© Peuples Noirs Peuples Africains no. 51 (1986) 59-77
Entretien avec René Philombe
René PHILOMBE et Wolfgang ZIMMER René Philombe, de son vrai nom Philippe-Louis Ombede, né en 1930 de parents beti à Ngaoundéré (Cameroun), a fait ses études au Cameroun où il est resté toute sa vie, si l'on excepte quelques voyages[1]. Pendant de longues années secrétaire général de l'A.P.E.C. (Association des Poètes et Ecrivains camerounais) et son principal animateur, c'est l'un des rares écrivains professionnels du continent et l'un des rares écrivains francophones, de renommée internationale, qui n'ait jamais séjourné en France. Fondateur ou cofondateur de plusieurs revues (« La Voix du Citoyen », « Bebela Ebug » (Parole de vérité), « Ozila », « Le Cameroun littéraire »), René Philombe s'occupe de sa librairie « Semences africaines » et continue à écrire. Son œuvre est abondante et diverse : elle comprend aussi bien des recueils de poésie, de nouvelles que des pièces de théâtre, des romans et des essais. Ses ouvrages essentiels : [PAGE 60] Poésie :
Encore une odeur de sang, Yaoundé, chez l'auteur, 1967. Petites Gouttes de chant pour créer l'homme, Yaoundé, Semences africaines, 1970, 1977. Les Blancs partis, les Nègres dansent, Yaoundé, Semences africaines, 1974. Choc anti-choc. Roman en poèmes (écrits de prison), 1961, Yaoundé, Semences africaines, 1978. Espaces essentiels, Paris, Silex, 1982. Nouvelles, récits et romans :
Sola ma chérie, Yaoundé, CLE, 1966. Un sorcier blanc à Zangali, Yaoundé, CLE, 1969. Histoires queue-de-chat, Yaoundé, CLE, 1971. Théâtre :
L'amour en pagaille, Yaoundé, Semences africaines, 1974, actuellement sous presse pour réédition. Africapolis, Yaoundé, Semences africaines, 1978. Essais :
* * [PAGE 61] Wolfgang Zimmer : Monsieur Philombe, vous êtes surtout connu comme romancier, comme poète, mais vous êtes également l'auteur de quelques pièces dramatiques. Lorsque vous concevez une pièce théâtrale, procédez-vous de la même façon que lors de la rédaction d'une nouvelle, d'un roman, ou bien tenez-vous compte des possibilités qu'offre le théâtre de communiquer avec un autre public par son caractère oral, je pense aux analphabètes; une de vos interprètes au dire de Marcel Mvondo[3] était également analphabète... Autrement dit, le public que vous voyez devant vous et pour lequel vous écrivez, est-il dans votre œuvre romanesque identique au public visé par vos pièces de théâtre ? René Philombe : La question est intéressante. Le genre théâtral est différent de celui de la nouvelle ou du roman. La nouvelle et le roman sont obligatoirement lus par des gens qui savent lire. C'est un peu différent pour le théâtre; on écrit une pièce de théâtre non pas pour être lue, mais pour être jouée devant le public. Ceux qui peuvent assister à une pièce de théâtre ne sont donc pas forcément des lettrés, des gens instruits. C'est surtout vrai pour notre pays où l'analphabétisme est encore très répandu. Le théâtre s'adresse aussi à des illettrés qui, sans comprendre le texte, peuvent en saisir le sens par le jeu des acteurs. Quand j'écris une pièce de théâtre, je vise donc un public beaucoup plus large que lorsque je compose un roman ou une nouvelle. Z. : Et le français n'est pas une gêne ? P. : Le français n'est pas une gêne car tout le monde au Cameroun parle plus ou moins le français même sans être allé à l'école. Il est, comme l'anglais, l'une des deux langues officielles de notre pays. Et dans les villes, où la plupart des pièces sont jouées, pratiquement tout le monde le comprend. [PAGE 62]
Z. : L'amour en pagaille traite le thème du mariage entre un vieillard et une jeune fille, le problème de la dot, sujets communs à beaucoup de pièces camerounaises. En quoi consiste l'originalité que dans la préface des Histoires queue-de-chat[4] vous érigez en principe pour l'auteur contemporain ? P. : Le problème de la dot, celui du mariage famé, qui sont des thèmes un peu galvaudés si l'on peut dire, ne font pas l'originalité de L'amour en pagaille. J'ai surtout voulu montrer l'emprise que peut avoir l'argent sur les populations camerounaises. Pourquoi la jeune fille va-t-elle en mariage ? D'abord parce que le prétendant, Johnny, pense qu'on peut posséder une jeune fille, quel que soit son âge, grâce à l'argent et parce 'ensuite le père de cette jeune fille voit dans l'argent la réalisation de son bonheur matériel. Le mariage contracté est un mariage forcé à cause de l'argent. A la fin, la jeune fille se suicide; au lieu de se lamenter, de partager la douleur de son beau-père, le vieux mari, qui ne pense qu'à son argent, en demande le remboursement. J'ai voulu essayer de montrer jusqu'à quel point l'homme camerounais peut devenir l'esclave de l'argent dans la nouvelle société. Z. : La dot a donc perdu la fonction qu'elle avait dans la société traditionnelle ? P. : Absolument. A l'origine, la dot n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; c'était un échange symbolique et réciproque de biens entre la famille du jeune homme et celle de la jeune fille. Actuellement la dot est unilatérale, ce qui lui donne faussement un caractère commercial. « Si tu veux avoir ma fille, dit-on couramment, donne-moi telle somme d'argent. » Ça, c'est le commerce. [PAGE 63]
Z. : Dans quelle intention avez-vous écrit une autre de vos pièces, Les époux célibataires ? P. : Dans Les époux célibataires il est question de deux époux camerounais et africains en général. Avec la colonisation, la scolarisation des garçons a été beaucoup plus poussée que celle des jeunes filles; celle-ci s'est d'ailleurs faite très tardivement car les Blancs ont d'abord encouragé les garçons à aller à l'école tandis que les filles, compte tenu de leur statut traditionnel de semi-esclavage, n'y avaient pas accès. Il se pose aujourd'hui au Cameroun un problème culturel entre les époux, lequel peut provoquer quelquefois le divorce. Le jeune homme qui a son certificat, son brevet ou le baccalauréat continue d'évoluer intellectuellement après son mariage; il se présente à des concours tandis que la jeune fille est confinée à la maison pour s'occuper de la cuisine et du ménage. Lorsque le jeune homme est promu à un haut poste dans la fonction publique ou dans le secteur privé, il se creuse entre les deux époux ce que j'appelle un fossé culturel; ils ne peuvent plus s'entendre. Dans Les époux célibataires le mari part en France faire un stage d'administrateur; lorsqu'il revient, au bout de trois ans, il retrouve une femme avec qui il ne peut plus converser ni communier. Autrement dit, ces deux époux, bien que mariés, sont des « époux célibataires » puisque, comme on dit, « le courant ne passe plus ». Or, l'entente et la bonne compréhension sont, à mon avis, les principes fondamentaux de tout mariage. Sans ces deux principes, je pense que le mariage n'existe pratiquement pas. Z. : Quel message voulez-vous faire passer aux jeunes Camerounais à travers cette pièce ? [PAGE 64]
P. : C'est surtout à la femme camerounaise que je m'adresse. Je voudrais faire comprendre à mes sœurs camerounaises qu'elles devraient se mettre au pas de l'histoire, ne pas rester passives devant l'évolution sociale. Je voudrais mettre en garde celles qui se contentent d'avoir de belles robes, de bien manger parce qu'elles ont pour mari un grand fonctionnaire. Si la femme n'a pas un certain niveau d'instruction, cette entente, cette compréhension, cette communion indispensables au mariage viendront un jour à manquer, et le mariage sera un échec. Certaines femmes sont venues me voir après la première représentation pour me dire qu'elles avaient compris le message et qu'elles allaient s'inscrire à un cours du soir. Je connais même une femme d'un sous-préfet qui était illettrée et qui a tout fait pour avoir au moins son certificat grâce à cette pièce ! Z. : Quel plaisir pour un auteur de voir les conséquences directes de son œuvre dans la réalité ! P. : Oui, c'est vrai. Je puis même ajouter que l'auteur éprouve la joie et la satisfaction d'une mère qui apprend les exploits d'un de ses enfants. Z. : Vous dites, dans la préface, que l'idéal pour un dramaturge est de « trouver une formule d'expression théâtrale qui corresponde aux réalités quotidiennes d'un Cameroun nouveau... » et vous continuez « il faut donc que notre théâtre national montre le vrai visage du peuple camerounais. Et je m'insurge contre cette tendance qui ne prête aux personnages de théâtre que des qualités ou que des défauts »[5] vous vous dressez donc là contre ce que vous avez érigé en idéal dans la préface des Histoires queue-de-chat, contre la caricature originale [PAGE 65] en faveur d'un certain réalisme...? Quel est votre vrai but : représenter la réalité telle que vous la voyez, la caricaturer pour ridiculiser des vices, créer des modèles d'hommes idéaux, des modèles à suivre ou bien de tout un peu; au public de choisir et d'interpréter ?
P. : Dans la préface de mes Histoires queue-de-chat, j'ai dit qu'un écrivain n'est pas un photographe et, le serait-il, qu'il ne parviendrait pas à reproduire exactement sa réalité visuelle. Même une photo en couleurs ne réaliserait pas une telle performance. Toute aspiration à un réalisme plat est donc à abandonner. Mais par contre, l'écrivain peut facilement être tenté de pécher par excès d'idéalisme en proposant un héros sans tache. L'homme, sous quelques conditions qu'on le considère, est un être imparfait par nature, mais perfectible par culture. Pour moi, le théâtre est donc avant tout une grande école publique où l'on doit montrer non seulement les qualités mais aussi les défauts. Lorsque vous voulez apprendre la propreté à un enfant, vous n'oubliez pas de lui faire comprendre également ce qu'est la saleté, la malpropreté. C'est, à mon avis, un principe didactique qui peut être efficacement appliqué au théâtre, surtout dans les jeunes pays en voie d'émergence. Sans donner de recettes toutes faites, l'écrivain a le droit de faire prendre conscience au peuple de ce qu'il doit être tout en lui montrant ce qu'il ne doit pas être. C'est un peu ce que je voudrais faire au théâtre : montrer les défauts et les qualités. Je critique les pièces où l'on n'exalte que le courage d'un personnage du début à la fin. Z. Le héros parfait... R : Non, ça n'existe pas, pour moi. Je pense que c'est utopique surtout pour un pays en voie d'émergence comme le Cameroun. Il faut aussi montrer les faiblesses du héros car même un homme de génie peut avoir des points [PAGE 66] faibles. Sans quoi, l'on tomberait aisément dans le culte de la personnalité, une maladie endémique aux Etats africains.
RECHERCHE SA PROPRE IMAGE Z. : Donc, pas d'idéalisation sur la scène ! P. : Je ne pense pas que l'idéalisation doit devenir absolue. Il faut quand même laisser au spectateur une petite marge de libre arbitre et de choix. Z. : Ne serait-ce justement pas les faiblesses du héros, ses petits côtés humains qui permettraient au public de s'identifier davantage avec lui ? P. : Oui, sans doute. Mais il faut surtout faire comprendre au spectateur que malgré sa force physique et intellectuelle tout homme de génie peut avoir des côtés faibles, comme c'est naturel pour le genre humain. Pour moi, il n'y a pas de héros parfait. Le théâtre peut être comparé à un miroir où le public ne recherche que sa propre image. Or, celle-ci est faite d'un peu de tout : beautés et laideurs confondues. Z. : Votre thème de prédilection, ce sont les problèmes sociaux et humains de l'homme vivant en ville; vous écrivez donc pour un public citadin? P. : Non, pas spécialement. Dans L'amour en pagaille le riche est un citadin, mais je mets aussi en scène un paysan pauvre. Ces deux personnages symbolisent deux types d'hommes différents. Ils mettent en évidence le caractère singulier, parfois dramatique, des rapports qui existent entre le Camerounais de ville et le Camerounais de campagne. Ce ne sont pas des rapports d'égal à égal, puisque le premier affiche à l'égard du villageois un mépris à peine voilé, tout simplement parce qu'il possède de l'argent et d'autres biens matériels. [PAGE 67] Z. : Il existe deux versions de la pièce Les époux célibataires, l'une éditée aux éditions A.P.E.C. en 1971, l'autre présentée à l'O.R.T.F. en 1976. Les représentations vous ont-elles appris quelque chose ? P. : Quand j'écris, je me fais un devoir de communiquer mes écrits à certains lecteurs, à des élèves parfois, à des enseignants pour voir leurs réactions; je suis un écrivain qui écoute les critiques et j'ai tenu compte de celles qui m'avaient été faites avant d'envoyer ma pièce au Concours Théâtral[6]. Z. : Molière, dit-on, lisait ses pièces à une bonne, à quelqu'un du peuple pour être sûr d'être bien compris ! P. : C'est un peu ce que je fais. Je donne à lire mes manuscrits à différentes personnes, à des élèves, à ma femme, qui a le niveau de la troisième; à mon fils aîné même... Z. : Et votre fils aîné ose vous critiquer ? P. : Bien sûr ! Lorsqu'il ne comprend pas une expression, il pose des questions et je m'efforce de la simplifier car je ne voudrais pas qu'il y ait de mots compliqués, surtout dans une pièce de théâtre. Z. : J'ai regretté, pour ma part, la disparition de certains passages dans la deuxième version de cette pièce Les époux célibataires. P. : Ça ne m'étonne pas. On dit souvent que la première ébauche est la meilleure. La troisième mouture que je prépare en ce moment sera certainement la dernière. Elle sera plus proche de l'ébauche que de la deuxième version. [PAGE 68]
Z. Le lecteur européen est frappé par l'emploi constant de proverbes dans cette pièce. Dans quelle intention les avez-vous employés? Je pense surtout à la scène deux du premier acte où plane une atmosphère d'inquiétude quant à l'avenir et dans laquelle vous évoquez les problèmes posés par le parasitisme familial de la grande famille. Quelle est la fonction exacte de ces proverbes ? P. Il faut d'abord vous dire que la premier public auquel je destine mes productions littéraires n'est pas européen, mais camerounais et en général africain. Le français est une langue de travail que m'a imposée l'Histoire, et je l'utilise pour des raisons pratiques bien évidentes. Son utilisation ne m'a jamais totalement vidé de mon humanité négro-africaine. D'où, l'emploi fréquent des proverbes. Mais il faut voir dans la bouche de qui je les mets. Ce sont les hommes et les femmes de mon terroir natal qui s'expriment ainsi. Z. : Vous caractérisez un certain genre de personnages ? P. : Oui. Ce sont des proverbes que je ne mettrais jamais dans la bouche d'un professeur de lycée ou d'université; je pense qu'il faut donner à chaque personnage, non seulement son habit de classe et son langage, mais aussi sa mentalité propre, sa manière propre de voir les problèmes. L. : Contrairement à la plupart des auteurs européens actuels, vous n'employez pas les proverbes avec une intention ironique. Le proverbe en Afrique est quelque chose de sérieux, je crois ? P. : Absolument. C'est un dépôt de la sagesse africaine. Aujourd'hui encore dans nos villages, tout comme dans la société traditionnelle; un homme est mieux écouté [PAGE 69] lorsque son discours est riche en proverbes. Mais le proverbe africain n'est pas seulement destiné à susciter une attitude sérieuse, il peut aussi détendre les esprits par de l'humour. Z. : Dans quel but avez-vous introduit dans la deuxième version des Epoux célibataires la personnage du récitant qui en tant que conteur traditionnel, offre au dramaturge d'autres possibilités. Est-ce par méfiance envers les compétences des acteurs ou bien parce que sa conception est celle d'une pièce radiophonique? P. : C'est parce que la deuxième version a été conçue pour la radio. Mais il y a aussi le souci, pour l'auteur, de faciliter la prestation de l'acteur.
z. : « Qu'elle soit noire ou blanche, chaque civilisation a toujours quelque chose à prendre et quelque chose à laisser ! » dit-on dans cette pièce. Vous soulignez dans la préface[7] que vous n'aimez pas entendre parler de théâtre africain traditionnel. J'en parle quand même. Quels sont les éléments dramatiques de la tradition camerounaise ou soyons plus précis, de la tradition beti que vous aimeriez voir survivre dans la tradition théâtrale actuelle ? P. : Vous posez là deux problèmes intéressants. A la première question, je répondrai qu'une civilisation n'est ni tout à fait belle, ni tout à fait laide. A l'image même de l'homme qui en est l'artisan. La civilisation européenne, avec ses options fondamentales scientifiques, a beaucoup contribué à l'avancement matériel du genre humain. Mais en même temps, elle est dangereusement ambivalente; elle a fomenté et entretenu les guerres les plus [PAGE 70] sauvages qu'a connues le genre humain. Il y a donc là quelque chose à prendre et quelque chose à laisser. A la deuxième question, je vous dirai que, pour ma part, il n'existe pas de théâtre traditionnel. Par contre, je pense qu'il y a des éléments théâtraux dans la littérature orale mais ils ne peuvent pas être pris pour du théâtre. C'est comme si on prenait un œuf de poule pour une poule ! Il y avait des joueurs de mvet, des conteurs dans mon village au même titre qu'il y a eu des ménestrels, des troubadours dans la littérature orale traditionnelle allemande ou française. Je ne crois pas que vous les considériez comme des gens de théâtre ! On a même été jusqu'à considérer le guérisseur ou le prêtre initiateur comme un homme de théâtre ! Pourquoi pas alors le prêtre qui dit la messe catholique ! Il me semble que certains éléments théâtraux peuvent être exploités pour caractériser le théâtre camerounais sans pour autant parler de théâtre traditionnel. Z. : Pensez-vous à des éléments précis que vous pourriez recueillir pour vos futures pièces, à des techniques dramatiques que vous pourriez utiliser ? P. : Le théâtre, ai-je dit, est une école. C'est aussi une tranche de vie sur scène. Ainsi, j'aimerais pouvoir sauver la danse et le chant qui font partie intégrante de la vie sociale traditionnelle; chez nous, les gens dansent et chantent en toute occasion, même au cours des obsèques ou des funérailles. Je suis frappé, quand je lis des pièces de Molière, de voir combien les personnages sont crispés. Et je n'ai jamais rien compris dans La cantatrice chauve de Ionesco. Z. : Ne pensez-vous pas que le joueur de mvet, par la danse, le chant, les gestes, le tam-tam ait de multiples possibilités pour communiquer, traduire son message dans des medias différents ? J'ai vu personnellement à Yaoundé un spectacle de mvet que j'ai trouvé extrêmement dramatique, P. : Il y a des éléments dramatiques certains dans ces [PAGE 71] manifestations culturelles traditionnelles. Mais peut-on vraiment les considérer comme le théâtre camerounais traditionnel ? Tout dépend de la définition qu'on veut donner au mot « théâtre ». Z. : Le Blanc est omniprésent dans la pièce, dans des allusions, dans le regard nostalgique vers le passé par lequel elle se termine : « Ah ! qu'ils vivaient heureux, nos ancêtres !... Ils n'avaient que leur langue à parler, que leurs coutumes à pratiquer, que leurs dieux à adorer !... Ils appartenaient tous à la race noire. Mais nous autres, les Noirs des temps modernes, à quelle race, à quelle culture appartenons-nous ? » C'est la question, la dernière que vous posez à votre public. Quelle a été sa réaction ? P. : La réaction, a été très favorable. Beaucoup de gens m'ont dit que c'était la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Le Noir contemporain ne sait pas exactement à quelle rare il appartient. Est-il chrétien ou animiste, par exemple ? Certains chrétiens vont à la messe, communient et en même temps vont consulter le sorcier du village. L'Africain a été castré par la colonisation. Il a perdu sa virilité culturelle. Tous les efforts qu'il déploie aujourd'hui n'ont qu'un seul objectif : récupérer cette virilité. Et de là à parler de négritude, de négrité, de négrisme et d'authenticité, il n'y a qu'un pas, vite franchi par les élites intellectuelles. De là aussi naît l'embarras dans lequel nagent les nations négro-africaines. Cet homme et sa femme deviennent étrangers l'un à l'autre; ils ne peuvent plus s'entendre parce que l'homme a déjà une culture autre que la culture traditionnelle. Il veut prendre une deuxième femme, devenir polygame mais les contraintes de la modernité ne le permettent pas; il se sent partagé, déçu, embarrassé et, c'est là le problème de l'Africain moderne qui cherche son identité. Vous, les Européens, avez vos traditions, vous parlez votre langue, vous vivez dans le milieu culturel laissé par vos ancêtres; pour nous, tout a été bouleversé, nous vivons partagés entre plusieurs milieux culturels, c'est [PAGE 72] notre drame. D'où le titre d'un ouvrage en préparation : Les drames de la culture négro-africaine. Z. : Mais notre Culture est déjà le produit d'un métissage qui se fait depuis des siècles. P. : Oui, mais pas au même degré, pas avec la même ambiguïté qu'en Afrique. Pas dans les mêmes conditions dramatiques que pour la nôtre...
Z. : A propos d'ambiguïté, je voudrais encore aborder deux problèmes évoqués par cette pièce; d'abord le rôle de la femme en Afrique; d'un côté vous montrez l'anti-féminisme de facture traditionnelle quelques citations : « la bouche d'une femme est un panier de mensonges ... Tu ne comprends rien parce que tu n'es qu'une femme »; d'un autre côté la femme est justement, dans la pièce, celle qui aide, qui pardonne. Est-ce par bêtise ou par générosité ? P. : C'est par générosité. Malgré l'état d'esclavage dans lequel elle s'est trouvée, la femme africaine a toujours été généreuse. Je sais que les Européens sont un peu surpris mais c'est comme ça ! Je connais des maris qui ont battu leur femme jusqu'à leur crever un œil ou leur casser des dents, mais lorsqu'ils se sont trouvés en prison, la femme les a aidés en oubliant complètement ce qu'elle avait subi. Un comportement contraire eût été scandaleux. Surtout, si les époux ont eu des enfants, L'Africaine ne souhaite pas du mal au père de ses enfants.
Z. : Le rôle de l'acculturé, de l'aliéné, de l'évolué me paraît également, dans la pièce, ambigu, équivoque. Vous montrez en partie ses problèmes sans indiquer de solutions : entre deux cultures mais n'appartenant à aucune à part entière, voyant chacune d'elles avec les yeux [PAGE 73] de l'autre. Dans quel but avez-vous écrit cette pièce, à quoi voulez-vous sensibiliser le public ? P. : Je vous ai dit que le négro-africain est un homme castré par les conquêtes coloniales. Il est écartelé entre deux cultures. D'où son embarras et l'ambiguïté de son comportement. C'est donc pour qu'on se mette à la recherche d'une voie qui permette de progresser. Pour se préparer dès maintenant peut-être à créer une nouvelle civilisation qui ne serait ni européenne ni africaine mais qui nous serait propre, qui refléterait notre identité culturelle actuelle.
Z. : Venons-en à votre dernière pièce Africapolis. Fêté par la critique camerounaise avant sa parution[8], Africapolis vient d'être édité. Est-ce que la pièce a été représentée à Yaoundé ? P. Oui, dans une école primaire et devant un public choisi et restreint. Elle avait été jouée sans aucun problème à Bafoussam devant les responsables officiels lors d'une fête nationale de la jeunesse. C'est l'O.R.T.F. qui, pour des raisons extra-littéraires, extra-esthétiques, a mis cette pièce hors-concours lorsqu'elle a été envoyée pour le Concours Inter-Africain. Alors que j'avais déjà signé le contrat de réalisation, l'O.R.T.F. m'a signifié que la pièce était impubliable en Afrique, à cause de son caractère satirique à l'égard de certains chefs d'Etat. En 1981, la troupe Les Eclaireurs de la Scène, ont joué une fois la pièce au Centre Culturel Français, mais la police est intervenue la deuxième soirée. Z. : Sur la page de garde on croit reconnaître Idi Amin [PAGE 74] avec la couronne de Bokassa. Depuis que le livre est paru, l'un et l'autre ne sont plus au pouvoir sans la révolution esquissée dans la dernière scène de la pièce. A-t-elle perdu de son actualité ? P. : Pas du tout, car je n'avais jamais visé Idi Amin ni Bokassa. J'ai voulu synthétiser des situations qui prévalent dans différents pays africains : le parti unique, l'autorité suprême, la puissance des fonctionnaires, le culte de la personnalité, les abus de toutes sortes, le paupérisme des masses paysannes... Z. : Le culte du pouvoir suprême et absolu, personnalisé dans la personne du roi, le peuple mécontent, des scènes de la vie de prison, la révolution qui triomphe je reviens un peu à mes questions de tout à l'heure : s'agit-il là d'une caricature d'éléments observés sur le vif dans la réalité, de l'« expression théâtrale de choses qui correspondent aux réalités africaines » ou bien de l'esquisse d'un acte idéal, souhaité par vous, par le peuple dont vous vous considérez le porte-parole, d'un rêve idéaliste ? P. : C'est un peu tout cela à la fois : la caricature d'une certaine situation, le souhait d'un changement par la révolution populaire, le désir de voir s'instaurer une certaine démocratie en Afrique, éclairée par le socialisme scientifique. Z. : La solution, c'est-à-dire la révolte contre un régime impopulaire, paraît assez invraisemblable dans le contexte de la pièce, surprenante, comme un « deus ex machina » d'après Philémon Nguele[9]. Le dénouement est-il vraiment plus heureux que vraisemblable ou bien est-ce que le critère de vraisemblance est mal appliqué ici ? P. : Je ne vois pas pourquoi Nguele parle de solution invraisemblable. La situation évolue jusqu'à atteindre un certain degré de tension populaire. Des gens sont [PAGE 75] arrêtés dont le fonctionnaire, Boki, symbole de l'intellectuel qui veut travailler au bonheur du peuple. Les arrestations d'intellectuels sont loin d'être invraisemblables en Afrique ! Peut-on oublier les soulèvements populaires qui ont eu lieu en Afrique et qui se préparent de nos jours ? Z. : Il est surprenant cependant de voir le peuple pour lequel vous avez tant de sympathie, si mal représenté parmi les personnages de la pièce. Ne pourrait-on pas concevoir le peuple comme personnage dramatique, comme héros d'une pièce de ce genre ? Ici, la révolution est d'inspiration étrangère, Boki a fait ses études à l'étranger, il est porteur « d'idéologies subversives d'importation »[10], selon vos propres paroles. P. : Ce n'est pas tout à fait l'interprétation qu'il faut leur donner. Boki représente l'intellectuel africain qui fait ses études pour contribuer au développement national de son pays. Cette idée ne l'a jamais quitté, il veut mettre en pratique ce qu'il s'était juré de faire lorsqu'il était étudiant. Par contre, Doumbé, le directeur de la Sûreté, abandonne tous les serments faits en France; il veut faire comprendre à Boki que la France et le Cameroun sont deux pays différents où la politique n'est pas la même. J'ai voulu montrer qu'une élite intellectuelle pouvait faire quelque chose en Afrique mais que son action pouvait-être contrée par celle d'une autre élite intellectuelle qui démissionne, s'aligne aveuglément derrière le régime en place. Enfin, ces paroles que vous citez ne sont pas de moi, mais des tenants du pouvoir ou de l'anti-héros. En Afrique, pour un oui ou pour un non, on vous jette au visage le mot « subversif ». Z. : Boki n'est pas coupé de la masse ? P. : Pas du tout. Ce n'est pas le cas de Doumbé qui en est complètement coupé, qui suit le régime et en applique bêtement les mots d'ordre. [PAGE 76] Z. : Quelle fonction l'auteur donne-t-il au rite de purification dans la séance d'exorcisme du début ?[11]. P. : Quoi qu'on dise, le mysticisme dans l'Afrique actuelle a encore sa place dans tous les actes de la vie. Si vous lisez la biographie de Nkrumah, vous verrez qu'à Londres il avait invité ses compatriotes ghanéens à jurer autour d'une marmite sacrée et devant les dieux ancestraux à continuer la lutte après leur retour en Afrique. Cette mentalité reste dans le subconscient de tout Africain, qu'il soit ou non occidentalisé. Z. : Cette scène est de votre invention, certes, mais de quelle inspiration ethnique ? P. : J'ai mélangé beti, bassa... Z. : La langue qu'on parle, c'est l'ewondo ? P. : Non, il y a des mots bassa, par exemple « simgam » « l'arbre ». Z. : Au début vous faites jouer à la reine un rôle inhabituel pour une femme en Afrique. Idéalisation ou réalité ? A-t-elle aussi ce rôle dans la société ? P. : La femme est dans une situation ambiguë; parce qu'elle aime sort mari, elle ne veut pas qu'il se compromette trop. C'est par amour conjugal qu'elle souhaite que le peuple obtienne certaines satisfactions. Il s'agit là d'une réalité, la femme africaine est prête à défendre ses intérêts d'épouse et de gardienne du foyer. Z. : A-t-elle des conseils d'une telle importance à lui donner ? P. : Oui, c'était et c'est toujours possible en Afrique. Z. : Vous faites dire par Kwassi Tamtam, le poète révolté, [PAGE 77] qui est certainement à votre image, sinon votre porte-parole :
Je chante les gargouillements des ventres creux ! Je chante les cauchemars du vaillant peuple d'Africapolis Je chante pour ceux qui n'ont pas le droit de chanter ! »[12]. Comment voyez-vous le rôle de l'écrivain, du dramaturge dans la société africaine actuelle ? P. : C'est justement comme cela que je le vois : chanter pour ceux qui n'ont pas le droit de chanter. Il faut qu'il ait le courage de se substituer à ce peuple bâillonné, muselé, matraqué pour être son interprète. Ce sont là les risques du métier d'écrivain. L'écrivain pour moi est ce citoyen condamné à vivre dangereusement et qui se trouve mal à l'aise de marcher la main dans la main avec le pouvoir en place. Il a pour mission de bousculer les tabous, d'inviter le peuple à vomir l'indigeste, de susciter une réflexion responsable sur les problèmes du moment. Personne n'a le droit de l'empêcher de rêver, car le rêve est la matière première avec laquelle il travaille. Or le rêve est déjà un début de réalité. L'écrivain doit se battre sur tous les fronts. Z. : Avec les armes qui lui sont propres ? P. : Oui, avec la parole.
propos recueillis par Wolfgang ZIMMER
[1] Pour de plus amples renseignements biographiques, cf. Thérèse Baratte-Eno Belinga, Ecrivains, cinéastes et Artistes camerounais, Bio-bibliographie, Yaoundé, CEPER, 1978, pp. 182-185. [2] Cet entretien a eu lieu le 17 mars 1980 à Sarrebruck, sa version rédigée a été revue et corrigée à Yaoundé au mois d'octobre 1984. [3] Cf. Le Cameroun littéraire, no 6, juin 1971, pp. 17 sqq., interview de Mademoiselle Marie Biloa-Ndoumveh, une actrice illettrée. [4] René Philombe, Histoires queue-de-chat, Yaoundé, CLE, 1971, p. 7. [5] Les époux célibataires, Yaoundé, A.P.E.C., « Le mot de l'auteur », p. 8. [6] Cf. la préface citée supra (note 5). pp. 7 sq. [7] Ibid., p. 7. [8] Cf., par exemple, Patrice Kayo, Panorama de la littérature camerounaise, Bafoussam, Librairie Panafricaine (1978), p. 31 et Philémon Nguele Amougou, Réalité et signification du théâtre camerounais, thèse de 3e cycle, Paris III, 1977, p. 86. [9] Nguele, op. cit., p. 87. [10] Africapolis, p. 35. [11] Ibid., p. 13 sq. [12] Ibid., p. 59. |