© Peuples Noirs Peuples Africains no. 51 (1986) 34-41



MALI :
ELEMENTS SYNOPTIQUES D'UNE SECHERESSE CHRONIQUE

Tinge COULIBALY

La sécheresse est la conséquence de la dégradation naturelle et anthropique de notre environnement. Elle se manifeste par la famine, les migrations et leurs cortèges de deuils.

Phénomène ancien, elle a pris, depuis 1973, des allures catastrophiques. Quelles en sont les intensités ? Les conséquences ? Que fait-on pour la combattre ?

1. LES MANIFESTATIONS DE LA SÉCHERESSE

Conséquence de la réduction, de l'irrégularité et de la mauvaise répartition des pluies, la sécheresse est l'apanage de notre peuple depuis des millénaires. Mais ses effets sont fluctuants comme le climat lui-même. Ils sont plus ou moins supportables ou plus ou moins meurtriers. Notre mentalité collective en garde d'ailleurs des traces, véritables repères dans notre civilisation orale.

Ainsi, les anciens Bamanans parlent du « diaba », grande sécheresse des années 1913-1914 par opposition à l'année du « diani », petite sécheresse des années 1941-1942.

En effet, en 1913-1914, il n'était tombé, à Ségou, station régionale, que 568,8 millimètres de pluie pour une région qui reçoit en moyenne 700 mm. La campagne 1941-1942 ne verra tomber que 578 mm dans la même station. [PAGE 35]

Mais c'est la région de Mopti qui souffrira davantage de cette dernière. Ici, entre 1941-1944, les pluies se son effondrées. La moyenne annuelle, sur la période, ne fut que de 498,8 mm, assez proche des 300 mm, limite de la culture sous pluie, sans irrigation.

Rappelons que la sécheresse de 1941 a été aussi marquée dans la région de Kayes, le Sabel occidental. On a enregistré 495,1 mm contre une moyenne de 830 mm pour la période 1942-1945.

Ces sécheresses ponctuelles qu'on retrouve dans toutes nos régions, n'ont guère atteint l'ampleur de celle qui plane sur notre pays depuis 1973.

Spatialement, elle affecte les régions de Tombouctou, Gao, Mopti, Kayes et depuis 1984, celle de Koulikoro, Ségou. Même les cercles Bougouni, Koutiala, en 4e région, ne sont pas épargnés. Ainsi, près de 1 087 000 kilomètres carrés sur 1 240 000 que compte notre pays sont touchés par cette calamité.

A la différence des sécheresses antérieures, celle qui débute en 1972-1973 s'inscrit dans un cycle plus long de régression pluvieuse, accompagné d'une fragilisation intense de l'écosystème.

C'est ce que traduisent les diagrammes ci-dessous :

[PAGE 36]

On peut remarquer depuis 1951, que sur toutes les stations régionales considérées, les pluies tombées ont baissé ainsi que les jours de pluie, exception faite de Kayes (pour une courte période d'ailleurs).

Ainsi, la baisse des eaux d'hivernage, est de 37 % à Mopti, entre la décennie 1951-1960 et les années 1980-1984. Elle atteint 38 % pendant la même période à Ségou, 32,65 à Kayes. Tombouctou avec 52 % de baisse, est la station la plus touchée. Bamako, avec 24,2 % de moyenne, reste la moins frappée.

L'assèchement de notre espace national est donc une réalité objective, effrayante. Car, en plus des caractéristiques des sécheresses d'autrefois, réduction des eaux météorites, des précipitations, arrêt précoce de l'hivernage, arrivée tardive des pluies de semailles, le cycle sec qui commence en 1972-1973, voit le bouleversement des mécanismes pluvieux.

La mousson du sud qui amène les pluies est perturbée à cause des déboisements excessifs. Signalons à titre indicatif, que la seule Côte-d'Ivoire a défriché, entre 1956 et 1984, 10 500 000 ha de forêt. En effet, en 1956 elle possédait [PAGE 37] 11 800 000 ha qui se réduisent, en 1984, à 1 300 000 ha. Cet exemple est valable pour tous les équatoriaux qui nous bordent au sud du massif forestier guinéen, de nos coupes excessives de bois, de brousse et de notre système agraire essentiellement extensif.

Dans ces conditions, il n'y a plus de logique dans l'installation et dans la durée de l'hivernage. Le F.I.T. (Front Intertropical) qui s'humidifie sur l'Atlantique et la forêt équatoriale est de moins en moins chargé d'humidité. En plus, depuis les années 1968, il n'atteint plus le 19e parallèle; depuis, son aire de balayage se réduit.

La conséquence est l'apparition d'une répartition aberrante des pluies dans notre pays. Exemple en 1984-1985 : assez bonne pluviométrique à Kayes, moyenne à Ségou, même mauvaise au nord-est de cette région, encore sécheresse à San et inondation à Kidal. Devenue permanente, la sécheresse a entraîné la baisse des crues de nos fleuves et rivières, réduit les pêches à la portion congrue, et l'élevage, pour l'essentiel, à une véritable peau de chagrin.

2. DE QUELQUES CONSEQUENCES DE LA SECHERESSE

Dans une société agraire calquée sur les rythmes naturels des saisons, toute perturbation cyclique entraîne un déséquilibre non seulement écologique, mais aussi socio-économique.

C'est ce que nous constatons, par exemple, dans la région de Mopti depuis 1972.

Capitale nationale de la pêche, notre Venise a vu s'effondrer sa production de poisson qui passa de 1 121 tonnes en 1972 à 332 seulement en 1973.

Depuis cette date, le millier de tonnes n'est plus atteint : 474 tonnes en 1974, 619 en 1975, 842 en 1976, 820 en 1977, 578 en 1978, 404 en 1979. Statistiques tirées des annuaires statistiques du Mali; années afférentes, sont loin de la période de prospérité des années 1960-1970. [PAGE 38]

En 1981, pour montrer l'effet de la sécheresse, on retiendra une production de 326 tonnes contrôlées.

A cette première conséquence, qui frappe tout le pays par la baisse de la ration protéinéique, s'ajoute la réduction de notre cheptel

Ainsi, le nombre de bovins comptabilisés chute de 919 745 unités entre 1972-1973, passant de 5 507 204 têtes à 4 587 459. Il faudra attendre 1975 pour voir s'établir une progression durable, mais variable selon les zones d'élevage.

Celles de Tombouctou, Gao, Mopti vont fluctuer, la tendance restant à la baisse.

Par exemple, notons 233 000 bovins pour Mopti en 1978 contre 191 000 en 1979. Tombouctou, dans le même intervalle, passe de 372 000 à 361 000 têtes.

Par contre, pendant cette même période, Gao s'enrichit en gagnant 17 000 unités, passant de 240 000 à 257 000 unités. Mais les effets de la sécheresse sont là. La région qui exportait en 1972 11 882 éléments de bétail, n'en fournissait plus que 5 967 durant l'année de la grande calamité, en 1973.

– Notons que la région de Tombouctou est incluse dans ces données, car elle existe officiellement, comme région, en 1977.

Dans l'ensemble du pays, nos exportations de bovins contrôlés ont baissé de 19 638 têtes, passant de 119 174 en 1972 à 99 556 en 1973.

Si la reprise de l'année 1978 a pu porter nos exportations à 166 495 unités contrôlées, les régions septentrionales n'ont toujours pas atteint leur rythme des années 1970.

L'ampleur des sécheresses des années 1981-1985 a d'ailleurs remis en cause cette modeste ascension.

La décimation du cheptel, la réduction de la pêche s'accompagnent de l'effondrement de notre production céréalière, base de l'alimentation du pays.

Même si les statistiques ne peuvent pas traduire la misère de notre peuple, elles rendent compte, à l'extérieur, certes partiellement, de la tragédie qui le frappe.

Consultons-les donc. [PAGE 39]

– Campagne 1972-1973 :

Production :

    – Sorgho : 306 048 tonnes
    – Riz : 115 017 tonnes
    – Mil : 319 017 tonnes

Rendement par hectare :
    – Mil : 419 kg/ha
    – Sorgho : 470 kg/ha
    – Riz : 662,8 kg/ha

Avant cette campagne de la faim, la production fut :

– Campagne 1971-1972

Production :

    – Mil : 384464 tonnes
    – Sorgho : 330534 tonnes
    – Riz : 157 130 tonnes

Rendement par hectare :
    – Mil : 761 kg/ha
    – Sorgho : 881 kg/ha
    – Riz : 1100 kg/ha

On retiendra que depuis la campagne 1972-1973, notre production céréalière baisse.

D'autre part, le déficit moyen annuel, entre 1973 et 1984 est de 200 000 tonnes environ.

Enfin, le cycle sec qui sévit dans le pays a considérablement réduit notre ration céréalière quotidienne. En période normale, un Malien disposait de 500 grammes par jour. Depuis une dizaine d'années, elle frôle à peine les 200 grammes quotidiens.

Devant cette faim chronique, que font les pouvoirs maliens ?

Face à l'avancée du désert, qui nous prend tous les ans 20 mètres, que fait le gouvernement du « général » Moussa Traoré ? [PAGE 40]

3. DES ACTIONS QUI OUBLIENT L'ESSENTIEL

Depuis l'installation de la famine en 1972-1973 dans le Sahel, notre gouvernement n'a engagé aucune action globale.

Il y a eu, certes, en 1974 la création du C.I.L.S.S. (Comité Inter-Etats de Lutte contre la Sécheresse au Sahel) auquel adhéra notre pays. Evoquons également « l'opération puits » qui date de 1973 et les autres « opérations » ponctuelles qui profitent plus aux bureaucrates qu'aux paysans. Parmi elles, « l'opération riz, pêche » qui souvent n'a fait qu'enrichir les plus riches. De toutes les façons, ces opérations sont déficitaires.

Quant au C.I.L.S.S. tout le monde connaît sa subordination aux pays étrangers qui imposent leur modèle de développement, leurs plans de lutte contre la désertification. Ce comité de fonctionnaires chèrement payés, n'a dans la majorité des cas, aucune expérience de notre paysannat dont les savoir-faire sont oubliés.

La seule chose que l'extérieur connaisse de l'action gouvernementale, n'est-elle pas la mendicité ?

On se souvient des appels de nos ministres : développement rural, agriculture, interpellant la communauté internationale pour sauver les cinquième, sixième, septième régions.

En ce moment, les fonds d'Etat représentant essentiellement les impôts de nos paysans, sont dilapidés, détournés.

Quant aux fameuses aides aux victimes de la sécheresse, elles disparaissent.

Quand il s'agit de denrées alimentaires, nos compatriotes sont obligés de les acheter sur les marchés. Qui ne se souvient de la fameuse villa de la sécheresse ?

L'arrivée des O.N.G. (Organisations non gouvernementales) dans le secours de notre peuple ne fait que confirmer le comportement anti-national de nos responsables.

Quand on sait que près de 15 000 compatriotes ont déserté la septième région pour l'Algérie, on mesure l'inconscience des pouvoirs publics face à une sécheresse sans précédent dans notre histoire. [PAGE 41]

A Gao, par exemple, la mort rôde sur une population affamée, chassée du désert. Monsieur Guy d'Arlhac, président d'ORSEC-SAHEL, dans un témoignage au Journal Le Monde du dimanche 10/lundi 11 mars 1985, parle de quarante-deux morts en une nuit.

QUE FAIRE ALORS?

La sécheresse qui est un phénomène total, doit être combattue comme telle. C'est-à-dire, par une mobilisation générale de toutes les énergies maliennes et non par des appels incessants aux autres pays ou aux institutions internationales. Il faut que nous comptions sur nous-mêmes. Et notre histoire nous offre beaucoup de repères. Nos empires et royaumes passés : Ghana, Mali, Ségou, Macina, Songhaï n'ont jamais demandé l'aumône. Nous n'avons pas le droit, à leur suite, d'être des mendiants internationaux, des assistés.

Pour éviter cela, il faudrait :

1. S'adapter, par des moyens nouveaux, à la diminution des eaux météorites d'hivernage : comme, entre autres, par le développement des cultures hors hivernage, grâce à l'édification de retenues d'eau et à la pratique de cultures maraîchères.
2. Réduire nos cultures d'exportation afin d'étendre les surfaces réservées aux cultures vivrières en intensifiant celles des mils, plus riches sur le plan nutritif que les riz.
3. Enfin, adapter notre école à notre société, à notre culture. C'est la base de tout succès économique.

Sans ces actions simples, entre autres, notre terre risque de disparaître, comme nombre de pays sahéliens.

Tinge COULIBALY