© Peuples Noirs Peuples Africains no. 51 (1986) 1-4



DE TRIPOLI QUI PLEURE
A PRÉTORIA QUI RIT

P.N.-P.A.

Vous êtes Africain, sachant lire et écrire, résidant dans un pays dont la population a la chance inestimable d'être à peu près correctement informée par les medias, la France par exemple. Vous voici candidat à l'un de ces nombreux jeux organisés par la radio ou la télévision, où des devinettes sont proposées à l'assistance – et l'on vous pose la question suivante :

Quel est le pays qui a l'habitude d'effectuer des raids meurtriers sur le territoire des voisins, massacrant ou enlevant pêle-mêle militants politiques, membres des forces de sécurité nationales et civils innocents; qui entretient des armées mercenaires comme couverture pour occuper des provinces d'Etats dont les options idéologiques lui déplaisent, y fomentant la guerre civile sous les formes les plus cruelles, qui administre illégalement un immense territoire, contre le gré des populations et malgré les dénonciations de l'Organisation des Nations Unies; qui affiche une philosophie raciste dont l'audace et le cynisme eussent étonné Adolf Hitler lui-même? En un mot, quel est le pays qui a si bien érigé la terreur d'Etat en un instrument de diplomatie que son nom officiel a fini par devenir un synonyme de terrorisme ?

Vous êtes Africain, disais-je, et, naturellement, vous répondez sans hésiter : l'Union sud-africaine – ou plus exactement le régime blanc qui gouverne l'Union sud-africaine.

Sans parler de l'apartheid, système de terreur intérieure auquel la minorité blanche a réduit les Noirs, [PAGE 2] les Métis et les Indiens largement majoritaires, protégée par la raison du plus fort et le bouclier de la souveraineté nationale, C'est l'Union sud-africaine qui ne cesse d'opérer des coups de main sanglants au Mozambique, en Angola, en Zambie, au Zimbabwe, au Swaziland, au Botswana.

C'est l'Union sud-africaine qui finance la guerre que le chef rebelle Savimbi mène depuis de longues années en Angola contre le gouvernement légitime de Luanda; c'est encore elle qui encourage et alimente les maquis contre-révolutionnaires du Mozambique.

Légalement déchu de sa mission de gouverner la Namibie, Prétoria a maintenu son administration et son armée dans ce pays, y pourchassant les militants de la Swapo universellement reconnue comme le seul interprète des aspirations des populations africaines.

Prétoria a inventé la plus monstrueuse philosophie raciste que l'humanité ait jamais connue.

Bref, aux yeux d'un Africain sain d'esprit, l'Etat champion du monde toutes catégories du terrorisme, c'est l'Union sud-africaine. Prétoria, voilà l'ennemi public du concert des nations, le King-Kong devenu fou et qu'il faut abattre sans délai.

Eh bien non, figurez-vous ! ce n'est pas l'avis de M. Ronald Reagan, président des Etats-Unis d'Amérique. A l'en croire, les disciples d'Adolf Hitler qui tyrannisent les Noirs en Afrique du Sud sous la férule de l'apartheid sont des gens tout à tait honorables et même dignes de la plus vive sympathie. Aussi leur dispense-t-il généreusement sourires et bons points, sans compter le soutien de la finance et de l'industrie américaines.

Vous êtes Africain, disais-je, et, pour vous, Prétoria est un épouvantable repaire de terroristes, et armés jusqu'aux dents encore. De sorte que si cela ne dépendait que de vous, un long chapelet de bombes leur dégringoleraient tout de suite providentiellement sur la tête; ce ne serait jamais qu'une action préventive, en prévision des crimes qu'ils préparent en ce moment même contre leurs voisins noirs.

Apparemment, M. Ronald Reagan, lui, rêverait plutôt de villégiature à Prétoria. Certes, cela lui est interdit pour le moment. Le président de la nation la plus puissante, [PAGE 3] et qui s'est décrétée exemplaire, est tenu à un minimum de décence. Il ne faut pas oublier que des millions d'Américains ont manifesté, non sans prendre des risques parfois, leur hostilité à l'apartheid; que des centaines de gouvernements l'ont condamné solennellement tandis que des dizaines d'autres rompaient toute relation diplomatique avec les champions de la supériorité aryenne. Oui, mais, comme dirait M. Ronald Reagan, cela n'empêche pas les sentiments. Vous ne le lui ôterez pas de l'esprit : les gens de Prétoria sont de braves bougres.

En revanche, toujours selon Ronald Reagan, si le diable existe, c'est à Tripoli qu'il a élu domicile. Le diable, le gibier de pilori, le maudit des maudits, la nouvelle incarnation de Lucifer, c'est Khadafi, proclame le président des Etats-Unis d'Amérique; sus au serpent ! écrasons l'immonde. Et de submerger Tripoli sous un déluge de feu.

Vous êtes donc Africain et vous vous écriez, consterné : Khadafi ! Pourquoi Khadafi ?

Oh, ce n'est pas que les Africains aiment particulièrement Khadafi, quoi qu'on ait prétendu dans certains journaux. Et même, à dire les choses franchement, ce n'est pas du tout le genre de personnage dont on peut penser : « Ce gars-là est sympathique. » Ce n'est pas nous qui irions transpirer sur un plaidoyer pour le colonel de Tripoli, comme nous l'avons toujours dit, au demeurant.

Bien que nous n'ayons jamais ménagé nos critiques au maître de Tripoli, il resterait encore beaucoup à redire sur son « socialisme », sa conception de la démocratie; sur son rôle au Tchad, où il soutient Goukouni, à la grande joie des masses africaines (car le seul gouvernement légitime au Tchad, n'en déplaise à M. Mitterrand, c'est celui de Goukouni), tout en occupant illégalement la bande d'Aouzou, à l'étonnement désabusé de l'opinion populaire noire.

C'est vrai, Khadafi n'est pas toujours exempt d'amin-dadaïsme. C'est vrai que l'abondant armement militaire moderne accumulé sous ses hangars s'est surtout illustré dans les parades fréquentes du maître de la Libye. C'est vrai qu'il s'est souvent fait remarquer par des [PAGE 4] proclamations dangereusement tonitruantes, certainement compromettantes. Mais au témoignage même des observateurs les plus crédibles, la preuve du terrorisme libyen reste à faire; celle du terrorisme de Prétoria est établie de longue date.

C'est pourtant à Tripoli que des enfants innocents sont morts sous les bombes. A Prétoria, tout le monde va bien, merci. Oui, enfin, quand je dis tout le monde, je m'entends. Avouez que ce n'est pas juste.

En vérité, M. Ronald Reagan a voulu punir un homme qui, au contraire de presque tous les dirigeants arabes, se refuse à trahir son devoir de solidarité à l'égard des Palestiniens et qui, de ce fait, est devenu le leader que les peuples arabes unanimes bénissent ouvertement ou secrètement, croyant voir en lui le messie envoyé par Dieu lui-même pour venger leur impuissance.

Khadafi appartient à la lignée des Lumumba, Nkrumah, Nasser. Comme eux, c'est un homme bien imparfait, sans doute, mais que la haine de ses persécuteurs aura promu à un honneur redoutable, dont il mourra certainement, comme eux.

P.N.-P.A.

La proclamation de G. Dinka « Pour un nouvel ordre social » parue dans le no 50 de Peuples noirs-Peuples africains avait été traduite de l'anglais par les soins de Catherine Salmons et de Peuples noirs-Peuples africains.

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