© Peuples Noirs Peuples Africains no. 50 (1986) 124-158



LAETITIA

roman réunionnais
(suite)

Rosemay NICOLE

Au fil des dernières années d'études, il lui arriva de douter de sa réussite et parfois même d'être la proie d'un vertige qui embrouillait sa raison et lui donnait la désagréable impression de vaciller dans le vide. Mais elle se remettait bien vite sur la voie tracée, suivait les directives, oubliait les sarcasmes, s'abrutissait des rengaines qu'on lui soufflait et dans ses rêves elle était une pâle silhouette blonde qui flottait.

« Mademoiselle Fidélis, votre problème d'examen a été parfait et votre style irréprochable. Vous avez les félicitations du jury et les miennes. Vos parents pourront être fiers de vous et j'ajoute avec satisfaction que de telles réussites font honneur à la France. »

Une voix émue, celle de la directrice du collège, venait de féliciter la lauréate. Laetita étrangla son émotion et essaya de sourire. Ses doigts bouleversés qui pianotaient sur le parchemin qu'on venait de lui remettre avaient du mal à masquer son ébahissement et les nombreuses larmes lapidaient sa gorge de leurs aiguilles douloureuses finirent par se déverser en un seul flot qui lava tout son visage et le fit rutiler de mille stigmates de bonheur. Reçue première de sa promotion, elle soupira un instant d'aise cependant que la distribution des diplômes et des félicitations se poursuivait au milieu d'un silence solennel [PAGE 125] qui se meublait peu à peu de soupirs et du bourdonnement des commentaires. Elixène fut la dernière à recevoir son diplôme mais elle aussi avait réussi et elle ne put s'empêcher d'embrasser Laetitia sous l'œil surpris de ses camarades.

Deux longues journées s'écoulèrent avant le départ définitif de Laetitia du collège. Elixène en profita pour lui confier son intention d'entrer au couvent et lui assurer qu'elle prierait chaque jour pour elle. Elle lui fit cadeau de sa petite bourse en filigrane d'argent et de quelques images pieuses et accepta avec mille remerciements la minuscule dizaine de chapelet que lui tendait Laetitia.

La porte du collège se ferma bientôt sur la lauréate et sur son succès. Elle revint à Terre-Sainte, comblée de sa réussite, mais lorsqu'elle escalada le barreau de la cour et se heurta au vide glacé de la case à cette heure où le soleil se refermait en une minuscule boule de feu et où les poules de la cour se juchaient en haut des branches, elle marcha à pas comptés vers la cuisine, posa sa mallette devant la porte, alluma la bougie du fanal et se fit couler un bon café. Tandis qu'elle l'avalait à petites gorgées, elle fixait de ses yeux rougis une réalité oubliée, tenue à l'écart, en sursis durant toutes ces années d'école et qui venait de l'assommer si durement alors qu'elle avait commencé à rayonner. Et l'enfer de Terre-Sainte s'abattit sur elle avec l'obscurité, jonglant avec les tragiques souvenirs, les hoquets de désespoir qui lui glaçaient le sang et l'acculaient à la tristesse. Elle se demanda un instant si la voie choisie par Elixène ne lui eût pas mieux réussi.

Natol attendit le 18 décembre pour faire un saut rapide à Terre-Sainte et venir féliciter sa fille. Mais auparavant il s'arrêta chez un orfèvre de Saint-Pierre et fit l'emplette d'une superbe gourmette en or de trente-trois grammes qu'il emporta dans son écrin. Tandis que Laetitia ne cessait de soupeser et d'admirer le surprenant cadeau, elle entendit son père lui murmurer : « J'aurais voulu te l'apporter dans deux jours seulement parce que je reste fidèle à mon calendrier. Le 20 décembre est une date qui ne cesse de danser dans ma tête et dans celle de Momon Vitaline aussi, j'en suis sûr, bien qu'elle n'en parle jamais. Quand on est né comme elle dix ans avant l'abolition [PAGE 126] de l'esclavage, il est difficile d'oublier tout à fait. Moi, qui suis né bien après la guerre de soixante-dix, je ne peux m'empêcher d'y penser à travers elle et d'en faire malgré moi des cauchemars. Ce maudit 20 décembre est toujours là comme une escarre profonde qui refuse de se fermer et me fait toujours mal, m'obligeant à haïr tous ceux qui ont cinglé de leur chabouc le dos de mes grands-parents. Je me dis qu'à leur place je serais devenu marron. Enfin, pour finir, j'ai décidé qu'il valait mieux respecter le jour de ton anniversaire et jeter au diable toutes ces mauvaises histoires qui n'arrêtent pas de bourdonner dans mes oreilles. Si ton papier doit t'ouvrir un meilleur chemin, c'est tant mieux. Il faut bien que tous ces tracas d'autrefois cessent de nous halluciner et que tout le monde ici finisse par se comprendre. Moi, dieu merci, je n'ai besoin que de mes carreaux de maïs et de cannes, mon école c'est chez eux que je la trouve et je ne me sens pas plus couillon que les autres. Mais toi tu as pu choisir les livres, sans doute est-ce mieux. »

Laetitia écoutait, impassible, jamais ne lui était venue l'idée de se tourner vers ce passé que Natol venait d'évoquer avec tant de rancœur; elle ne pensa qu'à se préserver de l'esclavage d'Agathe qui s'était acharnée à les terroriser dès l'enfance. Elle rangea le bracelet dans sa mallette et eut une pensée de reconnaissance envers l'école, se disant que c'était grâce à elle qu'elle serait bientôt institutrice et mènerait une vie plus aisée.

Natol ne demanda même pas des nouvelles d'Agathe et prit vite le chemin de « Là-bas-Derrière » pour passer une grande journée aux côtés de sa chère Momon Vitaline. Quelque chose lui soufflait qu'elle ne se démènerait plus longtemps de ci de là entre sa paillote et les diverses besognes qui l'accaparaient et qu'elle s'arrêterait subitement de vivre telle une mécanique épuisée. Aussi lui ordonna-t-il impérativement de s'asseoir dans un coin et de se reposer au moins une fois dans sa vie. Il consolida sa maison, creusa une rigole près de la porte de la cuisine pour évacuer l'eau qui stagnait, fixa solidement la tablette au-dessus du buffet, remit en état les marmites fêlées en les entourant de fil de fer et prépara un délicieux rougail de morue relevé de piment bien rouge qu'il avait apporté. Assise sur son petit banc, Mon Vitaline l'observait et pensait, [PAGE 127] le visage détendu, que bien sûr il ne pouvait y avoir sur terre meilleur enfant que son Natol. Au fond de ses yeux émerveillés, le bonheur clignotait en une infinité d'étincelles et de sa bouche entrouverte un sourire comblé se laissait couler sur cette séquence de bonheur.

Agathe et Natol ne se voyaient plus. Leur divorce était tacite et ce n'est que rarement que le pauvre Natol affrontait sa femme pour lui remettre quelques produits de l'habitation et un peu d'argent. Là-haut, à Pierrefonds, il lui arrivait de conter fleurette à des délurées sauvageonnes, que leur espièglerie, leur simplicité rendaient désirables. Il ne voulait plus faire l'amour à une Agathe précocement décrépite, toujours entre deux rhums, et sa mémoire avait jeté de grandes taches d'oubli sur les derniers souvenirs persistants qui le persécutaient encore dans les rares moments où la fatigue et l'abattement le vidaient de sa force. Secrètement, il pleurait alors sur le gâchis de leur union ratée, se demandant si le Bon Dieu existait vraiment pour permettre de pareilles tragédies. Et il se consolait auprès de jeunettes qu'il faisait roucouler de tout son art, retrouvant à leurs côtés cette ardeur d'amoureux qui l'avait jadis poussé aveuglément dans les bras d'Agathe. Ces jeux de l'amour qui se déroulaient dans le cadre rassurant de l'habitation complice étaient sa récompense après les longues et éreintantes journées de labeur au soleil et, les ébats terminés, il s'allongeait sur le dos, fermait les yeux et aspirait de tous ses pores la tiède haleine de la terre qui montait jusqu'à lui et s'éparpillait dans tout son corps détendu en minuscules veines de santé et de sève. Alors il se sentait le plus heureux et le plus robuste des hommes, malgré ses cinquante ans bien sonnés qui n'avaient pas encore choisi de s'appesantir sur ses épaules ni de grisonner sa tignasse crépue des fils blanchâtres de vieillesse.

Epiphane, en dépit de ses vingt-deux ans, avait bien changé. Il était maintenant ce garçon agressif que tout le monde, familiers ou étrangers, craignait de rencontrer. La case aussi se délabrait, personne ne pensait à la consolider ni à la restaurer et elle vieillissait sous les gémissements de ses gonds rouillés. Le plus souvent, Epiphane [PAGE 128] déambulait au bord de la mer, dépenaillé, l'œil hagard, en quête de quelque cigarette, à la recherche de camarades à qui parler. Malheureusement, en dehors du vieux Noé qui ne cessait de lui donner de grandes tapes amicales sur ses épaules déjà voûtées et qui lui demandait parfois de l'aider à étendre ou plier ses tramails, rares étaient ceux qui ne le montraient pas du doigt. Aux yeux de tout le village qui le jugeait sans pitié, il n'était qu'un mauvais garnement, un hors-la-loi et personne ne lui pardonnait d'avoir dévié. Il avait volé un jour une boîte de sardines à la voisine débile, celle qui chantait en latin à ses menstrues, vociférait après Dieu et le Diable et exhortait, avec de grands gestes obscènes, le redoutable justicier qu'était Saint-Expédit, à châtier son ennemi.

– « Baise à li, coque à li Saint-Expédit », psalmodiait-elle, diabolique, les yeux hagards et pleins de haine, au milieu d'une longue litanie d'injures qui fusaient et qu'adultes et enfants percevaient avec terreur.

Le délit remontait à deux bonnes années mais les mauvaises langues loin de l'avoir oublié le grossissaient chaque jour un peu plus, en faisant un horrible péché mortel et elles lui souhaitaient les pires châtiments.

Aurélia, au sortir des vêpres, allait trop souvent chez un galant et s'était fait engrosser. Furieuse de ce crime, Agathe lui avait hurlé des insultes, l'avait battue avec rage jusqu'au sang et mise en quarantaine dans le vieux cabanon au fond de la cour, en attendant de la voir accoucher de son triste bâtard que l'on ferait baptiser le jour des bâtards avec d'autres bâtards. Il régnait alors sur la paroisse un terrible père curé qui abhorrait les enfants illégitimes et ce représentant de Dieu avait réussi, tout comme les gendarmes, à effrayer les fidèles et surtout les enfants, qui pris de panique, ne lui livraient au confessionnal que des péchés dorés, soigneusement filtrés, qu'ils s'appliquaient à réviser dès le lundi pour les énumérer sans trop bafouiller le samedi, dans cette oreille béante qui prenait à leurs yeux de fautifs des proportions monstrueuses et qu'ils craignaient de voir s'animer de gestes menaçants. Aussi se sentaient-ils vraiment revivre lorsque la lucarne se refermait sur leurs péchés et que leur père leur criait : « Allez en paix ! »

Epiphane, lorsqu'il voyait l'inquiétante soutane onduler [PAGE 129] au loin, avait l'art de disparaître en un clin d'œil, tant il avait peur de se faire harponner par elle. Quand il sortait de sa cachette, il se disait que le diable marchait sûrement à côté de cette robe qui terrorisait tout le village et qu'il avait dû choisir de se glisser insidieusement dans l'esprit de cet homme d'Eglise pour parvenir plus facilement à ses fins de démon et lui dicter sans obstacles ses messages de menace et de terreur.

Aux yeux du saint homme, les enfants de l'amour se métamorphosaient en dangereux enfants du péché et pour eux la ségrégation commençait à leur baptême qu'il célébrait le mercredi.

Quant à Ti Jean, il faisait maintenant le va-et-vient entre Pierrefonds et les Hauts qu'il avait découverts et où il avait élu de s'installer depuis qu'il avait rencontré le visage doré d'Eliska. Elle avait la robustesse et la santé des filles nées pour le travail des champs, mais lorsqu'elle le regardait de ses yeux bleus trop sombres, il y découvrait la plus séduisante des créatures et brûlait du désir de l'aimer. Il travaillait aux champs avec son futur beau-père et rêvait de s'en aller un jour avec Eliska faire fortune à Madagascar, dont le nom l'attirait comme un aimant.

L'accueil qu'Agathe fit à sa fille fut des plus ternes. Laetitia y perçut quelque jalousie qu'elle ne parvint pas à justifier et dans cette maison pleine des bruits d'Agathe et vide de chaleur, elle se sentit vite chanceler à chaque pas, se demandant avec angoisse s'il y avait quelque part dans l'île un homme comme il faut, désireux de se lier à elle pour la vie. Poste d'institutrice, mariage libérateur, vie différente, tout cela s'entrechoquait dans sa tête jusqu'à lui donner le vertige; cependant, elle se ressaisit vite et se persuada une fois de plus que ce brevet supérieur qu'elle détenait aujourd'hui était la clef d'une nouvelle vie que son désir auréolait d'étincelles prometteuses et elle se jura de ne pas accorder sa main au premier venu, encore moins à un Noir. Car elle ne cessait de penser qu'il lui fallait coûte que coûte barrer la route à ce pigment noir qui pesait sur sa vie comme une punition et ne pas le laisser filtrer jusqu'à sa progéniture, qu'elle souhaitait belle comme ce père qu'elle lui avait choisi et qui ne s'était pas encore déclaré. [PAGE 130]

Quand elle s'étendit sur la paillasse ce soir-là, dans la chambre vide d'où Epiphane, Aurélia et Ti Jean s'étaient envolés, elle se retrouva au milieu de ce bon sommeil qui l'absorbait dans une somptueuse demeure blanche qui secouait son opulence en un geyser d'étoiles et de lumières. Assise sur un banc du gigantesque parc, elle se laissait enlacer avec délices par le plus merveilleux des princes, aux cheveux d'or et aux yeux d'azur comme dans le contes. Il parlait un français pur, limpide, qui la rendait béate d'admiration.

Le village de Terre-Sainte, toujours aussi pittoresque, avait vieilli dans sa population. Si la jolie mer bleue continuait à carder inlassablement l'écume dentelée de ses vagues qu'elle jetait contre les noirs brisants, Monsieur Ah Toine, le vieux Chinois, ne savait plus compter. Son fils, une minuscule poupée jaune au sourire permanent, le remplaçait au boulier. Madame Ah Toine suivait lentement ses pieds de fée et avait oublié son beau rire d'autrefois. Son pantalon et sa tunique de satin noir marquaient sa silhouette de leur éclat austère. Les deux vieux se parlaient maintenant leur langage de vocables nasillards, oubliant parfois de servir les clients qui attendaient.

Estéfène « Gros Graine », l'unijambiste de la guerre de quatorze, qui depuis son retour des combats s'asseyait à longueur de journée sur la plate-forme de la boutique pour jouer aux cartes et dilapider à grands coups de sec la pension d'invalidité que lui avait valu son patriotisme, s'était éteint un beau soir entre deux rhums, sur cette même plate-forme, à côté de sa jambe de bois, sous l'œil attristé de ses amis, la dense faune des buveurs du coin. Mort et enterré, il était vite immortalisé et son esprit, s'il errait dans Terre-Sainte, aurait pu s'esclaffer : « je suis toujours vivant ! », car il ne se passait guère de jour sans que sa popularité ne ressurgît au travers les allusions et les récits de ses vieux copains.

Madame Brémont, la fabricante de savates brodées, s'asseyait toujours en retrait dans sa cour de sable blanc, avec sa sœur, vieille fille, Angèle, indifférente aux quolibets des badauds qui la taquinaient dès qu'ils pouvaient et la huaient sans pitié. Elle cachait son éternelle misère de femme vieillie, oubliée et sans ressources dans l'étrange [PAGE 131] secret d'une marmite d'eau qui bouillait inlassablement sur un réchaud près d'elle et qui était supposée contenir une appétissante volaille. Dès qu'un passant se hasardait à la saluer, elle hurlait à sa sœur : « Gégèle, regarde vite si la volaille i brûle pas ! » C'était là le secret de Madame Brémont, crever de faim mais avec dignité.

A celui qui voulait en savoir plus long sur sa vie passée loin de l'île, elle expliquerait avec des mimiques de vieille poupée en émettant quelques « hem ! hem ! » qui lui râclaient la gorge et préparaient son auditeur à la surprise : « A Maurice, mon mari était un Blanc comme moi, c'était un Monsieur. J'avais ma maison, mes deux boys, ma voiture, mon chauffeur et mon argent... Je n'ai pas eu à me plaindre. Seulement voilà mon mari est mort... »

C'était là la raison de son retour au pays. Elle avait dû réintégrer la case vétuste de sa mère et bravait à présent comme elle pouvait une galopante misère. Les rideaux à fleurs multicolores qui dérobaient au regard du curieux de prétendus trésors estompaient son dénuement de leur éclat fané. La maison était accueillante, hospitalière. On y trouvait des fleurs, des parterres bien entretenus, délimités de coraux blancs, une allée brillante de galets noirs tout ronds qui tranchait sur le sable blanc de la cour et sur la table du salon dans un important cache-pot de cuivre un fanjan de capillaires. Un gigantesque badamier ouvrait son parasol rouge et or au-dessus du pliant de grosse toile où la dame était assise du matin au soir. Elle avait ramené de l'île Maurice sa théière en porcelaine chinoise et l'habitude de prendre le thé, ce qui étonnait le voisinage et l'amenait à penser qu'elle avait été comme elle le racontait l'épouse nantie d'un Crésus. Maintenant, au crépuscule de sa vie, elle gardait un air hautain de femme du monde, agitant avec une grâce paresseuse la large capeline ornée de rubans qui lui tenait lieu d'éventail. On l'entendait crier des « ouf ! mon Dieu ! quelle chaleur tropicale ! » en levant au ciel ses yeux verts exorbités marbrés de mystère. Son embonpoint impressionnant se tassait avec peine dans son pliant, laissant retomber de chaque côté vers l'extérieur les bourrelets mous de ses cuisses, comme des séquelles probantes de son antique opulence, qu'elle s'ingéniait à rendre [PAGE 132] crédible par tous les moyens. Son verre de rhum matinal qui l'aidait à supporter sa misère se transformait pour le passant en médecine et après l'avoir bu d'un trait, elle avalait sept gousses d'ail pour diminuer sa tension. Cependant, comme à Terre-Sainte aucun secret ne résistait à la curiosité des habitants, on finit par se moquer de sa splendeur passée et par décrypter le mystère de la marmite magique qui fumait toujours mais dont le contenu était imaginaire, et les galopins se cachèrent bientôt autour de sa case pour lui demander ce qu'elle avait fait de son mari de « dehors ».

Elle n'avait jamais été mariée à Maurice... Elle y avait travaillé en qualité de domestique chez des maîtres qui avaient loué son ardeur au travail et sa droiture et qui, au moment de repartir pour l'Angleterre, lui avaient payé son voyage de retour dans l'île.

Au cours des vacances, Laetitia rendit visite une ou deux fois à son père à Pierrefonds. Elle prolongeait indéfiniment le trajet pour errer à son aise loin de la case et d'Agathe, aller et venir dans les rues de Saint-Pierre pour jeter un regard indiscret à travers les grilles des villas et essayer de deviner ce qui s'y passait, avant de prendre la route de Pierrefonds, le long de laquelle elle comptait ses pas, s'accordait de longues haltes pour souffler ou manger un morceau de pain, repoussant au crépuscule l'arrivée à destination. Elle aimait musarder entre Pierrefonds et Saint-Pierre et se réconfortait de la sensation de n'appartenir ni à l'un ni à l'autre. Elle rêvait d'atterrir en un lieu plus digne d'être habité. Les nouvelles de l'habitation qui constituaient l'essentiel des conversations de Natol l'indisposaient dès son arrivée. Elle avait une sainte horreur des champs et de la terre et songeait à s'installer plus tard dans une maison confortable, en ville, avec un portail à clochette, des lumières électriques comme chez Madame Coubert et au moins un domestique. Les propos de Natol la ramenaient au bas de l'échelle sociale et elle se cabrait, frottant nerveusement ses deux mains l'une contre l'autre et ne répondant à son père que par des « on-on » désespérés et des hochements de tête. Elle se promettait de ne plus remettre les pieds à Pierrefonds mais lorsqu'elle rougissait à [PAGE 133] Terre-Sainte de tout ce qui se disait sur la conduite d'Agathe, elle n'avait d'autre recours que de s'enfuir chez son père. Elle finit par ne plus entendre qu'un bourdonnement confus qui l'endormait de sa monotonie. Elle s'interrogeait sur le moyen d'échapper à toutes ces litanies qui la rendaient malade et décida que lorsqu'il aurait fini, elle prétexterait une migraine pour pouvoir aller se coucher. Mais Natol parla longtemps; quand il eut tout raconté sur l'habitation, il l'entretint de la maladie des poules qu'il tâchait de traiter par le zamal.

Ses yeux, accrochés à l'ourlet de sa robe, évitaient de voir Natol et l'aidaient à rester à l'écart du vieux planteur. Elle attendait la fin de son discours et regrettait en son for intérieur d'être venue jusqu'à lui. Un reste de respect l'empêchait de lui crier son ennui, elle se répéta cependant, prenant secrètement le bon Dieu à témoin, que la voie qu'elle suivrait devrait se détacher très nettement du monde de son enfance pour s'élancer avec assurance vers un bonheur confortable, où son instruction et son futur salaire de fonctionnaire s'allieraient en bloc à la blancheur sécurisante d'un épiderme sans taches. Elle essaya vainement de reconnaître en ce père l'homme digne, respectable, qu'il lui était parfois arrivé de découvrir en lui, mais pour l'heure elle n'y voyait qu'un pauvre analphabète qui radotait, se glorifiait de n'être jamais passé par la porte de l'école et qui s'ennuyait, bâillait et hochait la tête lorsqu'elle lui parlait de ses examens, de la pieuse Elixène et surtout de l'extraordinaire Madame Coubert.

– Ne me fatigue pas avec tout ça ! laissait-il tomber, ma religion à moi se trouve de l'autre côté de l'église, c'est ma terre qui sent si fort le bon Dieu et la vie, c'est Momon Vitaline, cette terrible Cafrine Mozambique que rien n'a pu détruire, c'est...

Il s'arrêta net de parler. La minute de silence qui suivit accompagna sa pensée vers la troisième assise de son bonheur : l'amour, l'amour qui lui était plus nécessaire que la nourriture et sans les délices duquel il n'aurait pu jeter aux oubliettes les cruelles turbulences de sa vie d'époux bafoué et de père déçu. Les silhouettes de ses jeunes muses dansaient autour de lui, il suçait le bonheur à leurs lèvres charnues, se laissait pénétrer du [PAGE 134] souffle chaud de la terre qui les parfumait, allumait de désir leurs yeux de nuit, courait en frissons sous les caresses de ses doigts et donnait un instant à la vie un étrange goût d'extase. Un refrain égrillard lui jaillit de la tête :

    « Avant que mi mort Tina
    laisse à moin suce ton bec rose
    – avant que mi mort Tina
    laisse à moin gout ton coup de rein. »

Et son corps, retrouvant l'ardeur de sa jeunesse éternelle, se mit à danser un séga lascif, inattendu.

Laetitia, gênée, détourna la tête, ferma les yeux, pour se dérober à ces airs osés de péché. Elle eut envie de planter là ce père vicieux et de lui crier sa désapprobation, mais elle choisit de se taire pour ne pas tomber de son piédestal de bonnes manières dans le vil univers de grossièreté et de futilités de pauvres créatures comme Natol. La voyant posée là, inerte et sombre, il tenta de rétablir le contact par quelques toussotements puis enchaîna sur le jeune maïs dont la récolte promettait, sur son lit de camp qu'il lui fallait consolider, sur le gâteau de manioc qui croustillait sous la braise sur le petit réchaud, sur le soleil qui tapait trop dur ces temps-ci. Ces paroles rebondissaient dans le vide de l'inattention et Laetitia n'en captait qu'un pâle écho. L'autre vie pleine de rêves qu'elle désirait lui revenait en imagination et lui faisait faire des grimaces de mépris et de dépit devant tout ce qui tombait de la bouche de Natol. Elle le trouvait d'une simplicité d'esprit désarmante et ne se sentait rien de commun avec lui. Elle reprit sans tarder le chemin de Terre-Sainte, se disant que là-bas au moins il lui serait plus facile de s'isoler pour réfléchir puisque, pour ainsi dire, Agathe n'était jamais à la maison. Natol ne buvait pas; mais il l'accaparait de ses propos, ressassait toujours les mêmes rengaines qui l'agaçaient comme un éternel refrain usé.

De retour à Terre-Sainte, elle trouva son avis de nomination à un premier poste d'institutrice dans un petit village perdu et se dit que les beaux jours allaient enfin lui sourire. Elle respira.

Aurélia, la pécheresse, accoucha d'un fœtus mort, qu'on [PAGE 135] enterra discrètement au fond de la cour. Les mauvaises langues jasèrent longtemps, l'accusèrent de s'être fait avorter, faisant d'elle la plus dangereuse des créatures du péché. Elle finit par ne plus s'alarmer de toutes ces rumeurs qui la démolissaient et, ayant goûté avant l'heure aux délices de l'amour interdit, ne tarda pas à s'y consacrer entièrement et à devenir la fille de joie du coin que plus d'un homme de Terre-Sainte et d'ailleurs culbutait à la sauvette pour une savonnette ou deux mètres de ruban dans les recoins bien cachés du bord de la mer. Elle avait tenté par moments de se racheter et avait sincèrement souhaité expier sa faute en décidant de renoncer à l'amour jusqu'à sa mort, mais ses résolutions s'évanouissaient aux premières caresses; alors elle ne pouvait rien faire d'autre et succombait comme une proie sans défense à tous ces mâles en rut qui la traquaient et l'attiraient dans leur guet-apens. Son histoire d'avortement se racontait dans tout le village et les mères mettaient leur fils en garde contre elle. Elle n'était pas vénale et prenait plaisir à faire l'amour; elle s'y adonna bientôt comme d'autres s'adonnent à la drogue, tantôt avec fougue, tantôt avec désespoir parce que ses sens étaient plus forts et qu'ils triomphaient des derniers soubresauts de sa raison et de son désir sincère d'être une femme propre en l'obligeant à gémir de plaisir. Elle devait finir tristement, huée, lapidée, couverte de plaies incurables.

C'est à elle que Laetita demanda ce soir-là de la guider chez un devineur afin de voir clair en son avenir. Bien qu'elle se capitonnât d'un faux air de pureté de jeune fille convenable qui fréquentait l'église, priait beaucoup, ne pensait pas aux garçons et prenait un visage effarouché dès qu'un malappris osait lui envoyer une œillade, ses vingt-quatre ans commençaient à lui peser et elle gardait mal le secret de cette fièvre qui lui enflammait le corps et lui donnait envie de se faire caresser par un homme.

Noix loin de la case d'Agathe, au terme des méandres de nombreux sentiers, se blottissait dans d'épaisses broussailles la paillotte d'un Comorien et de sa smalah. Officiellement, il était homme de peine chez un Chinois de la ville, portait des caisses, nettoyait les cours; officieusement, il éclairait de sa science que personne ne contestait [PAGE 136] les tracés emmêlés des destins, prédisait l'avenir ou aidait ses patients dans l'accomplissement de leurs désirs. Son talent se reconnaissait dans toute l'île et bien qu'il passât inaperçu le jour, on le respectait et craignait son pouvoir. Voyant faire irruption deux femmes sans anneau au doigt, dont l'une était connue dans tout le village, il comprit sans peine que l'intéressée était l'autre et que l'enjeu était un prétendant. Il avait une longue silhouette, des muscles sculpturaux et un sympathique sourire qui laissait entrevoir ses dents bien blanches. Il alluma la veilleuse bien qu'il ne fît pas encore nuit, revêtit une longue tunique blanchâtre, pria les deux visiteuses de s'asseoir sur le lit. Puis, le visage inspiré, il exhuma d'un grand couffin son mystérieux livre d'islam noir et en contempla longuement les hiéroglyphes. D'une boîte en carton, il sortit une pincée de poudre brune qu'il tassa dans sa narine droite et les yeux fermés il se mit à psalmodier d'étranges vocables. Dans le silence qui accentuait leur mystère, la voix du prophète montait vers un autre monde, ramenant subrepticement les deux visiteuses devant l'autel de ses dieux noirs.

Laetitia et Aurélia furent vite rassurées, tout irait pour le mieux, le prétendant était en route. Le mage fit encore quelques gestes d'initié, écrivit des signes sur un papier froissé, demanda à Laetitia d'y noter son nom, le cacha au milieu du livre qu'il posa sur ses genoux avant de se prosterner et de reprendre sa prière chantée. L'invocation terminée, il fit signe à Laetita de poser le coût du « regard » sur le livre sacré qu'il lui tendait, fit un grand salamalec et referma la porte derrière les deux clientes soulagées. Laetitia sentit son cœur se libérer d'un gros poids et cependant qu'elle avançait d'un pas léger derrière Aurélia, elle se laissa aller à plaisanter : « J'espère que ce n'est pas un vilain pot de black noir qui est en route. Il ne manquerait plus que ça ! »

Aurélia tressaillit, rassembla tout ce qu'il lui restait d'audace et finit par expliquer à sa sœur : « Il y a longtemps que tes manières me tracassent, que je me demande ce qui se passe dans ta tête et si tes malheureux diplômes ne t'ont pas bouché les yeux. Il suffirait que tu te regardes dans un fer-blanc d'eau si tu n'as pas de glace, tu verrais alors que ta figure est loin d'être blanche... [PAGE 137] Si c'est ça ce que tu as appris dans ta grande école de Saint-Denis, dis-toi que je préfère être comme je suis et le savoir.

– Tu n'as plus le choix, grommela Laetita, et pour compléter ton triste portrait, le noir de ta peau qui n'est déjà pas beau en lui-même s'est vendu au diable et à ses débauches. Tu n'es qu'une putain et jamais tu ne mettras les pieds dans ma propre maison !

Son visage s'était boursouflé de colère, elle avait prononcé ses paroles d'une voix dure et sèche qui en accentuait là corrosivité.

– Je savais que tu n'oublierais pas de m'humilier, de me cracher à la figure ma vie de honte et de péché; mais papa et Mon Vitaline, les renieras-tu aussi parce qu'ils ne sont pas blancs, c'est ça que je veux savoir ? », demanda Aurélia.

Laetitia lui lança un regard noir puis, se posant devant elle, elle l'empêcha d'avancer et, la menaçant du doigt, lui dit : « Ce qu'il faut que tu saches une bonne fois pour toutes, c'est qu'il y a plusieurs catégories de Noirs : le pauvre hâleur de pioche comme papa qui ne verra jamais plus loin que sa pioche et sa terre et celui qui vise plus haut et qui peut changer de peau. »

La prédiction s'avéra exacte. Le fiancé se déclara peu après en une pittoresque demande en mariage selon l'usage. Confiant aux mièvres fleurs d'une carte postale surchargée son message d'amour naïf qu'un tiers plus instruit avait rédigé en un français approximatif, Valmire Dunord demandait la main de Mademoiselle Laetitia.

Si pour la mère de Valmire, son fils devait choisir mieux qu'une Cafrine, fût-elle instruite, pour Valmire, Laetitia était une jolie brunette aux grands yeux de velours qui sautillait comme un oiseau tous les dimanches vers l'église et qui avait fait battre son cœur dans son dos jusqu'à lui faire perdre la tête. Le scribe avait traduit de son mieux ce que Valmire ressentait et lorsqu'il lui relut le message, il vit ses lèvres s'entrouvrir de plus en plus jusqu'à s'animer d'un tremblement de satisfaction, tandis que les yeux s'écarquillaient et que les pupilles se dilataient de ravissement.

Les familles Dunord et Fidélis semblaient peupler à elles seules la totalité du hameau. Les Dunord étaient des [PAGE 138] pêcheurs au teint de miel roux, brûlé par le soleil. Leurs yeux bleu-vert, pailletés de braise, profonds et comme traqués, leurs éphélides dorées, surprenantes pépites d'une beauté insolite née de l'éclectisme d'un créateur original, ne laissaient pas d'étonner. Un soupçon d'Afrique que moutonnait discrètement leurs toisons de feu, les effilochant au bout en une frange cotonneuse et rebelle qui se tordait vers le ciel et donnait aux petits des visages nimbés d'or d'angelots.

Bien que les silhouettes élancées des Fidélis fussent plus sculpturales, la mer qui accueillait les enfants à l'heure du bain s'amusait à brouiller les contrastes et à les coller l'un à l'autre, loin des querelles de leurs aînés, en une rassurante ronde de bonheur et d'harmonie. Ils riaient à gorge déployée, tourbillonnaient avec les vagues et ne prenaient congé qu'après s'être assurés que tout le peloton serait au rendez-vous le lendemain; et dans cet essaim d'enfants qui se cherchaient et se comprenaient, qu'ils fussent « bien bruns, assez clairs ou roses comme des petites fleurs de pêches », se reflétait comme une image idéale d'une Terre-Sainte miniaturisée dansant sur l'eau.

Si les larges épaules de Valmire lui donnaient une carrure de géant, il y avait dans sa démarche des secousses d'hésitation qui révélaient sa grande timidité. La douceur de ses traits que rehaussait une épaisse crinière de cheveux raides et rugueux, presque blonds, séduisit Laetitia. Les paroles qui se heurtaient toujours au bout de sa langue avant de glisser en zézayant hors de sa bouche charnue et entrouverte, l'obligeaient à éviter les phrases trop longues et à s'exprimer la plupart du temps par des signes de tète et de « on-on ». Pour Laetitia, cette couleur de lumière qui venait jusqu'à elle était une promesse de blanchissement et le meilleur des atouts pour l'avenir. Valmire tenait en haute estime l'industriel qui l'avait embauché à l'usine du Gol à Saint-Louis où il réparait les douvelles et les fûts de rhum. Quand le travail manquait à l'usine, il fabriquait pour son patron des tonnelets pour la table ou bien il coupait des barriques en deux pour en faire des bailles.

Sa demande en mariage outrepassait le ridicule d'un discours artificiel pour révéler aux parents de sa dulcinée [PAGE 139] que l'amour avait gonflé son cœur, qu'il s'était senti charmé par son doux regard lorsqu'il avait vu la merveilleuse jeune fille sortir de l'église dans sa jolie robe d'organdi bleu et qu'en conséquence il rêvait d'en faire sa fiancée et sa femme pour la vie. Laetitia, troublée, pleura d'émotion; elle ne fit pas attention aux fautes ni à la gaucherie de la demande en mariage et sa pensée s'accrocha aux cheveux lisses de Valmire et à leur couleur moirée d'or. Elle avait envie de les sentir près de sa peau, de les caresser, de les coiffer. Ses cheveux d'ange qu'elle voyait embellir la tête de ses futurs enfants méritaient qu'on s'y attardât, car pour elle la chevelure constituait une manière de laissez-passer et selon son aspect les portes s'ouvraient ou se fermaient devant elle. Elle se fabriqua une image valorisante de Valmire, l'imagina dans un uniforme de gendarme et le trouva presque aussi beau que Monsieur Coubert. Ainsi donc, quelqu'un l'aimait et ce n'était pas un Noir. Cette seule évidence l'emplissait d'une joie profonde et elle se mit à tourner dans la cour d'une démarche fière et comblée, faisant la belle comme une miss qui venait d'être élue et qui n'étalait ses appâts qu'avec plus d'assurance. Ses hanches oscillaient d'un balancement rythmé, sa poitrine se dressait vers le ciel, elle souriait.

Depuis que Valmire avait demandé sa main, elle se gonflait encore plus de son mépris et de sa haine des Cafres, traitant les enfants de couleur de petits Zoulous, de macaques, de péchés et de crimes dont elle ne voudrait pour rien au monde être la mère. Certains gamins lui renvoyaient la balle et lui demandaient si sa blancheur se cachait sous sa robe. Alors elle entrait dans une rage folle et leur criait pour se soulager que « la race était la classe ». Les Malabares aussi lui faisaient peur, ils avaient des vers dans les yeux et étaient trop vantards.

Madame Dunord, la mère de Valmire, une petite vieille, sèche, autoritaire, qui menait tous ses fils à la baguette, savait encore se redresser pour dorer son blason et chanter la louange de son valeureux ancêtre breton qui avait écumé l'océan et était mort en emportant dans sa tombe le secret de la cachette de ses jarres d'or.

Natol donna carte blanche à Laetita, elle était assez raisonnable, pensait-il, pour décider elle-même de son [PAGE 140] destin. La décision fut vite entérinée, Valmire, une fois les réglementaires « dimanches de l'amour » passés, serait l'époux de Laetitia. Madame Dunord faisait semblant de se réjouir et elle propageait la nouvelle en la justifiant :

« La couleur épouse l'argent » clamait-elle à là ronde.

Julien, le benjamin des Dunord, désireux comme Valmire de mener une vie plus aisée, ne cessait de jacasser. Il étourdissait Laetita des prouesses de son parrain et, l'appelant déjà « marraine » avec respect, il lui faisait le bilan de ses gains prodigieux au Gol. C'est grâce à son travail que toute la famille mangeait à sa faim et que sa mère préparait des caris de viande tous les dimanches. Quand Valmire faisait une bonne semaine, il ramenait de la liqueur et des grosses boîtes de bœuf et il lui donnait dix centimes pour s'acheter des bonbons. Faisant l'homme dans ses habits du dimanche, il s'essoufflait à parler et lui dit à l'oreille : « Il a gagné tellement d'argent la semaine dernière que le bouton de son portefeuille a sauté. Son patron l'aime bien, c'est lui-même qui lui a dit de t'épouser... moi aussi je t'aime bien, enchaîna-t-il et puis, comme je suis son filleul, je viendrai habiter chez vous. J'irai à l'école avec toi, je ferai les commissions. »

Elle le regardait, attendrie, et l'écouta jusqu'au bout. Ce qu'il ne lui avoua pas, c'est que Valmire dilapidait tout son argent aux batailles de coq dont il était fanatique. Madame Coubert, qu'elle guetta dans la rue pour lui annoncer la nouvelle de son mariage, l'encouragea et lui souhaita de réussir dans sa vie d'épouse comme elle le méritait.

Agathe profita de la circonstance pour boire plus d'un coup de sec à la boutique à la santé des futurs mariés. Elle était devenue un objet de risée dans Terre-Sainte, exhibant sans pudeur ce qu'il convenait de cacher, chantant tout haut des airs qu'il ne fallait pas chanter et finissant par maudire spectaculairement tous les siens jusqu'à la septième génération lorsqu'elle ne trouvait plus son chemin et qu'elle vacillait comme une marionnette au bout d'un fil. Quand elle hurlait ses diaboliques prophéties, la nuit en tremblait et il se répandait dans l'air une onde glacée de fin du monde. La voluptueuse Agathe de jadis s'en allait en délires éthyliques et elle promenait son ombre cireuse et décrépite comme un triste reflet. [PAGE 141] Elle avait à présent un air usé de grand-mère, et on avait peine à croire qu'elle n'avait que quarante ans. On la retrouva moite des sueurs de la mort au pied de son lit par ce même matin de cyclone qui voyait Laetitia accoucher de sa première fille à la Petite-Ile.

Cependant, elle vécut assez de temps encore pour pouvoir assister aux noces de Laetita, organiser les réjouissances et sélectionner les invités. Dans le cortège qui accompagnait les mariés à l'église de Saint-Pierre, l'honneur de porter le voile de Laetitia revint à de graciles fillettes blondes, enrobées de mousseline bleue et rose et parées de rubans, qu'on avait choisies parmi les enfants Dunord. La mariée, de temps à autre, se retournait pour leur sourire et tasser dans leurs menottes gantées de blanc les pans du voile volumineux qui glissait de leurs doigts.

Relégués dans le hangar au fond de la cour, les deux brebis galeuses, Aurélia et Epiphane, n'eurent pas accès à la salle verte qu'on avait érigée pour la cérémonie. Ils dégustèrent là leur part de festin, en compagnie de Natol qui s'éclipsa dès les premières romances pour venir les rejoindre, prétextant qu'il était fourbu et qu'il voulait dormir un peu avant de se remettre en route pour l'habitation où ses animaux l'attendaient.

– Tu ne vas pas danser, papa ? lui demanda Aurélia.

– Je laisse les autres le faire à ma place, moi j'ai mal aux pieds.

Il se débarrassa de ses chaussures meurtrières qui lui mordaient les orteils, jeta dans un coin le costume étroit qui lui limait le corps et lui donnait une silhouette empruntée et redevenu un « Noir moresse », il s'habilla de son caleçon et se roula une cigarette parfumée.

En bas, à la case, la fête battait son plein. Le marié avait chanté une touchante romance d'amour en regardant sa femme. Le vin et la liqueur qui coulaient à flots avaient noyé sa timidité et l'on voyait le désir rougeoyer au fond de ses yeux en cristaux d'impatience. Les invités se gavaient de pâté créole et d'anisette. On chantait, on dansait le quadrille, le séga, la valse et le tango au son de l'accordéon. Même les chiens faisaient le guet. Assis dans l'ombre, ils attendaient les restes et veillaient à ne point se faire remarquer de peur d'être rossés. Se traînant [PAGE 142] jusqu'à la haie de raquettes, fatiguée d'avoir bu, Agathe vomissait et pissait debout dans la nuit, les jambes écartées, le dos tourné aux convives.

Au milieu des danses et des conversations, les deux époux se levèrent et s'éclipsèrent vers leur nouvelle maison que Valmire avait louée. Laetitia y entra avec émotion. Comment allait se passer cette première nuit de noces Pour elle ? Affolée, elle s'était mise à trembler et elle se tourmentait de voir que ce qui était péché capital pour Aurélia l'impudique devenait pour elle ce soir, avec la bénédiction de l'Eglise, amour sacré et autorisé.

Valmire n'avait guère d'expérience en matière de femmes, bien qu'il ait eu recours une fois à une « putain » qui l'avait déniaisé. Son désir qu'il avait dû dompter à grand peine durant ce trop long temps des fiançailles au prix de sueurs froides et d'éjaculations nocturnes, il pouvait maintenant l'assouvir et comme une bête fauve s'était abattu sur Laetitia. Il ne trouva à lui dire que de rester tranquille et la dépucela avec une maladresse sauvage qui la faisait hurler de douleur. Il y eut un véritable viol... avec hémorragie... Il dut dans la nuit appeler Madame Dunord à son secours. Elle accourut avec une tisane de simples de saisissement, du rhum et du sel et quelques conseils.

De telles nuits de noces où l'affolement et la virginité des épouses associées à l'inexpérience du jeune époux donnaient lieu à de cruels carnages, laissaient toujours filtrer quelque redoutable écho qui inquiétait les jeunes filles. Elles appréhendaient leur nuit de noces et l'attendaient comme une nuit rituelle de mutilations indispensables. La belle-mère profita de cette visite pour saisir le linge ensanglanté que lui tendait son fils.

Vers cinq heures, elle l'apporta à Agathe : « C'était une vraie jeune fille », susurra-t-elle, la bouche en cul-de-poule.

Agathe prit le linge et l'on vit sur son visage défait briller la même lueur de satisfaction.

Laetitia resta prisonnière de Valmire et ne réapparut que le surlendemain dans sa robe fleurie du lendemain. Ils mangèrent chez Madame Dunord, seuls à la table du salon, un appétissant cari de poisson rouge et ils burent du vin de « dehors ». Le reste des convives mangeait dans la cour, assis par terre, l'assiette sur les genoux. Il n'y [PAGE 143] avait que des membres de la famille Dunord, et les cousins les plus éloignés n'avaient manqué de venir saluer les époux pour se faire inviter.

Julien appréciait cette bonne chère et ne cessait de redemander une tête de poisson, une cuillerée de rougail, un morceau de croûte de riz pour bien savourer le reste de sauce qui restait au fond de la marmite. Il se léchait les doigts et lançait par moment un regard furtif vers le salon où Valmire et Laetitia mangeaient en silence sans se regarder.

Julien, malgré ce gros appétit qui l'empêchait de s'arrêter de se servir, n'avait pas le cœur clair car son espièglerie l'avait amené à assister aux violences de la nuit de noces, tapi derrière la case des mariés. Il savait que le résultat de tous ces cris serait un enfant, son neveu, mais il en avait été tellement traumatisé qu'il se demandait avec angoisse si ce dernier n'allait pas naître écorché vif d'avoir été conçu avec une pareille brutalité. Il avait été quelque peu déçu. Il s'attendait à de jolis mots, à des rires, à des caresses... Il se promit de ne pas stopper là son expérience de guetteur et se dit qu'il était tombé sur un mauvais échantillon. Pour ne pas rester sur ce goût amer de violence, il se propulsa vers l'armoire, y prit les deux savates brodées qu'il avait fait faire par Madame Brémont avec ses économies et se glissa jusqu'à la table des mariés. Rougissant de gêne, il demanda à son grand frère la permission d'embrasser la mariée et de lui remettre son cadeau.

Le mariage et les vacances terminés, Madame Valmire Dunord partit pour la Petite-Ile où l'appelait son travail. Elle y atterrit en brandissant son nom de dame dont elle était fière et oublia dès lors ce nom de Fidélis qui n'était pas un nom de bon Français et qu'elle avait traîné avec peine derrière elle jusqu'à son mariage. Elle ne tarda pas à être précédée d'un ventre rond qu'elle aurait aimé cacher et qui sur son passage faisait fuser les commentaires. Certaines commères s'étonnaient de voir un ventre aussi rond et, sans qu'on leur demandât leur avis, criaient qu'elles n'avaient jamais vu ventre aussi rond et qu'il en sortirait sûrement une fille. D'autres villageoises devisaient entre elles et s'inquiétaient de ce que pouvait bien apprendre à leurs enfants cette Cafrine devenue institutrice... [PAGE 144] Cela ne s'était jamais vu dans le hameau. Il y avait aussi des pères hargneux qui, lorsqu'ils la croisaient sur la route, laissaient entendre qu'ils allaient retirer leurs enfants de l'école, pour les faire travailler avec eux aux champs. C'est au milieu de telles tribulations, et pour ainsi dire seule, qu'elle mit au monde sa petite fille; Valmire qui travaillait à l'usine ne rentrait à la Petit-Ile que le samedi soir. La sage-femme qui passait dans les environs cet après-midi-là, voyant que le temps se gâtait et que le vent commençait à souffler, avait choisi de lui rendre visite pour attendre une accalmie. Mais ce fut le cyclone qui se déchaîna bientôt, un déluge d'averses et de rafales qui secoua la maison de ses tourbillons de fureur et saccagea toutes les récoltes, terrassant d'un coup l'espoir des planteurs.

La naissance, qui devait avoir lieu quinze jours plus tard, s'annonça ce même soir de cylone. Laetitia affolée se tordait de douleur, perdait le souffle, mordant son oreiller pour ne pas hurler. La sage-femme eut fort à faire pour triompher de l'ouragan qui les poursuivait jusque dans la maison.

Le toit laissait passer l'eau qui ruisselait dans des cuvettes, des bassines, des vases à fleurs, sur des gonis. Le vent à travers les planches jetait de sinistres menaces qui faisaient trembler le sol. Madame Baré parlait toute seule et, tout en encourageant Laetitia à pousser bien fort, elle poussait des cris d'étonnement à chaque coup de vent et affirmait n'avoir encore jamais vu pareil cataclysme.

Laetitia affaiblie s'était tue. Madame Baré tentait de la ranimer en lui fouettant le visage de serviettes mouillées et en lui faisant respirer de l'alcool camphré. Elle ouvrit les yeux et recommença à gémir.

Soudain, entre deux avalanches, on entendit un petit détachement de sinistrés demander asile. Ils s'installèrent au milieu de la grande pièce, se débarrassèrent de leurs capes de goni mouillées et se mirent à faire le récit troublant de ce qu'ils venaient de vivre. Ils avaient eu juste le temps de se précipiter hors de leur maison avant de voir le toit se déchiqueter, propulsant dans l'air des lambeaux de tôle. Ils se demandaient comment ils avaient échappé à la décapitation et pleuraient comme des enfants [PAGE 145] sur leurs biens anéantis. Cependant, comme ils n'avaient pas oublié d'apporter avec eux ce qui leur permettrait de manger, ils se mirent à l'ouvrage, et, traversant la plate-forme protégée qui séparait la maison de la cuisine, ils s'y enfoncèrent. Ils y trouvèrent de l'eau et du bois sec et entamèrent les préparatifs du repas.

Madame Baré, qui se vantait d'avoir fait naître la totalité des enfants de la Petite-Ile, souriait de son tout dernier exploit. Une petite fille venait de fendre l'air de son cri d'alarme. La sage-femme appela les sinistrés et servit à tout le monde de grands verres de vin chaud aromatisé de benjoin et de cannelle et, tendant une tasse à Laetitia qui reprenait ses esprits et n'avait pas encore réalisé qu'elle était mère, elle s'exclama « A votre bonne santé, Madame Dunord, vous avez une jolie petite fille, regardez ! A qui elle ressemble ? »

– Plutôt au papa, répondit-elle, elle est assez claire.

Elle se tut, ne dit rien de plus. Son regard passait en revue les différentes parties du visage du bébé. Elle soulevait ses paupières fermées afin de voir la couleur de ses yeux, caressait et recaressait ses lèvres trop charnues. Son visage ne laissa voir aucune satisfaction. Ses traits gardaient encore l'empreinte de la douleur qui les avait crispés.

« Vous ne souriez pas ?, questionna la sage-femme, il faut remercier le ciel, elle est normale, elle a un bon poids et puis le premier enfant est toujours le plus beau, dit-on ! Espérons que les autres seront aussi réussis ! »

Laetitia esquissa un léger sourire, elle ne chercha pas à répondre. Elle venait de constater, avec une déception qu'elle gardait pour elle, que le sang noir ne s'était pas complètement évaporé de cette petite boule de terre cuite qui respirait faiblement à côté d'elle, les yeux fermés sur ce monde où elle venait d'atterrir.

Elle tirait nerveusement sur ses doigts et un masque de pâleur et de fatigue recouvrait ses traits immobiles, contrariés.

Madame Baré poursuivit; « Le papa, il sera là quand ? »

– Je ne sais pas, il aurait dû arriver ce soir, mais avec le temps qu'il fait et les ravines qui coulent, les chemins doivent être coupés, il viendra sûrement plus tard. [PAGE 146]

– De toutes façons, ce n'est pas pour maintenant, écoutez comme ça tombe en trombes dehors.

A la cuisine, les hôtes du cyclone s'affairaient, plumaient, découpaient. Ils avaient trouvé un coq décapité par un pan de toiture et qui se débattait ensanglanté. Comme il vivait encore, et n'était pas mort de maladie, ils l'avaient embarqué pour le déguster.

On servit au lit Laetitia, cependant que tout le monde mangea à la main dans le grand van posé au milieu de la pièce. L'ambrocade était des plus réussie; les gros pois, jaunes de safran, fondaient dans la bouche. Quant au coq, on félicitait la main de Dieu de l'avoir si bien choisi, car personne n'avait jamais savouré meilleur civet. Des liens s'étaient créés, resserrés autour de ce festin inattendu. Les histoires que l'on n'arrêtait pas de raconter avaient raison de la fureur des rafales que l'on n'entendait plus. Au fond, sur une étagère, se consumaient trois bougies bénies.

Les hôtes restèrent là une bonne semaine, le temps de remonter leurs cases effondrées.

A Terre-Sainte, le cyclone coïncida avec la mort d'Agathe. Au cimetière, lorsque Natol vit son épouse retourner à la terre et qu'il lui fit son dernier adieu, il remercia le ciel d'ensevelir avec elle l'erreur de sa vie et se sentit libéré.

Pour NatoI, le monde était un immense tapis de vies que les dieux faisaient et défaisaient sans cesse et, parce qu'ils n'avaient pas encore trouvé la trame idéale qui ferait de tous les hommes des heureux, il leur fallait toujours les rappeler à l'ordre, les faire marcher droit, les punir. La nouvelle de la naissance de sa petite-fille le réjouit, d'abord parce que c'était une fille et qu'il lui souhaitait d'être aussi exceptionnelle que Mon Vitaline; ensuite parce qu'elle était née un soir de cyclone comme lui. Il riait tout seul se rappelant que sa mère lui racontait qu'elle avait accouché debout en vaquant à ses occupations et que c'était une chance que le cyclone se fût déclaré ce jour-là et que son père fût présent pour l'attraper au vol. Il s'inquiéta de savoir si le nouveau-né n'avait pas de grain de beauté sur la nuque, le vieux Chinois de Pierrefonds, dans la boutique duquel il s'approvisionnait [PAGE 147] en pétrole, lui ayant affirmé qu'un tel signe était le présage de pires difficultés.

Le beau temps revenu, Valmire arriva un samedi après-midi en compagnie de sa mère et de Julien qui avait tenu a venir saluer sa nièce.

– J'étais sûr que ce serait une fille, alors je lui ai acheté des chaussons roses. Comment elle s'appelle ?, s'exclama-t-il.

– Je ne sais pas, j'attendais Valmire...

– Je ne sais pas, moi... Dis-le toi-même, grommela Valmire qui avait du mal à cacher son émotion de père.

– J'ai envie de l'appeler Estelle, comme Madame Coubert...

Madame Dunord dit qu'il serait bon d'ajouter Albertine, le grand-père Albert aurait été si heureux de voir sa petite-fille...

Et c'est Estelle, Albertine Dunord que l'on baptisa huit jours plus tard en l'église de la Petite-Ile.

Laetitia, institutrice, épouse et mère vit s'écouler à la Petit-Ile cinq années de sa nouvelle vie. Elle s'accommodait de l'absence de Valmire qui ne réapparaissait que le samedi pour repartir le lundi de bon matin pour Saint-Louis. Estelle déambulait sans arrêt dans la cour, s'amusant avec des amis invisibles, s'élançant à la poursuite des papillons, fredonnant des airs de joie et effarouchant de ses folles cabrioles le calme verdoyant de ce coin perdu où se blottissaient l'école et la maison.

Cette maison altière et vétuste était immense. Sa peinture passée et écorchée, ses volets délabrés rouge sombre, son escalier qui geignait sans raison, son dédale de petites pièces vides rappelaient un passé de richesses. Elle était la réplique de ses propriétaires, deux vieilles demoiselles octogénaires, Mesdemoiselles Hermeline et Mathilde de Kerlange. Pour ces deux créatures exagérément pieuses, toujours accompagnées de leurs gros chapelets à maillons d'argent, cette résidence, ainsi que la villa sise non loin de là qu'elles habitaient, étaient un legs de feu leur richissime cousin, propriétaire et industriel qui avait possédé de vastes domaines et des usines sucrières, mais qui avait été, hélas, rappelé à Dieu, déploraient-elles [PAGE 148] d'une voix désolée. Elles se déplaçaient encore en carrosse jusqu'à la ville, s'habillaient de longues toilettes de deuil, abritaient leurs visages blancs et ridés sous de pittoresques capelines noires et dentelées et avaient autour d'elles des éventails de soie et d'ivoire, des paravents chinois, des bourses de perles et d'argent, des coffres de la Compagnie des Indes qui fascinaient Estelle; l'enfant passait des heures à se regarder de la tête aux pieds dans leurs immenses miroirs.

A travers leurs nostalgiques refrains, cet héritage auquel elles faisaient sans cesse allusion, leur permettait d'évoquer les jours oubliés de leur âge d'or et de rendre hommage à leur bienfaiteur. Droites et encore alertes malgré leur vieillesse, elles ne se plaignaient de rien, vivaient en marge des événements de l'île et se contentaient au soir de leur vie monotone de réciter en un duo alterné leur éternel rosaire; ou bien, lorsqu'elles brodaient leurs napperons pour l'église, elles chantaient au rythme de leurs doigts habiles de fées, la louange de leur vénéré et noble cousin au grand cœur, dont la vie n'avait été qu'un tissu de bienfaits. « Il a bien mérité sa place au ciel », clamaient-elles à l'unisson « et ses colons le comblaient de cadeaux et de remerciements lorsqu'il faisait à cheval le tour de ses domaines ».

Les bonnes actions n'étaient pas bannies de leur vie, elles étaient charitables et cherchaient à rendre service. Mademoiselle Hermeline qui aimait les enfants proposa à Laetitia de lui confier la garde d'Estelle. Laetitia s'avoua comblée d'une telle gentillesse et lui exprima sa satisfaction de voir sa fille apprendre à ses côtés les bonnes manières et le bon langage.

Sous le regard bienveillant de la vieille demoiselle, Estelle jouait, babillait, chantonnait ses premières chansons et à l'heure des contes ses yeux étranges où le vert se mouchetait de fines écailles d'or, se dilataient de fascination. Mademoiselle Hermeline avait l'art de conter et bien que son répertoire ne fût pas trop vaste, l'imagination venait à son secours pour l'aider à créer chaque jour une version différente et inédite du conte de la veille.

Vers quatre heures, Estelle cessait ses jeux, s'installait sur le tabouret et les bras croisés attendait que sa mère vint la chercher. C'est alors que commençait pour elle [PAGE 149] l'heure de son chapelet. Elle récitait avant de s'en aller toute une gamme de politesses et de remerciements en français. Cela se terminait par des claques et des sanglots; Mademoiselle Hermeline, affolée, volait à son secours, la prenait dans ses bras et lui demandait de tout lui dire à l'oreille.

A la maison, un autre supplice attendait Estelle, celui des bigoudis. Chaque soir, après le repas, Laetitia enroulait malgré eux les cheveux rebelles d'Estelle autour de cruels bigoudis de fer. L'enfant grimaçait de douleur et sous la résille qui maintenait tout bien serré pour la nuit, on voyait le cuir chevelu se décoller de la tête. Laetitia se livrait quotidiennement à ce travail, de manière a pouvoir réaliser le matin une coiffure convenable, lisse en haut du crâne où le sang affleurait en marbrures rouges et tire-bouchonnées en anglaises sur le cou.

Valmire, lorsqu'il était présent, avait essayé de lui suggérer de faire des tresses à la fillette, mais Laetitia lui avait rétorqué qu'elle trouvait vraiment laides ces nattes en queues de diables que l'on ne faisait que lorsque les cheveux étaient trop mauvais et qu'ils résistaient au peigne.

Ce qui déclenchait chez Estelle un véritable malaise, c'étaient les purges d'huile de ricin. Elles étaient tièdes, vomitives, incorporées à une tisane sucrée d'herbe à vers. Ses lèvres se pinçaient, refusaient de laisser passer la moindre gorgée. La mixture avait une odeur horrible, nauséeuse qui lui donnait le vertige et ses oreilles en bourdonnaient. Laetita finissait par lui rejeter la tête en arrière et, lui pinçant le nez entre ses doigts pour l'empêcher de respirer, elle lui versait la purge dans la gorge. Mais ce spectacle qui revenait à chaque nouvelle lune s'apparentait à un duel dont Estelle était toujours le vaincu.

La jeune mère élaborait pour sa fille un rigoureux programme de dressage dont les plus atroces phases demeuraient ces interminables séances d'agenouillement sur de la terre granuleuse qui lui mordait la chair; une pierre dans chaque main, Estelle se raidissait de peur sous la, menace du fouet de pêche vert que le justicier faisait claquer avec sadisme autour d'elle de longues minutes, avant de s'exécuter. Alors les « pardon maman, la prochaîne [PAGE 150] fois je ne recommencerai plus » fusaient au milieu des cris de douleur et ce n'est pas sans rancune qu'elle frottait sa joue contre celle de sa mère et murmurait ce « merci » que Laetitia exigeait. En conclusion, ce baiser de repentir s'envenimait de crainte et de répulsion et ne tarda pas à dresser entre les deux un mur d'hostilité. La détermination avec laquelle la jeune mère éduquait et brimait sa fille l'aidait à émerger d'un univers de solitude où elle s'était volontairement enfermée dès son plus jeune âge dans l'espoir d'accéder au monde bien de Madame Coubert, qui lui échappait. Valmire n'était qu'un travailleur manuel et malgré sa blancheur qui à ses yeux constituait son unique atout, leur fille n'était qu'une Cafrine dont tout le monde disait qu'elle ressemblait bien à sa mère. Ces évidences jetaient à bas toutes ses aspirations et pour ne pas échouer tout à fait, elle se raccrochait aux bienfaits d'une éducation qu'elle voulait rigoureuse et exemplaire. Estelle ne devait s'exprimer qu'en français, même lorsqu'elle s'adressait à Valmire qui lui n'avait appris chez les frères que les rares rudiments d'une langue qu'il ne comprenait pas. Elle garderait toujours du reste le souvenir douloureux de cette pluie de gifles et de remontrances qui s'était abattue sur elle, un jour où elle avait osé fredonner les paroles d'un séga égrillard entendu par hasard. Les prières du soir et du matin avalisaient les agissements infanticides de Laetitia et clamaient que la volonté de Dieu fût faite. Et peu à peu puisqu'il lui fallait tout dire en français, elle parla le moins possible et rêva de supprimer ces nuits de malaise passées à la maison pour les transformer en journées de soleil et de rires chez Mademoiselle Hermeline et doubler ainsi ses heures de paradis loin de sa mère.

Dans son école à classe unique, Madame Dunord exerçait avec vigilance son métier de forgeron de l'avenir. D'une voix pleine de persuasion, elle s'efforçait de couler en ses pupilles les éternels poncifs de Madame Coubert faits de morale et de patriotisme, qu'elle articulait comme des vérités premières inébranlables qui l'avaient orientée vers la réussite. Ces leçons de bons principes qu'on leur servait en hors-d'œuvre, après que le drapeau tricolore eût été hissé dans la cour par un brillant élève, rappelait [PAGE 151] aux jeunes auditeurs les ennuyeux couplets d'un catéchisme, qu'il leur fallait apprendre par cœur pour la communion solennelle et elles déclenchaient en eux une invincible envie de dormir. Ils dormaient alors pour oublier leur triste sort, et l'école leur devenait une douloureuse corvée. Ils l'assumaient à contre-cœur, n'y voyant qu'une tyrannique manigance d'adultes. Certains réfractaires se passionnaient pour l'école buissonnière et partageaient leurs journées entre les bois et la ravine. Ils gambadaient comme des fous, donnaient la chasse aux papillons et aux chipèk-pardon, faisaient fumer les caméléons, enfumaient les nids de guêpes. De moins audacieux se laissaient traîner en hurlant jusqu'au portail de l'école, les jarrets tailladés par les morsures du fouet. Ceux-là arrivaient toujours après la cloche, subissaient l'interrogatoire de Laetitia qui les mettait en garde contre les dangers de la paresse et écrivait en grosses lettres au tableau noir que « l'oisiveté est la mère de tous les vices ».

Le sermon terminé, le coupable se faufilait penaud jusqu'à sa place, évitant de son mieux le regard moqueur de ses camarades. Peu à peu le silence s'installait, s'intensifiant avec une telle densité qu'on aurait pu entendre les mouches voler. Au fur et à mesure qu'il s'amplifiait, on pouvait percevoir les ronflements haletants d'un dormeur ou même parfois le bruit incongru d'un pet qui fusait en sifflant, suivi d'une odeur nauséabonde qui réveillait toute la classe et offusquait l'institutrice. Elle se mettait alors à questionner d'une voix glaciale et menaçante : « Qui a fait le malpropre ? Clémence, cherche ! »

Clémence, heureuse de pouvoir se dégourdir les jambes, se levait en gloussant, sautillait de banc en banc, collait son nez à tous les postérieurs pour les sentir, jusqu'à ce qu'elle découvrit enfin le coupable et le pinçât bien fort, en criant : « C'est Aristide, Madame ! »

Aristide, surpris, sortait de son sommeil, pleurait de honte sous les ricanements de ses camarades qui se bouchaient le nez en le montrant du doigt et finissait la matinée au coin, à genoux sous le bonnet d'âne.

La chaleur ardente des après-midi achevait d'étourdir l'auditoire. Les estomacs encore lourds du repas de midi condamnaient les écoliers à une sagesse forcée et ils s'affalaient sur leurs bancs en prenant des airs résignés de [PAGE 152] vaincus. Les leçons d'histoire, pour lesquelles l'institutrice montrait le plus grand intérêt, s'abattaient sur eux, entremêlées de dates et de personnages tombés du ciel. Le couronnement de Charlemagne, la défaite de François Ier les exploits héroïques de Jeanne d'Arc, Crécy, Poitiers, Rocroi, les laissaient indifférents; ils avalaient malgré eux les rengaines de Laetitia et leur trouvaient un goût nauséeux d'huile de ricin. Les plus las dormaient ostensiblement sur la table, la tête posée sur leurs deux bras croisés tandis que les plus attentifs arboraient un faciès ahuri, s'efforçant de hocher la tête à chaque parole de l'institutrice pour lui donner l'impression qu'ils avaient tout compris. Cependant, lorsqu'elle s'avisait de les interroger, ils restaient plantés devant le bureau et ne parvenaient pas à restituer la moindre bribe de ce qu'ils avaient écouté avec une spectaculaire attention.

D'autres ne dormaient ni n'écoutaient. Leurs yeux perdus au loin appelaient au secours et l'on y devinait une expression de malaise qui reflétait leur envie de s'envoler. Il s'ennuyaient à mourir et ne se réveillaient qu'à l'heure du chant final où toutes les divisions retrouvaient leur énergie pour entonner avec des mines réjouies, au signal de l'institutrice, la chanson de la puce qui voulait se marier.

Ils chantaient en chœur, articulaient de leur mieux et avaient l'impression d'être à leur tour des héros.

Cependant, lorsqu'un besoin pressant de sortir les précipitait vers le bureau pour demander la permission de courir jusqu'aux cabinets, ils souffraient comme des suppliciés du sadisme de Laetitia qui les laissait répéter leur demande en créole sans y prêter la moindre attention. Elle tournait les pages de son livre, effaçait le tableau, feignant de ne pas les entendre et passant devant eux sans les voir. Au bout d'un long moment, elle finissait par les questionner, d'une voix indifférente, les yeux résolument rivés sur le cahier qu'elle corrigeait à l'encre rouge :

« Qu'est-ce que tu dis ? Parle comme il faut ! »

Le pauvre enfant, se rappelant alors qu'il lui fallait laisser sa langue à la porte le matin dès qu'il franchissait le seuil de l'école, luttait en reniflant avec les « je » et les « ze », « picher » et « pisser » pour obtenir d'aller se soulager. [PAGE 153]

Après cinq années de labeur à la Petite-Ile, Laetitia fut mutée à Mahavel où, selon les bruits qui couraient, se terraient les plus redoutables sorciers. On racontait qu'ils officiaient avec des cadavres d'enfants desséchés, de la terre de cimetière, et qu'au cours d'étranges cérémonies ils buvaient du sang. Estelle se sépara à regret de la gentille demoiselle Hermeline et emporta comme un trésor inestimable la poupée de chiffon aux joues trop roses et aux cheveux de fibres d'aloès qu'elles avaient fabriquée toutes les deux. Elle fut admise à la grande école de Mahavel et fut heureuse d'être confiée à une autre institutrice que sa mère. Mademoiselle Watson ne frappait pas, ne criait pas, écoutait tout le monde. Sa voix était douce, rassurante, ses menaces simulées, ses punitions rares. A la maison, Estelle se sentait prisonnière, perdue, oubliée dans cette grande cour inhospitalière. Sa vie ressemblait à une triste punition. De temps à autre retentissaient les ordres de sa mère qui la paralysaient : « Assieds-toi comme il faut et baisse ta robe ! »

La nostalgie de ces beaux jours passés en compagnie de Mademoiselle Hermeline la rendait morose, taciturne. Il lui était défendu de s'aventurer jusqu'à la grille pour regarder le chemin et les passants et Laetitia lui recommanda de ne jouer à l'école qu'avec des filles de bonne famille. Estelle eut du mal à faire son choix et finalement s'éloigna de toutes celles que l'on disait trop pauvres, qui attendaient la fin de la semaine pour laver et rapiécer leur unique robe d'école et qui n'avaient pas de chaussures. Peu de choses lui étaient autorisées dans cette maison où Laetitia surveillait tout et où Valmire tenait une bien maigre place. Mais fort heureusement, il y avait ces longues promenades, ces voyages à pied qu'elle faisait deux fois par mois avec sa mère jusqu'à Saint-Pierre. Le soleil brillait sur d'interminables sentiers rocailleux qui se faufilaient à travers la masse des champs et semblaient n'exister que pour elle seule. Estelle comptait les martins, les becs-roses, les oiseaux-béliers, redoutait de voir surgir l'horrible grand-mère Kalle de tous ces îlots d'aloès bleus qui brandissaient leurs longues feuilles épineuses. Au dernier sentier, on bifurquait vers la cabane branlante d'une cendrillon usée toute noire qui laissait tomber sa pioche de surprise et se redressait [PAGE 154] lorsqu'elle voyait venir à elle Estelle : « C'est ta grand-mère, va lui dire bonjour et porte-lui ce billet ! » ordonnait Laetitia à sa fille.

Estelle obéissait, s'acquittait de sa tâche. La vieille l'embrassait, lui caressait le visage, nouait solidement les cinq francs dans son mouchoir et regardait étonnée s'envoler son ange bienfaiteur.

Estelle n'osa pas interroger sa mère sur cette grand-mère mystérieuse qui se cachait au fond des bois avec un enfant. Elle ne comprit pas plus le geste de charité de Laetitia et s'habitua peu à peu à l'énigme de cette aïeule tombée du ciel qu'elle s'impatientait d'embrasser deux fois par mois. Laetitia pressa le pas, s'épongea deux ou trois fois le visage où tourbillonnait une fièvre subite qui lui engourdissait les tempes. Ses jambes flageolaient. Elle prit le temps de s'asseoir au bord du sentier pour retrouver le calme. Mon Vitaline était morte depuis six mois, elle avait appris la nouvelle par Valmire avec soulagement. Cependant, elle ne pouvait s'expliquer que cette vieille que le hasard venait de projeter devant elle lui ressemblât si fidèlement et se disait que c'était à n'en pas douter son fantôme qui la traquait. A Saint-Pierre, elle offrit à son âme une neuvaine de messes et poursuivit à Mahavel les secrètes visites à son double.

Valmire attendait avec une impatience fiévreuse le samedi soir qui le ramènerait auprès de sa femme. Le sentiment sincère qu'il lui portait était tel qu'il se persuadait d'être le plus heureux des maris et se refusait à voir Laetitia disparaître de sa vie. Il l'aimait jusqu'à l'admiration et la félicitait d'être allée si haut dans les études et dans l'échelle sociale. Jamais, se disait-il, il n'accepterait de la partager et durant ces longues semaines son imagination ne cessait de louvoyer autour d'indésirables rivaux qui prenaient sa place, attisaient sa jalousie et le narguaient jusque dans le sommeil. Ses nuits s'entrecoupaient de réveils en sursaut qui le jetaient anxieux à bas du lit, l'obligeant à s'asseoir des heures entières, les yeux exorbités, la gorge sèche. Dans sa hantise de perdre sa femme, il ne tarda pas de prendre la décision d'abandonner son travail qu'il ne faisait du reste plus avec le même entrain, pour rester près d'elle. [PAGE 155]

Mais ces ébats dont il rêvait à l'ombre de ses fûts se réduisaient lorsqu'ils se retrouvaient au lit à de brèves séquences d'accouplement qui les séparaient plus qu'elles ne les unissaient. Pour Laetitia, il s'agissait de rester convenable jusque dans l'amour et tout se faisait à la sauvette, dans le noir. Elle fermait son cœur et ses oreilles à tout ce flot de mots doux, enflammés, que Valmire déversait en elle, lui gardait secrètement rancune de s'oublier à lui faire indélicatement l'amour en créole. Ses caresses la hérissaient, son jargon tendre la vidait de son reste de désir et la faisait se refermer en une masse crispée d'indifférence. Il arriva à Valmire de pleurer sans retenue sur cet échec. Alors le vertige lui lacérait la tête de spirales moites, les idées se nouaient dans sa cervelle embrasée et il doutait de sa virilité.

La famille s'agrandit vite à Mahavel de deux nouveaux enfants : Daniel et Bertrand. Leur teint trop cuit, leurs cheveux clairs mais crépus contrarièrent Laetitia et elle en voulut à Valmire de n'avoir pas su leur donner sa couleur. La naissance de Bertrand plongea Valmire dans une grande joie qui s'apparentait au délire. Il voulait en faire un juge, il y avait trop d'injustices sur la terre, il fallait donner un coup de pouce au bon Dieu pour faire arrêter tout ça ! Il se mit en tête de l'appeler « de » Bertrand pour l'ennoblir et l'on eut du mal à l'en dissuader. Les deux enfants nés l'un après l'autre ne résistèrent pas à la terrible épidémie de coqueluche qui décima une bonne moitié de la jeune population du village.

Estelle, qui allait maintenant sur ses quatorze ans, fréquentait depuis deux ans le lycée de Saint-Denis. Laetitia recommanda à la tenancière de la pension de ne pas la laisser sortir seule et surtout de bien la surveiller. Elle vécut en pension les plus belles heures de son adolescence. Elle y oubliait presque la prison de Mahavel. Elle était en admiration devant ces jeunes filles rieuses, pleines de charme et de féminité qui, le samedi, dès la fin du repas de midi, se préparaient pour la traditionnelle promenade vespérale du « pont ». Le Barachois abritait leurs amourettes et lorsqu'elles rentraient pour le souper, Estelle écoutait leurs récits, médusée. Les vacances qui la ramenaient périodiquement à Mahavel l'attristaient, des semaines à l'avance elle vivait l'obsession de ces jours [PAGE 156] mortels qui l'attendaient. De ces vacances ingrates, rivées à Mahavel et à l'animosité d'une maison sans chaleur qui l'acculait à une perpétuelle angoisse, elle devait ne jamais oublier l'arrière-goût d'amertume bien qu'elle s'enveloppât de son mieux du souvenir rassurant d'un grand-père sans défaut qu'elle n'avait approché que deux fois dans sa vie, mais que son désir idéalisait, en faisant le plus beau et le meilleur des hommes.

Mahavel mit du temps à accepter l'institutrice. Le salaire qu'elle percevait mensuellement faisait battre les langues de jalousie. On l'enviait ou la méprisait et la plupart des mines exprimaient un réel dédain envers celle qu'ils avaient baptisée « l'institutrice cafrine ». On ne la voyait même plus noire mais « bleue » à faire peur. On se demandait si elle était vraiment à la hauteur de sa tâche, comment avait-elle pu arriver là et l'on se disait que le gouvernement ne savait plus qui employer.

Ces propos qu'elle entendait chuchoter sans arrêt sur son passage la mutilaient jusqu'au fond de ses entrailles qui se tordaient. Elle se transforma vite en un spectre effrayé qui chaque soir s'enfuyait de l'école, traversait le village à grands pas, la tête baissée sous son chapeau de paille, les doigts crispés sur l'anse de son gros sac. Et c'est avec soulagement qu'elle se laissait glisser entre les deux battants du vieux portail et retrouvait sa maison. Celle-ci, avec ses lambrequins dentelés, les arabesques lumineuses du papier peint de ses quatre chambres et dans l'arrière-cour le brouillard de fumée noire qui croupissait dans la minuscule cuisine, eût semblé presque hospitalière s'il n'y avait pas eu Valmire et son incompréhensible métamorphose. De son travail à l'usine, il n'en était plus question. Il s'était reposé durant toute la période de la guerre; maintenant que la paix était revenue, ramenant dans l'île des vivres et des vêtements, que le printemps de la départementalisation commençait à rayonner, que sa femme fonctionnaire percevait un salaire élevé, il ressentait plus que jamais l'infériorité de son métier manuel et il passait ses journées à attendre Laetitia et avec elle l'heure du repas. Tassé en fœtus dans son pliant, dans la toile usée duquel son corps avait moulé son empreinte, il roulait de ses doigts maladroits [PAGE 157] et bosselés de paresse, des cigarettes de « tabac-la-poussière » que Laetitia continuait à lui acheter pour une somme dérisoire à la fabrique de cigarettes. Il préférait les « Mélia » dans leur emballage de carton bleu, bien fait, ou les « anglaises » au goût léger et parfumé, mais il avait fini par se faire à cette punition que sa femme lui infligeait et ne réagissait même plus aux railleries des demoiselles « tabatières » lorsqu'elles lui remettaient en gloussant une pleine boîte de poudre de tabac. Laetitia l'accusait sans arrêt d'être la cinquième roue de la charrette ou « l'espère-cuit » heureux qui trouvait toujours son pain sur la planche. Ces sarcasmes, s'ils la soulageaient, ne jetaient que plus d'inconfort dans l'atmosphère de leur foyer où ni l'un ni l'autre ne se sentait à l'aise.

– Ouf ! s'exclamait l'institutrice, en ouvrant le portail au retour de l'école, je suis fatiguée, fatiguée de travailler pour les autres ! Tu as balayé la cour aujourd'hui ?

– Non ! Ce n'est pas un travail d'homme... et puis je me suis coupé le doigt à la cuisine ! répliquait-il avec colère.

Il ne se dépensait pas outre mesure et ses rares déplacements hors de son pliant lui servaient à satisfaire sa faim ou sa soif. Il se préparait de délicieuses tamarinades qu'il sirotait en déchiffrant les faits divers du journal. Pour le reste, il ne se contentait que des gros titres et n'était pas assez doué en lecture pour comprendre les trop longs articles. Laetitia, aux premiers jours de leur mariage, avait tenté de lui apprendre à lire couramment, mais comme elle se moquait de son zézaiement qui le faisait parler comme un Cafre, il s'était senti humilié et avait capitulé, lui expliquant :

« – A quoi cela va-t-il me servir ? Toi tu sais... C'est comme si je savais aussi puisque nous sommes mariés ! »

Il refusait même de s'occuper des parterres, d'en arracher les mauvaises herbes se disant que c'étaient des besognes d'un domestique, avilissantes pour le mari d'une institutrice. Ce n'est que lorsque Laetitia fit l'acquisition d'un tuyau d'arrosage qu'il accepta d'arroser les fleurs de la cour. Jusque-là il avait toujours boudé l'ennuyeuse et fatigante corvée d'arrosage qui n'était bonne qu'à lui donner des maux de reins et dont son corps sortait [PAGE 158] écrasé. Et ses journées d'inaction s'égrenaient paisibles. Le cul serti dans son pliant, il se terrait dans l'arrière-cour où il rêvait et jouissait de la vie à sa manière, sans jamais sentir le poids de son ennui. L'essentiel était pour lui de sauvegarder sa place au soleil. L'inertie où il se pelotonnait coulait dans ses yeux un bleu différent, vieilli, lourd, marécageux, qui durcissait ses traits immobiles et l'avait comme réduit à l'impuissance sexuelle. Il ne s'en souciait guère et palliait cette carence par un appétit d'ogre gourmand et gourmet qui le faisait dévorer chaque jour des rations doubles de caris de viandes de premier choix. Il lui arrivait cependant de se redresser d'un trait de son pliant pour se rebeller contre la méchanceté de sa femme. Ses bras se raidissaient, ses mains se tordaient en nœuds de colère. Il troquait alors sa pesante statue d'assisté passif contre cette silhouette furieuse qui gesticulait en criant :

« – Mais qu'est-ce que tu as encore aujourd'hui ? Je ne comprends plus. Julien m'a apporté ce matin un joli cari de poisson rouge. J'ai fait frire les deux têtes pour toi, croyant bien faire, et voilà que tu recommences ton refrain !

– Si tu travaillais, ce serait encore mieux, au lieu d'attendre la bouche ouverte que tout tombe du ciel comme la manne ! A ta place, j'aurais honte d'avoir, qu'il pleuve ou qu'il vente, le fondement toujours collé au pliant ! Je me demande s'il va se déchirer un jour ce maudit pliant ! »

Les esprits s'échauffaient de plus belle en un véritable chassé-croisé verbal qui jetait ses notes braillardes par-delà la clôture jusque chez les voisins qui prêtaient l'oreille, mais où Valmire était le plus fort : « C'est moi l'homme, le maître ici, rugissait-il, les yeux rouges. Je suis ton mari; tout ce qui est ici m'appartient; je ne vois pas pourquoi je me casserais la tête. Et puis d'ailleurs si tu continues à rouspéter, je vendrai tout, tu m'entends et je m'en irai d'ici ! »

Rosemay NICOLE
(à suivre)