© Peuples Noirs Peuples Africains no. 50 (1986) 112-116



« BLANCHELINE »

la littérature pour enfants à l'assaut du racisme

Françoise UGOCHUKWU

A une époque où les liaisons postales et aériennes se perfectionnent, où les voyages se multiplient et où le nombre des Français établis ailleurs oscille entre un et deux millions, l'une des séries des « Albums du Père Castor » - publiés chez Flammarion –, « Les enfants de la terre », s'est donné pour but de présenter aux petits Français de jeunes étrangers de leur âge, chez eux, dans leurs pays respectifs : Apoustiak le petit Esquimau (1948), Mangazou le petit Pygmée (1952), Féfé des Antilles (1962), Assoua petit Sénégalais de Casamance (1969), viennent ainsi rejoindre d'autres livres publiés dans le même but par des maisons d'édition comme Casterman ou Nathan. Tous ces ouvrages campent les enfants étrangers dans leur famille et sont autant une découverte des hommes que d'un pays différent. Autre point commun : aucun n'envisage ni n'établit de contact véritable entre individus de cultures ou de races différentes, en dehors des visites des personnages traditionnels de l'ethnologue et du missionnaire; le livre refermé, chacun se retrouve chez soi, comme le dit la dernière page de Waki le petit Pygmée : « Voici le moment de quitter nos amis Pygmées »[1].

Et pourtant la réalité est tout autre. Les étrangers sont aussi en France; en 1968, ils étaient 2 664 000, soit 5,28 % [PAGE 113] de la population, et six ans plus tard, les Africains seuls y étaient 5 954[2] [*].

L'auteur de Mon premier livre sur la vie des peuples, publié récemment, après avoir passé en revue tout ce qui sépare les hommes, remarque :

    « Il ne faudrait pas croire que toutes les cultures différentes sont des petits mondes séparés les uns des autres ( ... ). De même que les personnes échangent leurs idées et leurs opinions, se communiquent leurs expériences, les groupes et les peuples ne cessent d'entrer en contact les uns avec les autres et les cultures ( ... ) ne cessent de dialoguer »[3].

C'est bien de dialogue de cultures qu'il est question, justement, dans Blancheline, l'un des « albums du Père Castor », publié en 1968 dans la série « Premières lectures ». Paul Faucher, créateur de la collection, mort en 1967, publiait depuis 1934 des ouvrages avec pour héros des animaux comme Panache l'écureuil (1934), Froux le lièvre (1935), Plout canard sauvage (1935), Bourru l'ours brun (1936), Martin pêcheur (1938), Coucou (1939), Bravo tortue (1950) et bien d'autres, ayant fait sien le vers de La Fontaine : « Je me sers d'animaux pour instruire les hommes »[4]. Blancheline suit le même principe et raconte aux enfants de cinq à huit ans l'escapade d'une jeune lapine blanche un matin d'hiver : pour échapper au chien-berger qui veut jouer,

    « Blancheline court... court et court...
    Elle traverse des champs couverts de neige »[5].

Un long voyage dans l'inconnu, sans autre but que de « se sauver ». Beaucoup sont partis avant elle, pour [PAGE 114] des raisons variées, et ont vécu la même expérience. L'auteur a dessiné une toute petite lapine, à l'horizon où le soleil se lève, seule dans l'immensité blanche où ne l'accompagnent que ses traces.

*
*  *

    « Enfin elle s'arrête et regarde derrière elle.
    – Plus de chien ? Comme tout est loin !
    C'est si grand que ça, le monde ? Je peux courir ou je veux ?
    Et aussi longtemps qu'il me plaît ? » (p. 4).

Le voyage est terminé. C'est l'heure d'un premier bilan : souvenirs, découvertes. Blancheline s'étonne de se trouver dans un univers complètement différent; elle s'émerveille de sa liberté toute neuve, une fois quittés famille, lieu de vie et habitudes. Elle est entre deux mondes et n'appartient à aucun; elle est seule encore, mais pour peu de temps.

Tandis qu'elle apprécie un repos bien gagné, une autre silhouette à la fois pareille et opposée à la sienne apparaît de l'autre côté de la feuille

    « Un lapin de garenne.
    Il s'arrête, étonné.
    Un lapin tout blanc ?
    Ça existe vraiment ?
    C'est bien joli » (p. 5).

Les deux, « lapin tout blanc », « lapin tout brun », font connaissance. Blancheline, peu timide, dit son nom la première et demande de l'aide à cet ami sorti du paysage, découvrant du même coup la difficulté de l'isolement : « des croûtes de pain » pour apaiser sa faim, puis « de la paille bien sèche » pour se réchauffer les pattes.

A chaque demande, Brun de Garenne éberlué s'exclame : « Quelle drôle de chose ! », et propose un substitut : « Un chou à peine rongé » (p. 7) dont Blancheline reconnaîtra : « C'est bon, ça croque, c'est frais ! » (p. 8), puis la tiédeur de son terrier. La jeune lapine fait ainsi l'apprentissage d'une nouvelle vie où ce qui constituait la base de sa nourriture est devenu introuvable, et où [PAGE 115] fruits, légumes et façons de se nourrir sont différents. Elle va devoir s'adapter rapidement; mais que l'enfant-lecteur se rassure : elle ne perd pas au change, nous venons de le voir. L'habitat aussi est différent dans ce pays-là. Plus de ferme, plus de cage; et le dialogue se poursuit :

    « – Un terrier, c'est quoi ?
    C'est ma maison, il y fait bon » (p. 9).

Blancheline n'est plus seule à l'étranger. « Elle suit son ami », et c'est lui qui lui explique coutumes et paysages – comme d'autres le font dans les livres des adultes : n'est-ce pas ainsi que le Casamancien Oumar Faye introduit sa jeune femme française Isabelle à Ziguinchor dans O pays mon beau peuple de Sembène Ousmane[6] ?

Mais au début de leur aventure à deux, un nouveau danger guette les lapins; Blancheline n'a échappé au chien que pour tomber sur le renard. « Il va nous manger ! » hurle Brun. Face à l'ennemi qui veut les détruire, ils réagissent chacun à sa manière : l'un s'enfonce dans son terrier tout proche, l'autre se pelotonne dans la neige poudreuse. « Elle a peur, elle ferme les yeux »; sa couleur la sauvera. C'est Brun que le renard poursuit – en vain (pp. 10-11).

Les pages suivantes nous font vivre l'interminable attente de Brun. « Pourquoi ne vient-elle pas ? » (p. 12). Le lapin sort de chez lui « tristement » et part à la recherche de l'égarée. Bien sûr, ils se retrouvent. Et nous découvrons avec eux que les heures d'angoisse vécues ensemble, le danger surmonté à deux, les ont beaucoup rapprochés, même s'ils se vouvoient encore comme au premier moment de leur rencontre. Brun renouvelle son invitation :

    « – Vite, venez chez moi,
    Nous y serons à l'abri.
    – Oh ! oui, Je vous suis,
    Brun de Garenne,
    Et je ne vous quitterai plus » (p. 13). [PAGE 116]

Une page est tournée, celle de la vie libre mais trop dangereuse pour elle, celle de l'équilibre précaire et artificiel entre deux civilisations; Blancheline a choisi.

Elle ne reviendra plus en arrière.

La page suivante nous montre les deux lapins, tout blanc, tout brun, blottis l'un contre l'autre. Rien ne peut plus les séparer maintenant, et le froid des mois d'hiver les unira davantage encore.

La fin du texte, les dernières images, nous content une bien jolie histoire : le printemps revenu, Brun au milieu des fleurs, et l'autre, heureuse, au fond du terrier :

    « J'ai des petits très doux :
    un comme moi... un comme lui,
    un comme lui et moi,
    et un comme moi et lui » (p. 16).

En 1983, Thérèse Kuoh-Moukoury posait la question : « Les humains sont-ils prêts pour former des sociétés sans races ? » et répondait : « Aujourd'hui encore non ! On peut dire tout simplement que de plus en plus ils en ont la possibilité »[7]. C'est le mérite d'albums comme Blancheline d'introduire l'enfant à la notion de « différence » tout en lui montrant, au travers de l'histoire toute simple de deux animaux familiers, qu'au-delà de ce qui les sépare, les hommes doivent savoir se reconnaître et s'apprécier.

Plus qu'un simple divertissement, la lecture atteint ainsi l'un de ses buts essentiels : enrichir la communication entre les êtres[8].

Françoise UGOCHUKWU
Université de Nsukka
Nigeria


[1] G. Phlippart de Foy, Waki le petit Pygmée, Coll. « Des enfants et des animaux », F. Nathan, Paris, 1976.

[2] D. & M. Frémy, Quid 1979, R. Laffont, Paris, 1978, p. 987.

[*] Chiffre certainement erroné (N.D.L.R.).

[3] A. Thévenin (texte) et Cl. Nadaud (illustrations), Mon premier livre sur la vie des peuples, Editions Epigones, Paris, 1984, p. 40.

[4] La Fontaine, Fables, Editions Radouant, Classiques Hachette, Paris, 1929, p. 13 : « A Mgr le Dauphin », v. 6.

[5] A. Deletaille, Blancheline, « Albums du Père Castor », Flammarion, Paris, 1968, p. 3. Par la suite, toutes les pages des citations tirées de Blancheline seront indiquées dans le texte.

[6] Sembène Ousmane, O pays mon beau Peuple, Presses-Pocket, no 1217, Presses de la Cité, Amyot-Dumont, Paris, 1957.

[7] Th. Kuoh-Moukouri, Les couples dominos, aimer dans la différence, L'Harmattan, Paris, 1983, p. 167.

[8] Lire à ce sujet Le livre dans la vie quotidienne de l'enfant, Actes du collogue international tenu sous les auspices de la Commission française pour l'UNESCO, à Paris, 8-10 février 1979, p. 47.