre union »[20].

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Les deux couples, bien que de formation très différente, ont la certitude que là où ils vont, « tout ( ... ) est encore à faire alors qu'en France tout a déjà été fait ». Toi et moi, dit Yero à sa femme, « nous allons appartenir à l'équipe de ceux qui construiront l'Afrique de demain »[21]. Oumar et lui veulent, chacun à leur manière, « faire prendre enfin conscience » à leur pays « de sa grandeur et de ses possibilités infinies ». Yero rêve d'un cabinet d'avocat dans la capitale où lui et sa femme s'épauleraient réciproquement, mais pressent confusément que peut-être l'un d'entre eux « se consacrera au progrès social ou même à la politique sans laquelle il est impossible d'imposer des vues nouvelles »[22].

Oumar, lui, ne semble pas au départ avoir de projets précis; d'une lignée de pêcheurs, il commence par reprendre le métier avec l'oncle Amadou, puis, très vite, décide d'abandonner, de devenir cultivateur; mais nous savons qu'« il a toujours pris les faibles sous sa protection » et celui qu'on a surnommé « le Grand » ne démentira pas ses amis[23].

Ce que Mgr Thibaut, l'évêque de Bangui, affirme à Yolande et à son mari concerne autant le second couple : « Vous pouvez tous deux vous tailler votre place sous [PAGE 83] ce soleil d'Afrique à condition que vous vous adaptiez rapidement aux nouvelles conditions de vie »[24].

S'adapter, c'est là le problème majeur auquel vont se heurter nos quatre pionniers. D'abord parce que les maris sont restés longtemps à l'étranger : Oumar huit ans, Yero six ans. Frantz Fanon a écrit que « le Noir qui pendant quelque temps a vécu en France revient radicalement transformé »[25], et

    « Faye, sur de nombreux points, avait parfaitement assimilé les modes de pensée, les réactions des Blancs, tout en ayant conservé au plus profond de lui l'héritage de son peuple »[26].

Il n'est plus d'accord sur leur sens du clan, refuse de distribuer argent et cadeaux aux quémandeurs « venus, selon la vieille coutume, réclamer leur part du voyage»[27] et s'enferme dans sa chambre – ce qui lui vaut le ressentiment de sa mère. Pour lui, céder, c'est entretenir « la fainéantise de ces gens »; pour elle, refuser, c'est être un « toubab ». De Yero aussi on dira qu'il est un « noir-blanc », et pendant longtemps les gens de son village estimeront qu'il est « quand même un peu étranger »[28].

Cependant, en fin de compte, et au-delà de leurs réactions superficielles, l'un comme l'autre sont restés de chez eux. Oumar le dit à l'oncle Amadou : « Je suis un Noir et je le resterai. J'ai du respect pour nos coutumes et de la considération envers Dieu »[29].

Leurs femmes, elles, ont tout à apprendre. Le fait d'être avec leur mari ne diminue en rien leur sensation d'étrangeté. Sur le bateau, déjà, Isabelle semblait perdue et suivait son mari comme son ombre. Leurs difficultés sont multiples.

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[PAGE 84]

La première, la plus évidente, est la barrière linguistique, apparemment infranchissable. Dans le quadrimoteur d'Air-Afrique qui emporte Yolande et Yero vers Bambari, « on jacassait en quatre ou cinq dialectes différents. Il arrivait parfois qu'un mot de français jaillît de ce fatras, mais c'était rare »[30]. Les mots mêmes donnent la mesure des sentiments de Yolande : pour elle qui vient d'arriver, ces discussions restent un bruit, un incompréhensible magma. A la Palmeraie, chez Oumar et Isabelle, même phénomène : les jeunes du village, dans leurs conversations, « employaient les idiomes les plus divers : diola, portugais, ouolof, français »[31], et, la jeune femme ne peut tout d'abord en « attraper » que quelques phrases, ce qui, elle le reconnaît, « ne rend pas les choses faciles »[32]. Ce qui semble essentiel, impératif à Isabelle, c'est de gagner le cœur de sa belle-mère; or la vieille Rokhaya ne parle que quelques mots de français. Leur dialogue initial est difficile :

    « – Beaucoup solie... Madame, papa, mama, Fransse.
    – Oui, répondit la jeune femme.
    – Fransse... Loin... Toi, fatiguée ? Dormir ? »[33].

Isabelle ne comprend qu'à demi, ce qui accroît son découragement. A l'oncle Amadou, venu la remercier pour les cadeaux, « elle ne sut que répondre, et lui, faute de mots français, n'en put dire davantage »[34]. Ne pouvant se faire comprendre, Isabelle mettra du temps à connaître, et surtout à comprendre sa belle-famille, que, dans sa première lettre à ses parents, elle décrit sommairement :

    « Le père d'Oumar a trois épouses dont la première est ma belle-mère : C'est une femme étrange qui a la réputation d'être un peu voyante. Nous nous [PAGE 85] parlons rarement et presque jamais avec son père qui est une sorte de prédicateur à la mosquée »[35].

De même, impossible d'acheter quoi que ce soit au marché local, à une époque où les supermarchés n'ont pas encore fait leur apparition : Isabelle ne comprend rien et ne peut marchander – ce qui lui vaut d'ailleurs la sympathie des commerçants.

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Autre difficulté – de taille celle-là aussi – : la religion, ou plutôt les religions. « Un peu voyante », dit Isabelle en parlant de sa belle-mère; « une sorte de prédicateur » – voilà pour l'imam de la mosquée; deux portraits, deux aspects de civilisation.

L'un des premiers étonnements des jeunes femmes, c'est de découvrir tout autre une religion, une foi dont elles avaient entendu parler, que Yolande avait connue de près. Et en cela, leur mari sera plutôt un obstacle qu'une aide. En France, la marraine de guerre d'Oumar était membre du Parti communiste et lui-même, alors qu'il travaillait chez Citroën, s'était affilié à la C.G.T. ; à la guerre, il a perdu la foi musulmane, « compris que c'étaient des foutaises », à voir « des gars qui n'en rataient pas une, de prière » et qui sont « tous restés dans le froid », à voir aussi, au cours de ses voyages, les Arabes « dix fois plus pervertis que nous »[36]. Maintenant, dit un jour Oumar à sa mère : « J'ai pas besoin d'entrer au Paradis. Je désire mon Paradis ici. » Ces affirmations le séparent radicalement de son père qui conclut :

    « Il n'est pas bon de chercher à savoir. Tu viens de parler comme un athée. Par le fait que tu es resté longtemps à Tougueul, tu es un être perdu pour le chemin de Dieu »[37]. [PAGE 86]

« Tu n'y connais rien », déclare Oumar à sa femme en parlant d'un Islam qui ne l'« emballe » pas. Yolande, elle, est catholique de tradition et de pensée, même si elle ne pratique pas; son mari a été élevé par un évêque et une religieuse; et voilà pourtant qu'elle le découvre tout autre : dès sa première visite à la mansarde de Yero, alors qu'ils ne sont encore que des amis, elle l'entend parler de « ses fétiches », affirmer sa croyance en leur pouvoir et, à sa question, interloquée, répondre : « Je suis chrétien, mais je connais aussi la puissance de certains dieux païens »[38]. Au-dessus de son lit, sur une étagère, il a placé d'étranges objets : une hache à l'extrémité ciselée en forme de serpent, un crochet de fer – « fétiches », « totems », qui pour lui semblent plus vrais que les sacrements auxquels il ne participe plus. Revenu dans son village avec sa femme, il continue à s'interroger : « Où se trouve la vérité des disparus ? Dans la croix qui surmonte une tombe ou dans ce fétiche ? » et affirme sa certitude de la protection accordée par ses ancêtres à son foyer; la jeune femme a beau protester, dire qu'elle n'a « pas besoin de leur aide » et qualifier le tout de « sorcellerie enfantine »[39], elle ne pourra briser ce mur entre elle et son mari. Au contraire du couple Oumar-Isabelle, uni dans son athéisme en face de la famille et des proches, chez Yolande et Yero la coupure passe, sur ce point, entre mari et femme et Boutières, un colon français établi en Oubangui-Chari depuis de longues années, doit la rassurer : « Ne soyez donc pas sceptique ! Après un séjour de quelques mois ou même de quelques semaines à Manjo, vous serez plus accessible à la magie indigène »[40].

Ce qui étonne le plus Yolande, en dehors de la foi étrange de son mari, c'est que l'influence du christianisme paraît s'être arrêtée au seuil de la brousse. Et elle constate peu à peu que, pour le clergé, « il y a des croyances du fétichisme africain auxquelles il ne faut pas toucher si l'on veut conserver un contact réel avec les indigènes »[41], ce qui amène les missionnaires à amalgamer d'anciennes croyances aux rites catholiques et à tolérer le [PAGE 87] pouvoir des sorciers et des féticheurs. Le séjour de sept mois du couple à Manjo sera pour la jeune femme l'occasion de pénétrer peu à peu dans l'univers des villageois – fétiches et amulettes, totems, sorciers et sacrifices, hommes-léopards, plantes médicinales et magie noire[42].

C'est à l'occasion de maladies, d'ennuis de santé qu'Isabelle et Yolande font vraiment connaissance avec la religion traditionnelle africaine. Mais, pour Yolande, la vieille qui vient de calmer ses douleurs en évitant un accouchement prématuré demeure une « sorcière »; l'épouse d'Oumar, au contraire, adopte d'emblée vis-à-vis de ces rites une attitude d'ouverture et d'observation bienveillante.

A Ziguinchor,

    « il y a ( ... ) une véritable plaie, ce sont les moustiques. Malgré la moustiquaire, nous sommes envahis. Faites quelque chose pour nous en nous envoyant des produits contre ces sales bestioles »,

écrit Isabelle à ses parents[43]. Et à l'entrée de la deuxième saison des pluies, une violente attaque de paludisme terrasse Oumar. Sa mère, alertée, vient s'installer à la Palmeraie; les deux femmes veillent le malade tour à tour et Isabelle apprécie la présence de sa belle-mère. Mais chacune a ses méthodes. Pour la vieille Rokhaya, « on avait jeté un mauvais sort sur son fils », et elle emplit la chambre de fétiches. Elle lui frictionne le corps avec du vinaigre, lui fait boire « des décoctions de tamarin mêlées à des plantes inconnues ». Isabelle, elle, appelle le médecin et le reçoit malgré les cris de la vieille femme. Moussa, le père, arrive, « accompagné des adeptes de la religion ».

    « L'oncle Amadou, lui, était allé chercher un charlatan qui confirma les doutes de la vieille mère. Il affirmait que le mal qui possédait Oumar s'était enfui dans le marigot, qu'il fallait le retrouver à tout prix, sinon c'était la mort. Quelques jours plus tard, on le vit revenir portant un œuf bizarrement [PAGE 88] peint, sur lequel il se livra à de curieuses simagrées »[44].

Isabelle laisse faire, laisse chacun s'exprimer et participer à la guérison de son mari; ici comme dans bien d'autres occasions, elle se tait, observe et apprend.

Aussi bien elle que Yolande sont plus ouvertes vis-à-vis de la médecine traditionnelle que face aux questions religieuses, sans doute autant par nécessité que par désir de ne pas froisser, de s'intégrer. Pour les gens de Manjo, d'ailleurs,

    « la maladie n'étant jamais naturelle ( ... ) mais provoquée par une puissance maléfique ou pour la vengeance d'un sorcier, ne pouvait être combattue que par des méthodes magiques »[45].

Le médecin le plus proche se trouve à Yalinga, à trois jours de marche, le seul hôpital à Bangui. Et dans la case du jeune couple il n'y a qu' « une caisse de pharmacie qui contient tous les médicaments de première nécessité et spécialement de la quinine »[46].

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Outre les maladies, les couples vont devoir faire face à une autre décision : celle concernant la naissance de leur premier enfant.

« – Pourquoi ne l'enverrais-tu pas à ses parents ? » demande le vieux Moussa à son fils. Oumar refuse avec un seul argument. « C'est mon épouse »[47], et, lui disparu, Isabelle ne changera pas d'avis. Yolande, elle aussi, accouchera au pays. Mais en Casamance, le progrès est déjà là, avec l'hôpital tout proche.

Yolande, en Oubangui, hésite entre Manjo et Bangui, [PAGE 89] les vieux remèdes de bonne femme et la danse de « la bonne naissance », ou « la clinique, son hygiène et surtout les soins d'un bon médecin »[48]. Le mari pèse les risques, la jeune femme voudrait ne décevoir personne et se dit qu'« après tout, il y a beaucoup d'enfants qui continuent à naître dans les villages de la brousse et ils ne se portent pas plus mal que d'autres... »[49]. Finalement, c'est à Bangui que Yolande accouchera, une césarienne étant devenue nécessaire.

Avant d'avoir son enfant, Isabelle s'est heurtée à un autre problème. Au moment de leur mariage, le médecin a averti Oumar : « Ta femme ne pourra pas avoir d'enfant, ou alors au risque de sa vie, car elle est très étroite »[50]. Depuis, l'un et l'autre ont tenté d'oublier leur désir d'un bébé. Mais Rokhaya, si elle s'est finalement résignée, devant l'impossibilité de faire autrement, à accepter sa bru, est bien décidée à être grand-mère. « Bientôt un an qu'ils étaient mariés et elle n'avait pas encore décelé un signe de grossesse »[51]. Comment répondre à sa question : « Que veux-tu faire d'une femme qui ne peut pas avoir d'enfant ? »[52].

Isabelle, sans trop savoir ce qui l'attend, et un peu contre l'avis de son mari, se décide à répondre au désir de sa belle-mère et se rend dans la case où doit se dérouler la cérémonie d'incantation. Là,

    « des vases renversés, des bouts de pilon sortant du sol humide, le dessus blanchi par les bains de lait caillé; à l'écart, un canari ( ... ) où flottaient des écorces; çà et là, des cornes, les unes rouges avec des cauris, les autres vertes avec des lambeaux de crinières »[53].

Rokhaya vêtue de blanc qui psalmodie, un serpent qui siffle, se dresse et se love entre les jambes de la jeune femme « à moitié morte de frayeur ». Isabelle doit encore [PAGE 90] boire un breuvage à goût d'écorce avant de sortir rejoindre son mari. Ce n'est qu'à ce prix que le couple a pu concevoir.

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Le village, c'est aussi l'isolement, le silence. Au début, pour les couples venus de Paris, c'est le paradis que chante le duo d'Isabelle et Oumar :

    « – ( ... ) On est bien ici. Pas de bruit.
    – Ni d'auto.
    – Ni de métro.
    – Ni de journaux.
    – Ni de cinéma »[54].

Du linge sur un rônier, l'eau claire du marigot, les tam-tams dans la fraîcheur du crépuscule, et surtout, pour les épouses, la compagnie incessante de leur mari... Mais peu à peu, tout va changer. Déjà, au village, Jacques passait beaucoup de temps avec le chef Diabira-Doul et participait aux réunions des hommes. Puis Yolande et lui vont quitter Manjo, Yero va se lancer dans la politique et devra laisser sa femme seule avec le bébé de longues journées, parfois même plusieurs jours. Tournées électorales, réunions-débats : « Il est quelque part dans la brousse »[55]. Se rendant compte que, pendant quelque temps, il « n'aurait pratiquement pas le temps de se consacrer à son épouse et à son fils »[56], Yero les envoie chez les parents de Yolande à Asnières – séjour de dix semaines qui semblera bien long à cette dernière.

Isabelle, elle, reste à Ziguinchor. Une fois la maison terminée, son mari part à la pêche et elle ne sait que faire : elle va devoir apprendre à attendre, à tuer le temps, au cinéma une fois, au marché avec sa belle-sœur Seynabou, [PAGE 91] « au bout du port sur un parapet, fixant de toute son attention l'horizon lumineux »[57].

Puis Oumar va se mettre à la culture, et entreprendre de longues randonnées à travers la savane. Il va quitter la Palmeraie de plus en plus souvent, deux jours, dix jours – « ce que tu fais là n'est pas gentil », lui dira une de leurs amies, la métisse Désirée[58].

Yolande l'intellectuelle avait déjà remarqué la transformation de son mari dès son retour, avant même l'atterrissage de l'avion d'Air-France : « Lui, qu'elle avait toujours connu ( ... ) discret, timide même, ne cessait plus de parler »[59]. Et à mesure que les jours passent, à la fois inquiète et grisée, elle se dit

    « que l'on ne pouvait bien connaître un Noir que si on le voyait dans son pays natal. Ce ne serait qu'à Manjo qu'elle découvrirait tout de son véritable époux : elle avait donc bien fait de tenter l'aventure »[60].

Isabelle, plus simple, n'analyse pas ses sentiments. En l'absence de son mari, elle qui n'aime guère la lecture et à qui personne ne rend visite – que sa belle-mère – s'occupe du potager, du poulailler, descend le ruisseau pour voir la nasse ou se balance sur sa chaise, un panier à ouvrage sur les genoux. Mais « sa réserve de patience s'envolait de jour en jour »[61], et il lui faudra un gros effort et beaucoup d'amour pour accepter un rythme nouveau dans leur vie de couple encore perturbée par sa grossesse.

« Aussi incroyable que cela aurait pu paraître à des Européens ( ... ), Yolande était très heureuse de se trouver à Manjo »[62]; son secret : son esprit sans cesse éveillé, sa curiosité, son indépendance de caractère. Elle a transformé sa case en centre de charité, bande les plaies, distribue les médicaments et organise des cours de puériculture; [PAGE 92] elle cuisine et lave son linge en compagnie des autres femmes du village, fait de « sérieux efforts » pour mieux connaître leurs croyances et leur enseigne le français tout en apprenant la langue locale[63]. Isabelle, elle, ne peut suivre Oumar ni en pirogue ni dans les champs. Une fois épuisées les rares possibilités de loisirs offertes par le village, découragée par sa première soirée au cinéma et l'attitude des colons à son égard, confinée par la crainte des scandales et du qu'en-dira-t-on aux limites de la Palmeraie, et manquant des connaissances et de l'initiative qui lui auraient permis – comme à Yolande – de se rendre utile, elle se laisse gagner par l'ennui.

    « La veille au soir, elle avait fait jouer son phono jusqu'à en être saoule. Ses nerfs étaient ébranlés. Une nostalgie la prit, celle de Paris et, devant ses yeux, des images défilèrent : un après-midi de printemps; elle écoute à la radio le programme des spectacles, théâtres, cinémas, music-halls; ou même seulement la terrasse d'une brasserie sur les boulevards. Pauvre Isabelle, comme elle voudrait respirer l'odeur âcre de l'huile brûlée sur l'asphalte, entendre le ronronnement des moteurs, s'enivrer de bruit, et de voir, surtout voir des gens ( ... ). Isabelle a le mal du pays. Cette nature exubérante commence à lui peser. Elle préférerait voir un jardin entretenu ( ... ). Elle voudrait revoir des magasins, des vitrines de lingerie »[64].

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Autre manière de dire son appartenance, d'exprimer sa personnalité; autre difficulté : le vêtement. Yolande aussi bien qu'Isabelle, au milieu d'une population où dominent pagnes et longues robes, ont gardé leurs habitudes : Isabelle passe son temps en Salopette ou en pantalon et chemise d'homme, en maillot de bain quand elle [PAGE 93] revient de se baigner, et n'enfile jupe écossaise et chemisette que pour faire honneur à ses invités du dimanche. Yolande, pour le voyage vers Manjo, a « des lunettes noires, la chemisette au col échancré ( ... ), les culottes enserrées dans les bottes »[65] et regarde le port du pagne comme un « retour volontaire à la sauvagerie ».

Si elles ne font pas davantage d'efforts pour se conformer aux coutumes vestimentaires, c'est en partie la faute de leurs maris. Yero, à son retour de France, n'a aucune intention de se mettre « tout nu avec un simple pagne » et croit « que ce serait une erreur d'avoir l'air de renoncer aux attributs vestimentaires d'une civilisation qui (l')a transformé »[66]. Oumar, quand il n'est pas torse nu en short est, comme à la fête de la ville, en pantalon noir et veston blanc.

La question du vêtement peut, finalement, sembler secondaire puisque personne ne reproche leur costume aux jeunes femmes. D'autres coutumes, par contre, sont davantage ancrées dans les mentalités et l'entourage attend du couple qu'il s'y conforme ou tout au moins les encourage.

Ainsi, chez les Faye, toute une famille partage la même concession; Moussa – père d'Oumar – et ses trois femmes : Rokhaya, Aminata, ses deux garçons et sa fille, Fatou et ses deux filles, et l'oncle Amadou, ses deux femmes, ses trois garçons et ses deux filles, soit dix-sept personnes en tout, vivent quasiment ensemble. A l'heure des repas, « au beau milieu de la pièce centrale, hommes et les femmes assis ( ... ) plongeaient leurs mains dans le plat familial »[67]. Chez eux, il n'y a qu'une cuisine et un plat unique; mais pendant les deux premiers jours, on a servi le couple à part, dans leur chambre, des menus différents, ce qui, estime le père, ne peut durer. Oumar se sent bientôt mis à la rue et vient annoncer à l'imam sa décision de partir dans un autre quartier bâtir sa propre maison. Les parents, visiblement, ne comprennent pas :

« – Tu ne veux donc plus vivre avec nous, sous ce toit ? » demande Moussa. [PAGE 94]

    « – Quelqu'un t'a-t-il dit des choses fâcheuses ? Ou manqué de respect ? Ou bien est-ce ta femme qui le veut ? ( ... ) La maison est-elle trop petite ?... Peut-être que je ne suis pas digne de toi, à côté de ta femme ? »[68]

s'enquiert Rokhaya; pour elle, la grande fautive, c'est Isabelle : elle a détaché Oumar d'elle, l'a détourné du droit chemin, lui « a fait manger de son sang menstruel ». Elle ne peut comprendre l'intimité qui unit son fils et sa belle-fille et se croit évincée. Pendant longtemps, Moussa et elle garderont du ressentiment envers Isabelle, longtemps Moussa défendra à sa femme d'aller leur rendre visite.

A Manjo comme à Ziguinchor les femmes ont leur rôle, aussi bien dans la famille que dans le village : elles ont leurs groupes, leurs chants, leurs obligations sociales. Dans les deux pays, elles ont aussi leur place : derrière les hommes. « Les bonnes épouses restent debout », explique le Français Boutières à Yolande[69]. A Fayène, mêmes exigences : pour Amadou, « quand les hommes parlent, une femme qui a de l'éducation doit se taire »[70]; Rokhaya ne peut se rendre à la Palmeraie sans la permission de son mari, et Oumar lui-même n'aime pas beaucoup que sa femme prenne part aux discussions d'ordre politique. Pour les deux jeunes femmes, qui avaient vécu jusqu'à leur arrivée un compagnonnage incessant avec leur mari, l'adaptation à ce nouveau mode de vie ne sera pas facile. Tandis que Yolande, après quelques hésitations, rejoint les autres femmes et prend l'habitude, elle si indépendante, de ne plus rien décider sans l'accord de son mari, Isabelle restera longtemps solitaire.

On attend du couple aussi qu'il tolère, voire encourage la polygamie. Autour d'eux, la plupart sont polygames : Diabira-Doul, chef de Manjo, et Moussa, le père d'Oumar, ont chacun trois épouses, l'oncle Amadou deux. Et pour Diabira-Doul, « Galé et nos dieux ont plusieurs épouses : tu dois faire comme eux, sinon les femmes de Manjo seront [PAGE 95] tes ennemies »[71]. Yero refuse fermement et proteste de son amour pour Yolande, ce qui dispense cette dernière d'avoir à exprimer une opinion, Oumar, dont la famille vit encore, présente sa femme à tous, lui expliquant : « Les autres ont le même droit que (Rokhaya) sur nous deux, sans parler des deux femmes de mon oncle » – ce qui provoque une vive réaction Chez Isabelle.

« – J'espère que tu n'imiteras pas ton père et ton oncle ?

– C'est pas dit.

– Chameau ! ( ... ) Cela ne fait rien, trois femmes pour un homme, c'est trop. Je n'arriverai jamais à le comprendre... »[72].

Autre coutume, à laquelle Isabelle ne parvient pas vraiment à se faire : celle qui permet aux maraîchers d'entasser gourdes, dames-jeannes et outils près de la porte d'entrée du jardin, et aux passants de tirer l'eau de son puits. « Comment pouvait-on ainsi disposer de la maison de quelqu'un sans l'avoir consulté ? »[73], se demanda-t-elle.

A l'époque, l'excision à l'adolescence est encore couramment pratiquée aussi bien en Casamance qu'en Oubangui-Chari, et la jeune fille venue aider Isabelle au ménage rentre dans son village pour y participer. Isabelle se demande si cette opération est nécessaire, mais ni son mari ni ses amies ne la renseignent vraiment : Agnès l'émancipée se contente de dire que « cela se fait de moins en moins » tandis qu'Oumar déclare, péremptoire : « Il te sera très difficile de ( ... ) comprendre parce que tu n'es pas née ici »[74]. A Yolande, comme à toutes les femmes mariées de Manjo, on a demandé d'accompagner les jeunes filles; pour elle, ce sera une vision « atroce », « une véritable boucherie »[75].

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Pour le reste, l'adaptation sera plus facile. On aurait pu penser, par exemple, que le climat incommoderait les jeunes femmes. Or il n'en est rien. Yero rassure d'ailleurs Yolande avant même l'atterrissage à Bangui :

    « Ne crois pas que je t'emmène dans une contrée inaccessible aux hommes ! Avec sa température qui, de 37o aux grandes chaleurs, s'abaisse jusqu'à 16, aux mois de détente, l'Oubangui-Chari est une terre accueillante »[76].

Chez Isabelle et Oumar, le marigot tout proche, les palmiers qui entourent la maison et au loin « le grand fleuve qui miroite » sont là pour assurer une relative fraîcheur. La trentaine d'Européens installés en ville témoigne de la clémence des saisons. C'est Oumar qui, en fin de compte, porte le poids des jours, lui qui passe son temps à courir la savane quand la chaleur

    « âpre et suffocante semblait se figer autour des êtres et donnait la sensation d'être englué de la sueur qui s'amoncelait sous les aisselles, à la naissance du cou, pour dégouliner ensuite le long du corps »[77],

en fin de saison sèche.

Isabelle, elle, est protégée du soleil comme des tornades par les murs de banco de la Palmeraie. Et c'est sans doute pourquoi ni elle ni Yolande ne se plaignent de leur logement : chambre étroite et nue de Fayène ou de Yalinga, aux parois de bambou de l'unique hôtel de Bambari, case sur pilotis de Manjo ou bungalow de banco au toit de zinc de Ziguinchor, elles acceptent tout de bon cœur, et le manque de confort ne dérange pas leur sommeil. La lampe à pétrole et le feu de bois ont remplacé fourneau et électricité, mais, Yolande l'exprime pour elles deux : « A l'avenir, mon bonheur n'existera toujours que là où se trouvera Jacques »[78]. [PAGE 97]

Déjà, en France, Yolande a eu l'occasion de goûter, au Baobab où se déroulait le repas de noces, aux « spécialités africaines allant des boulettes de poisson Keur Thiacre au Bassi Cayorien à la semoule de mil »[79]. Mais cuisiner soi-même est une autre paire de manches ! Et le père d'Oumar s'inquiète : « Mangerez-vous du maïs ? Ta femme ira-t-elle, puiser de l'eau ? Pilera-t-elle le mil ou bien le feras-tu à sa place ? »[80]. Il a tort, car aussi bien Isabelle que Yolande vont s'adapter mieux que prévu : nous les voyons manger dehors, à même le sol ou sur une natte, mélanger manioc, riz et blé noir pour confectionner de succulents gâteaux; chez elles, tout le monde mange dans le même plat et le visiteur imprévu partage leur repas[81].

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Si Yolande et Isabelle s'intègrent, lentement mais avec succès, à leur nouveau milieu de vie, c'est avant tout grâce à leur mari. Son rôle est capital. Nous savons déjà que Yero sait, jour après jour, redonner à sa femme confiance dans l'avenir. Quant à Isabelle, elle est sûre que ce qu'Oumar

    « lui avait appris des mœurs et des coutumes de son pays, ce qu'elle avait lu aussi, l'aiderait à amortir les chocs que ne manqueraient pas de provoquer les croyances et le fanatisme de cette nouvelle famille »[82].

Au début, c'est par les yeux du mari qu'elles regardent, comprennent gens et paysages. Le mari explique, patiemment, inlassablement. « Il l'a mise au courant de notre mode de vie », assure Amadou[83]. Oumar montre à sa femme le récolteur de vin de palme et lui parle de son travail; il l'emmène au marigot, la présente aux membres [PAGE 98] de sa famille et passe, au début, beaucoup de temps près d'elle. C'est lui qui, avant même que sa femme ait réalisé l'exiguïté de leur chambre à Fayène, la tire de là et insiste pour bâtir sa maison, expliquant à son père qu'« il est préférable pour elle et pour nous tous que j'aie un chez-moi »[84]. Ces efforts ne résolvent pas tous les problèmes : il « avait beau essayer de lui faire comprendre les conceptions des gens de son peuple, elle allait d'étonnements en étonnements »[85]; ils permettent cependant à Isabelle de trouver le bonheur en Casamance.

La famille d'Oumar – sa mère en particulier – vient prendre le relais au moment où lui, trop occupé par son travail, s'éloigne. Tandis que Seynabou, la jeune belle-sœur, promène Isabelle à travers le marché et l'aide dans ses achats, Rokhaya, après le départ de son mari pour La Mecque, emmène chaque jour la jeune femme en forêt.

    « C'est ainsi qu'Isabelle apprit à connaître les secrets des plantes, les feuilles pour les maux de reins, les herbes pour les maux de ventre, à reconnaître les traces d'un caméléon sur un fruit, les sillages laissés par les serpents, une sente abandonnée par les fourmis. Elle aussi sut ( ... ) déceler les trous dans les grands arbres où les perroquets déposent leurs œufs; déterrer les ignames, distinguer les racines qui empoisonnent de celles qui sont bonnes pour les plaies, trouver les œufs de pintades »[86].

Ce travail d'initiation, dont ne peut se charger la famille disparue de Yero l'orphelin, ce sont ses amis qui vont l'accomplir, en particulier le Français Boutières et Mgr Thibaut, qui vivent en Oubangui depuis plus de vingt ans, mais aussi les villageois pendant les sept mois que le couple restera à Manjo. C'est à travers eux que Yolande découvrira, entre autres, les richesses de la littérature orale africaine, les contes et les mythes[87]. [PAGE 99]

Pour bénéficier de toutes ces informations, il a fallu d'abord que Yolande et Isabelle connaissent à fond la langue locale. La première l'a apprise très rapidement, grâce aux femmes de Manjo : après un mois au village, elle commençait à posséder un certain vocabulaire; à la fin de son séjour, elle se fait très bien comprendre, ce qui à la fois libère son mari de son rôle de traducteur et confère à Yolande une popularité certaine.

Isabelle, elle, a pris des leçons de diola avec Itylima, sa jeune bonne, sachant que « c'était l'idiome local le plus répandu »[88], et s'acharne à vouloir parler malgré ses difficultés de prononciation.

Le rôle de la famille des deux jeunes femmes dans leur adaptation à l'Afrique n'est pas non plus à négliger : le père et la sœur d'Isabelle écrivent régulièrement au jeune ménage, et c'est ce dernier qui encourage sa fille à profiter des recettes d'herboriste de Rokhaya : « Le fait qu'elle s'y connaisse dans les plantes nous rassure », écrit-il, allant même jusqu'à lui demander un remède contre l'asthme de la maman[89]. Quant à Yolande, curieusement, l'hostilité même de ses parents va l'attacher davantage à son mari et à l'Afrique.

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Même si, au début, Isabelle envisage des vacances chez ses parents de temps à autre, même si, après la tentative de viol dont elle est l'objet, elle souhaite un moment retourner vivre en France, elle ne partira finalement pas, son mari lui ayant expliqué que lui ne peut pas partir et ne partira jamais[90]. Et il faudra l'insistance de Yero et de Mgr Thibaut pour persuader Yolande de tenter une visite de réconciliation chez ses parents. Le séjour qu'elle fera à Asnières achèvera de la convaincre que sa place n'est plus en France, mais dans la nouvelle République centrafricaine, aux côtés de son mari. La meilleure preuve [PAGE 100] de l'adaptation devient ainsi la désadaptation à la vie dans le pays d'origine; comme l'explique Yolande à son père : « Mon séjour en Afrique a complètement modifié mes habitudes de vie »[91]. Elle étouffe à Asnières, a perdu le goût de la cuisine familiale, ne reconnaît aucun des visages au Quartier latin quitté moins d'un an auparavant. Il lui semble que beaucoup de choses ont changé en très peu de temps, et M. Hervieu conclut, amer : « Tu ne te conduis plus en Française, mais en habitante de cet Oubangi-Chari »[92].

Leurs amies de France perdues de vue – en ont-elles d'ailleurs jamais eu ? –, c'est au pays qu'elles se font aimer : témoins les fleurs amoncelées dans la chambre de la maternité où Yolande vient d'accoucher; témoins encore tous ces gens qui, dès l'annonce de la mort d'Oumar, arrivent à la Palmeraie

    « comme une marée montante ( ... ), qui en bateau, qui à pied. La maison était bondée et la foule s'étendait jusqu'au bord du marigot ( ... ). Tous les riverains étaient présents, de la source de la Casamance aux confins de la brousse »[93].

Si Oumar a été assassiné, c'est qu'en Casamance comme en Oubangui-Chari, où l'agitation politique prélude à l'Indépendance, une dernière et lourde menace pesait sur leurs couples : celle née de l'hostilité de deux communautés entre lesquelles se creuse un fossé de rancœur et d'incompréhension. Yolande doit un moment cacher le petit Henri, pendant que son mari réprime l'émeute d'une partie de la communauté noire; Isabelle qui accueille à la Palmeraie les jeunes épris d'indépendance, Oumar qui défend ses compatriotes contre l'exploitation des colons, proteste contre le dur travail des femmes dockers et veut essayer de « créer une coopérative agricole avec un bureau de vente qui sera responsable devant les cultivateurs et ( ... ) soutiendra leurs intérêts »[94], suscitent contre leur [PAGE 101] couple – un « gorille », une « grue » – la haine des colons français.

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Oumar disait un jour à sa femme : « Une seule équivoque suffirait pour faire crouler notre vie ensemble. Pense toujours que nous vivons entre deux mondes »[95].

Entre ces deux mondes, les efforts conjugués du mari et de la femme, des familles et des amis, et surtout l'arrivée de l'enfant, ont été nécessaires pour jeter un pont fragile. Même si la mort tragique d'Oumar après deux ans de mariage contraint Isabelle la timide, la solitaire, au retour en métropole, n'en concluons pas pour autant que les expériences des deux couples soient vaines. Au-delà de leurs défauts et de leurs faiblesses, Oumar et Isabelle, Yolande et Yero nous

    « rappellent qu'au-delà des frontières de la peau, l'homme et la femme de cette humanité si diversement colorée et si tragiquement compartimentée savent se reconnaître, tisser des liens et s'engager dans une relation unique »[96].

Françoise UGOCHUKWU
Université de Nsukka
(Nigeria)


[1] Dr C.B. Omololu, Some identifieds problems of foreign women married to Nigerians, Miral Press, Lagos, 1982, p. 31. Je me suis chargée de la traduction de la citation.

[2] Sembène Ousmane, O pays mon beau peuple, Presses-Pocket, no 1217, Le Livre contemporain-Amyot Dumont, Paris, 1957, p. 36.

[3] Guy des Cars, Sang d'Afrique, 2 vol., Editions J'ai Lu/Flammarion, no 399-400, Paris, t. I, pp. 17 et 79.

[4] Sembène Ousmane, op. cit., p. 109.

[5] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 23.

[6] Sembène Ousmane, op. cit., p. 77.

[7] Ibid., p. 115.

[8] Ibid., p. 56 et G. des Cars, op. cit., t. I, p. 42.

[9] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 66.

[10] Ibid. t. II, p. 254 et Sembène Ousmane, op. cit., p. 28.

[11] Sembène Ousmane, op. cit., p. 55.

[12] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 205.

[13] Sembène Ousmane, op. cit., p. 94.

[14] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 40.

[15] Ibid., t. I, p. 42 et t. II, p. 15.

[16] Ibid., t. I, pp. 109 et 189.

[17] Sembène Ousmane, op. cit., p. 15.

[18] Ibid.

[19] Ibid., p. 185.

[20] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 109.

[21] Ibid., t. I, p. 79.

[22] Ibid., t. I, pp. 79 et 108.

[23] Sembène Ousmane, op. cit., pp. 37 et 59.

[24] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 109

[25] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952, p. 15.

[26] Sembène Ousmane, op. cit., p. 14.

[27] Ibid., p. 40.

[28] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 126 et t. II, p. 222.

[29] Sembène Ousmane, op. cit., p. 52.

[30] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 198.

[31] Sembène Ousmane, op. cit., p. 96.

[32] Ibid, p. 77.

[33] Ibid., p. 31.

[34] Ibid., p. 42.

[35] Ibid., p. 77.

[36] Ibid, pp. 71 et 52.

[37] Ibid., pp. 164/165.

[38] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 52.

[39] Ibid., t. I, p. 286.

[40] Ibid., t. I, p. 235.

[41] Ibid., t. I. p. 236. Voir aussi t. II, p. 6.

[42] Ibid., t. I, pp. 52-234-237-277-283/284 et t. II, pp. 6/8-118/122.

[43] Sembène Ousmane, op. cit., p. 77.

[44] Ibid., p. 128.

[45] G. des Cars, op. cit., t. II, p. 6.

[46] Ibid., t. I, p. 128

[47] Sembène Ousmane, op. cit., p. 163.

[48] G. des Cars, op. cit., t. II, pp. 34/35 et 77/80.

[49] Ibid., t. II, p. 35.

[50] Sembène Ousmane, op. cit., p. 161.

[51] Ibid., p. 122.

[52] Ibid., p. 160.

[53] Ibid., pp. 126/128.

[54] Ibid., p. 39.

[55] G. des Cars, op. cit., t. II, p. 211.

[56] Ibid., t. II, p. 150.

[57] Sembène Ousmane, op. cit., p. 68.

[58] Ibid., p. 153.

[59] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 88.

[60] Ibid., t. I, p. 231.

[61] Sembène Ousmane, op. cit., p. 154.

[62] G. des Cars, op. cit, t. I, p. 299.

[63] Ibid., t. II, pp. 9 et 13.

[64] Sembène Ousmane, op. cit., p.,109.

[65] G. des Cars, op. cit., t. II p. 230.

[66] Ibid., t. I, pp. 264/266.

[67] Sembène Ousmane, op. cit., p. 21.

[68] Ibid., pp. 45/48.

[69] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 288. Voir aussi t. II, p. 60.

[70] Sembène Ousmane, op. cit., p. 27.

[71] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 278.

[72] Sembène Ousmane, op. cit., pp. 31/32.

[73] Ibid., p. 109.

[74] Ibid., p. 132.

[75] G. des Cars, op. cit., t. II, pp. 24/29.

[76] Ibid., t. I, p. 89.

[77] Sembène Ousmane, op. cit., p. 82. Voir aussi pp. 101/102.

[78] G. des Cars, op. cit., t. I, p. 74.

[79] Ibid., t. I, p. 80.

[80] Sembène Ousmane, op. cit., p. 44.

[81] Ibid., pp. 54-79-82, et G. des Cars. op. cit., t. II, pp. 13-51.

[82] Sembène Ousmane, op. cit., p. 15.

[83] Ibid., p. 27.

[84] Ibid., p. 45.

[85] Ibid., p. 109.

[86] Ibid., p. 167.

[87] G. des Cars, op. cit., t. I, pp. 170-234-245/247 et t. II, pp. 54/56.

[88] Sembène Ousmane, op. cit., p. 118.

[89] Ibid., pp. 131/132.

[90] Ibid., pp. 101 et 116.

[91] G. des Cars, op. cit., t. II, p. 173.

[92] Ibid., t. II, p. 196.

[93] Sembène Ousmane, op. cit., p. 184.

[94] Ibid., p. 175.

[95] Ibid., p. 72.

[96] Th. Kuoh-Moukouri, Les couples dominos, aimer dans la différence, L'Harmattan, Paris, 1983, p. 20.